Boccace De mulieribus claris Traduction Laurent de Premierfait Illustrations Robinet Testard Français 599, fol. 32, Circé BNF
Il s’agit du trente-sixième portrait de la galerie des cent-six Cleres et nobles femmes de Boccace, qui aborde ici le mythe de Circé, fille du soleil. L’article de Boccace sur Circé, bénéficie d’une traduction en français sur le site Méditerranées.net.
L’épisode du séjour d’Ulysse chez Circé est raconté par Ovide dans les Métamorphoses, au Livre XIV, vers 223 à 319[i] :
“Alors Macarée raconte que le fils d’Hippotas, Éole, qui règne dans la profonde mer de Toscane, et tient les vents enchaînés dans de vastes cavernes, les avait enfermés dans des peaux de bœuf, et remis au roi d’Ithaque; qu’ayant reçu ce don merveilleux, le vaisseau vogua neuf jours sous un ciel favorable; qu’on apercevait déjà la terre désirée, quand, à la dixième aurore, les compagnons d’Ulysse, se laissant vaincre à leur cupidité, et croyant trouver les outres pleines d’or, les avaient déliées; que les vents s’en étaient échappés en fureur, et qu’entraînant le vaisseau en arrière ils l’avaient fait rentrer avec eux dans le port d’Éolie.
“Nous arrivons, dit Macarée, dans la ville des Lestrygons, qu’avait fondée Lamus; Antiphate y régnait. Je suis député vers lui avec deux de mes compagnons : mais à peine puis-je me sauver par une prompte fuite. Un autre s’échappe avec moi : le troisième a déjà teint de son sang la bouche impie du Lestrygon. Il nous poursuit, il excite les siens : ils courent au rivage, et, lançant des poutres et des rochers, submergent les hommes et les vaisseaux. Un seul de ces derniers, celui qui me portait avec Ulysse, est préservé du naufrage. Après avoir longtemps déploré la perte de nos compagnons, nous abordons cette terre que tu vois d’ici dans le lointain. Ne vois jamais que dans le lointain cette terre funeste, où je suis descendu. Et toi, fils d’une déesse, et le plus juste des Troyens (car les travaux de Mars ayant cessé, tu ne dois plus être appelé notre ennemi), Énée, crois-moi, fuis aussi la terre de Circé.
“Après avoir attaché notre navire au rivage, ne pouvant oublier Antiphate et le farouche Cyclope, nous refusions d’aller en avant et d’entrer sous des toits inconnus. Le sort fixa le choix de ceux qui seraient envoyés. Le sort me désigna avec le fidèle Polytès, Euriloque, et Elpénor, qui aimait trop le vin. Dix-huit autres compagnons partent avec nous. Arrivés aux portes du palais de Circé, mille loups, et avec eux des ours et des lions, accourent, s’avancent, et d’abord la terreur nous saisit; mais nous n’avions rien à craindre; leurs dents ne menaçaient nos corps d’aucune blessure : ils agitaient l’air de leurs queues caressantes, et, en nous flattant, accompagnaient nos pas. Les femmes de Circé nous reçoivent, et, à travers des portiques de marbre, nous conduisent à leur souveraine. Elle est assise dans une magnifique salle, sur un trône éclatant, vêtue d’une robe blanche que couvre un riche tissu d’or.
“Les Néréides et les Nymphes forment sa cour. On ne voit point la laine s’étendre sur leurs fuseaux; elles ne conduisent point de longs fils sous leurs doigts agiles : elles arrangent des plantes, rassemblent et séparent, dans des corbeilles, des fleurs éparses sans ordre, et des herbes de diverses couleurs : c’est là l’ouvrage que leur reine exige d’elles. Circé connaît l’usage de chaque plante, et les effets qu’on obtient de leur mélange; elle les retourne, les pèse, et les examine attentivement.
“Dès qu’elle nous aperçoit, après le salut reçu et rendu, un doux sourire nous accueille, et comble nos vœux. Soudain, elle ordonne qu’on prépare une boisson où se mêlent à l’orge brûlé, le miel, le vin, et le lait caillé. Elle y ajoute furtivement des sucs inconnus et que nous cache la douceur du breuvage. Nous recevons les coupes que présente sa main, et, tandis que, dévorés par une soif ardente, nous buvons tous ensemble, la Déesse cruelle touche légèrement nos fronts de sa baguette. Soudain, j’ai honte de le dire, mon corps commence à se hérisser d’un poil rude; déjà je ne puis plus parler : au lien de mots, je ne forme qu’un rauque murmure. Mon front se courbe vers la terre. Je sens ma bouche se fendre et se durcir en long museau; mon cou s’enfle sous les plis de mes chairs, et de la même main qui venait de saisir la coupe, je forme des pas : telle était la force de ce breuvage ! On m’enferme dans une étable avec mes compagnons. Nous voyons Euryloque qui seul a conservé sa figure : seul il avait refusé la coupe fatale qui lui fut présentée; et, s’il l’eût acceptée, il serait encore comme nous changé en vil pourceau : Ulysse n’eût point appris par lui notre infortune, et il ne serait pas venu, prêt à nous venger.
“Le héros avait reçu du dieu qui porte le Caducée une fleur dont la feuille est blanche, la racine noire, et que les dieux appellent ‘moly’. Fort du pouvoir de cette plante, et muni d’avertissements célestes, il entre dans le palais de Circé. Invité au breuvage trompeur, il tire l’épée, repousse la coupe, et épouvante la déesse, dont la baguette cherche en vain à effleurer ses cheveux. Bientôt Circé donne au héros et sa main et sa foi. Ulysse est reçu dans son lit, et demande pour dot à sa femme qu’elle lui rende ses compagnons.
“Circé répand sur nous les sucs puissants d’une herbe qui ne peut nuire, tourne sur notre tête sa baguette en sens contraire, et fait entendre des mots opposés à ceux qu’elle avait prononcés. Tandis qu’elle poursuit son chant magique, nos corps, soulevés par degrés de la terre, se redressent; nos soies tombent, nos pieds cessent d’être fendus en deux cornes, nos épaules renaissent, et nous avons retrouvé nos coudes et nos bras. Nous embrassons en pleurant Ulysse, qui pleure avec nous. Longtemps nous nous attachons à son cou, et nos premières paroles expriment notre reconnaissance.
“Circé nous retint un an entier dans son île. Pendant ce long séjour, je fus témoin de beaucoup de prodiges, et beaucoup d’autres me furent racontés. Voici, parmi ces derniers, ce que j’ai appris d’une des quatre femmes que la déesse emploie à ses horribles mystères. Cette suivante, pendant que sa maîtresse était retenue auprès d’Ulysse, me fit voir la statue d’un jeune homme, en marbre blanc, portant sur sa tête un pivert, placée dans un asile sacré, et parée d’un grand nombre de couronnés. Je voulus savoir et je demandai quel était ce jeune homme, pourquoi il était honoré comme dans un temple, et ce que signifiait l’oiseau qui surmonte sa tête : “Écoute Macarée, dit cette femme, connais, par ce que je vais te dire, jusqu’où s’étend le pouvoir de Circé, et prête-moi une oreille attentive.”
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[i] Ovide – Les Métamorphoses – Livre XIV Traduction (légèrement adaptée) de G.T. Villenave, Paris, 1806.
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