Pendant des siècles, la forteresse de Chantelle, l’un des plus formidables ensembles défensifs médiévaux de France, a symbolisé la puissance des ducs de Bourbon. Il est difficile au visiteur de se faire une idée aujourd’hui de cette puissance car les murailles ont été démantelées par une décision du Parlement du 27 août 1527 tandis que le château, lui, fit l’objet d’une ordonnance royale de décembre 1633, ordonnant sa démolition.
Nicolas de Nicolay dans sa Description Générale du Bourbonnais en 1569, travail effectué à la demande de la reine Catherine de Medicis en fait la description suivante : « sur le front de la ville, vers le septentrion, un grand et profond fossé entre deux, sur un hault et long rocher est assis et situé le tant renommé chastel de Chantelle, très fort par la nature et assiette du lieu et par artifice. Il contient du midy au septentrion [i] en longueur environ 384 toises [ii] et en largeur au plus large endroit 55 toises et le circuit complet 385 toises (750 m). »
Le système de défenses comprend : « au midy est le fort donjon consistant en une haute tour carrée qui a 7 toises de diamètre, environnée d’un circuit de murailles hautes, élevées en forme pentagone. A chacun des angles, une tour ronde bien percée et flanquée pour la défense de la courtine et des fossés et commande ledist donjon à la ville, au chasteau et à la campaigne, estant son circuit de 110 toises. Il y a ensuite la court du Donjon dans le contenu de laquelle est la porte et entrée soubz une grande voûte et la Tour Saint Pierre qui est un très grand et très fort édifice car dans icelle éstoit l’astellier à fondre et faire l’artillerie et y a plusieurs casemattes et canonnières soubzterraines faictes avec grand artifice et industrie, et a ladicte tour 18 toises de diamètre, le tout circuit contient environ 45 toises ».
« Du donjon on entre dans la Basse-Cour qui a 100 toises de longueur et qui comporte plusieurs maisons appartenant au Capitaine du Chasteau et à quelques particuliers de la ville avec des entrepôts, caves et magasins à tenir l’artillerie, poudre, boulets, armes ainsi que les blés, vins, viandes salées et légumes pour la fourniture de la place. »
« Au bout de la basse-cour au septentrion, il y a un beau prieuré de Saint-Augustin, et le tout joignant un beau et grand logis prieural magnifique et suffisant pour y loger le Roy ou le Prince. »
« Il y avait au-dessus du Prieuré, un autre logis bas, édifié par Madame Anne de France, bien accommodé de plusieurs belles chambres basses, salles, garde-robes, cabinetz, caves, greniers et autres offices auquel logis ladicte dame se soulloit tenir comme en lieu de force et d’assurance la plus grande partie de ses trésors et précieuses bagues. Mais par succession du temps, à fault d’habitation, et d’entretien des couvertures est tellement ruiné et démoli qu’il est à présent inhabitable. »
Maquette de la forteresse de Chantelle
Un donjon a été édifié au XIème siècle sur les fondations d’une ancienne motte castrale, à l’instar de nombre des places fortes des premiers sires de Bourbon. Le duc Louis II de Bourbon, après plus de dix ans de captivité en Angleterre après la bataille de Poitiers, fit compléter les fortifications de Chantelle qui acquirent la physionomie représentée sur la maquette ci-dessus.
Louis de Bourbon a été fait prisonnier à la bataille de Poitiers en 1356. Emprisonné pendant dix ans, il n’obtient finalement sa libération qu’en 1366. A son retour, en 1367, il trouve son duché livré aux exactions des grandes compagnies et aux guerres privées des barons. Il met de son côté la noblesse en prononçant l’absolution des crimes de ses vassaux et en créant un ordre de chevalerie: l’ordre de l’Ecu d’Or. Ce qui lui permet, fort de l’appui des nobles, de vaincre les grandes compagnies en deux engagements successifs.
Louis II est l’architecte de la puissance de l’Etat bourbonnais non seulement par les extensions territoriales qu’il réalise par son mariage avec Anne, dauphine d’Auvergne qui lui apporte le Forez, par des héritages (notamment ceux de la Baronnie du Beaujolais et de la Principauté de Dombes) et enfin en raison de la dot de l’Auvergne pour l’épouse de son fils, en contrepartie de son acceptation de transformer en Apanage le duché de Bourbon.
La forteresse de Chantelle fut à nouveau renforcée après 1489, date d’accession au trône ducal par Pierre de Beaujeu, pour adapter sa défense à l’artillerie de siège et l’équiper en canons, casemates et autres outils de défenses. Les murailles furent renforcées et on fit l’acquisition jusqu’en 1504, de plusieurs maisons qui furent encloses dans les remparts, tandis que le duc et la duchesse faisaient apposer leurs médaillons en plusieurs endroits. Anne de France, duchesse de Bourbon fit de très nombreux séjours à Chantelle qu’elle affectionnait tout particulièrement. Elle fit partager cet amour à sa fille Suzanne et à son mari, Charles III de Bourbon, Connétable de France, qui y passèrent de très nombreux séjours.
Site Chantelle Le Château
Anne de France fit réaliser de son côté des travaux de prestige sur le cloître du Prieuré faisant construire au-dessus du prieuré un logis neuf composé de plusieurs chambres largement ouvertes à la lumière, dans le style Renaissance qui faisait alors fureur.
Elle fit appel à l’Atelier de Michel Colombe, un frère de Jean Colombe l’enlumineur, sculpteur d’une famille de sculpteurs, établis à Tours. Michel Colombe avait déjà travaillé en 1485 sur une statue du duc Jean II de Bourbon en prières (sculpture aujourd’hui conservée au Walters Arts Museum de Baltimore dans le Maryland (USA) [iii]
Jean Guilhomet, dit Jean de Chartres est l’un des meilleurs sculpteurs de l’atelier avec Guillaume Regnault, le neveu de Michel Colombe, qui prendra sa succession. Jean de Chartres travailla de 1499 à 1504 au tombeau de François II de Bretagne, mort en 1488 et dont Anne de Bretagne, sa fille, voulut honorer la mémoire en commandant un tombeau magnifique en 1499 à Jean Perreal pour l’architecture d’ensemble et à Michel Colombe pour la statuaire. Ce dernier réalisa les gisants du duc et de son épouse et confia les extraordinaires statues d’angles à Guillaume Regnault et Jean de Chartres. [iv].
Puis, à l’appel d’Anne de France, Jean de Chartres revint à Moulins et Chantelle pour travailler sur les statues de Sainte Anne, Saint-Pierre et Sainte Suzanne. Ces trois splendides statues recèlent un mystère.
Le Mystère des statues de Saint-Pierre, Sainte-Anne et Sainte-Suzanne
Le Curé Boudant de Chantelle, les trouva le 23 février 1845 sous la sacristie de l’Eglise des Génovéfains comme le décrit l’article d’André Michel [v] : « la première et la plus belle, sans contredit, représente Sainte Anne, instruisant la sainte Vierge. Il y a dans le maintien de cette mère quelque chose de divin. Elle médite un mystère. Elle prépare son enfant aux grandes destinées qui lui sont réservées. (…) Je fais remonter ces trois œuvres au tout début du XVIème siècle. Anne de France, épouse de Pierre II de Beaujeu et mère de Suzanne de Bourbon les aurait fait sculpter en l’honneur des Saints et Saintes, dont elle-même, sa fille et son mari, portaient les prénoms. C’est absolument la même pierre que le cloître du Couvent de Chantelle, bâti par cette princesse, le même luxe d’ornementation : c’est le style flamboyant dans tout son éclat. »
Jean GUILHOMET, dit Jean de Chartres (connu à partir de 1465 environ ; † vers 1515- 1516) Sainte Anne éduquant la Vierge ; saint Pierre ; sainte Suzanne Pierre (calcaire) H. : 1,92 m. ; L. : 0,78 m. ; Pr. : 0,49 m. Inventaire R.F.1158. © Musée du Louvre Crédit Photographique P. Philibert
Détail du visage de sainte Anne Jean GUILHOMET, dit Jean de Chartres Sainte Anne éduquant la Vierge Inventaire RF 1158 © Musée du Louvre – Crédit Photographique P. Philibert
Ces statues ont été placées au milieu de gravats, avec le souci manifeste de s’en débarrasser. Le visage de Marie a été brisé en deux.
Pourquoi des statues aussi belles ont-elles fait l’objet d’aussi peu de soins ?
L’Abbé Boudant avance notamment l’hypothèse que les statues, selon un usage constant depuis le XIVème siècle, auraient été placées sur les trois tours de Chantelle, rebaptisées par la Duchesse Anne, pour la circonstance, Tour Saint Pierre, Tour Sainte Anne et Tour Sainte Suzanne. L’auteur souligne que les évidements pratiqués à l’arrière des statues permettent d’affirmer qu’elles viennent effectivement des trois tours.
Les statues furent probablement déposées lors de la démolition du château, intervenue en 1638 et remises aux Jésuites, qui s’étaient vus confier par un acte de 1635 le prieuré de Chantelle.
Compte tenu des circonstances particulières de leur dépôt, il faut penser (remarque personnelle) que c’est déjà un petit miracle que les ouvriers chargés de la démolition du château aient pensé à remettre ces statues aux Jésuites.
A qui attribuer la paternité de ces statues ?
Sainte-Suzanne, de style plus archaïque que les deux autres statues, procède encore du XVème siècle et des écoles du Nord. A la différence de Sainte-Anne et de Saint-Pierre qui, eux, peuvent être rattachés à l’atelier de Michel Colombe. Cette école, qui combinait les traditions anciennes et les influences nouvelles, s’étaient constituée à Bourges et à Tours, au voisinage des rois et de la Cour.
Le visage de Sainte Anne, rappelle selon André Michel, celui du Groupe de La-Benisson-Dieu en Forez, taillé dans la même pierre d’Apremont en Berry et qui constitue sans doute une répétition du même auteur. L’Abbé Pierre La Fin, qui fit exécuter à la Bénisson-Dieu d’importants travaux à la fin du XVème siècle, était en effet le frère d’Antoine La Fin, Maître d’Hôtel du Duc de Bourbon et Comte de Forez, Pierre II de Beaujeu.
Groupe représentant Sainte-Anne (La-Benisson-Dieu) Droits Creative Commons – localisation Bibliothèque municipale de Lyon / P0793 010 00213 Lanaud, René, 1921-2007 (photographe) © Bibliothèque municipale de Lyon, 2011
D’après André Michel, on peut établir de façon certaine que Saint-Pierre et Sainte-Anne furent sculptés par le même artiste. Quant au visage de Sainte Suzanne, il rappelle fortement ceux des bois sculptés des Ecoles de Bruxelles et d’Anvers, dont la Touraine conserve de nombreux exemples. Il se pourrait donc que la statue de Sainte Suzanne ait été sculptée au sein du même atelier, par un artiste distinct.
Plusieurs documents attestent de façon certaine que Clément Mauclerc fut Maître d’œuvre de la duchesse de Bourbon aux châteaux de Chantelle et de Bourbon-L’Archambault. Quand le vieux Michel Colombe (il avait alors 81 ans) signa en 1511 le contrat pour la réalisation des tombeaux de Brou, il inséra un paragraphe précisant : « lorsque mes neveux auront présenté la réalisation en petit volume à ma dicte Dame (Marguerite d’Autriche), j’entreprendrai volontiers la charge de faire réduire en grand volume, par Guillaume (Regnault son neveu) tailleur d’ymaiges, avecque Jean de Chartres, mon disciple et serviteur, lequel m’a servi l’espace de dix-huit ou vingt ans et maintenant est tailleur d’ymaiges de Mme de Bourbon ».
Il existe donc une forte probabilité que l’atelier de Michel Colombe soit le responsable de la sculpture des trois statues et que Jean de Chartres soit l’auteur d’au moins deux d’entre elles.
Ces statues sont entrées dans l’Inventaire du Musée du Louvre en 1897. Elles ont été attribuées par le Musée à Jean de Chartres.
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[i] Midi et Septentrion : du sud au nord
[ii] Toise : la toise du Châtelet mesurait environ 1,949 m.
[iii] Voir l’article Wikipedia. La statue de Michel Colombe représentant le Duc Jean II de Bourbon en prière est conservée au Musée WALTERS à Baltimore.
[iv] Voir le remarquable article sur le site de la Cathédrale de Nantes
[v] Les Statues de sainte Anne, saint Pierre et sainte Suzanne (Musée du Louvre) André Michel, Monuments et Mémoires de la Fondation Eugène Piot, Année 1899, Volume 6, n°6.1, pp 95-106.
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