Le poète Pétrarque (1307-1374) écrivait poétiquement à l’un de ses amis, à propos de Gênes[i] :
« Viens contempler cette Gênes que, dis-tu, tu ne connais pas ; tu verras au flanc d’une colline pierreuse, cette ville superbe, fière de son peuple et de ses murailles. A son aspect seul, on reconnaît la maîtresse des mers. Viens admirer l’activité de la population, la majesté de son site, de ses édifices et surtout, de cette flotte menaçante, redoutée de tous, et terrible aux rivages ennemis. Ce môle, barrière de la mer, ce port qu’on a creusé avec une dépense inestimable, avec d’incomparables travaux que n’interrompirent point des dissensions toujours renaissantes. Que dis-je ? C’est peu de cette belle rive, qui se prolonge à droite et à gauche de la cité, de ces monts élevés et baignés par les flots qui les ceignent.

Vue de Genes Fin du XVeme siecle Gravure sur bois de Michael Wohlgemut ou Wilhelm Pley Ouvrage Weltchronik de Hartmann Schedel, edité a Nuremberg en 1493
« Si tu étudies le génie, les mœurs, le régime de ces hommes, tu croiras voir revivre ces vertus que jadis, une longue constance, un long exercice, aiguisa dans Rome. Sors avec moi de la ville et, pour un jour entier, ne pense pas à détourner ou à reposer tes regards. Tu as à voir plus de choses que la plume la plus habile ne pourrait en décrire : vallées riantes, frais ruisseaux qui les arrosent, collines dont l’aspérité même est pittoresque et que la culture a revêtues d’une admirable fertilité.

Vue du port de Gênes et la Ligurie 1572 Collection d’Anville Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans, CPL GE DD-2987 (5304)
« Châteaux imposants au milieu des montagnes, beaux villages, palais de marbre resplendissant d’ors, c’est ce que tu verras de quelque côté que tu tournes la vue, et tu t’étonneras qu’une ville si superbe, puisse le céder encore à ses campagnes, en magnificence et en délices »[ii].
Pétrarque avait bien saisi l’âme de Gênes et compris que cette force immense et redoutée, basée sur sa flotte, pouvait être brisée par ses divisions internes.
Simon Bocanégra, par son avènement au trône de doge de Gênes, a ouvert la porte aux générations bourgeoises suivantes. A sa suite, les Adorno et les Frégoso accèdent au pouvoir et sont infiniment tentés de le rendre héréditaire. Les premières difficultés viennent du duc de Milan qui traite les Génois de révoltés. Il n’a probablement pas compris, ou pas voulu comprendre que, à Gênes, on élit une personne étrangère comme doge, jusqu’à la fin de sa vie : il ne s’agit en aucune façon d’une fonction héréditaire et transmissible. Mais tout ceci va se terminer par une bonne transaction : Gênes va payer une indemnité et Milan va reconnaître l’indépendance des Gênois. Curieuse institution que de confier le sort d’une république qui revendique sa liberté, entre les mains d’un prince étranger !
Cet article est la suite de Gênes: l’émergence d’une grande puissance maritime.
Nouvelle guerre avec Venise
Avec la disparition du royaume de Jérusalem, l’île de Chypre a pris une importance stratégique, par sa proximité avec la Syrie. Vénitiens et Génois s’y pressent pour établir des comptoirs à Famagouste et Nicosie. Les Génois ont été un moment favorisés par Pierre de Lusignan. Depuis sa mort, ses frères, qui assurent la régence, inclinent en faveur de Venise. Car Gênes s’est montrée trop haute en réclamant des honneurs de préséance sur les Vénitiens que la régence n’est pas disposée à leur accorder. De menace en défis, une insurrection s’est déclenchée : huit notables Génois ont été arrêtés et précipités d’une tour et tous leurs biens pillés. A la réception de ces informations, en 1375, une flotte de quarante-trois galères, montée par quinze mille combattants, dont la plupart sont volontaires, est immédiatement équipée, et confiée au propre frère du doge, Pierre Frégoso.

Carte de Chypre par Claudius Ptolomaeus , Cosmographia , Jacobus Angelus traducteur Folio 108v Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Latin 4802
Ce dernier détache sept galères confiées à Damian Cattaneo, qui réalise le blocus de l’île et qui provoque la reddition de Famagouste, sans combat. Pierre Frégoso est venu pour une opération de police. Une rapide enquête est menée : les trois seigneurs qui ont organisé l’insurrection, sont arrêtés et condamnés à mort. Puis, Jacques de Lusignan, les deux fils du prince d’Antioche et une soixantaine de seigneurs, sont expédiés à Gênes, tandis que la république accorde la paix au jeune roi contre un tribut annuel de 40 000 florins auquel s’ajoute une somme de cent mille florins pour financer les frais de l’expédition. Dans l’intervalle du règlement complet, Gênes conservera la ville de Famagouste.
Cet épisode, qui alimente les frustrations des Vénitiens, va être suivi par un véritable camouflet pour les Génois : à l’occasion d’une de ces nombreuses révolutions de palais, l’île de Tedeso a été promise par l’empereur détrôné et par son successeur. Les Vénitiens ont pris les Génois de vitesse et se sont emparé de l’île qu’ils ont immédiatement fortifiée. Le différend, qui ne concerne, au départ, que les deux cités rivales, prend bientôt l’allure d’un conflit généralisé car le déclenchement de cette guerre suscite dans son entourage des initiatives complexes. Les Génois entrent dans la ligue contre Venise avec l’Autriche, la Hongrie et le royaume de Naples. La ville de Padoue en profite pour se révolter et rejoindre les coalisés. Les Vénitiens requièrent alors l’aide du duc de Milan et celle de Chypre.
Mais l’ennemi le plus déterminé de Gênes est celui de l’intérieur. Voici huit ans maintenant que le doge Frégoso est aux commandes : une durée trop longue aux yeux de ses opposants. Le bruit se met à courir qu’une flotte vénitienne a été aperçue à Porto-Venere. On demande à grands cris de faire distribuer des armes pour permettre au peuple de se défendre. Le doge fait donc distribuer les armes…
Aussitôt, les armes se retournent contre lui, le palais est assiégé et le doge contraint de se rendre. On le dépose et on l’enferme au cachot. La famille Fregoso est bannie, à perpétuité. Mais les chefs révoltés ne parviennent pas à s’entendre sur un candidat commun et c’est un tiers, Antoniotto Adorno, qui s’empare du pouvoir. Mais d’autres factions ne tiennent aucun compte de cette élection : Nicolas de Guarco est nommé. Il est gibelin et il parvient à faire renoncer son concurrent.
Pendant ce temps, les Vénitiens, commandés par Pisani, celui des batailles perdues précédemment (voir l’article sur ce Blog sur Gênes : l’émergence d’une grande puissance maritime), sont passés en Méditerranée pour ramener un chargement de blé, pendant que Lucien Doria, avec vingt-quatre galères, patrouille dans l’Adriatique. Ce dernier surprend les Vénitiens à la hauteur du port vénitien de Pula (Istrie). Pour éviter que la flotte ne se réfugie dans le port, il envoie quatre galères en avant des Vénitiens. Quand elles aperçoivent les Vénitiens, elles font mine de repartir en arrière, en catastrophe.

Bataille navale devant Episcopia dans le golfe de Tarente Remportée par les galères des chevaliers Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem
Mayer Auguste-Etienne-François (1805-1890) Inventaire n° MV406 Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon
Toute la flotte vénitienne, pensant faire une bonne affaire, se met à leur poursuite, pour tomber sur Lucien Doria. La bataille est acharnée mais Pisani va perdre la bataille une fois de plus et laisser aux mains des Génois quinze galères, sept à huit cents morts et deux-mille-quatre cents prisonniers. Lucien Doria ne survit pas à sa victoire. Il doit être remplacé par Pierre Doria, expédié de Gênes. Quant à Pisani, qui rentre à Venise avec six galères seulement, le Sénat le condamne à un an de prison et une grosse amende !
Pendant que les Génois impunis, se livrent, dans l’attente d’être rejoints par Pierre Doria, à mille déprédations contre les intérêts vénitiens, les Vénitiens suscitent une approche terrestre par une compagnie de soudards qui s’empare d’une quantité de Génois riches, dans leurs maisons de campagne, à l’extérieur de la ville. Plutôt que de donner des armes au peuple, le doge préfère négocier une grosse indemnité pour faire partir la compagnie, qui repart, effectivement, mais pour revenir trois mois plus tard !
Quand Pierre Doria rejoint la flotte avec quinze galères supplémentaires, la guerre est pratiquement gagnée. Les Vénitiens sont bloqués à Venise et ils n’ont pas les moyens d’aligner une flotte comparable à celle des Génois. Ils s’attendent donc au pire.
L’attaque directe de Venise est impossible : la ville est trop bien défendue. Pierre Doria décide donc d’entrer dans la lagune, pour prendre Chioggia, trop éloignée de Venise pour être, pense-t-il, défendue.

Tableau carte Vue de Venise à vol d oiseau au 17ème siècle Inventaire n° MV7044 Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon
Les Vénitiens ont placé trois-mille cinq cents hommes dans Chioggia et positionné devant la passe un gros navire rempli de bombardes et d’arbalétriers. Les Génois font passer à dos d’hommes six grandes barques sur les bancs de sable et ils attaquent, sous une véritable pluie de carreaux, le vaisseau par derrière. Les grappins sont lancés et, dans un mouvement irrésistible, le navire est enlevé et déplacé, ce qui permet à la flotte d’entrer dans la lagune et de débarquer la troupe pendant que les barques attaquent bravement les Vénitiens. La dynamique est génoise et les Vénitiens reculent. La ville est prise.
Elle va être sauvagement pillée et les hommes, massacrés. Rien ne va résister aux assaillants, exceptée, dit la chronique, la vertu des femmes, qui sera, paraît-il, sévèrement protégée.
La place est remise solennellement au seigneur Carrara de Padoue qui souhaite que les Génois retirent la flotte à la sortie de la lagune et négocient immédiatement avec Venise : ils peuvent obtenir une bonne paix. Mais lorsque les ambassadeurs vénitiens arrivent, proposant aux Génois de dicter leurs conditions, Pierre Doria prétend qu’il a reçu des instructions particulières de la République et il refuse de négocier, s’opposant alors à Carrara qui se retire, furieux.
Les capitaines de la flotte viennent, comme Carrara précédemment, réclamer de faire sortir les navires de la lagune car il est toujours possible que la flotte de secours de Charles Zeno, impatiemment attendue dans la lagune, survienne, inopinément. Mais Pierre Doria est très entêté. Il refuse une décision de simple logique. Peut-être est-ce parce que l’idée ne vient pas de lui ? Finalement il autorise une fraction seulement des galères à sortir.
Les Vénitiens de leur côté sont dans l’agitation. Sous la pression populaire, le doge libère Pisani de sa prison. Il a ordonné la construction de quarante-quatre galères dont il va, personnellement, prendre la direction avec Pisani comme premier lieutenant.
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Braun, Georg (1541-1622) Carte de Venise Civitates orbis terrarvm Folio Library of Congress Geography and Map Division Washington, D.C.
Les Génois de leur côté, se sont installés à l’entrée du port de Malamocco (la passe la plus large et la plus profonde d’accès à la lagune), sans doute sur le lido. Par une brillante opération commando, les Vénitiens font une sortie de cinquante chaloupes, qui s’approchent sans bruit d’une galère isolée. La galère est capturée et brûlée sur place.
Pendant que Venise reprend confiance en elle car elle ne voit pas poindre d’attaque génoise, les galères sortent les unes après les autres de l’arsenal pour commencer à s’entraîner en pleine mer. Car, grosse imprudence, Pierre Doria n’a pas positionné ses navires pour condamner les accès. Plus grosse imprudence encore, il a laissé la plus grande partie de sa flotte à l’intérieur de la lagune de Chioggia où il se prépare à hiverner. Qu’un coup de main chanceux réussisse à bloquer le chenal et la flotte sera irrémédiablement capturée.
Nouvelle erreur, il a expédié une vingtaine de galères, chargées de sel, au Frioul (Trieste) pour l’échanger contre des céréales. Pisani saisit cette opportunité.
Son projet est de faire sortir, par nuit noire pour créer la surprise, toutes les galères disponibles et de couler deux grands vaisseaux dans le canal menant au port de Chioggia, immobilisant ainsi toute la flotte ennemie. Parallèlement, il a fait couler des barques dans les canaux à l’arrière de Chioggia, pour interdire toute navigation.
On choisit une nuit de décembre réunissant les conditions nécessaires et l’on sort : les trente-quatre galères vénitiennes disponibles, soixante barques, plus de quatre cents chaloupes sont déployées dans le plus grand silence. Tout va bien pour l’instant : les Génois ne paraissent pas avoir remarqué le mouvement. L’idée vient-elle du doge ? Probablement car elle n’apporte rien au plan de Pisani. Toujours est-il qu’au lieu de couler bas dans le chenal les deux vaisseaux, les Vénitiens décident de construire un fortin sur la rive, près de Chioggia la petite.
Evidemment, quelle que soit la prudence apportée, les coups de marteaux finissent par réveiller les Génois qui se jettent en foule sur les Vénitiens. La bataille est furieuse. Les Vénitiens sont culbutés et laissent six cents des leurs sur le carreau. Le fortin, à peine commencé, est détruit. Le doge sur la galère capitane, observe le désastre. Il fait positionner l’un des deux grands vaisseaux, sur ses ancres, dans le chenal et, au lieu de le couler, commence à élever une redoute sur ce bâtiment, preuve sans doute, que l’idée du fortin, venait de lui.
Toutes les galères vénitiennes viennent défendre le vaisseau et, tandis que les bombardes tonnent de part et d’autre, les Génois par une manœuvre de corsaires, prennent d’assaut le navire ennemi que les défenseurs sont obligés de libérer. Les Vénitiens, la mort dans l’âme, constatent que leur opération est complètement ratée.
Mais dans l’ivresse de l’assaut, les Génois, qui n’ont pas compris l’intention adverse, incendient le vaisseau qui est coulé bas, réalisant ainsi, ce que l’incompétence du double commandement vénitien n’était pas parvenue à obtenir. Le chenal est irrémédiablement bloqué. Dès lors les Vénitiens vont occuper les deux îles qui ferment l’entrée du port et fortifier leur encerclement en circonscrivant par terre et par mer, tout le dispositif génois.
Le 1er janvier 1380, la flotte de Zeno arrive enfin avec quatorze galères. L’équilibre des forces est rétabli si, par un jeu de circonstances, les Génois parvenaient à libérer les quarante-huit galères de leur nasse. La mort de Pierre Doria va lui permettre d’échapper à son destin inéluctable. Car désormais les quinze mille Génois se rendent compte qu’ils ne pourront plus repartir par la mer. De leur côté, les Vénitiens se renforcent tous les jours. Une attaque est lancée et repoussée avec des pertes sévères du côté vénitien. Mais le cœur n’y est plus du côté génois. Quand les génois parlent de reddition, on leur oppose les dures paroles de Pierre Doria aux ambassadeurs vénitiens. Les quinze mille Génois décident donc de rester à Chioggia. Ils vont survivre six mois. Puis capituler sans condition.
Ainsi va se terminer une guerre, pratiquement gagnée par un Doria, et qu’un autre Doria, par son entêtement a perdu tout seul. A Gênes, tout se fait par le talent. Tout se perd sans le talent.
Le doge remet le destin de Gênes à Charles VI
Les années qui suivent la défaite contre Venise, sont pour Gênes des années d’anarchie. Le pouvoir oscille entre les factions. Les divisions se déchaînent. Les villes qui s’étaient placées sous la bannière de Gênes commencent à faire sécession.
En 1392, Adorno prend le pouvoir à Gênes. Mais le pays est bouleversé. Savone vient de rejeter la république et s’est rangée sous la seigneurie de Louis d’Orléans, frère du roi Charles VI et gendre du duc de Milan. Les factions armées tiennent la campagne. A Monaco, les Grimaldi considèrent qu’ils sont indépendants de la république et ne manquent pas d’y accueillir tous les exilés.

Louis 1er d’Orléans Musée franco américain du Château de Blérancourt
Quand Venise restaure son commerce, l’activité de Gênes se dégrade. La république est surendettée. Il n’y a plus d’investissement public, plus de grandes expéditions. Adorno ressent le besoin d’un appui extérieur. Est-il possible aujourd’hui de retrouver un Robert de Naples qui pourra aider Gênes à mettre à mettre au pas toutes ses factions et rétablir l’ordre ?
Mais où que les regards se tournent, il n’y a guère que du côté de la France qu’il est possible de noter un intérêt pour l’Italie. Depuis leur intervention à Naples, avec la dynastie des Angevins (voir l’article de ce Blog sur la première guerre d’Italie), les guelfes regardent les Français comme les protecteurs naturels de leur faction, quoique les Français n’y entendent absolument rien des différences entre guelfes et gibelins.
La désignation d’un étranger comme podestat ou comme doge n’est pas nouvelle : déjà la république a notamment désigné (voir l’article sur ce Blog Gênes, l’émergence d’une grande puissance maritime) en 1318, Robert, roi de Naples, petit neveu de Saint-Louis. En 1353 c’est le duc de Milan, Jean Visconti et une quantité d’autres podestats étrangers, nommés à titre individuel. C’est donc une longue tradition à Gênes, que de remettre sa liberté entre les mains d’un étranger. Jusqu’à présent, ces étrangers ont bien compris que la désignation est à titre individuel, jusqu’à la mort du prince concerné. Une première alerte a cependant été constatée avec les successeurs de Jean, à partir de 1354, qui considèrent Gênes comme révoltée contre leur autorité. On s’en est sortis par une négociation diplomatique et le versement d’une indemnité.
Une telle idée se trouve de fait correspondre également à l’état d’esprit des nobles qui ont négocié avec la France, un traité, trois ans plus tôt, organisant une mise sous tutelle partielle de la république, afin de prendre le pouvoir.
Le duc Louis d’Orléans, époux de Valentine Visconti et gendre du duc de Milan, comte d’Asti par sa femme, frère du roi Charles VI, et seigneur de Savone, est sollicité.
Mais la question est discutée au conseil du roi de France. Le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, y est en opposition systématique avec Louis d’Orléans et il exclut tout avantage dont pourrait bénéficier son rival. Les ouvertures du doge Adorno sont donc acceptées, mais au nom de Charles VI. Adorno réalise plusieurs consultations auprès des Gibelins, puis des guelfes, puis des nobles, qui en approuvent tous le principe. Un traité est signé avec la France, organisant, point essentiel, le retour de Savone à la république, ce qui nécessite l’indemnisation de Louis d’Orléans pour la remise de sa suzeraineté sur Savone : Louis d’Orléans toujours âpre au gain, négocie auprès de son frère, pour 300 000 écus, la remise d’une ville qui s’était soumise volontairement à lui, en trahissant sa ville vassale qui avait cru y gagner son indépendance.
Un article du traité, négocié par la France, fait état d’une remise de Gênes « à perpétuité » entre les mains du royaume de France. Ce point a-t il été vraiment débattu dans toutes les assemblées ou bien les Génois ont-ils cru de bonne foi, désigner comme par le passé, un prince étranger, souverain pour la vie ? Pour les Français, la rédaction du traité est parfaitement claire en droit féodal : la république se donne pour seigneurie vassale du roi de France. Elle conserve son indépendance, ses libertés, ses droits mais elle remplace son doge par un gouverneur français, qui est aux frais de la république.
En 1396, le jour de l’application du traité étant venu, Adorno se dépouille de ses insignes de doge et prend ceux de gouverneur provisoire de Gênes, le grand étendard français est placé sur la seigneurie et les commissaires du roi reçoivent un serment de fidélité. Trois mois plus tard, le premier gouverneur de Gênes est nommé : il s’agit de Waleran III de Luxembourg, comte de Saint-Pol, qui arrive à la tête de deux cents lances (six hommes par lance). Ce dernier rétablit promptement l’ordre. Il réduit Savone, contraint les villes révoltées à se soumettre à la république et expédie des secours aux comptoirs d’orient.
Mais, depuis la victoire des Vénitiens, Gênes n’est plus que l’ombre d’elle-même et elle n’est plus en mesure d’expédier ces flottes entières de navires qui imposaient aux Etats leur domination. Désormais, ce sont une, voire deux galères qui partent pour l’orient et qui peuvent constituer la cible de toutes les attaques imaginables. La république n’a plus les moyens financiers de tenir son empire maritime.
Le gouverneur de Gênes, un fidèle du duc de Bourgogne, retourne à Paris, l’année suivante. Aussitôt, les rênes du pouvoir sont plus lâches et les factions reprennent le dessus. L’Evêque de Meaux, commissaire du roi, est ignoré. Les luttes fratricides repartent de plus belle. Le roi expédie alors Colard de Caleville, son chambellan, qui ne réussit pas à rétablir l’ordre. L’anarchie s’installe à Gênes jusqu’en 1401, date où arrive comme gouverneur, le maréchal de Boucicaut.

Jean II Le Meingre Marechal de Boucicaut par Alexandre Laemlein (1813-1871) Inv MV 413 Photo RMN Franck Raux Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon
Ce dernier est bien connu des Génois car, fait prisonnier par les Turcs, avec le comte de Nevers, Jean sans Peur, fils du duc de Bourgogne, à la bataille de Nicopolis en 1396, les commerçants génois s’étaient interposés pour le paiement de sa rançon.

Siège de Nicopolis « Chroniques sire JEHAN FROISSART » F 116v par le Maître d’Antoine de Bourgogne Manuscrit de Gruuthuyse Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Français 2646
Puis, libéré par les Turcs, le maréchal s’était embarqué dans des galères à destination de Constantinople, pour prendre sa revanche contre les Turcs. Son intervention avait été décisive pour délivrer Pera, le quartier génois de Constantinople, assiégé par les Turcs de Bajazet depuis 1391. Il bénéficie donc d’une aura de prestige et les Génois ont expédié au roi une ambassade, réclamant pour gouverneur le maréchal de Boucicaut, pour remplacer le faible Caleville.
Ceux qui avaient appelé Boucicaut peuvent se mordre les doigts car l’autorité du roi est rétablie d’une main de fer. Certes Boucicaut referme la parenthèse des années d’anarchie avec une amnistie générale, mais c’est pour mieux condamner les délits mineurs. La population de Gênes, tétanisée par la peur, est désarmée et file doux sous le regard dominateur et implacable d’un militaire désireux de rétablir l’autorité du roi.
En Orient, une nouvelle puissance apparaît : celle des Mongols de Tamerlan qui, apprenant que les Chrétiens sont les ennemis des Turcs, adresse à Constantinople, à Gênes et à Venise, des gages d’amitié. Tamerlan s’est attaqué aux Turcs qu’il a battus à la bataille d’Ankara en 1402, faisant Bajazet prisonnier et arrêtant pour cinquante ans l’expansion ottomane. Mais les massacres de Smyrne, par les troupes de Tamerlan ont directement lésé les intérêts génois. Dans la terreur commune, Chrétiens et Turcs signent, à la hâte, des traités de paix, ce qui permet à Gênes d’assurer la continuité de ses comptoirs.

Sultan Mehmet II par Gentile Bellini National Gallery
La Banque de Saint-Georges
Dans les dernières années du gouvernement du maréchal Boucicaut, en 1407, la république décide d’instituer la Banque de Saint-Georges, une administration destinée à regrouper l’ensemble des comptes séparés de la gestion des dettes de l’Etat envers les particuliers. La république avait en effet pris l’habitude, lorsqu’une dépense extraordinaire se présentait, d’attribuer des recettes futures de taxes à des particuliers, ce qui permettait à ces derniers de verser un capital convenu, qu’ils récupéraient avec le temps : il s’agissait d’une sorte de contrat d’affermage pour une période donnée. Chaque opération nécessitait la nomination de deux commissaires spécialisés pour vérifier les comptes. La Banque de Saint-Georges est donc à l’origine, une administration décentralisée de gestion de la dette publique, sans doute la première de ce genre dans le monde.
Le capital de la Banque de Saint-Georges est réparti entre les particuliers qui détiennent des créances sur l’Etat. Mais la Banque se voit attribuer, au fur et à mesure de son développement, toutes les possessions nouvelles conquises par la république, dont elle est chargée de l’administration : la Corse, les îles grecques, les comptoirs d’orient. Pour la gérer, un conseil de huit sénateurs, recrutés parmi l’oligarchie financière de Gênes, qui vont adopter une prudente politique de répartition des dividendes. Ce système, qui ne coûte rien à l’Etat transfère à la Banque la prise en charge de toutes les dépenses de fonctionnement des colonies outre-mer que la Banque est chargée d’administrer pour le compte de l’Etat.
La prudente politique de répartition des dividendes, permet aux particuliers d’obtenir 7% d’intérêts, de façon constante, tandis que la Banque commence à constituer des réserves monstrueuses, ce qui deviendra avec le temps un véritable secret d’Etat. Il est impératif pour les gestionnaires privés de conserver secrètes les disponibilités de la compagnie pour éviter que l’Etat ne décide de se les approprier. En contrepartie, la Banque prendra à plusieurs reprises à sa charge des comptoirs déficitaires que la République lui confiera.
Dans une république incapable d’organiser sa stabilité politique, la Banque de Saint-Georges va être réputé l’Etablissement le plus solide et le plus stable du monde. Il va alors recevoir les dépôts de toutes les institutions et devenir l’une des plus grandes banques de dépôt, voire la plus grande de tout le moyen-âge.
Car la banque ne verse pas d’intérêt sur ses dépôts et ne fait pas de prêts. Elle assure la garde simple des dépôts qu’elle restitue intégralement au terme, ce qui est déjà beaucoup. La très forte liquidité de la Banque, facilite l’émission de billets, payables sur la banque, qui circulent comme une monnaie, acceptée par tous.
Il s’agit d’un exemple unique d’un Etat ayant choisi de se priver, à perpétuité, de taxes qui auraient pu fonder les ressources de son fonctionnement, qui ont été drainées au profit d’une institution gérée par des particuliers. Transfert sans douleur car dès le départ, les taxes ont été instituées pour permettre le remboursement d’un capital versé à l’Etat.
Reprise des guerres civiles
Il n’est pas possible à Gênes de rester en paix. Dès que le pouvoir est tenu de façon un peu moins ferme, l’anarchie a tôt fait de se rétablir avec ses guerres fratricides entre nobles.
Boucicaut sait parfaitement comment gérer ces luttes. Il maintient les nobles sous une main de fer jusqu’à 1408. La mort du fils du duc de Milan, sans postérité, donne à Boucicaut l’espoir de pouvoir ajouter Milan à Gênes. Laissant une petite garnison à Gênes, il s’empresse de partir avec son armée, dans le duché, où il vient faire sa jonction avec le comte de Pavie, en révolte ouverte contre son suzerain, le duc de Milan.
Pendant ce temps, le Marquis de Montferrat, craignant que la réunion de Milan à Gênes ne renforce trop la puissance de Boucicaut, vient camper à l’extérieur de la ville, avec une armée de trois mille quatre cents hommes d’arme. Les Spinola et les Doria, réconciliés pour l’occasion, déclenchent une insurrection populaire.
Le chevalier de Chaseron, qui assure le gouvernement de la ville, en l’absence de Boucicaut, convoque alors les principaux meneurs au Palais de la Seigneurie. Il est sans doute convaincant car tous jurent alors fidélité à la France. Pensant la ville pacifiée, il traverse la place centrale, pour se rendre au château, lorsqu’il est brutalement frappé à mort d’un coup de marteau d’un artisan, nommé Turlet. Il est immédiatement mis en pièces. La populace, mise en goût par ce premier massacre, se dépêche d’aller ouvrir les portes aux troupes du marquis de Montferrat et d’aller massacrer toute la garnison française dont les biens sont pillés. La citadelle, assiégée, se rend peu après.
Boucicaut revient avec ses troupes, mais c’est pour constater son impuissance. Il repart pour la France. Il ne reste plus en territoire génois que quelques places occupées par des garnisons françaises, comme à Porto-Venere, Lerice et Sarsanello. Plutôt que d’immobiliser inutilement ses garnisons, le roi décide de vendre les places aux Florentins.
Le marquis de Montferrat contrôle Gênes pendant quatre ans environ, le temps pour lui de repousser une expédition du maréchal de Boucicaut, avec quatre mille hommes. Mais, appelé au mariage de sa fille, il subit, en son absence, une nouvelle sédition populaire et un doge génois est élu en 1413, mettant fin à l’épisode du marquis de Montferrat.
En 1421, le doge en exercice, Tomaso Fregoso remet la seigneurie entre les mains du duc de Milan, Philippe Marie Visconti pour quinze ans. Mais ces épisodes étrangers sont rarement positifs. Milan gouverne Gênes non dans l’intérêt des Génois, mais dans celui de Milan, s’attirant une haine unanime des Génois, qui vont, par une nouvelle sédition, mettre fin, en 1436, à l’épisode milanais. Décidément, Gênes se donne plus facilement qu’elle ne se conserve. Français et Milanais en ont fait la dure expérience.
La chute de Constantinople en 1453
Mais Gênes est, avant tout, une puissance économique. Cette puissance, elle la tire du commerce avec l’orient dont elle se partage le monopole avec Venise, à partir d’Alexandrie d’une part et de Tana, en mer d’Azov, d’autre part. Le port de Tana est situé sur le Don, à vingt-cinq kilomètres au sud-ouest de Rostov. Une des routes de la soie passe par Tana où Vénitiens, Pisans et Génois sont installés.
Mais pour évacuer les produits, la route de Tana passe par les entrepôts de Pera à Constantinople.
Tant bien que mal, des relations ont été entretenues avec l’empire Byzantin, qui a été grignoté par les Turcs depuis plus de deux siècles et qui aurait totalement disparu sans l’écrasement de Bajazet par Tamerlan, qui a retardé de cinquante ans l’effondrement de l’empire Byzantin, aujourd’hui réduit à quelques territoires exigus autour de Constantinople et au sud de la Grèce et de la Crimée.

Carte Empire Byzantin en 1400 en rosé sur la carte Carte créée avec Euratlas Periodis Expert © Euratlas-Nüssli 2010, tous droits réservés
Aussi, quand Mehmet II fait le siège de Constantinople, en 1453, la nouvelle fait l’effet d’un séisme à Gênes. L’armée turque, forte de plus de quatre-vingts mille hommes, est venue mettre le siège devant Constantinople, habitée par cinquante mille habitants et défendue, tout au plus, par huit mille combattants. Le sultan dispose désormais d’une flotte, qui avait manqué à ses prédécesseurs, qui s’étaient cassé les dents sur les murailles de la ville. Cette fois, le blocage de la ville est total. Elle ne peut plus être secourue.

Siege de Constantinople Passaiges outre Mer F 207 v Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Français 9087
Le 29 mai 1453, la ville est tombée. Tous les défenseurs ont été massacrés et la population entière, conduite en esclavage. Le quartier de Pera a été pillé et la route de Tana est désormais, totalement verrouillée : les comptoirs de Caffa, de Soudak et de Cembalo (Balaklava) en Tauride (Crimée), sont désormais laissés à eux-mêmes et leur chute n’est qu’une question de temps.
Dans ces circonstances, le seul expédient à la disposition de l’Etat génois, est de céder ses comptoirs de mer noire à la Banque de Saint-Georges, dont les caisses, toujours pleines, sauront trouver le moyen d’assurer la rentabilité de ces actifs. Du reste, la Banque signe rapidement des accords avec les Ottomans, et le commerce peut reprendre, aussi actif qu’auparavant, avec le comptoir de Caffa qui draine les produits de Tana.
Le retour des Français
La guerre entre Gênes et le roi de Naples, Alphonse V Aragon dure désormais depuis neuf ans en 1456. Les Fregoso sont doges de Gênes depuis lors et trois Frégoso se sont déjà succédés. Pietro Fregoso est déjà à ce poste depuis huit ans lorsqu’Alphonse d’Aragon, qui vient bloquer le port de Gênes avec sa flotte, exige sa démission pour le remplacer par un Adorno.

Juan de Juanes Portrait d’Alphonse V d’Aragon dit « le Magnanime » Musée de Saragosse
Plutôt que de voir Gênes soumise à l’ennemi détesté, Pietro Fregoso préfère encore le retour des Français. Une ambassade est donc expédiée à la cour de France. Charles VII ne veut plus entendre parler d’une ville qui ne respecte pas ses engagements. Mais le duc de Calabre, Jean II d’Anjou, fils aîné du roi René d’Anjou, insiste pour que Charles VII accède à la demande de la ville car il compte sur la flotte de cette dernière pour reconquérir le royaume de Naples d’où son père a été chassé en 1442.
Charles VII expédie donc Jean de Calabre comme gouverneur de Gênes, en mai 1458, à peine un mois avant la mort d’Alphonse V d’Aragon, le 27 juin 1458. Le roi de Naples est remplacé comme roi de Sicile et de Naples, par son fils illégitime, Ferrante ou Ferdinand de Trastamare.
En mars 1461, Jean II d’Anjou est remplacé par Louis de Laval (voir l’article de ce Blog sur Jean Colombe). Les Génois, aussitôt débarrassés des Napolitains, commencent à regretter de s’être placés dans la main des Français. En 1461, au mépris des accords signés avec Charles VII, Prosper Adorno est élu doge tandis que la petite garnison française aux ordres de Louis de Laval, s’est repliée dans le Casteletto. Pour conquérir le Castelleto, les Génois réclament de l’aide à Francesco Sforza, instrumenté en sous-main par le dauphin Louis de France (futur Louis XI) qui ne rate pas une occasion pour nuire à son père Charles VII et au duc de Calabre.
Les Français, ont expédié, en passant par le Dauphiné, un renfort de six mille hommes. L’armée est arrivée à Cornegliano, au sud-est de Milan. Les Génois, commandés par l’archevêque Paolo Fregoso, interceptent l’armée française au passage de la Polcevera, où les Français sont écrasés. Louis de Laval abandonne alors le Castelleto et court se réfugier à Savone, tandis que le gouvernement du doge Adorno est remplacé par celui du doge Louis Fregoso, qui revient au pouvoir, pour être remplacé, six mois plus tard, par l’archevêque, Paolo Fregoso !
Entre temps, Louis XI a succédé à son père au trône de France. La petite république de Gênes, brouillonne et indisciplinée, l’indispose et il n’a pas envie de dépenser de l’argent pour des garnisons inutiles. Il s’accorde avec Francesco Sforza, pour lui céder solennellement tous les droits de la France sur la république de Gênes, qui devient de ce fait, vassale de Milan en 1464.
Avec la conquête du duché de Milan par Louis XII en fin d’année 1499, le roi de France, nouveau duc de milan, est redevenu suzerain de Gênes. Il envoie pour gouverneur, son petit cousin (par sa mère, Marie de Clèves), Philippe de Clèves, comte de Ravenstein.
Une grande puissance économique
La république a changé de suzerain mais elle reste la même. Versatile, brouillonne, susceptible, prompte à s’insurger et incapable de résoudre seule ses problèmes.
Car ce qui provoque l’instabilité à Gênes, c’est l’éviction des nobles, des centres du pouvoir: ils ne disposent, institutionnellement que de la moitié des postes de sénateurs, sans aucun accès aux postes de la magistrature. Les nobles ont des domaines à l’extérieur de Gênes, ils ont des palais splendides dans Gênes mais ils sont exclus du pouvoir par des plébéiens qu’au fond, ils estiment inférieurs à eux. Comment s’attacher à une patrie qui exclut systématiquement une classe de citoyens des affaires ? Quand on est chassés institutionnellement des affaires, on conspire sur le plan politique en manipulant des classes plébéiennes. Et les nobles passent leur temps à conspirer, les uns avec les autres ou contre les autres. A renverser des gouvernements qui ne leur plaisent pas ou bien aller offrir leur allégeance à des souverains étrangers qui n’attendent que cela.
Autant Gênes est instable sur le plan politique, autant elle est stable sur le plan économique. La Banque de Saint-Georges est l’établissement bancaire le plus stable du monde : elle ne fait pas de prêt et elle vit, à la fois des taxes qui lui ont été abandonnées par l’Etat et de l’exploitation des colonies génoises en Méditerranée ou en Tauride (Crimée).
L’économie, un instant déstabilisée par la chute de Constantinople, puis la perte de son important comptoir de Caffa, vingt ans plus tard, a eu tôt fait de se reconvertir. Entretenant des relations dans tous les ports méditerranéens, la république commerce partout.
![Mer Méditerranée Folio 6v Atlas nautique du Monde, dit atlas Miller Homem, Lopo. Cartographe 1519 Bibliothèque nationale de France, [Ge D 26179 Rés]](http://autourdemesromans.com/wp-content/uploads/2015/03/Atlas-Miller-Mediterranee-150x150.jpg)
Mer Méditerranée Folio 6v Atlas nautique du Monde, dit atlas Miller Homem, Lopo. Cartographe 1519 Bibliothèque nationale de France, [Ge D 26179 Rés]
Elle a développé, plus tôt que la plupart des chantiers navals d’Europe, de nouveaux modes de construction, adaptés au transport des matières lourdes et pondéreuses : la caraque (mention dans les sources ligures, dès 1157), la caravelle (1159), le galeone (1195) et la taride (1234)[iii] pour le transport des chevaux.
Ces navires apportent à l’orient les ressources dont il a besoin et ramènent en occident les denrées de luxe, comme le souligne l’article de Mohamed Ouerfelli[iv] : « de nombreux marchands de toutes les nations partent en Syrie et en Égypte, et déposent une gamme variée de draps, de corail, de fourrures, du bois et du fer, dont l’Égypte a besoin pour la construction navale. Au retour, ils achètent dans les ports de Syrie-Palestine comme à Alexandrie des objets de l’artisanat local tels que des brocards, des tissus de soie, de l’alun, du coton, du lin et du sucre, mais aussi et surtout des épices provenant du trafic caravanier ».
Comme le souligne l’article, les Génois ont perdu le contrôle des routes maritimes des épices par rapport aux Vénitiens : à Chypre, son étude démontre que les Vénitiens, dès la fin du XIVème siècle, exportent 60% du sucre qui transite par Chypre, les Génois, seulement 19%.
En revanche, les Génois se sont développés dans les ports du royaume de Grenade, dans lesquels ils font halte, dans leur route pour la desserte de l’Europe du nord, depuis le début du XVème siècle. Le royaume de Grenade dispose d’un arrière-pays riche en produits agricoles : la soie, les fruits secs et le sucre. Les flottes génoises ont pris une part très importante du commerce en denrées de luxe des pays de la mer du nord, en vigoureux développement, à la fin du XVème siècle.
![Europe du nord Atlas nautique du Monde, dit atlas Miller Homem, Lopo. Cartographe 1519 Bibliothèque nationale de France, [Ge D 26179 Rés]](http://autourdemesromans.com/wp-content/uploads/2015/03/Atlas-Miller-Europe-150x150.jpg)
Europe du nord Atlas nautique du Monde, dit atlas Miller Homem, Lopo. Cartographe 1519 Bibliothèque nationale de France, [Ge D 26179 Rés]
En cette fin de XVème siècle, la ville de Gênes offre ce visage contrasté d’une économie très forte, basée sur le transport et le commerce, les chantiers navals, l’industrie de la soie, d’une place leader sur les marchés financiers et d’une faiblesse politique récurrente, née de ses divisions internes.
Nouvelle insurrection en 1506
L’insurrection démarre en 1506 de façon totalement anodine, en profitant de l’absence du gouverneur, le comte de Ravenstein, à l’occasion de simples élections sénatoriales. Les Sénateurs se subdivisent, classiquement entre nobles et non nobles. Les artisans prétendent alors qu’il y a trois classes sociales : les artisans, les marchands et les nobles : chacune des classes sociales doit avoir une représentation d’un tiers, protestent-ils. Mais les nobles s’opposent à l’innovation car ils sont eux-mêmes marchands, banquiers, armateurs et il n’y aucune raison pour avantager telle ou telle classe sociale et permettre aux plébéiens d’acquérir un double vote.
Bientôt, la conversation sort de l’enceinte du bâtiment où elle était confinée. Des attroupements se forment : on discute ferme. Des rixes éclatent entre nobles et plébéiens. Mais les artisans se sont groupés, en armes, et ils ont rameuté le populaire qui défile en exigeant les deux tiers des voix et des charges. Un noble de la famille Doria, qui insulte les manifestants de sa fenêtre est pris à partie par la population qui défile et qui l’occit promptement.
Le noble Jean Louis Fieschi, un partisan des Français, arme à son tour ses partisans et vient se positionner au centre de la ville pour s’opposer au défilé des Plébéiens. Le lieutenant de Ravenstein, Roccabertin, vient alors s’interposer, sans arme, entre les deux factions. Mais il est contraint, pour contrôler la foule, d’accepter de réunir le Conseil à seule fin de délibérer sur la répartition des postes de sénateurs entre nobles et non nobles.
Peu de nobles n’osent se rendre à l’assemblée, qui, en quasi-totalité plébéienne, vote unanimement la répartition en trois ordres des postes de magistrats et de sénateurs. Une députation est aussitôt envoyée au roi Louis XII, pour lui faire connaître les résolutions adoptées.

La honte du peuple de Genes Jean Marot le voyage de Gênes Département des Manuscrits, Français 5091 Folio 27r BNF
Mais il est toujours dangereux d’armer le peuple car ce dernier ne brûle que de s’en servir. Cette révolution bourgeoise aussitôt acquise grâce au soutien du peuple, ce dernier ne veut plus se disperser. Et il commence à piller les demeures des nobles un peu au hasard. Les bourgeois, auxquels le peuple a totalement échappé, courent se réfugier chez eux et s’enfermer à double tour. Quant à la noblesse, dispersée, elle s’enfuit de Gênes, à tout va.
Sur ce, Ravenstein revient à Gênes, avec cent-cinquante chevaux et sept-cents hommes de pied. Les bourgeois sont venus à lui, repentants et soumis. Mais il les chasse devant lui et commence à dresser des gibets dans la ville. On vient cependant lui demander s’il y a lieu d’appliquer, pour les élections, le nouveau règlement. Il donne alors son accord et les élections sont immédiatement organisées : mais, à peine élus, les nouveaux magistrats voient s’avancer les nobles, réunis autour de Fieschi, qui sont allés s’armer.
Le peuple demande alors au Gouverneur de garantir la vie des citoyens et la sécurité de la ville. Le Sénat à peine élu, constatant que Fieschi est en armes avec ses partisans, lui enjoint de quitter la ville. Sur le refus de ce dernier, le peuple prend les armes et décide de se faire justice lui-même. Cette fois, les artisans sont les maîtres. Tandis que tous les autres sénateurs sont partis chez eux se calfeutrer, les artisans procèdent par acclamation et ils font élire huit tribuns, chargés de contrôler les actes du gouvernement, de protéger les droits du peuple et de faire exécuter ses vœux.
Les tribuns, s’appuyant sur la population en armes, ont pris le pouvoir à Gênes, en bravant le Gouverneur, le Sénat et la Magistrature de la ville. Ils rendent la justice à leur gré en faisant acclamer leurs décisions par la multitude. L’anarchie s’est installée dans Gênes, sans être réduite par les forces de Ravenstein, qui sont devenues trop peu nombreuses, par rapport aux trente mille Génois révoltés et qui se sont réfugiées dans la citadelle. Tous les brigands ou exilés sont alors revenus et se livrent à mille exactions. Le conflit est devenu celui des pauvres contre les nantis.
Les Tribuns, voulant réaliser une action d’éclat, décident que le moment est venu de reprendre la forteresse de Monaco aux Grimaldi, qui s’y sont retranchés. Ravenstein tente de s’y opposer en faisant valoir que cette entreprise est au-dessus de leurs forces. Peine perdue. Découragé, il renonce et se retire de Gênes laissant une garnison dans la citadelle. Peut-être a-t’il reçu des instructions du roi Louis XII, de ne pas s’interposer inutilement ?

Jean Marot le voyage de Gênes Jean Bourdichon Département des Manuscrits, Français 5091 Folio 10v BNF
Comme le siège de Monaco n’avance pas, les artisans décident que tout ceci vient de la faute des bourgeois qui ne sont pas suffisamment déterminés: ils vont prendre eux-mêmes la direction des opérations. Ils y envoient un grand nombre des leurs mais leur inexpérience et leur entêtement ne produisent que des catastrophes.
Le roi Louis XII a reçu message sur message de son petit cousin Ravenstein : il se décide finalement à intervenir en réunissant une armée pour rétablir l’ordre. Il donne instruction à Chaumont d’Amboise, son vice-roi à Milan, de le rejoindre à Gênes avec ses forces. D’alègre, aidé par un contingent du duc de Savoie, est venu, prioritairement, déloger les Génois du siège de Monaco, tandis que Louis XII, qui a passé les Alpes, arrive par Asti. Les Génois sont indignés que le roi ait pris parti à Monaco pour les nobles, contre le peuple. Aussitôt leur combat devient, pour les Génois révoltés, une guerre de libération contre les Français.
Le roi invite les Génois à se soumettre, en leur assurant le pardon. Mais les huit Tribuns refusent tout compromis. Ils choisissent alors, en défi pour les Français, d’élire un doge, en la personne de Paul de Novi, l’un des huit tribuns. Une armée est organisée à la hâte pour bloquer les Français au défilé de la Polcevera. Mais cette armée est promptement culbutée par la chevalerie française, la première cavalerie du monde.
Le roi Louis XII est apparu, à la tête de seize mille fantassins, de deux mille hommes d’armes et d’une nombreuse artillerie. La place est conquise en deux jours. Après un massacre des leurs, les génois se livrent à la discrétion du Cardinal d’Amboise et du roi.

Jean Marot le voyage de Gênes Département des Manuscrits, Français 5091 Folio 20v BNF
On fait attendre une semaine le peuple de Gênes. Puis dans une mise en scène soignée, le Cardinal, après avoir fait mine de consulter le roi, leur pardonne mais il supprime les libertés de la ville et condamne à mort les meneurs.
Après avoir rétabli son autorité, souhaitant récupérer Ravenstein pour d’autres missions, le roi Louis XII confie la république au gouvernement de Lannoy.
Cinq plus tard, les Français perdent Milan. En perdant Milan en 1512, les Français vont perdre Gênes. A peine trois ans plus tard, le jeune roi François 1er gagne la bataille de Marignan et reconquiert le Milanais. Mais ceci est une autre histoire.
Pour la suite de l’histoire de Gênes, lire l’article Andrea Doria : le grand condottiere, amiral de François 1er.
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[i] Cet article est issu principalement de « l’Histoire de la république de Gênes », Volume 1 et Volume 2 par Emile Vincens. Un autre ouvrage a été consulté, « l’Histoire De La République De Gênes » Volume 1 et Volume 2, par Louis de Mailly.
[ii] Histoire de la République de Gênes Emile Vincens page 394.
[iii] Voir l’excellent article de Furio Cicilio, « Les chantiers navals en Ligurie du Moyen Âge à l’époque moderne (xiie – xvie siècles) » in Cahiers de la Méditerranée.Les Caraques sont d’énormes navires de 400 à 600 tonneaux, pouvant jauger jusqu’à 2000 tonneaux. Ils sont particulièrement lourds, peu manoeuvrables et fragiles lors des tempêtes. Ils peuvent transporter plus de mille hommes. Concernant les tarides, selon l’ouvrage « Mémoire sur quelques documents génois relatifs aux deux croisades » par Augustin Jal, les tarides sont des navires à voile et à rames, des sortes de péniches, longues de 108 pieds (33m), larges de 10 pieds à fond de cale (3m) et de 12 pieds au maître-bau (sa plus grande largeur, soit 3,6m), hautes de 2 m au centre. Au lieu d’une seule « rode » ou « estambot », « les tarides ont trois rodes à l’extrémité postérieure de la quille, soutiens de la poupe ronde. Entre les deux rodes latérales et celle du milieu, s’ouvrait une porte, ou sabord de charge par où devaient s’embarquer et débarquer les chevaux. Les portes étaient étoupées pendant la navigation. Les tarides avaient deux mats, six ancres, deux gouvernails (un de chaque bord à l’arrière, et une barque de palis-calme longue de neuf pieds (3m) et fournie de seize avirons, avec une voile ». La taride possède 40 rames. Son effectif est de 20 mariniers. Une taride peut transporter 20 chevaux ou un chargement de 170 tonnes de blé soit 8,4 tonnes par homme, soit une productivité énorme pour l’époque. La taride ressemble beaucoup, par la définition qui en est donnée, à la « palandrie ».
[iv] Mohamed Ouerfelli : « Gênes et les réseaux du commerce du sucre à la fin du Moyen Âge », in Les Cahiers de Framespa.
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