Si l’œuvre de Jean Thenaud a survécu aux siècles, grâce notamment aux manuscrits conservés à la Bibliothèque Nationale, au British Museum ou à la Bibliothèque de Genève, l’homme lui-même est beaucoup moins connu et il n’existe aucune biographie complète du personnage. Aussi le présent article est-il élaboré à partir des sources fragmentaires recueillies ici et là, surtout dans les préfaces critiques de ses ouvrages, dont la liste figure à la fin de cet article. En effet, l’écriture de l’auteur laisse percer des informations sur sa vie ou sur son environnement qui permettent aux présentateurs littéraires d’en extrapoler un certain nombre d’informations dont j’ai essayé de faire la synthèse ici.
Jean Thenaud serait né à la fin des années 1470 dans la châtellenie de Melle, dans l’Angoumois, située à mi-chemin entre Ruffec et Niort. Le domaine fit partie de la dot de Louise de Savoie, qui avait épousé Charles de Valois, Comte d’Angoulême, le 16 février 1488 et qui devint la protectrice naturelle de Jean Thenaud[i]. Melle était à l’époque une étape du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle. Il est probable que cette occurrence exerça une certaine influence sur les goûts du jeune homme et sur sa propension aux voyages.
Jean Thenaud serait déjà devenu frère de l’Ordre des Franciscains en 1494, année de la naissance de François 1er. Déjà, à cette époque, il serait sous la protection de Louise de Savoie. La rencontre entre la princesse mécène et le futur écrivain dut donc se produire entre 1488 et 1494. Peut-être, le jeune homme vint-il à la Bibliothèque de Cognac consulter des ouvrages et rencontra-t-il ainsi sa protectrice ? Peut-être fut-il adressé à elle pour solliciter son concours financier à la prise en charge de ses études ? Peut-être, plus probablement, Louise de Savoie vint-elle visiter le couvent, déjà riche à l’époque, qui possédait une belle bibliothèque ?
Louise de Savoie (1476-1531) par Constant-Félix Smith (1788-1873) Copie en 1835 d’un portrait de la galerie du Château de Beauregard. Inv MV3102 Cliché 05-531778 Musée national des Châteaux de Versailles et du Trianon
Toujours est-il que Jean Thenaud suivit des études de droit canon, études qui n’étaient à l’époque accessibles qu’à des religieux ou à des personnes de milieu aisé. Or Jean Thenaud était issu d’une famille pauvre. Il est donc logique de penser que si son couvent n’y a pas pourvu de lui-même, il y ait été aidé par le Seigneur de Melle, le Comte d’Angoulême, donc Louise de Savoie. En effet, le Comte d’Angoulême avait une passion, partagée avec Louise de Savoie, pour les beaux livres et la littérature et il entretenait déjà une petite cour vivante et dynamique de poètes et d’artistes à Cognac. Les prédispositions du jeune Thénaud ont dû être remarquées par l’un ou l’autre des artistes et portées à la connaissance des Seigneurs mécènes, peut-être par Jean de Saint-Gelais, très influent à la cour de Cognac et dont la famille était la protectrice du couvent des Cordeliers. Cette proximité a dû jouer un rôle dans l’éveil de Jean Thenaud et dans l’affirmation de sa carrière de rhétoriqueur[ii] au service du Prince. Jean Thenaud obtint ses diplômes de Maître es-Arts et de Docteur en Théologie puis il revint au couvent des Cordeliers d’Angoulême.
La « Marguerite de France », dont un manuscrit est conservé au British Museum fut achevée dans la « onzième année du règne de Louis XII » soit en 1509. Ce livre qui est probablement le premier ouvrage de Jean Thenaud, était dédié à Louise de Savoie, à travers le nom de sa fille Marguerite, mariée quelques mois auparavant au duc d’Alençon. Le texte, qui semblait faire remonter les origines de la maison royale de France aux sources bibliques, fut sans doute apprécié de Louise de Savoie qui cherchait à l’époque des ouvrages pour servir à l’éducation de son fils François. Cette première œuvre résulta-t-elle d’une commande de Louise de Savoie ? C’est probable car, toute sa vie, Jean Thenaud ne travailla que sur commande.
Il achève son deuxième ouvrage, la « Lignée de Saturne » probablement entre 1510 et 1511. On a cru un moment que cette oeuvre avait été dédiée à Louis XII mais l’auteur de la Préface de l’édition de 1973, fait justement remarquer que l’écrivain y vante les connaissances poétiques et la « divine adolescence de son dédicataire » qualités qui ne pouvaient guère s’apposer à Louis XII. Dans la « Lignée de Saturne », l’auteur y évoque déjà les triomphes des vertus[iii]. Il existe, il faut cependant le noter, une possibilité car le manuscrit est anonyme, que ce petit opuscule ait été rédigé par un autre contemporain, le père François du Moulin de Rochefort, qui connaissait bien Jean Thenaud et qui a rédigé également un « Traité sur les vertus cardinales » conservé à la BNF et illustré par Robinet Testard. Le père des Moulins était le précepteur des enfants de Louise de Savoie et il semble avoir été le modèle et le mentor de Jean Thenaud. Il existe en tout cas de fortes parentés littéraires entre leurs oeuvres respectives.
Du reste, dès 1508, Louise de Savoie, qui était donc déjà à cette époque la protectrice officielle de Jean Thenaud, lui commanda un ouvrage pour servir à l’éducation de ses enfants (déjà un peu âgés puisque François avait 15 ans et Marguerite 17), « Le Triomphe des Vertus ».
Jean Thenaud – Le Triomphe de la Force et de la Prudence – Bibliothèque Nationale de Russie
Cette œuvre faisait partie d’un genre assez répandu dans la haute aristocratie, le « Miroir des Princes ». Il s’agissait de contribuer à l’éducation des Princes, en faisant l’éloge des vertus cardinales à travers des figures de rhétorique, notamment l’allégorie. Jean Thenaud s’était largement inspiré d’Erasme, dont il fut le premier traducteur en France. Il puisa notamment dans un traité en latin, dédié par Erasme à Charles Quint, en 1516, « Institution Principis Christiani »qu’il reprit dans son « miroir des Princes » et dans « Moriae Encomium », d’Erasme, paru entre 1511 et 1516, qu’il traduisit et dont il reprit de larges extraits dans son Triomphe de Prudence.
Erasme écrivant Hans Holbein le jeune H 0,420 L 0,320 INV1345 Cote 12-587292 Crédit photo (C) Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Martine Beck-Coppola Musée du Louvre
En 1511, survint l’affaire de l’ambassade de Louis XII au Soudan d’Egypte. Louise de Savoie qui vivait alors à la Cour dans une petite résidence du Domaine royal, près d’Amboise, que lui avait alloué Louis XII, le manoir de Cloux[iv], participait au Conseil du Roi, depuis les fiançailles de son fils François et de Claude de France, la fille de Louis XII et d’Anne de Bretagne. Elle était donc parfaitement informée de la situation et elle décida de profiter de l’opportunité, peut-être même sur la suggestion de Jean Thenaud, pour adjoindre le moine cordelier à l’ambassade française. En effet, depuis 1336, les Franciscains avaient obtenu du Sultan d’Egypte, l’autorisation d’installer un hospice sur le Mont-Sion à Jérusalem pour y soigner tous les pèlerins quelle que soit leur confession. Ils avaient également construit sur le même terrain, le couvent du Mont-Sion. Le Pape Clément VI avait approuvé le principe de confier aux Franciscains la garde des lieux saints en 1342.
Jean Thenaud reçut pour mission d’aller visiter les sanctuaires de Jérusalem et d’aller y prier pour la famille d’Angoulême ; Louise de Savoie joignit des offrandes à y déposer. A l’époque,la comtesse d’Angoulême s’inquiétait toujours des chances de son fils d’accéder à la couronne, malgré la prédiction que lui en avait faite l’ermite François de Paule[v], avant la naissance de François. En effet, chaque année ou presque, la reine Anne mettait au monde de nouveaux enfants qui mourraient les uns après les autres. Le déplacement en Terre Sainte d’un Franciscain, de l’Ordre chargé de la garde des Lieux Saints, dut lui paraître une conjonction singulière et l’on sait combien Louise de Savoie était frappée par ce type de coïncidences.
Mais Louise de Savoie ajouta un codicille a cette mission, celui de prolonger son voyage vers la Perse dont le Chah Ismaïl 1er paraissait la seule force que l’on pût opposer à l’expansion de l’Empire Ottoman[vi]. Participant au Conseil du Roi, Louise de Savoie avait pu être informée, à l’occasion de la désignation de l’ambassadeur choisi, sur la suggestion de Florimond Robertet, des raisons pour lesquelles le choix du roi ne s’était pas porté sur son roi d’armes, Guillebert Chauveau ou Montjoye, qui s’était déjà rendu à Constantinople en 1499. On avait dû alors y discuter de cette question et convenir que le moine cordelier pourrait, en raison de la tolérance bénéficiant à son Ordre, circuler plus facilement dans les frontières de l’Empire Mamelouk et de là, se rendre en Perse.
Jean Thenaud quitte Angoulême le 2 juillet 1511, muni d’un solide viatique par Louise de Savoie qui lui alloue un des secrétaires (ou valets) de sa fille Marguerite d’Alençon, François de Bonjean. Ils se rendent à Valence pour y rejoindre l’ambassade d’André Le Roy et attendent ensuite à Aigues Mortes le départ, jusqu’au 14 Novembre. Le 20 Novembre, il décide de débarquer à Savone pour laisser passer l’hiver. Il reste jusqu’au 2 février à Gênes alors sous occupation française, puis il repart vers Alexandrie où il rejoint le 28 février les autres membres de l’Ambassade. La compagnie repart le 18 mars pour Le Caire. Elle est logée dans une demeure riche et raffinée. Quelques jours plus tard, l’Ambassade est reçue par le Sultan. L’interprète des français est le représentant des Français et des Catalans au Caire, Pierre de Peretz. C’est lui qui avait suggéré au Sultan d’en appeler au roi de France Louis XII. Il va chercher à tirer de cette entrevue tous les avantages pour lui et sa communauté, loin des consignes diplomatiques données à André le Roy. Déçu, Jean Thenaud quitte la mission pour visiter le Caire. Il profite d’une caravane qui se rend en Mer Rouge, pour se diriger vers le mont Sinaï afin d’y visiter le sanctuaire de Sainte-Catherine. Il abandonne la caravane avec quelques personnes. Mais le petit groupe est attaqué, volé et dépouillé. L’imprudent cordelier réussit à atteindre le sommet du Sinaï. Il est de retour au Caire le 16 juillet 1512. Entre temps, il a laissé passer l’ambassade du Sophi de Perse. Pourquoi est-il parti à ce moment précis alors que l’ambassade devait avoir été précédée d’une large publicité ?
Sans doute le Cordelier aime-t-il beaucoup les voyages et la découverte et très peu les affaires diplomatiques. Peut-être est-il simplement à court d’argent ? Il repart vers Jérusalem en s’aventurant en plein désert pour éviter les péages. Il arrive enfin à Bethléem où il dépose l’encens et la myrrhe dans l’église de la Nativité. Il parcourt ensuite la Terre Sainte, passant par Jérusalem. Il se rend à Damas puis il décide de revenir au Caire, sans avoir réalisé sa mission en Perse. Il repart enfin pour Rhodes et débarque le 2 mars 1513 à Villefranche. Il rend compte à Louise de Savoie, à Amboise de l’exécution de sa mission.
Cette dernière ne lui tiendra pas rigueur de son demi-échec, car, en 1514, Jean Thenaud devient « Gardien » du Couvent des Cordeliers à Angoulême. Sans doute, pour Louise de Savoie, la mission du cordelier était-elle davantage de prier en faveur de la famille d’Angoulême ? En 1515, Louise de Savoie, devenue la mère du roi de France, offre au Couvent des Cordeliers un terrain adjacent pour y placer des jardins et y édifier un bâtiment neuf, preuve de la faveur du moine gardien.
Le « Triomphe des Vertus », qui fut la grande œuvre de Jean Thenaud, lui prit dix ans de sa vie. Il fut réalisé en quatre parties distinctes et successives : Le Triomphe de la Prudence, le Triomphe de la Force, le Triomphe de la Justice et le Triomphe de Tempérance. Cette œuvre fut achevée à une époque où François, devenu roi, n’en était plus le destinataire naturel.
Jean Thenaud Le triomphe des Vertus BNF – Arsenal Ms 144
Les goûts du roi François 1er s’étaient en effet fortement infléchis entre temps. Le roi s’intéressait alors aux sciences occultes. Il commande à Jean Thenaud un ouvrage sur la Kabbale.
Jean Thenaud s’acquitte de sa tâche avec la « Sainte et très Chrétienne Cabale métrifiée et mise en ordre par frère Jean Thenaud », ouvrage qui ne plaît pas au souverain qui demande à l’écrivain, en 1519, de lui expliquer la kabbale et de revoir sa copie.
‘La kabbale est une tradition juive qui donne une interprétation mystique et allégorique des cinq premiers livres de la Bible, de la Torah, fondée sur des niveaux de l’Être qui s’étagent entre l’homme et Dieu, ainsi que sur les médiations qui relient ces divers niveaux » déclare le site e-codices de la Bibliothèque de Genève. « La pratique de la kabbale guide l’homme dans son ascension spirituelle. Différents courants de pensée avançaient que la pratique du mysticisme juif menait au Christ et que les dogmes essentiels du christianisme (le mystère de la Trinité, l’incarnation du Verbe, la divinité du Messie) se trouvaient dans la kabbale ».
Jean Thenaud rédige alors un deuxième ouvrage, cette fois-ci en prose, intitulé : « Traité de la Cabale en prose » dont on connaît trois manuscrits, l’un conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal, l’autre à la Bibliothèque de Genève[vii] et le dernier à Nantes. Cet ouvrage semble avoir été commandé par Louise de Savoie.
Jean Thenaud La Cabale Bibliothèque de Genève
En 1523, il publie son « Voyage d’Outre Mer » qui raconte son périple en orient dix ans auparavant.
En 1529, il devient Abbé de l’Abbaye de Saint-Jean l’Evangeliste de Mélinais de l’Ordre des Augustins[viii]. Il doit cette nomination à l’une des plus riches abbayes de la région à la faveur constante de la mère du roi qui lui conserva sa confiance toute sa vie. Il prend possession de son abbaye le 16 février 1530, après avoir obtenu sa bulle de dispense (nécessaire pour passer de l’Ordre des Franciscains à celui des Augustins).
En 1532, Jean Thenaud devient Aumônier du Roi, poste qu’il conservera jusqu’à sa mort avec une pension de 300 livres par an. Il doit sans doute cette nomination à la reconnaissance de François 1er au souvenir de sa mère, décédée l’année précédente. Les revenus de son abbaye ne devaient pas permettre à Jean Thenaud de suivre la Cour et d’y maintenir son rang car il se plaint dans une lettre à Jean Chabot de sa pauvreté.
Sa dernière œuvre est un horoscope établi pour la quarantième année du souverain, en 1534, (manuscrit ms 422 conservé à Chantilly au Musée Condé[ix]). Il le fait parvenir à François 1er via l’Amiral Philippe Chabot, un ami d’enfance du souverain.
Il est remplacé en tant qu’Abbé de Mélinais en 1543. Toutefois, il convient de noter que le rôle des Officiers du Roi, enregistre son nom de 1532 à 1546. Sa mort survient donc probablement entre 1543 et 1546.
[i] Mallary Masters dans son introduction à la « Lignée de Saturne » présume que Jean Thenaud serait né entre les années 1474 et 1484. Extrait de la Préface du Triomphe des Vertus Traité I- Triomphe de la Prudence, édition critique de Titia J. Schuurs-Janssen chez Droz 2007. La « Lignée de Saturne » (ms. fr. 1358) peut être partiellement consulté sur Google.books dans une édition Droz de Genève en 1973.
[ii] Voir à ce sujet l’article sur l’Histoire de la Rhétorique sur Wikipedia. Jean Thenaud est classé parmi les « rhétoriqueurs » par certains auteurs comme Mallary Masters.
[iii] Preuve selon Mallary Masters qu’il travaillait déjà à son Triomphe des Vertus
[iv] Aujourd’hui du Clos-Lucé, propriété qu’elle céda plus tard à Léonard de Vinci lorsque celui-ci vint en France, à la demande de François 1er et sur la suggestion de sa sœur Marguerite.
[v] François de Paule, thaumaturge et prophète, fit la prédiction à Louise de Savoie en 1492 ou 1491, qu’il lui naîtrait un fils et que ce fils deviendrait roi. La prophétie s’étant réalisée, Louise de Savoie mit en œuvre tous les moyens de pression pour obtenir du Pape la béatification de l’ermite, qui advint en effet très vite en 1519.
[vi] Cet espoir fut déçu quelques années plus tard. En 1514, le sultan Ottoman Sélim écrase l’armée des Perses à Chaldoran grâce à l’appui de l’artillerie.
[viii] Sur l’histoire de l’abbaye de Melinais voir P.Chevalier « Notice historique sur l’Abbaye de Melinais « , Mémoires de la Société Nationale d’Agriculture, Sciences et Arts d’Angers, Angers 1851.
[ix] Les manuscrits auxquels il est fait référence dans cet article sont les suivants : Pour le Triomphe de la Prudence : trois manuscrits : l’un à la Bibliothèque de Russie, le second à la Bibliothèque de l’Arsenal n°3358 (celui qui fut offert à François 1er) et le troisième à la BNF n°443. Le Triomphe de Justice : BNF n°144. Le Triomphe de Force ( ?) BNF n° 6809. La Cabale Céleste : BNF n+882. La Lignée de Saturne : BNF n°1358. La Marguerite de France : British Museum. Enfin il convient de noter le manuscrit ms 422 du Musée Condé de Chantilly. Il est précisé que cette liste n’est en aucune façon un répertoire exhaustif de l’oeuvre de Jean Thenaud. On ignore encore la liste précise des ouvrages de l’auteur, certains d’entre eux, auxquels il fait explicitement référence, n’ayant pas été retrouvés.
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