Le nom d’Anthoine Vérard est associé aux tous débuts de l’Imprimerie en France. Il a établi en un peu plus de deux décennies, les principaux codes de l’histoire illustrée en popularisant auprès d’une clientèle aristocratique et fortunée de grands seigneurs ou de parlementaires, l’impression de livres enluminés habituellement réservés aux princes du pouvoir religieux ou laïque.
La naissance d’un métier: l’invention de l’imprimerie
L’imprimerie à types mobiles a été inventée autour de 1450[i] à Mayence (Mainz), la capitale de l’Electorat éponyme, par Gutenberg. Apprenti orfèvre, Gutenberg a touché à la chimie ce qui lui permettra plus tard de fabriquer des caractères mobiles en alliage de plomb et une encre épaisse adaptée à l’usage de presses. Il convainc un orfèvre de Mayence, Johann Fust de le financer. Malheureusement son invention tarde à produire des résultats financiers car beaucoup d’argent est investi, non seulement dans les tâtonnements liés à l’invention elle-même, mais encore dans les débours liés à la première œuvre imprimée, la Bible, considérée aujourd’hui comme l’incunable le plus précieux du monde. Gutenberg perd son procès contre Fust qui récupère tout le matériel.
Quelques années plus tard, vers 1458, Nicolas Jenson, graveur à Tours est envoyé à Mayence par Charles VII pour y apprendre les techniques d’impression. De retour, en 1461, il change d’idée et il va s’établir à Venise, qui lui avait sans doute offert de solides contreparties.
L’Italie est du reste le pays qui sut tirer, le premier, parti de cette invention. L’Italie s’était enrichie considérablement pendant deux siècles, du commerce avec l’orient et on y comptait davantage d’humanistes que dans tout le reste de l’Europe. Il y avait de grandes Universités comme Bologne ou Padoue[ii], comparables à Montpellier pour la Médecine ou la Sorbonne pour la Théologie. L’humanisme avait gagné les hautes couches de la société, principautés laïques et cardinaux. Il y eut très vite un engouement pour les livres imprimés en latin et même en grec.
En l’espace de quinze ans, la fièvre de l’imprimerie gagna toute l’Europe. Toutes les villes de grande ou moyenne importance cherchèrent à attirer des imprimeries tandis que se développait, dans chaque pays un ou deux grands centres de l’industrie du livre. En France, ce fut Lyon, ville française depuis moins de deux siècles, et Paris. Lyon[iii] pouvait servir le marché de la Provence et celui de Montpellier pour les livres de médecine. La période de 1475 à 1525 vit le nombre des imprimeries passer de quelques dizaines à plusieurs centaines, propageant à toute vitesse, idées et connaissances.
Le mot français de « livre » était dérivé du latin « liber » que les romains avaient adopté pour désigner un cahier d’écriture. Louise de Savoie, l’un des clients fortunés de Vérard, avait adopté pour devise le jeu de mots « Libris et Liberis » (des enfants et des livres). Au XVème siècle, le livre était très cher. Il fallait une armée de copistes (qui formaient des corporations puissantes dans les villes) pour recopier des ouvrages et des peintres pour les enluminer. Les parchemins étaient généralement des peaux de bêtes ayant fait l’objet d’un traitement complexe et coûteux.
Seule la haute aristocratie avait les moyens de s’offrir des livres. Le papier était une invention récente en Europe. Connu depuis quinze siècles chez les chinois, il avait été exporté chez les arabes deux siècles plus tôt et il arriva pour la première fois en Occident à Valence en Espagne où une industrie commença à voir le jour au milieu du quinzième siècle c’est-à-dire en même temps que l’imprimerie. Il est probable que l’on connaissait les procédés de fabrication mais que l’on ignorait les usages que l’on pouvait en faire. L’invention de l’imprimerie allait donner au papier son heure de gloire car il devenait possible de réduire de façon drastique le coût des matières premières tout en augmentant de façon considérable le tirage des livres imprimés.
Mais le livre imprimé ne remplaça pas immédiatement les parchemins, dont les enluminures restaient très prisées par leur clientèle aristocratique. Ainsi Vérard dans toute sa vie, continua de vendre quelques parchemins, de façon anecdotique, ce qui montre que même le plus sérieux compétiteur de parchemin pouvait continuer à offrir cet article dans son catalogue.
Antoine Vérard tendant son ouvrage au jeune comte d’Angoulême. Au deuxième plan : Louise de Savoie – Le Séjour d’Honneur 1503 – Gravure sur bois – Illustration Maître de Philippe de Gueldre – Auteur Octovien de Saint-Gelais Réserve des livres rares – Vélins 2239 – Notice 31280917 – BNF
Le mot « Bibliothèque » qui était le lieu où l’on plaçait les ouvrages, vient du mot grec « biblos » qui était le nom grec donné au papyrus égyptien. Au XVème siècle, les bibliothèques se situaient dans les châteaux de seigneuries d’une certaine importance et les monastères riches. Chaque prince tenait à conserver une bibliothèque dont l’importance et la qualité des ouvrages contribuait à faire son prestige.
Il y avait ainsi, à la cour de Cognac, une petite collection d’une soixantaine d’ouvrages, constituées par le premier comte, Jean d’Angoulême, surnommé le « bon » comte, le grand-père de François 1er. Il fit partager son goût pour les livres à son fils Charles, qui devait, avec l’invention de l’imprimerie, y vouer un véritable culte et qui devint l’un des meilleurs clients de Vérard.
Antoine Vérard présentant le livre à Charles VIII Le livre de Jehan de Bocasse de la louenge et vertu des nobles et cleres dames – Paris : A. Vérard, 1493. In-fol Enlumineur Maître de Jacques de Besançon Auteur Boccace (1313-1375) Réserve des livres rares Vélins 1223 Notice 30116709 Fonds Charles VIII – Librairie de Blois – BNF
Avant l’invention de l’imprimerie, on connaissait l’usage d’autres techniques d’impression notamment pour les jeux de cartes, arrivés en Europe, dans le dernier quart du XIVème siècle, Après bien des tâtonnements, des artisans de cartes à jouer réussirent, en appliquant la gravure à leurs besoins, à créer l’impression tabellaire ou xylographique, laquelle fut la première marche vers l’imprimerie à caractères mobiles. D’abord on avait dessiné et colorié à la main « de grandes cartes tarotées, hautes de six à sept pouces »[iv], puis on avait eu recours à des patrons découpés sur lesquels on appliquait des encres de diverses couleurs de sorte qu’on imprimait à la fois le dessin et la couleur.
On eut plus tard l’idée de tailler l’image des cartes dans des planches de bois enduites d’encre grasse. On fit des cartes à jouer et des images de saints… On eut enfin l’idée d’appliquer la xylographie à des livres qui ne s’imprimaient que d’un seul côté[v]. On collait donc ordinairement l’un sur l’autre les côtés blancs des deux feuillets qui semblaient alors n’en faire qu’un. Ces techniques permettaient de réduire fortement le coût de fabrication des petits ouvrages mais rien ne remplaçait l’écriture élégante des copistes.
Lorsque Gutenberg inventa l’imprimerie par presse, il conserva les caractères gothiques en usage alors sur les parchemins. Il semble, d’après Dupont que ses ouvriers qui essaimèrent dans toute l’Europe, firent de même. Cependant Jenson, dont on a déjà parlé, qui s’était installé à Venise, détermina rapidement la forme et les proportions des caractères romains, tant majuscules que minuscules. Géring et ses associés, qui s’installèrent à Paris, à la demande de la Sorbonne, se servirent d’un seul caractère, le « gros-romain » pour tous leurs ouvrages imprimés en Sorbonne. En 1500, toujours d’après Dupont, Alde Manuce, à Venise, inventa le caractère italique. Les caractères grecs et hébraïques furent tous les deux inventés avant 1475.
Cette révolution technologique créa immédiatement un immense besoin de savoir qui suscita l’émergence d’une génération d’imprimeurs partis du métier mécanique pour devenir éditeurs et libraires. A l’origine, les idées circulaient librement et l’on se copiait d’un imprimeur à l’autre, de façon totalement libre. L’état d’esprit qui régnait à l’époque, était celui d’inventeurs avides de savoir, curieux des performances de leurs concurrents et à la recherche de solutions techniques susceptibles de faire progresser leur efficacité. Cet état d’esprit correspond bien à notre époque à ce qu’est l’économie numérique sur le Web.
Anthoine Vérard fut l’un des premiers à demander (et obtenir) que des barrières concurrentielles fussent placées.
On ne connait pas précisément à quelle date et selon quels procédés Anthoine Vérard s’est formé à ces techniques ni à quelle date précise il s’est installé. Tout ce que l’on sait de lui est déduit des informations personnelles qu’il laissait passer de lui dans ses éditions.
On peut penser que c’était un homme d’une certaine instruction car il réussit à percer auprès de la haute aristocratie. Peut-être s’est-il formé en se frottant à ces passionnés mais il devait avoir des bases et, sans doute un talent de diplomate, de commercial, nous dirions maintenant. Il devait sans doute avoir été en contact avec des commerçants car il sut développer des qualités remarquables dans l’essor de son affaire en résistant à la concurrence et en maîtrisant ses coûts de production.
Il sut monter en régime son activité montrant ainsi qu’il savait gérer un fonds de roulement sans en connaître le concept. Il devait l’avoir appris jeune ce qui entrerait en contradiction avec l’hypothèse émise[vi] par Gaston Duval[vii], selon laquelle il pourrait avoir une ascendance noble, un Vérard ayant été annobli au débit du quinzième siècle. Or les activités commerciales étaient des activités « dérogeantes » et donc interdites à la noblesse : l’imprimerie était un métier nouveau au statut encore indéfini mais elle dérivait d’une activité mécanique, métier avilissant s’il en est pour un noble. Il est peu probable qu’un noble aurait surmonté l’interdit d’autant que les libraires étaient sous le contrôle de l’Université, autorité conservatrice par excellence.
L’orloge de sapience. – Paris : Anthoine Vérard, 1493 – Auteur Suso, Heinrich von Berg Réserve des Livres rares Vélins 359 – Folio N3V – BNF
Les libraires, qui étaient choisis chaque année par l’Université[viii], bénéficiaient d’un monopole. Soucieuse de permettre un accès de tous les escholiers au savoir, l’Université protégeait les acheteurs contre les exagérations de prix arbitraires, par un tarif légal (applicable sans doute aux seuls livres universitaires ?). L’université prélevait une taxe sur ces libraires qui, en contrepartie, bénéficiaient de tous les droits des officiers de l’Université. Ils avaient pour seul juge de leurs privilèges, le Prévôt de Paris. « Ils étaient exemptés de tout péage, aides et impositions. Ils avaient même été dispensés, par l’Ordonnance du 5 novembre 1368, du guet ou garde assise.
Enfin, toujours d’après le même auteur, quand venaient les grandes fêtes de l’Université, présidées par le recteur, ils étaient convoqués dans l’Eglise des Mathurins et là, appelés à haute voix, pour prendre rang dans la procession générale avec tous les autres ordres du corps universitaire. Ils y marchaient en compagnie des écrivains, des relieurs, des parcheminiers sous la bannière de Saint-Jean-Porte-Latine[ix], car c’était là le patron de leur choix. Les libraires pour être mieux à proximité des écoles qui faisaient leur clientèle ordinaire, habitaient presque tous la Cité ou bien le quartier Saint-Jacques. » Le même de poursuivre que, dans le Livre de la Taille de 1313, on trouve l’indication des Libraires taverniers, c’est-à-dire qui tenaient boutique (« taberna »). Ceux dont le nom n’était pas suivi de l’épithète de « tavernier » étaient de simples courtiers s’entremettant entre un vendeur et un acheteur et espérant en sus de la transaction, encaisser un « pot de vin » qui ne pouvait être espéré que pour les ventes importantes.
Après l’arrivée à Paris de Géring, à la demande de deux docteurs de la Sorbonne, un autre imprimeur s’installa en 1473, Cesaris. Les deux imprimeurs se livrèrent à une concurrence acharnée, publiant chacun l’année suivante, le titre publié par le concurrent l’année précédente. Jusqu’à 1476, les livres n’étaient publiés qu’en latin. Il faudra attendre Pasquier Bonhomme en 1476, qui ouvrit une troisième imprimerie avec la publication des « Chroniques de France », ou « Chroniques de Saint Denys, depuis les Troiens jusqu’à la mort de Charles VII en 1461 ». En 1485, lors de la publication de son premier ouvrage, Antoine Vérard était en concurrence avec cinq ou six imprimeurs à Paris.
Grandes Chroniques de France : Tournoi de chevaliers Editée par Antoine Vérard, éditeur à Paris (1485-1512) Crédit Photo (C) Archives Alinari, Florence, Dist. RMN-Grand Palais / Fratelli Alinari Italie, Turin, Bibliothèque nationale Universitaire
L’invention de l’Imprimerie fut pour l’Université le moyen d’atteindre son objectif et de réduire les prix des livres. Nul doute que cette invention ne dut susciter des réactions de la part de tous les métiers qui vivaient précédemment de l’industrie du parchemin et qui en perdirent progressivement leur activité.
Ce que l’on sait, c’est qu’en 1485, de façon certaine, Antoine Vérard était déjà établi comme imprimeur pour le « Decameron » de Boccace, « trad. Par Laurens du Premier fait », vol. in-fol, portant la date du 26 novembre 1485. Selon MacFarlane[x], cité par Mary Winn Beth, Vérard aurait réalisé 280 éditions dans sa vie et 3 manuscrits, soit une performance considérable pour un imprimeur normal et tout à fait exceptionnelle quand l’on prend en compte l’énorme travail à réaliser pour chaque ouvrage lorsque l’on souhaite se situer sur le plan de l’excellence et Vérard, plus que tout autre imprimeur pouvait y prétendre.
On sait donc avec certitude que Vérard était installé en 1485, comme vendeur de livres avec deux magasins identifiables par le signe de Saint-Jean l’Evangeliste, saint patron des écrivains et, par extension de l’industrie du livre. Un des deux magasins était son domicile, sur le Pont Notre Dame. L’autre se situait dans le Palais de la Cité qui abritait à l’époque le Siège du Parlement de Paris, de la Trésorerie du Roi et des Cours de Justice. Le Palais incorporait également une galerie marchande renommée pour la variété de ses articles, située juste en face de la Sainte Chapelle. La boutique de Vérart se situait au Palais « au premier pillier devant la chapelle où l’on chante la messe de messeigneurs les présidens ».
Pour financer ses premières éditions, Vérard s’associa avec l’historien Nicole Gilles. Par un acte notarié, Vérard remboursa ses dettes (140 livres tournois) « pour demourer quicte envers luy de l’associeté qu’ilz ont ». L’association a fonctionné sans doute pendant cinq ans parce que l’acte daté de 1491 (M.B.Winn), précise « tout le temps passé » et parce qu’il inclut deux titres : l’un, « les cent nouvelles nouvelles »publiées le 24 décembre 1486 et l’autre « Cidrac ou la Fontaine de toutes sciences du philosophe Sydrach » datée de février 1487.
Quel était le rôle de Gilles ? Etait-il seulement un financier [xi]? Une phrase de l’acte suggère (Mary Beth Winn) qu’il était associé au travail de Vérard « de toutes autress choses quelzconques dont ilz ont eu a besongner ensemble ». Ce qui voudrait dire qu’il prétendait apporter à la réalisation des œuvres sa touche personnelle en sus de son apport financier ? Etait-il passionné de livres et de littérature ? En tout cas il devait connaître les profits retirés de l’imprimerie pour prêter une telle somme à son associé. Il devait avoir également confiance en lui.
Il est donc probable qu’avant d’entrer en société ensemble, il avait eu le loisir d’apprécier les compétences de Vérard. D’autre part, le fait de mentionner les deux titres dans un acte de prêt montre que la société qu’ils entendaient faire ensemble avait l’objectif de réaliser au moins ces deux œuvres. En entrant en société, Gille entendait peut-être profiter de l’expérience de Vérard pour imprimer ces deux livres qui lui tenaient à cœur ? Peut-être également n’était-ce qu’un alibi pour bien démontrer qu’il y avait autre chose dans l’association qu’un prêt d’argent ?
Ce qui est certain c’est que l’association fut profitable car en cinq ans et demi, entre septembre 1485 et mars 1491, Vérard a publié quinze éditions d’ouvrages séculiers et seize éditions d’Heures auxquelles se sont ajoutées quelques éditions, notamment celles connues comme les Grandes Heures [xii]. Et les économies réalisées sur ses profits, lui ont permis non seulement de poursuivre son activité seul, en finançant son fonds de roulement, mais encore de rembourser intégralement son associé.
Ce qui tendrait à démontrer que Gilles n’était qu’un prêteur financier. Car s’il s’était maintenu dans son association avec Vérard après 1491, son nom aurait été cité au moins une fois sur les éditions suivantes, d’une part, et d’autre part il serait resté associé d’une entreprise aussi lucrative.
Présentation du livre à Charles VIII Lancelot du Lac. – Paris : Antoine Vérard, 1494. In-fol – Enlumineur Maître de Robert Gaguin – Réserve des livres rares – Vélins 617 – Notice 33448418 – BNF
Or, à partir de 1491, l’activité de Vérard, mesurée par le nombre d’ouvriers imprimeurs, est en augmentation constante jusqu’à vingt employés au moins vers 1500. Comme s’il n’avait attendu que d’être seul pour donner une véritable expansion à son affaire !
L’itinéraire de cette réussite entrepreneuriale qui s’est déroulée sur vingt-sept ans est, en soi, un sujet de questionnement. Vérard se définissait-il comme un imprimeur, un artiste ou comme un libraire ? La question, analysée par Mary Beth Winn a été tranchée : c’était avant tout un imprimeur qui utilisait la sous-traitance quand cela lui apparaissait nécessaire.
L’opinion de Jules Renouvier[xiii] dans son ouvrage sur les gravures de Vérard est que ce dernier exerçait tour à tour tous les métiers ce que Vérard voulait sans doute faire croire[xiv] mais qui était hautement improbable. Il mettait la main à tout, décidait de tout mais à la manière d’un capitaine d’industrie, pas celle d’un artiste. D’ailleurs Renouvier reconnaît que « la fabrication des livres de Vérard avait été en déclinant ses dernières années au moins quant au travail des planches. (…) L’atelier de Vérard ne fut pas le seul où le métier l’emporta sur l’art. La préoccupation du métier a été l’écueil de l’Ecole Française dès les premiers temps, c’est l’abus de ses qualités, le besoin de clarté, de vulgarisation, c’est aussi l’entraînement de l’industrie. Vérard, artiste déterminé au début et calligraphe sorti de quelque atelier de miniature, devint un entrepreneur de librairie, … ».
Mais pour Renouvier, Vérard était l’enlumineur qui fait les peintures, le graveur qui fait les gravures, l’imprimeur, le libraire ce qui eut été à la rigueur possible pour un livre par an mais pas pour dix à quinze publications par an même si la plupart étaient des rééditions. Il faut dire que Renouvier se positionnait surtout d’un point de vue artistique. Je crois qu’il faut penser que Renouvier se trompait. C’est l’intégration de ses différents métiers dans une approche d’entrepreneur, de manufacture au sens du dix-huitième siècle, qui a constitué l’originalité du modèle économique de Vérard.
Car en cinq ans, il s’est spécialisé sur un genre particulier délaissé par les autres imprimeurs, celui de l’imprimerie de luxe. Pour donner une analogie avec le monde actuel, il fait de la Haute couture là ou ses concurrents font du Prêt-à-porter. Pour y parvenir il se comporte comme un industriel manufacturier. Il négocie des contrats avec des clients prestigieux et il fait travailler en manufacture des équipes d’imprimeurs, de graveurs, de dessinateurs, de peintres en assurant lui-même la cohérence de l’ensemble. Il est sans doute le seul dans son genre parmi ses concurrents, à être parvenu à une telle intégration de l’ensemble des métiers.
Car Vérard sait se faire payer, par avances le plus souvent[xv] pour financer les lourdes charges que comporte son modèle économique. Les imprimeurs concurrents, pour la plupart, lançaient une production en espérant réaliser un profit lors de la vente mais en supportant tout le délai d’écoulement des stocks. C’est ce qui va ruiner l’inventeur Gutenberg. Vérard par contre, a investi un marché de niche mais il sait prendre des risques sur des oeuvres dont il a évalué personnellement la pertinence.
Profitant de la baisse des coûts unitaires et de l’augmentation des quantités, il s’arrange pour fabriquer des livres très riches pour de hautes personnalités, en vendant les mêmes livres mais plus pauvrement illustrés à des clientèles moins étoffées. Ce modèle implique des éditions limitées mais pour des nombres de clients plus petits. Il faudrait sans doute travailler cette direction pour déterminer si ce n’est pas le facteur explicatif du très grand nombre des éditions : le résultat d’une analyse économique ciblée de sa clientèle ?
C’est ce qui a fait dire à certains critiques que Vérard faisait de moins belles éditions que ses concurrents : je dirai quant à moi qu’il s’adaptait à ses clients. Les noms de ses clients prestigieux lui servaient de réclame pour les moins étoffés.
Verard développa un nouveau genre de livres : les manuscrits-imprimés soit un concept paradoxal . Il s’agissait en fait de textes imprimés sur vélin, et peints à la main. Son ambition ? Séduire la noblesse mais également « le public fortuné des parlementaires et des gens de Finance qui ont envie de constituer une collection de livres apparemment semblables aux manuscrits appartenant aux classes auxquelles ils souhaitaient s’identifier ». Des différences subsistent selon les copies. A ces clients royaux ou princiers, Vérard offrait des volumes uniques, peints par des artistes de talent avec une personnalisation pouvant aller jusqu’à peindre les armes du client sur chaque page. En anticipation de nouvelles ventes, il prépara de nouvelles versions, de luxe en apparence mais dans lesquelles la gravure sur bois était peinte rapidement.
La BNF a conservé les merveilleuses éditions de Vérard qu’elle continue d’offrir à notre admiration dans ses collections numérisées.
Bataille de Roncevaux – Grandes Chroniques de France. – Paris : Antoine Vérard, 1493- Fonds Charles VIII – Librairie de Blois – Réserve des livres rares – Vélins 725 – Notice 36280401 – Folio 145 – BNF
Toutes ces précisions permettent de dresser un portrait un peu plus précis de Vérard. Il s’agissait d’un entrepreneur prudent (il rembourse son associé dès qu’i le peut pour reprendre son indépendance), qui n’hésite pas à innover, à imaginer un nouveau cycle économique, probablement celui qu’il connaissait déjà. Il se positionne comme imprimeur, non pas dans sa logique artisanale, mais dans sa conception d’entrepreneur manufacturier et d’humaniste.
Il fait faire quand il le peut, l’impression des livres par des sous-traitants de métier en lesquels il a confiance mais il organise seul ce qui constitue sa compétence particulière, l’intégration des différents métiers. Il maîtrise les techniques comptables de son époque car il est difficile de ne pas se perdre dans l’ensemble des créances et des dettes que comporte un si vaste ensemble. Il doit être très ordonné et astucieux. On l’a traité de « plagiaire » mais il faut prendre garde qu’à l’époque tous les imprimeurs se copiaient allègrement et ce n’était nullement un délit de le faire.
Un poète, Jean Bouchet, né à Poitiers en 1476, racontera en 1545 qu’il arriva à Paris jeune homme à l’âge de vingt-cinq ans et qu’il obtint d’être publié par Vérard pour sa première œuvre, « Regnars traversans les voyes perilleuses » écrit en 1500. Mais Vérard, astucieusement, d’après les dires même de l’auteur, lui proposa de publier en 1503 sous le nom d’un autre écrivain, celui de Sebastian Brant dont le « Narrenschiff » avait fait un auteur renommé. Bouchet, tout en reconnaissant la finesse de Vérard, note que l’auteur allemand n’a jamais parlé le français. Mais ce qu’il convient de retenir de l’anecdote, c’est que Vérard lui avait, très probablement, demandé son accord préalable et qu’il avait su prendre des risques sur un auteur anonyme en « l’habillant » d’un nom connu, soit une petite mystification qui lui permettait sans doute d’améliorer les perspectives d’écoulement du livre.
Il savait donc prendre des risques à condition qu’ils soient maîtrisés, bien que le procédé soit un peu équivoque selon nos critères actuels.
En 1499, Vérard habitait toujours à « la XXème maison qui est assise sur l’ancien pont Nostre Dame du costé d’amont l’eau ». Or, le pont de Notre Dame[xvi] s’écroula le 12 ou le 25 Octobre. Il fut donc forcé de déménager. Il alla s’installer pendant onze mois « au petit pont pres carrefour saint Severin » et à partir de septembre 1500-delà « en la grande rue Saint Jacques pres petit pont » jusqu’à août 1503. Il ne quitta donc jamais le quartier des libraires.
En 1503, Verard changea une nouvelle fois d’adresse, ses livres publiés après cette date, citant sa résidence « devant la rue neufve Notre Dame » avec des variantes « devant la grande église notre dame », « devant Notre Dame de Paris » ou « rue neufve Notre Dame près l’Ostel Dieu ».
Le 6 septembre 1504 avec l’édition du « Jeu des eschez moralisé » Vérard se déclare lui-même « Libraire juré en l’Université de Paris ». Ce qui montrait donc que sa notoriété lui avait permis de monter en grade et d’obtenir cette reconnaissance publique de la Sorbonne.
A partir de 1505, Verard fit l’acquisition d’une maison « sise en la paroisse Saint-Hilaire à Tours » du libraire Thibaud Bredin. Deux années plus tard le 11 mars 1507/1508, Vérard publia « le coutumier de Touraine ».
La publication des « Epistres de Sainct Pol » le 17 janvier 1507 ou 1508 marqua une étape supplémentaire de la carrière de Vérard. Cette édition intégra l’un des premiers exemples de privilège royal : le roi Louis XII y autorisait exclusivement Verard pour une période de trois ans, à imprimer et vendre tout livre qu’il était le premier à publier. Il semble que ce ne fut pas le premier privilège de ce type car Charles VIII pourrait avoir appointé précédemment un imprimeur lyonnais.
« Et a le roy nostre sire donné audit Verard, lectres de privilèges et terme de trois ans pour vendre et distribuer ledit livre pour soy rembourser des fraiz et mises par luy faictes. Et deffend le roy nostredit seigneur à tous imprimeurs libraires et autres du Royaume de France, de non imprimer ledit livre de trois ans sur peine de confiscation desditz livres ».
Prise de Troie par les Grecs et fuite d’Enée Grandes Chroniques de France. – Paris : Antoine Vérard, 1493 Charles VIII – Librairie de Blois – Réserve de Livres rares – Vélins 725 – Notice 36260401 – BNF
Le privilège apparut sur 18 éditions successives depuis le 19 juillet 1508 de « l’Homme juste et l’homme mondain », jusqu’au « Pèlerinage de l’Homme » du 4 avril 1511 ou la page-titre inclut la citation du texte en entier.
Du 20 mars 1511 à Mars 1512, Verard travailla sur un groupe de livres du Monastère de Clairvaux. Quatre mois plus tard, il publia le 24 juillet 1512, la dernière édition du « Liber Auctoritatum » de Nicolas de La Chesnaye, une édition surprenante en latin, alors que Vérard était surtout connu pour ses livres en Français. Un testament ?
La date de sa mort est unanimement fixée à la fin 1512 ou début 1513.
Vérard fut un éminent chef d’entreprise qui domina l’Imprimerie pendant près de vingt ans. Mais il ne fut pas que cela. Editeur remarquable, écrivain, il fut également poète. Un homme bien représentatif de son époque et du courant humaniste.
Ci-dessous un Prologue à Louise de Savoie dans le « Passetemps de tout homme » (extrait de MBWinn) :
Je, Anthoine Verard,
Humble libraire désirant trouver art,
D’invencion pour m’essayer a faire
Traicté plaisant et propre en cest affaire,
Ay fait bastir, filler, ourdir et tistre,
Ce present livre appelé par son tiltre
Et baptisé Le Passetemps de l’homme,
Et femme aussi, non extimant que l’on me
Dove imposer l’avoir de moi tyssu,
Car de la main d’ung ouvrier est yssu
Si tresparfait qu’entre autres il merite
Le vray loyer que sçavant homme mérite
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Armes de France soutenues par des anges. Armes de Seyssel tenues par des griffon – Extrait de La Victoire du Roy contre les Véniciens. – Paris : pour Antoine Vérard, 1510 – Auteur Claude de Seyssel (1450?-1520) – Réserve des livres rares Vélins 2776 – Folio A1 – BNF
[i] Résumé Historique de l’Introduction de l’Imprimerie à Paris par M.A. Taillandier (Extrait du Tome XIII des Mémoires de la Société royale des Antiquaires de France), Imprimé chez E.Duverger – 1837. Le contenu de ce résumé a été repris dans Paul Dupont Histoire de l’Imprimerie Paris Chez Tous les Libraire 1853. Un article d’Andréa Schweizer a été publié le 1er Janvier 2003 utilisant ce même contenu auquel fait référence, une note de bas de page d’un article de Wikipedia sur Antoine Verard. Le lecteur qui souhaite avoir une vision vraiment complète et structurée, devra se reporter au dossier réuni par les Classes BNF sur ce sujet: un dossier encyclopédique présenté sous une forme intuitive et vivante.
[ii] Bologne créée autour de 1120, spécialisée dans le droit romain et Padoue, célèbre pour son école de médecine, en 1222. C’est à Padoue que se firent certaines des meilleures recherches en matière médicale car, placée sous l’administration de Venise, l’Inquisition n’y était pas autorisée à la Renaissance. André Vésale, un des plus grands humanistes de la Renaissance y enseignait. Voir à ce sujet les articles André Vésale et Michel Servet sur Wikipedia et l’article de Michel Voisin, de l’Académie des Sciences et des Lettres de Montpellier consacré à William Harvey et la circulation sanguine. Sur l’histoire de l’Université en France, on lira avec intérêt l’article de Cosmovisions sur les Universités qui fournit une information synthétique mais complète.
[iii] L’histoire de l’imprimerie Lyonnaise est racontée dans le Tome 4 de l’Histoire de l’Imprimerie en France au XVème et XVIème siècle par A.Claudin Paris – Imprimerie Nationale – 1914.
[iv] Histoire de l’Imprimerie Dupont Tome 2 – 1854.
[v] A cause des difficultés que le rouleau recouvert d’étoffe posait lors de son retrait.
[vi] Citée par Mary Beth Winn dans son ouvrage « Antoine Vérard : a Parisian publisher, 1485-1512 – Prologues, Poèmes et Présentations » DROZ – Genève 1997. Cet article est largement issu, à côté de conclusions personnelles sur les compétences de Vérard, de cet important et remarquable travail auquel je n’ai eu accès que via la version réduite publiée chez Google Books, soit environ 80 pages sur un total de près de 600 pages, de nombreux passages étant en outre incompréhensibles par la non publication de pages les précédant. A noter que le colophon (sorte de logo) présenté en première de couverture comprend les initiales AB alors que celui décrit par l’auteur dans son livre est différent : dans un cadre rectangulaire, le monogramme AVR surmontant deux faucons dans un cœur au-dessus duquel figurent les armes royales de France supportées par des anges et surmontées d’une couronne. Peut-être Vérard avait-il plusieurs colophons ? J’ai retrouvé dans les manuscrits de la BNF, une enluminure (Ms Velins 2776) représentant « les armes de France soutenues par des anges. Armes de Seyssel soutenues par des griffons ». Il est surprenant de constater que cette édition de 1510 imprimée par Vérard corresponde si précisément à son propre colophon si bien décrit par Mary Beth Winn. Vérard avait-il eu vingt ans plus tôt un dessin identique en sa possession dont il se serait inspiré pour concevoir son colophon ?
[vii] Auteur d’une thèse à l’Ecole des Chartes en 1898 sur Antoine Vérard.
[viii] Histoire de l’Imprimerie – Les anciennes corporations jusqu’à 1789 – Paul Lacroix, Edgar Fournier et Ferdinand Seré, Paris – 1852 Librairie Historique, Archéologique et Scientifique de Seré, Pages 27 à 30,
[ix] Voir l’article Wikipedia sur Saint Jean Porte Latine, qui désignait le nom d’une fête à Rome, célébrée le 6 mai en l’honneur de Saint Jean l’Evangeliste qui fut supplicié par Domitien à proximité d’une des portes de Rome, qui a pris par la suite le nom de Porta Latina. Saint patron des libraires et typographes, il était également celui des tonneliers avec une anecdote savoureuse : le nom viendrait du jeu de mots « Saint-Jean porte la tine » ou la « tine » désigne une cuve comme celle où Saint Jean a été supplicié. Je ne sais pas si l’anecdote est exacte mais elle correspond bien à l’esprit des rébus de l’époque comme celui des auberges à l’enseigne du Lion d’or : « au lit on dort »…
[x] MacFarlane, John, Antoine Vérard, London, Chiswick Press for the Bibliographical Society (Illustrated Monographs, 7), 1900. Mary Beth Winn dans son ouvrage déjà cité, note que MacFarlane se base surtout sur des manuscrits en Angleterre. En France, l’inventaire des éditions parisiennes a été réalisé par Brigitte Moreau dans un ouvrage que je n’ai pas retrouvé. J’ai pu mettre la main en revanche sur « La France Littéraire au XVème siècle ou Catalogue raisonné des ouvrages en tous genres, imprimés en langue française jusqu’à l’an 1500 » par Gustave Brunet Paris, Librairie A.Franck 1865. L’ouvrage ne comprend donc pas les références latines de Vérard et il y en a eu quelques-unes, mais surtout il omet la période très active de l’imprimeur au XVIème siècle.
[xi] Le versement d’un intérêt était interdit au moyen âge et associé à de l’usure. Le prêt d’argent impliquait donc le plus souvent l’exercice d’une participation aux risques de l’entreprise. Les profits étaient partagés entre les associés et la somme devait être remboursée en une ou plusieurs fois. En contrepartie du risque de non remboursement que prenait le prêteur, il pouvait obtenir des cautions ou une garantie immobilière.
[xii] Observations judicieuses de l’excellent ouvrage de Mary Beth Winn déjà cité.
[xiii] « Des gravures en bois dans les livres d’Anthoine Vérard Maître libraire, Imprimeur, Enlumineur et Tailleur sur bois de Paris » Auguste Aubry 1859
[xiv] ainsi que le souligne MB Winn lorsque la présentation de ses prologues pouvait faire accroire qu’il était l’auteur de l’ouvrage alors que ce n’était pas le cas
[xv] « Un Document inédit sur Antoine Vérard, libraire et imprimeur. Renseignements sur le prix des reliures, des miniatures et des imprimés sur vélin, au XVe siècle » ; par Ed. Sénemaud. 1859. Ce minuscule document qui est une note de frais présentée par Vérard à Charles d’Angoulême montre que ce dernier lui avance pour l’équivalent de cinq ouvrages (Vol I et II de Tristan, le Grand livre de Consolation, l’Ordinaire des Chrétiens, l’Horloge de Dévotion et les Heures en français) la somme de 207 livres tournois valant à peu près autant de grammes d’or, l’or ayant à l’époque une valeur infiniment plus grande qu’aujourd’hui compte tenu de la pénurie chronique de l’occident en signes monétaires. Il s’agit d’une avance à l’évidence. Pourquoi serait-il entré dans un tel niveau de détail pour des ouvrages terminés ? Du reste Mary Beth Winn cite plusieurs exemples où de riches clients n’hésitent pas à dépenser 15 écus d’or pour un beau livre. Or 15 ecus c’est 51 livres (3,495 grammes d’or pour un écu) et cinq ouvrages à 51 livres valent 258 livres. Il était peut-être moins onéreux, comme aujourd’hui du reste, de faire l’avance des frais.
[xvi] Les ponts de Paris étaient construits de maisons à plusieurs étages qui s’effondraient les uns après les autres à cause du trop grand poids des constructions mais également des accidents de navigation et des crues.
GRATIEN dit
Hello
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