L’accession au pouvoir du comte de Montefeltre, devenu le plus grand condottiere d’Italie, de tous les temps, s’est réalisée dans le sang de son demi-frère, Oddantonio. Mais le comte de Montefeltre a su gagner l’affection de ses sujets en respectant srcupuleusement ses engagements à leur égard, donnant ainsi l’illustration du prince au bon gouvernement.
La jeunesse de Federico de Montefeltre
Le 7 juin 1422 naît à Gubbio [i], au cœur des montagnes de l’Ombrie, un enfant d’une dame de compagnie de la comtesse de Montefeltro, fils illégitime de Guidantonio, comte de Montefeltro et seigneur d’Urbino. On va l’appeller Frédéric. Six ans plus tard, un autre fils, légitime celui-là, accueilli avec des transports de joie, naît dans la famille de Guidantonio.
Car Guidantonio est marié pendant vingt-sept ans à Rengarda Malatesta (1380-1423), fille du seigneur de Rimini Galeotto Malatesta et petite fille du seigneur de Camerino : ils n’ont pas d’enfant. Après la mort de cette dernière, il épouse Catherine Colonna, la nièce du pape Martin V, un cardinal Colonna, dont il aura six enfants dont l’héritier, Oddantonio.
Car Guidantonio, au terme d’une vie de condottiere, s’est réconcilié avec la Papauté, dont il a épousé les intérêts: Il a été nommé seigneur d’Urbino en 1404 par le Pape Boniface IX (1389-1404) puis, après sa réconciliation avec Martin V, gonfalonier de l’Eglise.
Le remariage de Guidantonio lui permet de révéler son premier fils à son épouse Catherine qui l’accueille chaleureusement, tout au moins jusqu’à la naissance d’Oddantonio. A cette date, le comte de Montefeltre signe un contrat de mariage avec Giovanna Alidosi, veuve de Bartolomeo Brancaleone, mort en 1424, et dont le pape avait institué son vicaire à Urbin, Guidantonio, le tuteur. Ce contrat est approuvé par le pape Eugène IV en 1433, qui élève un an plus tard, après avoir légitimé Federico, les domaines des Brancaleoni en comté de Mercatello. Ce mariage permet à Guidantonio de faire coup double en faisant entrer dans la famille de Montefeltre les fiefs de Brancaleone d’une vingtaine de villages et châteaux, à la limite de son comté et en donnant une mère à son fils.
Afin de préparer le jeune Federico à devenir un prince accompli, capable de conduire une guerre et de mener des négociations diplomatiques, il faut l’éduquer. On convient alors de l’expédier à Mantoue, la cour la plus brillante de cette époque. Mais un litige qui survient avec le pape Eugène IV, provoque l’intermédiation de Venise : l’accord trouvé grâce à la république sérénissime comporte l’expédition d’un otage à Venise : ce sera Federico qui part pour Venise en 1433. Le jeune adolescent de onze ans rencontre le doge Francesco Foscari qui, émerveillé par ses réponses, lui prédit un grand avenir. Puis il est conduit à Mantoue où toute la noblesse a été conviée pour le séjour de l’empereur Sigismond qui vient de se faire couronner à Rome le 31 mai 1433.
Chevalier du Saint Empire: premiers faits d’arme
Les fêtes brillantes succèdent aux réceptions et le seigneur de Mantoue est remercié par un titre de Marquis qu’il vient d’acheter pour la somme de douze mille florins d’or. Le petit Federico, lui, est élevé, gratuitement, cette fois-ci, à la dignité de Chevalier du Saint Empire, comme son père et son demi-frère quelques semaines plus tôt. Comme un autre des voisins de son père, Pandolphe Malatesta, seigneur de Rimini, qui, à compter du jour de cet anoblissement, signera Sigismond Malatesta, du prénom de l’empereur.
Puis, il suit les cours de lettres et de rhétorique de Vittore Ramboldini da Feltro, le célèbre professeur de l’Université de Padoue que le marquis de Mantoue avait fait venir en 1425 pour fonder à Mantoue une école pour les jeunes nobles. L’école de la « Casa giocosa » (maison joyeuse) va rapidement devenir l’une des grandes écoles européennes qui va attirer les héritiers de toutes les maisons régnantes et donner un lustre inouï à la ville de Mantoue. Le programme qui combine les disciplines humanistes classiques, à l’enseignement de la rhétorique, fait une large place à la culture religieuse tout en essayant de former des esprits éclairés, équilibrés et ouverts sur le monde. L’enseignement accordait un large espace aux activités physiques : l’équitation, l’escrime, la nage et la chasse. Les leçons de grec et de latin alternaient avec celles de la musique et du dessin. A la « Casa giocosa » on apprenait à penser : « soyez sûrs d’abord que vous avez quelque chose à dire, puis dites le tout uniment ».
Federico ne reste pas longtemps à la maison heureuse, juste deux ans, mais deux années qui vont le marquer pour la vie et ouvrir son âme à la culture de la beauté et des arts. A l’âge de treize ans, il est presque un homme et le moment est venu de l’initier à l’art de la guerre. Pour le former, son père balance un moment entre deux capitaines condottieres qui sont en Lombardie : l’un est Sforza le fort qui commence toujours par temporiser avant de combattre ; l’autre est Niccolo Picinino, surnom donné en raison de sa taille lilliputienne, le plus brillant des lieutenants de Braccio da Montone, le seigneur de Pérouse, voisin des Montefeltre.
Federico suit pendant deux ans « l’école » de Picinino, puis, Bernardino della Carda décède et Picinino décide de faire confiance au jeune homme de quinze ans, pour commander les huit cents lances (2 400 cavaliers) de la troupe de feu, son beau-frère. Avant de prendre son commandement, Federico est retourné à Gubbio pour se marier avec Gentile Brancaleone : il est devenu officiellement en 1437, comte de Mercatello et chef de famille.
Trois ans plus tard, le jeune combattant est en train de conduire un train de canons à travers les montagnes lorsque se livre la grande bataille d’Anghiari qui oppose Picininio pour les Milanais aux Florentins dirigés par Michelotto Attendolo Sforza (un cousin de Muzio Attendolo, le père de Francesco Sforza, futur duc de Milan). La victoire d’Anghiari qui n’a rien coûté à Milan, (d’après Machiavel un homme seulement serait mort étouffé par son armure), sera célébrée par les Florentins, qui est illustrée par une toile magistrale de Giorgio Vasari au siècle suivant et une esquisse de Léonard de Vinci.
Son chef ayant décidé de se retirer en Lombardie pour refaire ses forces, Federico rejoint sa femme à Urbino, où il rencontre le patriarche d’Aquileia, légat du pape, lequel lui fait des offres très alléchantes assorties de menaces en cas de refus. Il lui fait notamment sentir qu’il ne doit son titre et ses possessions qu’à la faveur de l’Eglise. Le jeune capitaine lui répond très habilement qu’il avait bien envisagé toutes ces choses mais que quitter le service du duc de Milan au moment où ce dernier est en position de faiblesse, serait un déshonneur. En revanche, dès que son engagement sera terminé, il viendra servir le Pape, fut-ce à des conditions bien moindres que celles du duc de Milan, pour l’honneur de servir le Saint-Siège. Cette réponse laisse le prélat perplexe et le surprend fort. Il ignore encore que ce qu’il attribue à la jeunesse de son interlocuteur est une habileté diplomatique qui constituera l’une des qualités maîtresses de Federico.
Pierre-Paul Rubens (1577-1640) Copie d’après des dessins de Léonard de Vinci pour la Bataille d’Anghiari Pierre noire, plume, encre brune et grise, lavis gris, rehauts de blanc et de couleur – 45,3 x 63,6 cm Paris, Musée du Louvre Photo : RMN
Car ce jeune capitaine de dix-neuf ans, déborde d’astuce mais il n’a pas encore une grande expérience militaire,. Un des parents de son épouse, monté contre cette dernière par Sigismond Malatesta, seigneur de Rimini, s’empare alors, avec des troupes fournies par Malatesta, de plusieurs places fortes de la seigneurie d’Urbino. Federico réussit à reprendre Santa Croce mais il est arrêté devant Montelocco. Sur ce, il reçoit un courrier de Malatesta qui l’assure qu’il n’est pour rien dans cette initiative d’Alberigo Brancaleoni et qu’il est prêt à lui prêter main-forte pour le déloger.
Fort de cette assurance de la neutralité de Malatesta, Federico croit pouvoir répartir sa troupe en trois forces séparées. A la nuit venue, Sigismondo Malatesta, déguisé, tombe avec toutes ses forces sur le premier campement, défendu par le plus inexpérimenté des lieutenants de Federico et il le culbute. Au bruit de la bataille, Federico accourt et combat désespérément. Au petit jour, la disproportion des combattants apparaît, énorme. Aussitôt les cris « Malatesta, Malatesta » se font entendre et les soldats grimpent jusqu’au jeune capitaine qui est cerné de toutes part, son cheval éventré sous lui. Federico lui-même est blessé d’un coup d’épée et le bruit de sa mort se répand. Mais il a réussi à s’enfuir et à retrouver son troisième campement d’où il s’évertue à remonter le courage du troisième groupe. C’est alors qu’on vient lui annoncer l’arrivée de renforts : trois mille fantassins qui accourent à marche forcée, conduits par son lieutenant Matteo Grifone.
Cette nouvelle redonne du courage à la petite troupe qui parvient à fondre sur les Malatestiens qui fêtent déjà leur victoire et qui sont culbutés et forcés de rebrousser chemin. Brancaleoni, abandonné, rend le Castello le lendemain. Cette affaire va être riche d’enseignements : elle va apprendre à Federico qu’il ne faut pas croire les protestations d’amitié, qu’il est dangereux de diviser ses forces et que la ténacité finit toujours par payer.
Le stratagème de San Leo
Une autre affaire quelques jours plus tard va mettre en exergue sa ruse. Adossé à la petite république de San Marino, depuis toujours protégée par les comtes de Montefeltro, il peut voir la forteresse de San Leo, le pic réputé le plus imprenable du monde. Une forteresse qu’il est absolument impossible de prendre par la force.
Federico va tenter la ruse en imaginant un stratagème qui va étonner ses contemporains. Car la forteresse de San Leo dispose d’une particularité, c’est que le village au bas des remparts de la forteresse, dispose de verrous et de chaînes fermées depuis l’extérieur ! Les paysans en sortant pour aller travailler, referment tout simplement les chaînes et les cadenas derrière eux. Peut-être se méfient-ils des soldats de la garnison ?
Son lieutenant, Matteo Grifone, monte, par une nuit sans lune et pluvieuse, avec vingt hommes triés sur le volet, munis de cadenas et de drapeaux du Montefeltre tandis que Federico a disposé ses hommes au bas de la pente, en dessous du village. Matteo s’infiltre dans le village par un pan de mur mal gardé et va cadenasser chaque porte du village, puis, dissimulé, il attend les premières lueurs de l’aube.
A ce moment, Federico fait hurler tous ses hommes de concert, d’une grande clameur de guerre. A ce bruit, toute la garnison du château se rue vers le bas du village pour affronter les forces de Federico. Pendant ce temps, les habitants (au nombre de quatre cents environ) essaient de sortir de chez eux mais ils sont bloqués par les cadenas et condamnés à observer l’évolution de la situation de leurs fenêtres.
Les hommes de Grifone se mettent alors à crier « Montefeltro, Montefeltro » et agitent en tous sens leurs drapeaux dans le village. Les quelques soldats restés de garde dans la forteresse, ne mettent pas en doute que le village n’ait été emporté par les assaillants : ils se rendent alors aux hommes de Grifone qui referment aussitôt les portes derrière eux en hissant le drapeau de Montefeltre sur la plus haute tour. Quand les combattants aperçoivent, au bas du village, les enseignes de leurs ennemis sur les tours de la citadelle, ils perdent courage et s’égaillent dans toutes les directions dans la montagne.
Après cette affaire, Malatesta comprend que le jeune Montefeltro n’a rien à envier à son père au chapitre des ruses de guerre et il vient réclamer la paix. Sur ce, Guidantonio, le comte de Montefeltre et Seigneur d’Urbino, meurt, quatre ans après son épouse, Caterina Colonna. Il laisse son pouvoir à un jeune jouvenceau de quatorze ans, Oddantonio., lequel est amateur de belles lettres et plus encore de belles Urbinates qu’il course du matin au soir, s’attirant les remontrances de son demi-frère aîné. Mais Oddantonio sort alors son épée et Federico, sagement, décide de briser là et de retourner à ses occupations, c’est-à-dire revenir à son métier de condottiere.
Il rejoint alors avec ses forces Picinino qui commence à accumuler les défaites : alors que son jeune capitaine est en train de fourrager, le condottiere se fait étriller par Francesco Sforza (le futur duc de Milan), près de Viterbe en novembre 1443. Federico a juste le temps d’intervenir en fin de bataille pour couvrir la retraite de son chef et ramener leurs troupes vers Pesaro sur l’Adriatique, tenu par un cousin de Sigismond Malatesta, en délicatesse avec ce dernier. Tandis que Sforza se met d’accord avec Sigismond pour attaquer Pesaro où Federico s’est retranché, Picinino lui, s’est remparé à Fano.
Federico soutient victorieusement le siège des troupes conjointes qui se rendent compte que la partie va être plus dure qu’ils ne le pensaient et qui lèvent alors le siège.
Le jeune lionceau a sorti ses griffes.
L’assassinat du comte de Montefeltre
Pendant ce temps, le jeune Oddantonio se laisse guider par deux conseillers que lui a fort obligeamment prêté Sigismond Malatesta de Rimini, frère de la première épouse du comte de Montefeltre.
Le jeune comte vit luxueusement, passe encore, mais lui et ses conseillers poursuivent de leurs assiduités des femmes mariées qu’il font enlever. Telle la femme du médecin Serafino de Serafini ou celle du riche propriétaire rural Riciarelli.
Au matin du 21 juillet 1444, veille de la Sainte Marie Madeleine, à l’aube, une douzaine de gens armés, conduits par le médecin Serafino, forcent les portes du palais. On trouve Oddantonio recroquevillé dans son lit, qui est promptement passé de vie à trépas d’un coup de serpe bien aiguisée. Puis vient le tour de Tommaso del Agnelo, responsable de l’enlèvement de l’épouse du propriétaire foncier, que Riciarelli et ses paysans tirent du lit : ils se livrent alors sur lui à une bastonnade en règle qui finit par l’occire.
Le sort du protonotaire est plus long à régler car ce dernier a réussi à se saisir d’une épée. Finalement, un coup de hallebarde asséné sur la tête, lui fend le crâne.
Au bruit fait par les conjurés, la population d’Urbino, réveillée, vient aux nouvelles et en profite pour piller le palais tandis que les conseillers du comte sont pourchassés et parviennent tout juste à trouver refuge dans des Eglises. Les gardes du palais n’interviennent toujours pas et la ville est livrée à l’anarchie. Mais les bourgeois du conseil de ville adressent immédiatement un courrier à Federico qui, justement n’est pas très loin, un hasard bienvenu : il est à Pesaro d’où il accourt promptement.
Entre temps le conseil de ville s’est ravisé. Doit-on laisser tous les pouvoirs au comte de Mercatello ? Celui-ci n’essaiera-t-il pas de punir les coupables de l’assassinat du jeune comte ? Les libertés urbaines seront-elles maintenues ? Et puis, il y a la question fiscale ! Le jeune comte avait beaucoup augmenté les impôts ! Ne peut-on imposer au nouveau prétendant un pacte à respecter, notamment fiscal ?
Les Urbinates rédigent alors une charte en vingt articles qu’ils vont proposer, précédés de l’Evêque d’Urbin, en procession, au jeune comte qui les attend, imperturbable, à la porte de la ville, sur la route de Pesaro. Là, Federico entend la lecture de chacun des articles, il pose quelques questions de détail, demande des explications complémentaires puis il jure de respecter les libertés de la ville.
Le nouveau comte d’Urbin a-t-il trempé dans l’assassinat de son demi-frère ? C’est extrêmement probable quoique rien ne le prouve. La première des circonstances étonnantes est d’abord la présence du comte à Pesaro, à trente-six km à peine d’Urbino, une proximité tout-à-fait bienvenue qui permet de suggérer que des contacts ont pu être facilement noués entre les conjurés et Federico. La seconde des circonstances est la passivité des gardes : les conjurés entrent dans le château de la belle-au-bois-dormant en faisant un tintamarre absolu qui réveille la ville mais pas les gardes ! Il est par ailleurs impossible que des bourgeois, même investis des meilleurs motifs du monde se soient livrés à des voies de fait sur leur seigneur, un crime absolument impardonnable en droit féodal. Or personne n’a été puni: les coupables ont dû en négocier au préalable le pardon auprès du nouveau comte de Montefeltre.
Et puis, il y a ce tableau de Piero della Francesca où l’on voit la flagellation du Christ non pas au-devant de la scène, mais à l’arrière tandis que les trois futures victimes sont au premier plan. Que signifie cette scène peinte près de dix ans plus tard à la demande de Federico de Montefeltre ? Faut-il y voir, comme certains l’ont prétendu, une énigme concernant l’assassinat d’Oddantonio ? Ou bien n’est-ce que la revendication par Federico de Montefeltre d’une succession normale à son demi-frère, que l’on célèbre de cette façon afin de faire taire les murmures ?
La présence à l’arrière suggère que le sujet central du tableau est le groupe de trois personnages à droite. Mais il ne faut pas oublier que, pour le spécialiste de la peinture mathématique et de la perspective qu’est Piero della Francesca, le sujet central de l’oeuvre est constitué du point de mire: c’est la perspective qui donne au groupe de la flagellation du Christ, en second plan, la position de premier plan.
Cette inversion du système de valeurs conduit à estimer qu’il n’y a pas de mystère dans cette peinture: le peintre a choisi de placer trois spectateurs, qui tournent le dos à la scène (qui s’en désintéressent) comme pour souligner le caractère non chrétien de ces trois personnages. Serait-ce alors une critique implicite des crimes commis par Oddantonio à l’égard de ses sujets ? Ce qui expliquerait que, consulté, le mécène, Federico de Montefeltre, aurait préféré que l’on voit dans cette posture, son prédécesseur plutôt que lui-même !
Cette interprétation personnelle que je livre au lecteur, permettrait d’expliquer pourquoi la seule représentation d’Oddantonio, soit un tableau peint, d’ordre et pour compte de son successeur, délivrerait ainsi une morale politique: celle du bon gouvernement du comte Federico, par rapport au mauvais gouvernement de son prédécesseur. Le bon prince qui a signé la charte de ses sujets et qui en a respecté scrupuleusement les termes, devient de ce fait, le symbole du bon gouvernement, par inférence, en pointant le mauvais.
En robe rouge Oddantonio, en robe violette, le protonotaire Manfredi et en simarre turquoise brodée d’or, Tommaso dell Agnelo de Rimini.
Il est probable que Federico n’a pas ourdi lui-même le projet d’assassinat de son frère mais qu’il ne s’est pas opposé à sa réalisation bien au contraire, au moment où l’opportunité s’est présentée. Comment les gardes se seraient-ils abstenus d’intervenir sinon par une intervention directe du demi-frère de leur seigneur ?
La seigneurie d’Urbin, qui comprend désormais tout le territoire des Montefeltre, est un domaine de cent cinquante km du nord au sud et de soixante à 80 km dans sa plus grande largeur : il n’est pas très riche et il n’attire donc pas la cupidité de Rome. Il n’est pas côtier et n’est donc pas exposé à la piraterie des Turcs ou des Barbaresques. Il est à l’écart des grandes routes et coupé de montagnes qui le rendent peu accueillant pour des troupes de guerre car il peut difficilement nourrir une armée en campagne. Il est toutefois assez peuplé avec plus de deux cents villages, places fortes et châteaux.
La première condotta
Que peut faire un comte qui s’est engagé à modérer ses prélèvements fiscaux sur ses sujets pour renforcer ses ressources ? Reprendre ses activités de condottiere. Justement, la situation vient de se modifier sur l’Adriatique. Francesco Sforza vient de s’emparer de la marche d’Ancône dont il vient de faire un petit Etat souverain. Il a besoin d’un condottiere. Mais Federico se méfie des problèmes que pourrait lui causer le pape car Ancône fait partie des territoires de l’Eglise. Il propose donc au patriarche d’Aquileia son épée mais le Pape lui déclare qu’il n’a pas d’argent. Alors Federico exige un bref qui lui permette de s’engager auprès de qui sera capable de payer ses services. L’ayant obtenu, il part se faire embaucher par Francesco Sforza avec quatre cents lances (1 200 cavaliers) et 400 fantassins, qu’il vient de recruter.
Le condottiere était à l’époque un entrepreneur de guerre ne disposant d’aucune ressource et dont les hommes se débandaient dès lors que la paye n’était plus assurée. Les recrutements obéissaient aux mêmes règles que pour les capitaines corsaires de la guerre de course : on suivait le capitaine sur la foi de sa réputation, de sa chance, de ses compétences et des perspectives de gain. Dans le cadre de contrats de condotta, le condottiere louait son temps et celui de ses hommes, que l’on faisait marcher avec la promesse du pillage. La condotta comprenait un tarif en temps de paix et un tarif en temps de guerre. Le condottiere avisé, s’arrangeait pour être payé en permanence, pour conserver ses troupes sur le pied de guerre. Sa réputation grandissante, lui permettait d’augmenter ses tarifs.
Le comté s’agrandit : la ville de Fossombrone
A Pesaro, Galeazzo Sforza, le cousin de Malatesta meurt de peur d’être empoisonné par son redoutable cousin qui pourrait hériter ainsi de son comté de Pesaro. Il ne demande qu’à vendre son comté pour aller s’installer ailleurs, par exemple à Florence pour y couler une fin de vie tranquille. Il va donc trouver Federico à Urbin et lui propose de lui vendre son comté. Mais pour l’instant, Federico est pauvre et il ne dispose pas d’un sou vaillant. D’autre part, en admettant qu’une solution soit trouvée, qui placer dans cette position stratégique, à l’articulation de ses territoires, suffisamment solide pour ne pas craindre les tentatives de Malatesta et suffisamment démuni pour n’être pas en mesure de constituer un danger pour ses voisins ?
Finalement, il trouve fortuitement la solution grâce à Francesco Sforza, qui lui parle de l’amour de son frère, Alessandro, pour la ravissante Costanza Varano, une enfant prodige d’une remarquable beauté, célèbre pour ses connaissances du grec et du latin. Or cette enfant est la propre petite-fille de Galeazzo Sforza et Alessandro n’est autre que l’un des oncles par alliance de Sigismond Malatesta de Rimini : cette opération, si elle se réalise, va mettre en rage Sigismond Malatesta, c’est certain !.
Mais une difficulté se présente : la mère de Costanza refuse absolument marier sa fille avec un condottiere sans patrimoine. Acceptera-t-elle comme gendre le comte de Pesaro ? Dans cet esprit fécond, les choses se mettent rapidement en place. Il va proposer à Alessandro d’épouser Costanza, sous la condition d’acheter pour 20 000 florins le comté de Pesaro. Et il proposera à Francesco Sforza de vendre son comté pour 20 000 florins à Alessandro Sforza et la ville de Fossombrone et sa région à lui-même pour 13 000 florins, sous la condition de convaincre sa petite fille d’épouser le nouveau comte de Pesaro, Alessandro. L’histoire racontée par Robert de la Sizeranne, ne dit pas si Federico a fait payer, ce qui est probable, le prix total de 33 000 florins à Alessandro, se réservant comme commission de cet arrangement subtil, la ville de Fossombrone.
Galeazzo n’en revient pas. Il bondit sur l’opportunité et s’empresse de vendre à ces conditions inespérées le 15 janvier 1445 à Alessandro Sforza qui va pouvoir, grâce à cet arrangement, mettre la main sur la plus belle fille du monde. Ce mari comblé va avoir deux enfants de Costanza qui va malheureusement mourir à 19 ans: l’aînée est une fille, Battista Sforza, qui épousera quinze ans plus tard le comte de Montefeltre, Federico…. Alessandro Sforza sera également le père en 1466, d’un fils illégitime légitimé, Giovanni Sforza, qui épousera en secondes noces, la fille illégitime, légitimée, du pape Alexandre VI, Lucrèce Borgia.
Condotta pour Francesco Sforza seigneur d’Ancône
Sigismond Malatesta, quand il apprend la nouvelle de cette vente, manque s’étrangler de rage. Il provoque aussitôt en duel l’âme damnée de toute l’affaire, Federico, qui accepte le duel, mais sous les murs de Pesaro. Malatesta ne se rend finalement pas à l’invitation, à moins que ce ne soit Federico ? Toujours est-il que Francesco Sforza qui venait de se constituer un état puissant autour d’Ancône usait alors de prodiges de diplomatie pour que les deux condottieres dont il a un besoin équivalent ne se battent pas entre eux. Mais Sigismond Malatesta ne démord pas. Il prend l’attache du duc de Milan, Philippe Marie Visconti (1392-1447), père d’une enfant unique, illégitime, Blanche Marie Visconti, qui a épousé … Francesco Sforza : le duc de Milan n’est pas opposé à créer des problèmes à cette famille Sforza qui a été son ennemie contre Florence et à ce gendre qu’il n’aime pas.
Et sa diplomatie prend contact avec le Pape et avec le royaume de Naples. Ce dernier est inquiet de la progression de Francesco Sforza depuis Ancône vers le sud : à terme il entrera en conflit avec le royaume de Naples, c’est certain. De son côté, le pape ne digère pas que les villes de Pesaro et de Fossombrone aient été vendues sans son approbation, alors qu’elles se situent sur les territoires pontificaux. Il en rend responsable le comte de Montefeltre, qui est excommunié et, pour faire bonne mesure, le pape désigne Sigismond Malatesta, capitaine général de l’Eglise.
Francesco Sforza voit peu à peu se réunir contre lui les plus grandes puissances de l’Italie, Naples, Milan et l’Etat pontifical qui vont susciter en sus une révolte des habitants de la marche d’Ancône. Seuls Venise et Florence tiennent pour lui mais sans s’engager encore. Son seul atout est le comte de Montefeltre. Il se rapproche donc de ce dernier et il va lui proposer de devenir le capitaine général de ses armées, le 15 juillet 1446 : Federico a vingt-quatre ans.
Le pape Eugène IV fait une nouvelle tentative d’intimidation auprès de Federico en essayant de le détacher de Francesco Sforza. Mais le prudent condottiere produit alors le bref pontifical qui l’autorise à aller chercher un donneur d’ordre, puisque le Saint-Siège n’a pas besoin de ses services !
Fortebraccio, le condottiere seigneur de Pérouse, mandé par le Pape, est le premier à l’attaquer, à Gubbio. Mais les forces de Montefeltre, qui sont reconnaissantes à leur seigneur d’avoir respecté ses engagements, de modération des prélèvements fiscaux, résistent victorieusement sur tous les fronts, ce qui donne le temps aux secours Florentins et Vénitiens d’arriver. Alors, Francesco Sforza reprend l’initiative et s’élance à la rencontre de l’armée pontificale. Mais autant cette dernière avait paru décidée auparavant, autant le passage à l’offensive de Francesco Sforza, produit-il de la pusillanimité chez son adversaire qui se réfugie dans les collines de l’Ombrie. Federico quant à lui, se retrouve face à Sigismond Malatesta, l’ennemi honni : il le provoque en combat singulier en lui envoyant un cartel. Ce dernier ne relève pas en répondant simplement que puisque les armées sont en présence, c’est à elles de combattre.
Mais les armées ne combattent pas. Avec l’approche de l’hiver, tout le monde décide de rentrer chez soi.
Puis Sigismond Malatesta qui s’était assuré des intelligences à Fossombrone, réussit à se faire ouvrir la ville qui passe sous son contrôle. Mais la citadelle résiste. Federico aussitôt informé, se rue à l’assaut et reprend la ville grâce au concours de la citadelle. Mais il doit accepter, selon les lois de la guerre de l’époque, le droit de pillage de ses soldats pendant deux jours, en sauvant la vertu des seules dames qui ont réussi à être prévenues à temps pour se réfugier dans les églises. Alors qu’il se prépare à aller rendre la pareille à Rimini, il reçoit des ambassadeurs de Florence et de Venise, instrumentés par Malatesta, qui le conjurent, pour le maintien de la paix en Italie, de n’en rien faire.
Engagé par Florence
En 1447, la situation politique bascule complètement. Coup sur coup, deux hommes importants pour l’alliance contre Urbin, meurent. D’abord le duc de Milan, puis Eugène IV. L’alliance vole en éclats tandis que s’installe la république Ambrosienne à Milan de tendance gibeline, favorable au Saint Empire Romain Germanique. Aussitôt les villes de Pavie, Parme, Lodi et Plaisance, font sécession. De son côté, le roi de Naples profite de l’anarchie pour menacer la Toscane. Florence fait appel au comte de Montefeltre qui se retrouve justement disponible. Il attaque l’armée napolitaine du côté de Volterra et la repousse, reprenant au passage les villes de Toscane prises par les Napolitains.
Le royaume de Naples a payé d’avance 30 000 ducats la condotta de Sigismond Malatesta qui ne se presse pas d’intervenir. Ce dernier déclare qu’il fait des opérations de diversion sur le comté de Montefeltre qui obligeront le comte à revenir, ce qui dégagera la route de l’armée napolitaine. Mais le comte de Montefeltre résiste à la tentation de quitter le théâtre d’opérations en préférant sacrifier ses villes qu’il compte bien reprendre plus tard et Naples finit par se fâcher. C’est le moment que choisit Malatesta qui a reçu tout ce qu’il pouvait gagner de Naples pour proposer son aide aux Florentins. Ces derniers acceptent mais se demandent quel sera l’accueil de son ennemi mortel, Federico. Ce dernier, glacial, leur montre la trahison de Malatesta à l’égard de Naples : qui a trahi, trahira encore ! Mais il se déclare prêt à admettre la décision des Florentins le temps que sa condotta se termine.
Et puis, un jour, Malatesta se retrouve, botte-à-botte avec Federico qui ne tient pas spécialement à l’écouter mais qui tend cependant l’oreille. Malatesta lui présente un traité secret signé entre Alessandro Sforza dont Federico a fait le bonheur et lui-même, pour l’attaque d’Urbin. Ce qu’il ne dit pas c’est que le comte de Pesaro n’a accepté de signer ce traité que parce que Malatesta était venu le trouver en l’assurant de l’intention du comte de Montefeltre de conquérir Pesaro par la force. Toujours est-il, à la grande surprise des Florentins, que les ennemis mortels d’hier, sont aujourd’hui réconciliés. Il est convenu entre les nouveaux associés que l’assaut pourra être donné sur Pesaro, sous condition que Malatesta remette, prioritairement à Federico les places fortes qu’il lui avait emportées pendant que Federico était immobilisé avec les Florentins contre l’armée napolitaine.
En 1449, Venise, toujours en guerre contre Milan, demande aux Florentins qu’on lui cède Federico. Après avoir tergiversé, Florence expédie Malatesta. Puis, en 1450, la république Ambrosienne s’effondre et Francesco Sforza, l’époux de la dernière héritière Visconti, se voit proposer le trône de Milan, qu’il accepte. Le trône de Milan était disputé par les ducs d’Orléans en France, car Valentine de Milan, dernière fille de Jean Galeas Visconti avait été déclarée héritière en cas de non postérité par les mâles. Les ducs d’Orléans (pour l’heure Charles d’Orléans, prisonnier en Angleterre puis son fils, le futur Louis XII, respectivement les fils et petit-fils de Valentine de Milan) étant les héritiers naturels du duché de Milan : c’est ce qui provoquera les guerres d’Italie conduites par Louis XII et François 1er.
Aussitôt, il propose à Federico de devenir le général en chef des troupes de Milan.
Malatesta, démobilisé, en profite pour lancer un coup de main sur Pesaro en application du pacte secret avec le comte de Montefeltre, seigneur d’Urbin, en l’absence d’Alessandro Sforza, parti rejoindre son frère à Milan. Mais il a omis de rendre ses places fortes à Federico qu’il n’a pas averti de sa tentative. Aussitôt le comte de Montefeltre craint le coup fourré. Il mobilise ses troupes et avertit Sigismond qu’il viendra secourir Pesaro si Malatesta ne réalise pas, prioritairement la restitution des places fortes du duché qu’il détient. Celui-ci, qui n’a probablement jamais eu l’intention de restituer ces places fortes, préfère retirer ses troupes et Venise intervient une nouvelle fois par voie diplomatique pour empêcher les deux condottieres d’en venir aux mains.
Federico a compris qu’il a failli se faire avoir une nouvelle fois par la fourberie de Sigismond, digne prédécesseur de César Borgia. Il réclame des explications à Francesco Sforza. Alessandro, poussé dans ses retranchements, finit par avouer piteusement. La crédulité de ce dernier est hautement condamnée par le nouveau maître de Milan qui propose à Federico une condotta beaucoup plus favorable de trois ans dont un an ferme et deux ans négociables à la volonté des parties. L’accord comprend l’exclusion de tout contrat avec Malatesta tant de la part de Milan que de celui de ses nouveaux alliés, les Florentins, tant que le litige entre Malatesta et le comte de Montefeltre n’est pas réglé.
Mais ce dernier traverse, pour l’heure, une passe difficile.
Car Federico a souhaité organiser à Urbin un grand tournoi en l’honneur de l’avènement au trône de Milan, de Francesco Sforza. Il a convié à ce tournoi un champion qui a triomphé lors de la dernière « giostra » de Florence, un certain Guidagnolo de Ranieri. Ce dernier ne souhaite pas combattre. A-t-il un pressentiment comme son illustre successeur un siècle plus tard, le comte de Montgommery, lors du tournoi qui va coûter la vie au roi Henri II de France ?
Toujours est-il que le comte de Montefeltre exige de se battre contre lui. Guidagnolo accepte de mauvaise grâce : d’accord, mais une seule lance. Les deux cavaliers s’engagent dans la lice. Le cheval de son adversaire est beaucoup plus petit que celui du comte de Montefeltre. Ils croisent leurs lances. Mais celle de Guidagnolo, orientée de bas en haut, glisse sur la cuirasse et accroche le casque, se rompt, et une écharde traverse la vue du casque, percute la base du nez de plein fouet et vient arracher l’œil droit du comte de Montefeltre qui s’écroule, évanoui. Le comte de Montefeltre a cependant la chance de se réveiller, quelques minutes plus tard, alors qu’Henri II décèdera des suites de ses blessures.
A peine redevenu conscient, le comte met à l’aise son adversaire et lance des plaisanteries sur la perte de son œil ce qui laisse tout le monde pantois. Il reçoit des condoléances de la part de tous les princes d’Italie. Mails il ne dit mot. Il va guérir mais son nez va rester définitivement tordu. Tous les tableaux qui le représentent (il n’y en reste aucun d’avant le tournoi), vont désormais le représenter de profil, du côté gauche.
Il a conquis, pour l’éternité, ce profil, si particulier. La biographie du comte de Montefeltre se poursuit avec la section II Le grand condottiere invaincu et la cour fastueuse du duc d’Urbin, mécénat et grandeur.
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[i] Cet article est issu du livre de Robert de la Sizeranne Le vertueux condottiere Federigo de Montefeltre comte d’Urbino 1422-1482 chez Hachette sans doute dans les années 1920 quoiqu’aucune date ne figure sur l’édition scannérisée par le site GALLICA-BNF.
[…] de Pesaro avec Costanza Varano, la plus belle fille du monde. (Voir l’article précédent sur Federico de Montefeltre). La fille n’a pas la beauté de sa mère (sans doute ressemble-t-elle davantage à son père ?) […]