
Boccace De mulieribus claris Traduction Laurent de Premierfait Illustrations Robinet Testard FrançaisFrançais 599, fol. 74, Cléopâtre VII BNF
Il s’agit du quatre-vingt-sixième portrait de la galerie des cent-six Cleres et nobles femmes de Boccace, qui présente Cleopâtre. C’est le plus long développement de Boccace. Celui probablement pour lequel la matière est la plus abondante car les sources sont nombreuses.
Parmi ces sources, Plutarque, qui a déjà alimenté la matière de plusieurs articles de Boccace, dresse, en plusieurs touches successives le portrait magistral de Cléopâtre[i] :
« 25 Antoine, étant donc d’un tel caractère, mit le comble à ses maux par l’amour qu’il conçut pour Cléopâtre, amour qui éveilla en lui avec fureur des passions encore cachées et endormies, et qui acheva d’éteindre et d’étouffer ce qui pouvait lui rester de sentiments honnêtes et vertueux. Voici de quelle manière il fut pris à ce piège.
« Quand il partit pour aller combattre les Parthes, il envoya ordre à Cléopâtre de le venir joindre en Cilicie, pour s’y justifier des imputations qui pesaient sur elle d’avoir puissamment aidé Brutus et Cassius dans la guerre. Dellius, celui qu’il envoya, n’eut pas plutôt vu la beauté de Cléopâtre, et reconnu le charme et la finesse de sa conversation, qu’il sentit bien qu’Antoine ne voudrait jamais causer de déplaisir à une telle femme, mais que plutôt elle captiverait aisément son esprit.
« Il s’attacha donc à lui faire sa cour : il la pressa d’aller en Cilicie parée, comme dit Homère, de tout ce qui pouvait relever ses charmes, et l’exhorta à ne pas craindre Antoine, qui était, disait-il, le plus doux et le plus humain des généraux. Cléopâtre crut aisément ce que lui disait Dellius ; d’ailleurs l’expérience qu’elle avait faite du pouvoir de ses charmes sur Jules César et sur le jeune Pompée lui faisait espérer qu’elle n’aurait pas grand’peine à captiver Antoine, d’autant que les premiers ne l’avaient connue que dans sa première jeunesse, et lorsqu’elle n’avait encore aucune expérience des affaires ; au lieu qu’Antoine la verrait à l’âge où la beauté des femmes est dans tout son éclat, et leur esprit dans toute sa force.
« Elle prit avec elle de riches présents, des sommes d’argent considérables, et un appareil aussi magnifique que pouvait l’avoir une reine si puissante, et dont le royaume était dans un état alors très-florissant ; mais c’était sur elle-même, c’était sur le prestige de ses charmes, qu’elle fondait ses plus grandes espérances.
« Elle recevait coup sur coup des lettres d’Antoine et de ses amis qui la pressaient de hâter son voyage ; mais elle en tint si peu de compte, et se moqua si bien de toutes ces invitations, qu’elle navigua tranquillement sur le Cydnus, dans un navire dont la poupe était d’or, les voiles de pourpre et les avirons d’argent. Le mouvement des rames était cadencé au son des flûtes, qui se mariait à celui des chalumeaux et des lyres. Elle-même, magnifiquement parée, et telle qu’on peint Vénus était couchée sous un pavillon tissu d’or ; de jeunes enfants, vêtus comme les peintres ont coutume de représenter les Amours, étaient à ses côtés avec des éventails pour la rafraîchir ; ses femmes, toutes parfaitement belles, et vêtues en Néréides et en Grâces, étaient les unes au gouvernail, les autres aux cordages.
« Les rives du fleuve étaient embaumées de l’odeur des parfums qu’on brûlait dans le vaisseau, et couvertes dune foule immense qui accompagnait Cléopâtre ; et l’on accourait de toute la ville pour jouir d’un spectacle si extraordinaire. Tout le peuple qui était sur la place sortit au-devant d’elle, jusque-là qu’Antoine, qui était assis sur son tribunal, où il donnait audience, y demeura seul ; et un bruit se répandit partout que c’était Vénus qui, pour le bonheur de l’Asie, venait se divertir chez Bacchus.
« Dès qu’elle fut descendue à terre, Antoine l’envoya prier à souper ; mais elle témoigna le désir de le recevoir plutôt chez elle ; et Antoine, pour lui montrer sa complaisance et son urbanité, y alla. Il trouva la des préparatifs dont la magnificence ne se peut rendre ; mais, ce qui le surprit plus que tout le reste, ce fut la multitude des flambeaux qui éclairaient de toutes parts, les uns suspendus au plafond, les autres attachés à la muraille, et qui formaient avec une admirable symétrie des figures carrées ou circulaires. Aussi, de toutes les fêtes dont il est fait mention dans l’histoire. n’en trouve-t-on aucune qui soit comparable à celle-là.
« Le lendemain, Antoine, la traitant à son tour, se piqua de la surpasser en goût et en magnificence ; mais il fut si inférieur en l’un et en l’autre, qu’obligé de s’avouer vaincu, il railla lui-même le premier la mesquinerie et la grossièreté de son festin. Cléopàtre, voyant que les plaisanteries d’Antoine étaient fort vulgaires et sentaient leur soldat, lui répondit sur le même ton, sans aucun ménagement, et avec la plus grande hardiesse.
« Sa beauté, considérée en elle-même, n’était point, dit-on, si incomparable qu’elle ravît tout d’abord d’étonnement et d’admiration ; mais son commerce avait tant d’attrait, qu’il était impossible d’y résister ; les agréments de sa figure, soutenus du charme de sa conversation et de toutes les grâces qui peuvent relever le plus heureux naturel, laissaient un aiguillon qui pénétrait jusqu’au vif. Sa voix avait une extrême douceur ; et sa langue, qu’elle maniait avec une grande facilité, telle qu’un instrument à plusieurs cordes, prononçait également bien plusieurs idiomes différents ; en sorte qu’il était peu de nations à qui elle parlât par interprète.
« Elle répondait dans leur propre langue aux Éthiopiens, aux Troglodytes, aux Hébreux, aux Arabes, aux Syriens, aux Mèdes et aux Parthyens. Elle savait encore plusieurs autres langues, tandis que les rois d’Egypte, ses prédécesseurs, n’avaient pu apprendre qu’à grand’peine l’égyptien, et que quelques-uns d’entre eux avaient même oublié le macédonien, leur langue maternelle. Aussi s’empara-t-elle si bien de l’esprit d’Antoine, que, laissant là et sa femme Fulvie, qui, pour les intérêts de son mari, luttait à Rome contre César, et l’armée des Parthes, dont les généraux du roi avaient donné le commandement à Labiénus, qui avait embrassé le parti de César, et qui, déjà en Mésopotamie, à la tête de cette armée, n’attendait que le moment d’entrer en Syrie ; Antoine, dis-je, oubliant toutes ces considérations, se laissa entraîner par Cléopâtre à Alexandrie, où il dépensa, dans l’oisiveté, dans les plaisirs et dans des voluptés indignes de son âge, la chose la plus précieuse à l’homme au jugement d’Antiphon, le temps. Ils avaient formé une association sous le nom d’Amimétobiens, et ils se traitaient mutuellement tous les jours avec une profusion qui excédait toutes bornes ». (…)
29 « Pour revenir à Cléopâtre, elle fit voir que l’art de la flatterie, lequel ne s’exerce, suivant Platon , que de quatre manières différentes, est susceptible d’une infinité de formes. Dans les affaires sérieuses, comme dans les amusements qui se partageaient le temps d’Antoine, elle savait toujours imaginer quelque nouveau plaisir, quelque nouvelle gentillesse pour le divertir. Elle ne le quittait ni jour ni nuit : elle jouait, elle buvait, elle chassait avec lui, et assistait même à ses exercices militaires.
« La nuit, quand il courait les rues et s’arrêtait aux portes ou aux fenêtres des habitants pour leur lancer quelques brocards, elle l’accompagnait sous un costume de servante, car lui-même était déguisé en valet, ce qui lui attirait souvent des injures, et quelquefois même des coups. Mais, quoique cette conduite rendît Antoine suspect aux Alexandrins, ils s’amusaient néanmoins de ses plaisanteries, et y répondaient même avec assez de finesse : ils aimaient à dire qu’Antoine prenait un masque tragique pour les Romains et gardait pour eux celui de la comédie.
« Comme il serait trop long et trop puéril de rapporter plusieurs de ses, traits de plaisanterie, je me bornerai à en citer un seul. Un jour qu’il péchait à la ligne sans rien prendre, ce qui le mortifiait parce que Cléopâtre était présente, il commanda à des pêcheurs d’aller secrètement sous l’eau attacher à l’hameçon de sa ligne quelque poisson de ceux qu’ils avaient pris auparavant. La chose fut ainsi faite, et Antoine retira deux ou trois fois sa ligne chargée d’un poisson. L’Égyptienne ne fut pas sa dupe : elle feignit d’admirer le bonheur d’Antoine ; mais elle découvrit à ses amis la ruse qu’il avait employée, et les invita à revenir le lendemain voir la pêche. Quand ils furent tous montés dans les barques, et qu’Antoine eut jeté sa ligne, Cléopâtre commanda à un de ses gens de prévenir les pêcheurs d’Antoine, et d’aller attacher à l’hameçon un poisson salé de ceux qu’on apporte du Pont. Antoine, sentant sa ligne chargée, la retira ; et la vue de ce poisson excita, comme on peut croire, de grands éclats de rire. Alors Cléopâtre dit à Antoine : « Général, laisse-nous la ligne, à nous qui régnons au Phare et à Canope ; ta chasse, à toi, c’est de prendre les villes, les rois et les continents. » (…)
52″Cléopâtre sentit qu’Octavie venait lui disputer le cœur d’Antoine ; et, dans la crainte qu’une femme si estimable par la dignité de ses mœurs, et soutenue de toute la puissance de César, n’eût pas besoin longtemps d’employer auprès de son mari les charmes de sa conversation et l’attrait de ses caresses, pour prendre sur lui un ascendant invincible et s’en rendre entièrement maîtresse, elle feignit d’avoir pour Antoine la passion la plus violente, et exténua son corps, en réduisant excessivement sa nourriture. Toutes les fois qu’il entrait chez elle, il lui trouvait le regard étonné ; et, quand il la quittait, elle avait les yeux abattus de langueur. Attentive à être vue souvent en larmes, elle se bâtait de les essuyer et de les cacher, comme pour les dérober à Antoine. C’était surtout lorsqu’elle le voyait disposé à quitter la Syrie pour aller joindre le roi des Mèdes, qu’elle usait de ces artifices ». (…)
71″Cependant Cléopâtre faisait provision de tous les poisons qui ont le pouvoir de donner la mort ; et, pour les éprouver, elle en faisait l’essai sur des prisonniers condamnés au supplice. Mais, quand elle vit que ceux dont l’effet était prompt faisaient mourir dans des douleurs atroces, et que ceux au contraire qui étaient doux n’apportaient la mort que fort lentement, elle essaya de la morsure des serpents, et en fit appliquer en sa présence, de plusieurs espèces, sur diverses personnes. Comme elle faisait chaque jour de ces essais, elle reconnut que la morsure de l’aspic était la seule qui ne causât ni convulsions ni déchirements ; que, jetant seulement dans une pesanteur et un assoupissement accompagné d’une légère moiteur au visage, elle conduisait, par un affaiblissement successif de tous les sens, à une mort si douce, que ceux qui étaient en cet état, de même que des personnes profondément endormies, se fâchaient quand on les réveillait ou qu’on les faisait lever ». (…)
« 77 Dès qu’Antoine sut que Cléopâtre vivait encore, il demanda avec instance à ses esclaves de le porter auprès d’elle ; et ils le portèrent sur leurs bras jusqu’à l’entrée de la sépulture. Cléopâtre n’ouvrit point les portes ; mais elle parut à une fenêtre, d’où elle descendit des chaînes et des cordes avec lesquelles on attacha Antoine ; puis, aidée de deux de ses femmes, les seules à qui elle eût permis de la suivre en ce lieu, elle le tira à elle. Jamais, au rapport de ceux qui en furent témoins, on ne vit spectacle plus digne de pitié. Antoine, tout souillé de sang et n’ayant plus qu’un souffle de vie, était tiré en haut, tendant vers Cléopâtre ses mains défaillantes, et se soulevant lui-même, autant que sa faiblesse le lui permettait. Ce n’était pas chose aisée pour des femmes que de le monter ainsi : Cléopâtre, les bras roidis et le visage tendu, tirait les cordes avec effort, tandis que ceux qui étaient en bas l’encourageaient de la voix, et l’aidaient de tout leur pouvoir.
Après qu’elle l’eut ainsi introduit dans le tombeau et fait coucher, elle déchira ses voiles, en pleurant sur lui ; puis, se frappant le sein et se meurtrissant le corps de ses propres mains, elle essuyait le sang qui souillait son visage en y collant le sien ; elle l’appelait son maître, son époux, son chef suprême : sa compassion pour les maux d’Antoine lui faisait presque oublier les siens propres. Antoine, après avoir calmé sa douleur, demanda du vin, soit qu’il eût réellement soif, ou qu’il espérât que cette boisson hâterait sa fin. Quand il eut bu, il exhorta Cléopâtre à prendre des mesures pour son salut, autant qu’elle le pourrait faire sans déshonneur, et à se fier à Proculéius préférablement à tous les autres amis de César. Il la conjura de ne pas s’affliger sur lui pour ce dernier revers, mais plutôt de le féliciter des biens dont il avait joui durant sa vie, ayant eu le bonheur d’être le plus illustre et le plus puissant des hommes, et surtout pouvant se glorifier, à la fin de sa carrière, de n’avoir été vaincu, lui Romain, que par un Romain. Et, en achevant ces mots, il expira« . (…)
86″On apporta, dit-on, à Cléopâtre, un aspic caché sous ces figues couvertes de feuilles : elle l’avait ainsi ordonné, afin qu’en prenant les fruits le serpent la mordît sans qu’elle l’aperçut. Mais, quand elle découvrit les figues, elle vit le reptile : « Le voilà donc ! » s’écria-t-elle alors ; et elle présenta son bras nu à la piqûre. D’autres prétendent qu’elle gardait cet aspic caché dans un vase, et que, l’ayant provoqué avec un fuseau d’or, l’animal irrité s’élança sur elle, et la mordit au bras. Mais on ne sait rien de certain sur le genre de sa mort« .
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[i] Plutarque Vie des Hommes illustres Antoine 1853.
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