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Isabelle d’Este, marquise de Mantoue ou l’art d’être femme à la Renaissance

26 septembre 2016 par Philippe 2 commentaires

Isabelle d’Este est sans doute le personnage féminin le plus emblématique de la renaissance italienne. Elle aime la danse qu’elle pratique à merveille, la musique où elle excelle au luth et la lecture. Elle a fait la grandeur des Gonzague par ses inestimables collections artistiques. Femme de cœur, aimant passionnément son mari, femme engagée, épouse militante, ambassadrice de charme, conductrice de la mode, elle a été infiniment respectée par les poètes, les princes, les rois et l’empereur Charles Quint. Elle a traversé les profonds soubresauts politiques de l’Italie du nord de cette époque charnière en contribuant activement à l’extension et au renforcement de la principauté de Mantoue alors que d’autres Etats plus importants subissaient un coup d’arrêt à leur expansion (Florence, Naples, Milan, Rome).   Elle a laissé dans l’histoire l’empreinte indélébile d’une princesse engagée et d’une mécène.

 

 

 

 

Les jeunes années d’une princesse de Ferrare

 

Le 18 mai 1474, la duchesse de Ferrare, Léonora d’Aragon, accouche d’une petite fille, Isabelle d’Este[i]. Son père, Ercole est duc de Ferrare et de Modène.  Sa mère est l’une des filles du roi de Naples, Ferdinand d’Aragon, fils bâtard légitimé du roi d’Aragon Alphonse V. Ercole a passé une partie de sa jeunesse à Naples, où il a été expédié par son demi-frère, le duc Lionel d’Este, de 1455 à 1460. Il a succédé à son demi-frère, Borso d’Este, trois ans plus tôt, à la tête de Ferrare.

La petite fille est baptisée par l’évêque de Chypre, ambassadeur de Venise à Ferrare.

Elle n’a pas encore deux ans, lorsqu’une nuit, en l’absence du duc, le palais de Ferrare est attaqué par une bande de conspirateurs conduits par Niccolo d’Este (une histoire racontée dans un autre article de ce Blog : Une grande famille de la renaissance : Les Este de Ferrare). La duchesse et ses trois enfants n’ont que le temps de fuir par la passerelle couverte qui conduit au Castello.

Au cours de l’été de 1477, Leonora emmène ses enfants à Naples, pour assister au remariage de son père avec Jeanne d’Aragon. Son père, le roi Ferdinand, insiste pour se voir confier la cadette, Béatrice d’Este, âgée de deux ans, qui va rester à Naples les huit années suivantes.  Isabelle revient à Ferrare avec sa mère. Des discussions sont en cours entre les deux maisons souveraines voisines, de Ferrare et de Mantoue, pour marier le jeune prince Frédéric et Isabelle, négociations qui aboutiront trois ans plus tard, en 1480. Car le duc de Ferrare subit la pression de Venise dont les appétits territoriaux aux bornes de l’état Ferrarais se font sentir depuis plusieurs années : le duc recherche donc des alliances et il n’est que trop heureux de réunir une nouvelle fois les deux principautés voisines.

Isabelle fait l’objet d’une éducation raffinée de princesse de la Renaissance, dont les bruits élogieux viennent bientôt flatter les oreilles du régent du duché de Milan, Ludovic le More, qui assure la réalité du pouvoir, pendant la minorité de son neveu, Gian Galeazzo Sforza. Bonne de Savoie, la mère du prince, se charge de demander au duc de Ferrare, la main de sa fille Isabelle, pour le compte de Ludovic. Mais Isabelle étant déjà promise, le duc propose pour la remplacer, sa sœur Béatrice, alors âgée de six ans. L’affaire a-t-elle été engagée diplomatiquement par le roi Ferdinand de Naples auprès duquel réside la petite Béatrice ? Il est certain que le royaume de Naples est très soucieux d’établir une alliance solide avec le duché de Milan et il applaudit hautement le projet d’union qui fait entrer Milan dans l’alliance avec Ferrare et Mantoue contre Venise et le pape. Le pape Sixte IV a en effet décidé d’établir son neveu, le comte de Forli, Girolamo Riario, qui a épousé la fille illégitime du précédent duc de Milan, Caterina Sforza. Il souhaite obtenir de Venise que cette dernière appuie l’établissement de Girolamo comme duc de Ferrare à la place d’Ercole, une alliance que la Sérénissime, qui a de solides appétits territoriaux vers le sud, étudie avec d’autant plus d’intérêt que le territoire de Ferrare vient, géographiquement, s’opposer à cette expansion.

Francesco II Gonzaga Dessin de Mantegna National Gallery of Ireland Dublin Image Web Gallery of Art

Francesco II Gonzaga Dessin de Mantegna National Gallery of Ireland Dublin Image Web Gallery of Art

Le 28 mai 1480, les fiançailles des deux sœurs sont proclamées officiellement à Ferrare. L’année suivante, le marquis de Mantoue, sur l’invitation d’Ercole, se rend à Ferrare pour présenter son fils François, lors de la fête de la Saint-Georges. Le marquis et sa suite, composée de six cents personnes, se sont déplacés depuis Mantoue sur quatre embarcations par le Mincio puis le Pô, jusqu’à Ferrare où ils vont être somptueusement reçus par le duc pendant quatre jours. Le marquis s’est déplacé avec ses chiens et ses fameux chevaux barbes qui remportent une course, dont le drap d’or, le palio, est rapporté triomphalement à Ferrare.

Giancristoforo Romano Buste en terre cuite d'Isabelle d'Este Marquise de Mantoue Image Web Gallery of Art

Giancristoforo Romano Buste en terre cuite d’Isabelle d’Este Marquise de Mantoue Image Web Gallery of Art

Apparemment les deux promis se sont appréciés car une relation épistolaire suivie s’établit bientôt entre les deux fiancés, malgré leur différence d’âge (François est né en 1466 et Isabelle en 1474). Lorsque le futur marquis succède à son père en 1484, il a dix-huit ans mais sa promise n’est pas encore nubile. Les « liens » entre les fiancés, qui n’ont pu être étroits, sont réchauffés diplomatiquement et le marquis se met en quatre,  pour satisfaire Isabelle, qui lui a demandé une Madone de Mantegna, le peintre attitré de la cour de Mantoue.

Andrea Mantegna Madone aux chérubins Pinacoteca di Brera MilanImage Web Gallery of Art Tableau offert à Isabella d'Este par François II Gonzaga avant son mariage

Andrea Mantegna Madone aux chérubins Pinacoteca di Brera Milan Image Web Gallery of Art Tableau offert à Isabella d’Este par François II Gonzaga avant son mariage

En 1488, Isabelle a quatorze ans lorsqu’elle fait la connaissance de sa future belle-sœur, Elisabeth, qui s’arrête à Ferrare, sur le chemin d’Urbino où elle doit épouser le duc Guidobaldo de Montefeltro, le fils du grand condottiere. C’est le début de sa liaison avec la future duchesse qui deviendra sa meilleure amie, qui sera, plus tard, immortalisée par le livre du courtisan de Baldassare Castiglione, publié à Venise en avril 1528.

Elisabetta Gonzaga Duchesse d'Urbin Raphael Les Offices

Elisabetta Gonzaga Duchesse d’Urbin Raphael Les Offices

Dans ses Rittrati, rédigés en 1514 et publiés dix ans plus tard, Giovan Giorgio Trissino, afin de démontrer la supériorité de la poésie sur la peinture (voir à ce propos la théorie de l’Ut pictura dans l’article de ce Blog sur le Laocoon : coup de tonnerre sur l’art de la Renaissance), dresse le portrait d’Isabelle d’Este : un flot de cheveux dorés qui tombent en masse sur ses épaules, de taille moyenne, elle se fait remarquer par la grâce et la majesté de sa personne.

D’après l’ambassadeur de Mantoue à Ferrare, c’est une jeune princesse qui a bénéficié de la meilleure éducation. Elle a la réputation de parler le latin, mieux qu’aucune femme de son âge. Son premier maître a été Battista Guarino, le fils du fameux Guarino de Vérone (1374-1460), qui a été attiré à Ferrare par Lionel d’Este (le fondateur de l’Université) pour y enseigner l’éloquence grecque et latine. A la mort du duc, Guarino est resté à Ferrare jusqu’à sa mort en 1460. Son fils Battista (1435-1503), a suivi des études de rhétorique à l’université de Bologne et a succédé à son père à l’université de Ferrare. Il est à l’époque célèbre pour ses réflexions sur l’éducation, avec son traité « De ordine docendi et studendi », rédigé en 1459, dans lequel il bannit les châtiments corporels et où il joue sur la motivation des élèves en établissant un état de concurrence mutuelle, méthodes qui ont sans doute fortement influencé le traité sur l’éducation de Jacques Sadolet, l’évêque de Carpentras[ii].

Battista Guarino souligne au duc de Ferrare les étonnantes capacités intellectuelles de la jeune princesse.

Ses autres maîtres sont Jacopo Gallino, Sebastiano da Lugo, Battisto Pio, Niccolò Lelio Cosmico. Jacopo Gallino évoquera plus tard avec nostalgie, le temps où il faisait réciter par cœur à la princesse les Eglogues de Virgile ou les lettres de Cicéron. Très jeune, elle montre des dispositions pour la danse, un art qu’elle cultive avec un soin particulier : ne dit-on pas, en effet, que l’on mesure à l’art de la danse, la réussite d’une éducation ? Elle apprend dès l’enfance à jouer du luth, un art dans lequel elle montre bientôt une rare habileté. La musique était très en honneur dans la famille d’Este où chacun maîtrisait un instrument. Elle apprend à chanter auprès du prêtre allemand Don Giovanni Martino, appelé de Constance, pour former les chœurs de la chapelle ducale.  Elle baigne surtout dans un milieu cultivé, raffiné. Car Ferrare, sous l’impulsion de ses trois princes successifs (Lionel, Borso et Ercole voir à ce sujet l’article sur ce Blog Une grande famille de la Renaissance : les Este de Ferrare), est devenu l’une des capitales de la culture et de la science européennes. A Ferrare, l’art est partout, dans les nombreux palais (voir à ce sujet l’article de ce Blog sur les palais disparus des princes de Ferrare) de Belriguardo, de Schifanoia ou de Belfiore fréquentés tour à tour par le duc et sa cour. Isabelle est ainsi élevée dans un monde où l’art est une institution destinée à établir la grandeur des princes. Quoi d’étonnant à ce que, dès l’âge de neuf ans, elle manifeste de l’intérêt pour l’art de Mantegna ?

A Ferrare, jusqu’en 1487, tout au moins, le peintre officiel est Cosme Tura (1430-1495). A l’époque de la jeunesse de la princesse, il travaille à la décoration du palais de Belriguardo où il peint, dans la chapelle, les portraits (aujourd’hui disparus) des princesses Isabelle et Béatrice.

En 1487, elle assiste au mariage de sa demi-sœur, Lucrèce, fille illégitime du duc Ercole, son aînée de trois ans, qui épouse le fils du seigneur de Bologne, Annibal Bentivoglio.

Le duc n’est pas pressé de se séparer de sa fille malgré les pressions exercées par son soupirant, qui cherche à assurer sa descendance. On se décide finalement pour le printemps de 1490, lorsque Isabelle aura seize ans. Au début de 1489, le peintre officiel de Ferrare, qui a succédé à Cosme Tura, Ercole Roberti, est allé à Venise acheter les feuilles d’or et le lapis lazuli pour la décoration des treize cassoni ou coffres de mariage de la jeune épousée.  Il fait également les dessins des cadeaux que le duc veut faire à sa fille : le lit nuptial, un carrosse magnifique et une galère dorée pour le transport sur le Pô. La dot d’Isabelle a été fixée à vingt-cinq mille ducats, auxquels s’ajoutent cinq mille ducats de biens mobiliers personnels, une somme bien modeste, comparée aux quatre-vingt mille ducats de la dot de sa mère ou aux cent-cinquante mille ducats apportées par la première épouse de son frère Alphonse, Anne Sforza.

La marquise de Mantoue

Le mariage est célébré par procuration, le 11 février 1490 dans la chapelle ducale de Ferrare.   Après la cérémonie, la mariée a parcouru la ville dans son carrosse doré recouvert de drap d’or, escortée, à sa droite, par son beau-frère, le duc d’Urbin, époux d’Elisabeth Gonzague et, à sa gauche, par l’ambassadeur du royaume de Naples. Le banquet qui suit est l’un des plus somptueux que vit jamais le palais ducal de Ferrare. On a sorti les magnifiques tapisseries flamandes de la reine Jeanne, rapportées de Naples par Leonora, le service de table en cristal, ciselé à Venise d’après des dessins de Cosme Tura, les flacons de cristal, les plats d’émail et d’or supportés par des satyres, des dauphins et des griffons. Les anses des coupes d’or et des cornes d’abondance sont ornées d’aigles et de génies, les emblèmes de la maison d’Este. Deux cents petites bannières, peintes aux armes des maisons d’Este et de Gonzague par des peintres ferrarais,  décorent les pyramides et les temples de sucre doré et multicolore, élaborés par les maîtres confiseurs de la ville.

Guidobaldo Montefeltro duc d'Urbin c 1506 370 x 475 Rafael Sanzio Liechtenstein Collections Princières

Guidobaldo Montefeltro duc d’Urbin c 1506 370 x 475 Rafael Sanzio Liechtenstein Collections Princières

Le jour suivant, le cortège nuptial, composé de la galère dorée, de quatre bateaux et d’une cinquantaine de barques,  remonte le Pô vers Mantoue. La mariée est suivie de sa famille proche et d’une centaine de courtisans.

Le 15 février, elle fait une entrée triomphale à Mantoue, accueillie par le duc François et elle chevauche devant les ambassadeurs européens, invités par le prince de Mantoue. La ville fait un accueil enthousiaste à la nouvelle marquise et la chronique rapporte que près de dix-sept mille spectateurs se pressent ce jour-là dans la ville où des festins leur sont offerts ainsi que des fontaines de vins.

Mantoue Braun, Georg (1541-1622) Civitates orbis terrarvm Library of Congress Geography and Map Division Washington, D.C.

Mantoue Braun, Georg (1541-1622) Civitates orbis terrarvm Library of Congress Geography and Map Division Washington, D.C.

Le marquis a sollicité tous ses parents et amis qui ont apporté leur vaisselle d’or et d’argent, les tapis et tentures. Pendant trois jours des festins entrecoupés de tournois, de danses, de retraites aux flambeaux, se succèdent sans interruption.

Le marquisat de Mantoue, moins riche que le puissant duché de Ferrare, a cherché à honorer dignement son puissant voisin. Car la ville de Mantoue ne compte à l’époque que vingt-huit mille habitants.

François, l’heureux époux de la magnifique princesse, n’a pas un extérieur particulièrement séduisant. De taille courte et trapue, c’est un homme vigoureux, plein de courage et d’ardeur. C’est un cavalier et un jouteur émérites qui fait l’admiration de la marquise.

Giovanni Cristoforo Romano Francesco Gonzaga, Marquis de Mantoue & condottiere (1466–1519), 1498 Terracotta, h. 69 cm (27 1/5 in.) Museo del Palazzo Ducale, Mantua Erich Lessing/Art Resource, NY Site Italian Renaissance Resources

Giovanni Cristoforo Romano
Francesco Gonzaga, Marquis de Mantoue & condottiere (1466–1519), 1498
Terracotta, h. 69 cm (27 1/5 in.)
Museo del Palazzo Ducale, Mantua
Erich Lessing/Art Resource, NY Site Italian Renaissance Resources

Celle-ci introduit auprès du marquis un tact inné, un bon sens, une diplomatie, absentes du séjour mantouan. Son caractère enjoué, sa jeunesse, sa beauté, apportent le renouveau dans la vieille demeure poussiéreuse. Elle devient vite le pôle d’attraction de tout son entourage, d’autant qu’elle dispose d’un charisme exceptionnel.

Elle se rapproche des Gonzague de Bozzolo, des cousins germains du duc, ayant hérité quatorze ans plus tôt de ce fief indépendant, à 30 km à l’ouest de Mantoue, avec lesquels elle partage un même goût pour les romans et les pièces de théâtre. Elle devient du reste le pôle d’attraction de toute la famille de son mari, réussissant à apaiser les tensions avec les oncles du marquis et devenant la meilleure amie d’Elisabeth, la duchesse d’Urbin, de trois ans son aînée.

Les deux femmes ont en commun les mêmes passions de la danse et de la musique et un amour immodéré pour la culture et la science. Isabelle est cependant plus brillante et spirituelle que sa belle-sœur. Elle a également un caractère bien trempé, au rebours de sa belle-sœur, plus timide et effacée, mais qui sait cependant s’attacher durablement les cœurs.

La duchesse va résider quatre mois à Mantoue avec la marquise, pendant que l’époux de cette dernière, condottiere au service de Venise, effectue de fréquents déplacements vers la Sérénissime. Les deux belles-sœurs en profitent pour réaliser de grandes excursions dans les environs. C’est ainsi que la marquise découvre le lac de Garde à cinquante kms à peine de Mantoue. Les deux princesses embarquent à Sirmione pour se rendre à Salo. Isabelle est séduite par les citronniers de Salo et les jardins de Sirmione, un séjour paradisiaque, où elle reviendra souvent.

Isabelle d’Este et Ludovic le More

En novembre de la même année 1490, Isabelle revient à Ferrare où sa mère est tombée malade. Elle apprend que le mariage de sa sœur Béatrice avec le régent de Milan, Ludovic le More, est prévu pour le mois de janvier. De retour à Mantoue, sur l’invitation pressante de son époux qui ne peut plus se passer d’elle, Isabelle reçoit l’invitation du duc de Milan, d’accompagner sa sœur, une offre que le marquis est désespéré de devoir décliner, son employeur, Venise, n’étant pas très heureux du double rapprochement des familles d’Este et Sforza, Alphonse, le frère d’Isabelle et prince héritier de Ferrare, devant épouser Anne Sforza, la sœur cadette du duc de Milan.

Boltraffio Ludovic le more Collection privée Milan

Boltraffio Ludovic le more Collection privée Milan

La jeune marquise est décidée à conquérir les cœurs lors de son déplacement. Pour ce faire, elle convie tous les marchands de fourrures, de brocards et de bijoux, de Venise à Ferrare, qui sont dévalisés. Elle commande à Venise toutes les peaux de zibeline qu’on pourra trouver et à Milan, deux peaux de chat d’Espagne. Alphonse est également du voyage car il est prévu de célébrer ses fiançailles à Milan, dans la chapelle ducale. A Milan, l’accueil est fastueux et la marquise se montre souveraine. Elle va y nouer une solide amitié avec son nouveau beau-frère, Ludovic le More, qui va constituer, plus tard, un facteur important de l’équilibre politique en Italie du nord.

Après le mariage de Béatrice, le 18 janvier 1491 et les fiançailles d’Alphonse, le 23 janvier, le cortège retourne vers Mantoue en s’arrêtant pour visiter la chartreuse de Pavie, le joyau du duché de Milan. Les moines se font tirer l’oreille pour ouvrir leurs portes à des femmes mais le régent de Milan se montre pressant et le prieur finit par s’incliner : selon les livres du monastère, la duchesse de Ferrare, la marquise de Mantoue, le frère et la sœur du duc de Milan, suivis d’une suite de huit cents personnes et d’une escorte de quatre cents chevaux ont été régalés par la chartreuse d’un festin de lamproies, de friandises et de vin de Malvoisie pour un total de quatre cents lires (livres).

Pala Sforzesca Pinacoteca di Brera Ludovic le More et Béatrice d'Este

Pala Sforzesca Pinacoteca di Brera Ludovic le More et Béatrice d’Este

L’hiver est exceptionnellement froid et rigoureux et, lorsque le cortège nuptial d’Alphonse et Anne arrive à Ferrare, toute la campagne est couverte de neige et le Pô, pris par les glaces. On utilise alors des centaines d’ouvriers pour casser la glace et ouvrir un chemin aux bateaux qui doivent traverser.

En juin de l’année suivante, Isabelle est invitée avec son frère Alphonse, par Ludovic le More, à Milan, pour le mois d’août. Isabelle commence à refuser mais elle reçoit une lettre de son mari, en service à Venise, la pressant d’accepter l’invitation. Pourquoi la princesse a-t-elle refusé l’invitation alors que des fêtes splendides l’attendent à Milan ? Est-ce par ce que toute sa maison est malade comme elle l’invoque ? Ou parce qu’elle n’a rien à se mettre ? Car elle ne peut arriver à Milan avec les mêmes tenues que l’année précédente : du reste on était en janvier et aujourd’hui en juin !

Des lettres partent alors dans toutes les directions pour rechercher les habits les plus riches et les bijoux les plus somptueux pour la marquise et sa suite. Son voyage à Pavie et Milan est un triomphe. Ludovic le More, qui a fortement appuyé l’élection d’Alexandre VI Borgia, via le cardinal Ascanio Sforza est au faîte de sa puissance. Les lettres d’Isabelle à son époux sont toutes politiques et sans doute ce dernier a-t-il compris de longue date, qu’il ne peut avoir de meilleur ambassadeur que cette jeune femme de dix-huit ans.

Une vie littéraire et artistique intense

Pendant les premières années de son mariage, Isabelle se montre une lectrice insatiable de nouvelles. Elle est désireuse de tout connaître, tout apprendre. Tout l’intéresse, depuis le dernier chant de l’Orlando Furioso de l’Arioste jusqu’à l’achat d’une turquoise gravée ou un chat de Perse, en passant par les hautes préoccupations politiques des Etats. Elle entretient une très abondante correspondance avec sa famille à Ferrare, sa mère, sa sœur à Milan, avec son époux François, son beau-frère, Ludovic, sa belle-sœur Elisabeth à Urbin, avec sa demi sœur Lucrèce, à Bologne et avec les beaux-frères de cette dernière. Isabelle consacre une large part de ses journées à sa correspondance avec ses fournisseurs, à l’affut de toutes les nouveautés de la mode. Elle veut, en tout paraître mais surtout se distinguer parmi ses concurrentes. Elle donne cent ducats à son ambassadeur à la cour de France pour lui acheter ce qu’il y a de plus beau mais elle préfère ne rien recevoir s’il ne peut trouver une qualité supérieure à celle qui est vendue en Italie. Pour ses cadeaux diplomatiques, l’impérieuse marquise fait travailler les plus brillants artistes qui ont fabriqué ses bijoux, comme l’orfèvre Ercole Fedeli de Ferrare, qui exécutera un fourreau niellé pour César Borgia, aujourd’hui au Kensington Palace.

Les commandes de la jeune et impécunieuse marquise finissent pas dépasser les moyens du marquisat et Isabelle se trouve contrainte de renoncer à des achats, faute de moyens financiers, son crédit étant épuisé. Elle se consacre alors à des controverses littéraires par correspondance comme cette discussion sur les mérites respectifs des paladins Renaud et Roland, qu’elle engage avec Galéas de Sanseverino, le gendre Ludovic le More, le meilleur cavalier d’Europe, qui engagera plus tard une longue et belle carrière au service des rois Louis XII et François 1er.

Léonard de Vinci Galeas de Sanseverino 1483 Pinacoteca Ambrosiana Milan

Léonard de Vinci Galeas de Sanseverino 1483 Pinacoteca Ambrosiana Milan

Comme tous les lettrés de son temps, Isabelle est une bibliophile avertie, toujours à la recherche d’un exemplaire rare ou des dernières publications d’Aldo Manuzio à Venise.

Isabelle vivait la religion chrétienne avec beaucoup d’assiduité. Elle comptait parmi ses proches, certains des moines les plus éloquents de son époque, comme le général des Carmes, Fra Pietro Novellara, ou le franciscain Francesco Silvestri de Ferare, plus tard général de son ordre. Plus grande encore était son intimité avec la sœur dominicaine Osanna dei Andresi, une parente des Gonzague, qui vivait en odeur de sainteté, d’une grande vertu et d’un noble caractère, considérée par l’époux d’Isabelle, comme la protectrice naturelle de Mantoue. Lorsqu’elle mourut en 1505, Isabelle fit édifier à sa mémoire un somptueux tombeau. Un tableau d’autel, représentant la Vision de la bienheureuse Osanna, figurant Isabelle et trois de ses dames d’honneur, agenouillées, fut réalisé à cette occasion par Francesco Bonsignori.

Francesco Bonsignori La beata Osanna Huile sur toile Palais ducal de Mantoue Isabelle d'Este à genoux à gauche avec trois dames d'honneur

Francesco Bonsignori La beata Osanna Huile sur toile Palais ducal de Mantoue Isabelle d’Este à genoux à gauche avec trois dames d’honneur

Parmi les poètes de sa cour, Isabelle honore particulièrement son cousin, Niccolo da Correggio, beau chevalier, tournoyeur champion et d’une exquise courtoisie. Agé de plus de quarante ans à l’époque du mariage d’Isabelle, il avait pourtant été proclamé à l’unanimité comme le plus brillant orateur de la petite cour de Mantoue. Sa mère avait épousé en secondes noces, Tristan Sforza, demi-frère de Ludovic le More et Niccolo résidait habituellement à Milan. Il entretenait une brillante correspondance avec la marquise qu’il lui arriva de désigner, lors d’une controverse littéraire, comme la « prima donna del mondo ».

Isabelle, qui est déjà une remarquable joueuse de Luth, consacre beaucoup de temps à la musique. Son père lui a expédié son maître de chant pour lui donner des leçons particulières.

Le premier studiolo d’Isabelle d’Este

Mais une préoccupation particulière absorbe la marquise depuis son arrivée : l’aménagement de ses appartements. Elle occupait alors au sein du palais ducal, le vieux castello san Giorgio, le « piano nobile » de la tour à côté de la chambre des époux, décorée de fresques de Mantegna.

Mantegna Camera degli Sposi La rencontre Mur dell Incontro Image WGA Palais ducal de Mantoue
Mantegna La chambre des époux Vue d’ensemble 1465-1474 Image Web Gallery of Art Palais ducal de Mantoue
Mantegna Camera degli Sposi Palais ducal de Mantoue Autoportrait Image Web Gallery of Art

Andrea Mantegna Chambre des époux Palais ducal de Mantoue La rencontre Image Web Gallery of Art

Andrea Mantegna Chambre des époux Palais ducal de Mantoue La rencontre Image Web Gallery of Art

Un escalier d’angle conduisait aux appartements de son mari, situés au rez-de-chaussée.

Studiolo d'Isabelle d'Este Plan des appartements du second étage du Castello San Giorgio Source Article sur le Studiolo d'Isabelle d'Este par Erica Gazzoldi sur le site Academia.edu

Studiolo d’Isabelle d’Este
Plan des appartements du second étage du Castello San Giorgio Source Article sur le Studiolo d’Isabelle d’Este par Erica Gazzoldi sur le site Academia.edu

Ces « camerini » occupées par Isabelle pendant plus de trente ans, furent lourdement abîmées par les troupes autrichiennes qui occupèrent le palais pendant plus de cent cinquante ans. Dans l’une de ces petites pièces ayant vue sur le lac, figurent sur la voute, les notes de musique, l’emblème favori de la marquise, qu’elle se plaisait à porter, brodées sur ses robes. C’est un peintre de Mantoue, Luca Liombeni, qui est chargé de la décoration du premier studiolo de la marquise, le second studiolo, qui subsiste aujourd’hui, ayant été réalisé après la mort de François en 1519.

Castello San Giorgio à Mantoue Site Guide touristique de Mantoue

Castello San Giorgio à Mantoue Site Guide touristique de Mantoue

En septembre 1491, Mantegna revient de Rome où il a passé quinze mois à la demande du pape Innocent VIII, à la décoration de la chapelle du Belvédère : il s’est fait un peu forcer la main par le marquis pour aller travailler au service du pape et il a gardé un très mauvais souvenir de son séjour romain. Il ne songe qu’à une chose, revenir vivre à Mantoue, sa patrie d’élection. Avec la marquise, le contact est immédiat. François II lui demande de terminer sa série du Triomphe de César qu’il a dû interrompre et à laquelle il consacre l’essentiel de son temps pendant plus d’une année : cette frise de vingt-trois mètres de long sur trois de hauteur, devait être installée dans une grande pièce du palais de Saint-Sebastien (aujourd’hui le musée communal du palais de Saint Sebastien, à proximité du palais du Té). Découpé en neuf tableaux, l’ensemble a été vendu par les Gonzague au roi Charles 1er d’Angleterre en 1627, et se trouve aujourd’hui dans la Royal Collection d’Hampton Court à Londres.

Un décret de 1492 accorde à Mantegna des terres, en raison des travaux admirables que le peintre a réalisés dans la chapelle avant son départ pour Rome : parmi ces travaux, figurent le triptyque de L’Ascension, L’Adoration des Mages et La Circoncision, aujourd’hui au musée des Offices à Florence et le tableau sur la mort de la Vierge, au musée du Prado à Madrid. Ce dernier tableau fut acheté par l’ambassadeur espagnol Cardenas, à la vente de tableaux qui suivit la décapitation de Charles 1er.

Andrea Mantegna La mort de la vierge Musée du Prado Madrid Image de l'exposition Mantegna au Louvre

Andrea Mantegna La mort de la vierge Musée du Prado Madrid Image de l’exposition Mantegna au Louvre

Voyage d’Isabelle d’Este à Venise

Le retour de Christophe Colomb à Palos, après son premier voyage aux Indes occidentales, le 15 mars 1493, fait sensation. Dès le mois d’avril, les premières nouvelles arrivent à Mantoue de plusieurs sources différentes. La marquise dévore tout ce qu’elle peut trouver sur la question et presse ses correspondants de lui en apprendre davantage.

De retour de l’un de ses incessants voyages à Venise, François II lui rapporte une invitation du doge à assister aux fêtes de l’Ascension et à la cérémonie annuelle des épousailles de la ville avec la mer.

François est déjà reparti pour Venise dont il est le capitaine général des armées. Isabelle s’embarque sur le fleuve vers Ferrare puis elle rejoint Chioggia le 13 mai où elle est accueillie par trois patriciens expédiés par le doge, et chargés de l’escorter. Ils prennent la mer le lendemain et elle entre à Venise en passant devant le fort de Malamocco. En arrivant à Santa Croce, elle trouve le Doge, Agostin Barbarigo, et toute la Seigneurie, qui sortent à cet instant de l’église, accompagnés des ambassadeurs de Naples, de Ferrare et de Mantoue. Elle est alors conduite par Barbarigo à son Bucentaure : le doge lui demande de s’asseoir à sa droite pendant toute la cérémonie. La réception grandiose faite par Venise à la marquise montre qu’elle est reconnue comme l’égale d’un chef d’Etat, tant sa réputation est déjà établie en Italie du nord.

Les jours suivants elle rend visite à Catherine Cornaro, la reine de Chypre, réfugiée à Venise, depuis son abdication, sous la pression de la Sérénissime. Elle rend également visite à l’oncle de son mari, le duc de Bavière, qui se trouve justement de passage à Venise. Puis elle visite le palais des doges où travaillent en ce moment, les deux frères Gentile et Giovanni Bellini qu’elle connaît de réputation car leur sœur est l’épouse de Mantegna. Puis elle revient à Mantoue en passant par Vicence et Vérone, villes où elle est reçue somptueusement aux frais de la Seigneurie. Elle retrouve sa belle-sœur Elisabeth, la duchesse d’Urbin, qui l’attend impatiemment dans la villa que le marquis a mis à sa disposition à Porto, où elle va passer six semaines.  Là sur les jardins qui s’étagent au-dessus du Mincio, les deux amies vont chanter des poèmes pendant qu’un joueur de viole émérite, Jacopo di San Secondo, expédié par Ludovic le More, leur joue d’exquises sérénades. Puis Isabelle passe un mois à Ferrare, alarmée par la détérioration de la santé de sa mère, qu’elle ne reverra plus, car elle décède le 11 octobre 1493. Isabelle est repartie pour Mantoue, accoucher d’une petite fille, Eléonore.

Après le baptême de sa fille et les fêtes du carnaval auxquelles elle participe à la résidence de campagne de Marmirolo, décorée par le fils de Mantegna et par Francesco Bonsignori, un artiste véronais entré depuis cinq ans au service du marquis, elle décide de partir en pèlerinage à Notre Dame de Lorette. Puis elle se rend à Gubbio, où elle est accueillie par le duc d’Urbin et sa femme, qui l’accompagnent pour visiter Assise et Pérouse. Isabelle admire les palais du duc d’Urbin à Gubbio, puis à Urbin, où elle est émerveillée par le palais (voir l’article sur ce Blog sur La cour fastueuse du duc d’Urbin : mécénat et grandeur).

Isabelle d’Este et les Français

Puis elle reçoit une lettre de son mari qui l’informe que « Monseigneur de Migni » (il s’agit en fait de Stuart d’Aubigny, le capitaine de la garde royale écossaise) est venu en ambassade, de la part du roi de France, Charles VIII, qui part envahir le royaume de Naples, pour lui proposer le titre de grand chambellan et de capitaine général. Au service de Venise, il a dû refuser ces propositions.  La France bénéficie à cette époque d’une excellente réputation en Italie et les sympathies de la plupart des aristocrates inclinent volontiers du côté français. C’est également le cas d’Isabelle, malgré les intentions affichées par Charles VIII, de conquérir le trône de Naples où son cousin Ferdinand a succédé à son grand-père.

Mal d'Aubigny Ch. de Versailles

Maréchal d’Aubigny Ch. de Versailles

Charles VIII est reçu somptueusement à Vigevano, par Ludovic le More qui s’est porté à sa rencontre, accompagné de sa femme et de son beau-père, le duc Hercule d’Este.  Puis, Isabelle apprend que son beau-frère Ludovic est devenu duc de Milan, à la mort, survenue brutalement et sans explication, de Gian Galeazzo Sforza (1469-1494). Elle fait la connaissance en décembre de sa belle-sœur, Claire, qui a épousé en 1481, le comte de Montpensier, généralissime des armées royales et cousin du roi de France, qui mène pour l’heure une vie étriquée à Aigueperse en Auvergne et qui retrouve avec nostalgie l’ambiance de fêtes qu’elle a connue dans sa jeunesse.

Giovanni Antonio Boltraffio Gian Galeazzo II Maria Sforza Timken Museum of Arts San Diego California

Giovanni Antonio Boltraffio Gian Galeazzo II Maria Sforza Timken Museum of Arts San Diego California

Tandis que l’armée française est repartie pour Rome pour réclamer à Alexandre VI l’investiture du pape sur Naples, Isabelle va à Milan assister au baptême de son neveu, François Sforza. Les seigneurs milanais, à commencer par son cousin Nicolas da Correggio, lui font des réceptions splendides, accompagnées de spectacles et de concerts. Partout, Isabelle se révèle une ambassadrice de charme qui porte à un lustre inégalé la réputation de son mari, le marquis de Mantoue, régulièrement absent de ces festivités.

La nouvelle de la conquête de Naples, qui parvient en février jette cependant un froid car son grand père, Ferdinand, a abdiqué en faveur de son fils, le cousin d’Isabelle, Alphonse II, qui n’est qu’un roi sans royaume et qui mourra d’ailleurs un an plus tard, laissant le royaume à son fils Ferdinand II. Isabelle décide de repartir à Mantoue le 15 mars. Elle ignore qu’elle ne reverra plus jamais sa sœur Béatrice, qui va mourir trois ans plus tard.

En avril 1495 une ligue s’est formée contre la France, autour de Venise, Milan, le Saint Empire, le roi d’Aragon et la Papauté, qui confie le commandement de l’armée coalisée à François de Gonzague. Le roi Charles VIII décide d’interrompre son séjour napolitain (ces évènements sont racontés dans deux articles de ce Blog : Georges d’Amboise, cardinal, premier ministre de Louis XII et Mécène et la première guerre d’Italie : l’éblouissement des jardins de Poggio Reale).

Que s’est-il passé ?

Le duc de Milan était l’allié de la France. Mais le duc d’Orléans, héritier du duché de Milan de sa grand-mère, Valentine Visconti, a décidé de s’emparer de Novare, ville du duché de Milan, dans laquelle par surprise et par trahison, il a fait entrer, sans en informer Charles VIII, et en contravention des ordres reçus, sept mille hommes, qui vont durement manquer à l’armée française qui est obligée de quitter Naples, à marche forcée. Le duc de Milan est venu assiéger Novare avec toutes ses troupes. Il est entré alors dans la ligue contre le roi Charles VIII.

L’armée coalisée barre la route aux forces françaises à Fornoue. La disproportion des forces est énorme : les huit mille Français sont à un contre trois. Mais les coalisés Italiens vont découvrir avec étonnement la furia francese : les troupes de Charles VIII se livrent à une charge impétueuse qui disloque le dispositif ennemi qui est rompu. L’armée française est passée. Mais elle a dû abandonner tous ses bagages et le fruit de toutes ses rapines, soit un énorme trésor qui tombe entre les mains du marquis de Mantoue, qui va ramener en triomphe ces dépouilles à Venise. Techniquement, la bataille de Fornoue est une franche victoire française mais pour les Italiens qui ramènent les trésors pris au Français, c’est un triomphe, qui va établir définitivement la réputation du marquis de Mantoue et par conséquent, de son épouse, Isabelle.

Cette dernière a géré le Marquisat, en l’absence de son mari, avec un sens politique inné et un sang-froid qui font l’admiration des conseillers du marquis.

François est reparti assiéger Novare où le duc d’Orléans va être contraint de se rendre à discrétion. La paix signée à Verceil, va être l’occasion pour François d’être somptueusement reçu par le roi de France, un accueil qui déplaît tellement à Venise, qui n’a pas été consultée par le duc de Milan, que la République décide de licencier immédiatement son armée et son général, qui peut enfin rentrer à Mantoue, où il est accueilli par sa femme et ses deux sœurs, Elisabeth et Claire. Cette dernière est en effet restée à Mantoue, son époux, le comte de Montpensier ayant été nommé duc de Sessa et vice-roi de Naples par le roi Charles VIII.

Il décide alors de faire réaliser par Mantegna un tableau en l’honneur de la Vierge, où il figurera à genoux. Pour une fois, Mantegna est inspiré par son sujet et il procède rapidement : le tableau est achevé pour le jour anniversaire de la bataille de Fornoue, le 6 juillet 1496, et porté à la nouvelle chapelle Santa Maria della Vittoria, construite pour commémorer l’évènement. Mais la France aura sa revanche. Car ce tableau sera raflé à Mantoue par les troupes de Napoléon qui vont le ramener au Louvre où il figure désormais.

Andrea Mantegna Madone de la victoire Musée du Louvre Tableau réalisé pour célébrer la victoire de Fornoue Francois de Gonzague est agenouillé au premier plan Photo RMN Grand-palais Musée du Louvre Jean-Gilles Berizzi

Andrea Mantegna Madone de la victoire Musée du Louvre Tableau réalisé pour célébrer la victoire de Fornoue Francois de Gonzague est agenouillé au premier plan Photo RMN Grand-palais Musée du Louvre Jean-Gilles Berizzi

La perte du royaume de Naples

Au début de l’année 1496, François se voit confier une nouvelle armée vénitienne, pour rétablir sur le trône de Naples, le cousin de sa femme, le jeune Ferdinand II, petit-fils du roi Ferrante. Le vice-roi de Naples, Gilbert de Montpensier, a dû se retirer en Calabre, poursuivi par l’armée d’Aragon, débarquée de Sicile et il se livre à une guerre d’escarmouches avec son beau-frère, pendant que les deux belles-sœurs, leurs épouses respectives, continuent de vivre en harmonie à Mantoue.

Isabelle s’est remise d’arrache-pied à la musique. Elle prend des leçons de luth avec Angelo Testagrossa, qui l’initie au clavicorde, l’ancêtre du piano. Elle n’a dès lors qu’une seule hâte, celle de se procurer cet instrument, qu’elle réclame au grand luthier de Pavie, Lorenzo Gusnasco : mais la liste d’attente est longue. Qu’importe ! La marquise n’hésite pas à écrire aux clients en attente qui lui cèdent tous la préférence et, fin décembre 1496, le luthier se déplace lui-même à Mantoue pour apporter à la marquise son précieux clavicorde. Il reçoit alors une nouvelle commande de la marquise, un luth marqueté d’une étoile, un emblème habituel d’Isabelle et il amorce alors une longue correspondance de vingt ans avec la marquise. Car ce luthier vit dans l’intimité, à Milan, d’un cénacle de grands artistes, au nombre desquels figurent Léonard de Vinci, le sculpteur Cristoforo Romano, qui fera le buste en terre cuite d’Isabelle, l’écrivain Sabba de Castiglione et l’imprimeur Alde Manuzio (voir à ce sujet l’article sur ce Blog sur le cardinal Aleandro, l’humaniste et le glaive de l’Eglise).

La guerre dans le sud de l’Italie a tourné contre la France et l’armée du vice-roi est victime des fièvres (paludisme), dont mourra peu après, le 11 novembre 1496, le comte de Montpensier, père du futur connétable de Bourbon, Charles III de Montpensier. François, malade lui aussi, peut rentrer à Mantoue. Le jeune roi Ferdinand II, quoique victorieux, est mort lui aussi, aussitôt remplacé par son oncle, le cousin germain d’Isabelle, Frédéric. Un nouveau décès vient bientôt affliger Isabelle avec celui de Béatrice, sa sœur bien aimée, le 2 janvier 1497, qui met au monde un enfant mort-né et qui décède aussitôt après. La jeune duchesse n’avait que vingt-et-un an ! Les mauvaises nouvelles se succèdent désormais car fin juin 1497, Venise met brutalement fin à la condotta de son mari, qui avait duré plus de huit ans. Venise a mis en doute la fidélité de Francesco Gonzague, accusé de s’être, secrètement, ligué avec le roi de France, une rumeur assassine dont le marquis est persuadé qu’elle provient de Milan : du duc lui-même ou de son gendre, Sanseverino.

Il est certain que le marquis de Mantoue est, de longue date, courtisé par les Français en sa double qualité de général et de prince souverain. Il n’est donc pas difficile de trouver des preuves d’une collusion. L’attitude même du marquis est ambiguë car il se doit de préserver l’indépendance de sa petite principauté, ce qui n’est pas chose aisée.

La conquête du duché de Milan par Louis XII

Mais la politique italienne évolue à toute vitesse en cette fin de siècle. Car en France, succède bientôt à la mort imprévue de Charles VIII, le duc d’Orléans, qui s’était signalé trois ans plus tôt par sa traîtrise à Novare, à l’égard du duc de Milan et qui prend le nom de Louis XII. Aussitôt investi du pouvoir, il décide de recouvrer l’héritage de sa grand-mère, Valentine Visconti (voir sur ce Blog l’article sur les ducs de Milan).

Isabelle, de son côté, a gardé ses relations de tous les côtés, tant à Milan qu’à Venise. Mais elle est soucieuse avant tout des intérêts de son époux. Tant qu’une conciliation est apparue possible avec Ludovic le More, elle s’est efforcée de lui concilier le duc de Milan mais, quand la chute de ce dernier est apparue inéluctable, elle a tourné tous ses efforts pour séduire le roi de France et s’en faire un allié.

Entre Ludovic le More et le marquis de Mantoue, un grand froid s’est installé qu’Isabelle s’efforce de réchauffer. Le duc de Milan propose alors à Francesco le commandement des forces coalisées d’une nouvelle ligue entre l’empereur et le duc de Milan, il n’est pas le capitaine général, mission confiée à Galéas de Sanseverino. Il refuse froissé. Mais le doge de Venise ne veut plus de lui non plus : s’il accepte de lui payer les mêmes appointements, il n’est plus question de lui confier le commandement des armées de la république. Indigné, Francesco se retire à Mantoue, pendant que sa femme fait tout ce qu’elle peut pour recoller les morceaux. Entre Isabelle et son « frère » le duc de Milan, ce n’est qu’affection et cadeaux de prix, de part et d’autre : Ludovic le More n’a pas beaucoup de vrais amis en cette période troublée.

Cependant, la situation politique évolue rapidement. En février 1499, un traité est signé entre Venise et la France, décidant du partage du duché de Milan et un traité entre le pape Borgia et la France apparaît probable. Isabelle apprend ces nouvelles alors qu’elle est à Ferrare, pour le carnaval. Aussitôt informé par son épouse, Francesco comprend qu’il est temps désormais de reprendre contact avec le roi de France. Il adresse sa proposition de service à Louis XII, qui s’empresse d’accepter en lui retournant un collier de l’Ordre de Saint-Michel en le recommandant chaudement aux Vénitiens. Pour les petites principautés de Ferrare et de Mantoue, le temps est maintenant venu de choisir l’alliance avec la France et de lâcher le duc de Milan. Isabelle est désespérée de devoir abandonner Ludovic qui lui a toujours été fidèle, mais il y a urgence pour Mantoue.

En diplomate accomplie, elle fait prendre des renseignements via sa parentèle et notamment, le comte de Ligny, Louis de Luxembourg (fils du connétable de Saint-Pol, décapité vingt ans auparavant), qui lui est apparenté et qui est en pleine faveur auprès de Louis XII. Elle adresse à Charles de Gueldre, comte d’Egmont, une paire de chiens, un cheval au maréchal de Gié (peut-être celui offert par le maréchal à François 1er, qui faillit provoquer son décès prématuré ?) et des truites du lac de Garde et des faucons, à Louis XII lorsqu’il se trouve à Milan. Elle n’oublie pas le cardinal d’Amboise et fait réaliser pour lui un tableau de Saint-Jean Baptiste, aux armes du prélat : elle ne pouvait pas mieux tomber avec ce cadeau.

Comme prévu, le duché de Milan tombe entre les mains de Louis XII comme un fruit mûr et Mantoue, devenue l’alliée de la France, devient le centre d’accueil de tous les nobles milanais exilés. Parmi ces derniers, il y a les deux favorites de Ludovic le More, Lucrezia Crivelli et Cecilia Gallerani, qu’elle recommandera, du reste à Louis XII.

Leonard de Vinci La dame à l’hermine Cecilia Gallierani Czartoryski Museum
La belle ferronniere par Leonard de vinci représentant soit beatrice d’Este soit Lucrezia Crivelli (maîtresse de Ludovic le More) Musee du Louvre Paris

Le second studiolo d’Isabelle d’Este

Malgré les décès nombreux autour d’elle et les changements radicaux de son environnement à Naples et à Milan, la marquise continue de s’étourdir dans une recherche active d’œuvres d’art pour meubler son studiolo. Mais la pièce est petite et les achats récurrents de la marquise nécessitent un espace plus important. Elle obtient de son mari la permission d’installer une partie de ses collections dans une suite d’appartements du palais, situés au rez-de-chaussée de la Corte Vecchia, face à la piazza del Palone.

Studiolo d'Isabelle d'Este Plan des appartements de la Corte Vecchia pour le second Studiolo d'Isabelle d'Este Source Article sur le Studiolo d'Isabelle d'Este par Erica Gazzoldi sur le site Academia.edu

Studiolo d’Isabelle d’Este
Plan des appartements de la Corte Vecchia pour le second Studiolo d’Isabelle d’Este Source Article sur le Studiolo d’Isabelle d’Este par Erica Gazzoldi sur le site Academia.edu

C’est dans l’un de ces appartements qu’elle va organiser sa Grotta: il s’agissait d’une pièce de la cour extérieure, conduisant au jardin, aménagée en 1522, lorsque son fils demanda à Isabelle de libérer ses appartements du Castello, décorée dans le style « grotesque » avec des voûtes et des niches en stuc, des statues et des bas-reliefs.

Elle commande à Mantegna une série de tableaux pour décorer son premier studiolo. Il en achève deux : le triomphe de l’Amour, achevé pendant l’été de 1497 et Minerve chassant le vice du jardin des vertus, livré au tournant du siècle.

Minerve chasse les vices du jardin Mantegna Le Louvre dép. des Peintures, inv. 371 © RMN / Gérard Blot

Minerve chasse les vices du jardin Mantegna Le Louvre dép. des Peintures, inv. 371 © RMN / Gérard Blot

Le Correggio Allégorie des vices Sudiolo d’Isabelle d’Este Musée du Louvre Département des arts graphiques, inv. 5927 Crédit photo © RMN / Hervé Lewandowski
Le Correggio Allégorie des vertus Sudiolo d’Isabelle d’Este Musée du Louvre Département des arts graphiques, inv. 5926 Crédit photo © RMN / Hervé Lewandowski

La série des cinq tableaux illustrant le triomphe de la vertu, commandés par la marquise à Mantegna, au Perugin et à Lorenzo Costa, qui étaient dans le premier studiolo, près de la chambre des époux, a été déplacée dans le second studiolo, situé à côté de la grotta, après la mort du marquis Francesco en 1519. Les tableaux y étaient encore en 1627 : mais le duc Vincenzo refusa de s’en dessaisir en même temps que ses autres tableaux vendus à Charles 1er d’Angleterre. Mal lui en prit car la ville fut mise à sac en 1630 par les troupes françaises, qui s’emparèrent de la totalité du patrimoine mobilier des Gonzague, ce qui permit au cardinal de Richelieu de faire l’acquisition de ces œuvres (sans doute à vil prix), qui furent récupérées à la Révolution et placées au Louvre.

Lorenzo Costa Le règne de Comus Paris, Musée du Louvre, dép. des Peintures, inv.256 Crédit photo © RMN / Thierry Le Mage
Lorenzo Costa Isabelle d’Este dans le roman d’Amour Toile; H. : 1,65 m ; L. : 1,98 m Paris, Musée du Louvre, dép. des Peintures, inv. 255 Crédit photo © RMN / Thierry Le Mage

Le mariage de son frère avec Lucrèce Borgia

Le nouveau siècle prend un caractère mémorable pour la princesse. Après dix ans de mariage, elle accouche enfin d’un fils pour assurer la succession dynastique du marquisat. L’Italie politique est bouleversée du nord au sud. César Borgia qui peut s’appuyer sur la toute-puissance des armées françaises, a conquis son duché de Romagne. C’est lui que choisit Francesco pour porter son fils sur les fonts baptismaux.

D’ailleurs le marquis ne peut s’empêcher de continuer à conspirer avec les uns ou les autres et notamment avec le Saint-Empire. Des échos en parviennent aux Français qui chassent l’ambassadeur de Mantoue à Milan. Francesco comprend que son meilleur atout reste César Borgia dont il va s’attacher à cultiver l’amitié, malgré la peur qu’il lui inspire. Du reste, ce dernier cherche à nouer des alliances avec les principautés du nord, car la France, qui s’est installée durablement en Italie, cherche à préserver le statu-quo et s’appuie davantage sur Florence, ce qui limite de fait les ambitions de César Borgia, qui se prend désormais à songer à marier Lucrèce, au frère d’Isabelle, Alphonse, duc de Ferrare, devenu veuf deux ans plus tôt.

De prime abord, la proposition n’enchante guère le duc de Ferrare car la réputation de Lucrèce n’est pas sans tache : le bruit court qu’elle aurait eu un enfant de basse extraction d’un valet nommé Perotto ? César Borgia est prompt à faire cesser ce type de rumeurs. Perotto est étranglé, de même que le grand amour de Lucrèce, Alphonse d’Aragon, un petit cousin d’Isabelle, son deuxième époux. Les arguments financiers du pape sont convaincants et l’alliance avec le pape est alléchante compte tenu du poids politique pris par César Borgia. Lucrèce Borgia épousera Alphonse d’Este et deviendra la belle-sœur d’Isabelle, ce qui fera de César Borgia, le beau-frère de la marquise et de son époux (tous ces évènements sont racontés en détail dans l’article de ce Blog sur César Borgia 2ème partie le duc de Valentinois).

Lucrèce Borgia Détail de la dispute de Sainte Catherine par le Pinturicchio Appartements Borgia Musées du Vatican

Lucrèce Borgia Détail de la dispute de Sainte Catherine par le Pinturicchio Appartements Borgia Musées du Vatican

Le mariage de Lucrèce et d’Alphonse est l’occasion de fêtes brillantes à Ferrare, de banquets, de spectacles de théâtre, de concerts, qui permettent à la marquise de se montrer à son avantage. Puis Isabelle emmène sa belle-sœur Elisabeth d’Urbin en voyage à Venise. Les deux jeunes femmes sont accueillies comme des reines à Venise qui leur ouvre toutes les portes et leur permet toutes les visites. Elles rentrent à Mantoue, heureuses de leur folle escapade.

On commence à parler, à Mantoue, d’un projet de mariage entre le jeune fils d’Isabelle et la fille de César Borgia et de Charlotte d’Albret. C’est à ce moment-là qu’à Mantoue, on apprend avec stupéfaction, que César Borgia a envahi, sans sommation préalable, le duché d’Urbin, le 13 juin 1502.

Le duc proscrit, Guidobaldo, et son épouse, se trouvent contraints de se réfugier à Mantoue. Et moins de trois jours plus tard, Isabelle se permet d’écrire à son frère, le cardinal Hippolyte d’Este, pour qu’il réclame à César Borgia, peu féru d’antiques, une petite statue de Vénus et un cupidon, des collections du duc d’Urbin, tombées entre ses mains. Elle s’est couverte à l’avance en obtenant du duc un écrit de sa main l’autorisant à faire cette démarche. César Borgia s’empresse de satisfaire la marquise. Ce qui montre, dans sa folie d’antiquaire, un trait de caractère de la marquise, bien peu scrupuleux.

Mais Isabelle fut punie de cette marque d’envie. Car le cupidon n’était pas un antique mais l’œuvre d’un sculpteur florentin promis au plus brillant avenir, un certain Michel Ange Buonarotti, que César Borgia, pas plus scrupuleux et faible connaisseur en matière d’antiques, avait offert au duc d’Urbin. Ce Cupidon semble avoir été vendu à Charles 1er d’Angleterre, mais on perd sa trace après : sans doute a-t-il disparu dans la grande vente de sculptures et de tableaux après la décapitation du roi d’Angleterre.

Ces relations troubles avec le duc de Romagne ont un autre objectif, celui de tenir en laisse, si possible, l’indomptable César Borgia. Car son mari Francesco, parle à tort et à travers et Isabelle craint que l’une ou l’autre de ses paroles ne revienne aux oreilles du terrible spadassin, qui l’autorise à faire empoisonner ou étrangler son mari. D’ailleurs, César Borgia fait remarquer au marquis que s’il désire reste son allié, il ne doit pas autoriser le duc d’Urbin à rester à sa cour. Guidobaldo et Elisabeth sont alors contraints de s’exiler à Venise.

Puis, en août 1503, arrive une grande nouvelle : le pape a été empoisonné dans un dîner avec son fils et on est sur le point de procéder à l’élection d’un nouveau pape. D’un bout à l’autre de l’Italie, c’est un frémissement de libération tant César Borgia a inquiété tout le monde. Guidobaldo se précipite à Urbin où la population chasse la garde de César Borgia et ouvre toutes grandes les portes de la ville à son duc.

Le 1er novembre 1503, le pape Jules II, un della Rovere, comme l’héritier d’Urbin, le neveu du duc d’Urbin, adopté par Guidobaldo de Montefeltre, est élu pape. La faveur dont jouit le duc d’Urbin devient extrême. On oublie les projets de mariage avec la fille du Valentinois, qui est emprisonné et exilé en Espagne. Et on commence à parler d’une union entre Eléonore, la fille aînée d’Isabelle, avec Francesco Maria della Rovere, le fils adoptif de Guidobaldo.

Les pertes de Guidobaldo liés à l’épisode Borgia sont gigantesques : plus de cent cinquante mille écus. Mais Jules II fait plier le duc déchu qui restitue tous ses vols, à l’exception des magnifiques tapisseries flamandes, qui resteront introuvables.

En fin d’année 1503, l’armée française qui était partie pour reconquérir le royaume de Naples, traitreusement capturé par Gonzalve de Cordoue, au nom du roi de Sicile, Ferdinand d’Aragon, est sévèrement battue à la bataille du Garigliano. Les Français perdent définitivement le royaume de Naples, qui devient une possession de l’Aragon, ce qui modifie considérablement l’équilibre des forces en Italie.

Le duc Guidobaldo est revenu à Urbin où il commence à attirer un club de grands esprits, parmi lesquels un serviteur de Francesco, le comte Baldassare de Castiglione, qui va quitter le service du marquis pour celui du duc (cet épisode est raconté dans un article de ce Blog sur Baldassare Castiglione, le parfait courtisan au service de la cour d’Urbin). Un autre sujet de Mantoue prend la direction d’Urbin, il s’agit de l’un des cousins germains de Francesco, César de Gonzague, le frère de Luigi (le capitaine Rodomont) et de Giulia de Gonzague, de Sabbioneta.

En 1505, les souverains de Mantoue sont affligés par la mort la sœur Osanna. Aussitôt ils engagent auprès du pape une demande de canonisation, qui ne sera obtenue que dix ans plus tard, du pape Léon X, en 1515.

La même année, la peste se déclenche à Mantoue, au début de l’été 1505 : les revenus se mettent à chuter considérablement. Elle provoque la mort de deux mille personnes à Mantoue et des dépenses de cent quarante mille ducats pour le marquisat. Les souverains vont passer l’été dans leur villa de Sachetta.  La marquise a reçu de Mario Equicola, un traité sur sa devise favorite « nec spe nec metu » qui veut dire « sans espoir mais sans crainte », que la marquise a adopté comme devise, depuis l’année précédente. La mode des devises est alors extrêmement répandue en Italie.

A peine la peste a-t-elle commencé à décroître que Francesco est appelé par le pape Jules II pour prendre la tête des forces pontificales, sur la recommandation de Guidobaldo de Montefeltre. Après avoir tant vitupéré contre les Borgia, quand il n’était que le cardinal della Rovere, Jules II a repris à son compte la politique de César Borgia : il veut reconquérir ses Etats et éliminer les seigneurs féodaux qui se sont installés. Sa première cible est Bologne des Bentivogli.

Jean Bentivoglio a pris la fuite et s’est réfugié chez les Français, à Milan. Ce qui permet au pape d’entrer triomphalement à Bologne le 11 novembre 1505. Mais impossible de faire célébrer cette victoire par Mantegna car ce dernier vient de mourir comme le marquis l’apprend de sa femme.

La marquise ne va pas bien. Elle est gravement malade et, pendant quelques semaines, en danger de mort. Elle se rétablit cependant. Son frère, le cardinal d’Este, lui a expédié l’Arioste, qui lui lit, à longueur de journée, de larges passages de son Orlando furioso (le Roland furieux, qui sera un best-seller de la Renaissance) et, dès la parution de son livre, il lui dédicacera un exemplaire.

Dans les premiers jours d’avril 1507, une grande armée française entre en Italie pour venir châtier la ville de Gênes, qui s’était révoltée (voir à ce sujet les articles de ce Blog sur le Cardinal d’Amboise et sur Gênes, entre insurrection et soumission). Louis XII demande au marquis de Mantoue de venir l’aider ce que Francesco accepte avec empressement. Il se distingue au siège de Gênes, puis, après la victoire, il entre triomphalement dans Milan à la suite de Louis XII qui insiste pour faire la connaissance de la marquise dont de très nombreux courtisans lui ont parlé. Isabelle s’empresse de répondre à la demande de son époux et elle est reçue triomphalement à Milan, par Louis XII, qui organise un tournoi en son honneur. Sur les lieux mêmes où elle a jadis triomphé, à la cour de son beau-frère Ludovic, la plupart des anciens se sont faits courtisans du nouveau duc, Louis XII, et notamment Galéas de Sanseverino, le gendre de Ludovic, qui n’a pas hésité à retourner sa veste et qui est devenu grand écuyer de France, l’un des postes les plus importants de la Couronne.  Elle fait la connaissance de son neveu, le duc de Bourbon, le futur connétable de France, qui, dit-elle, ressemble beaucoup à sa mère. Elle se distingue à la cour par son élégance et par ses aptitudes à la danse, qui subjuguent les femmes présentes. Isabelle revient enchantée de son séjour milanais. Le rois Louis XII l’a accueillie avec chaleur et il est venue la surprendre à trois reprises chez des amis. Le bruit de cette rencontre remonte jusqu’à Anne de Bretagne qui expédie alors une invitation à la marquise de Mantoue, de se rendre à la cour de France pour tenir sur les fonts baptismaux le jeune dauphin de France. Mais la marquise se voit dans l’obligation de renoncer à un voyage qui dépasse les capacités financières actuelles du marquis qui a surtout besoin de sa femme à Mantoue pour s’occuper des relations diplomatiques.

D’autant que coup sur coup, elle perd sa petite fille et son mari tombe gravement malade de la syphilis, la maladie qui l’emportera douze ans plus tard et dont sont atteints la plupart des gentilshommes. Elle apprend également le décès de Guidobaldo de Montefeltre, des suites de la goutte, le 11 avril 1508. Le jeune duc François Marie della Rovere qui souhaite rencontrer sa promise, annonce son déplacement à Mantoue, où il se présente fin août, en l’absence de la marquise, qui est en train d’accoucher d’une nouvelle file.

Enrichissement des collections d’art

La situation financière des Gonzague met du temps à se rétablir, affaiblie par les dépenses élevées de la peste et par l’absence de contrat de condotta pour le marquis. Mais, ceci n’empêche pas la marquise de continuer à acheter des œuvres auprès des peintres en vogue. Elle a cherché à attirer Léonard de Vinci mais sans succès. Car ce dernier est, pour l’heure, absorbé par ses recherches mathématiques et il ne dessine pratiquement plus. Elle a davantage de succès avec le Pérugin, auquel elle a confié une commande cinq ans plus tôt. Elle a demandé pour sa grotta, une fresque représentant le combat de l’Amour et de la Chasteté. Le cahier des charges est d’une précision et d’une complexité qui laisse le Pérugin totalement froid : aussi met-il très peu d’empressement à répondre à l’exigeante marquise. Pour finir, il lui livre un tableau qui laisse Isabelle un peu perplexe. Ce n’est ni le style affectionné du Pérugin ni son inspiration : il s’est contenté d’honorer une commande qu’il ne pouvait plus différer. Isabelle est déçue car le tableau du Pérugin est le plus faible de sa série de cinq tableaux, loin derrière les œuvres de Mantegna et celles du peintre ferrarais Lorenzo Costa. Il y avait dans son studiolo une œuvre importante qu’elle avait commandé à Giovanni Bellini en 1495, qui lui fut livrée en 1505, une très grande nativité de trois braccia (brasses) de long soit environ six mètres. Mais ce tableau a disparu dans le pillage de 1630.

Le Perugino Combat entre l'Amour et la Chasteté Studiolo d'Isabelle d'Este © Musée du Louvre/A. Dequier - M. BardMusée du Louvre Paris

Le Perugino Combat entre l’Amour et la Chasteté Studiolo d’Isabelle d’Este © Musée du Louvre/A. Dequier – M. BardMusée du Louvre Paris

En 1504, la marquise avait commandé au peintre Lorenzo Costa une œuvre qui sera achevée un an plus tard : le triomphe de la Poésie. A la suite de cette réalisation qui eut tout lieu de satisfaire l’exigeante marquise, Lorenzo Costa succède à Mantegna comme peintre officiel de la cour de Mantoue. Isabelle le met au travail notamment à l’extrémité de la salle où se trouvaient les Triomphes de Mantegna, pour peindre le marquis et ses trois fils assistant à un sacrifice offert par Hercule. Elle commande au peintre bolonais Francesco Francia, l’ami le plus cher de Lorenzo Costa, un tableau de son fils, emmené comme otage, tableau qui est réalisé en juillet 1510 alors que le jeune prince est à Bologne, en partance pour Rome.

Francesco Francia Frédéric Gonzague à l'âge de dix ans MET Image WGA

Francesco Francia Frédéric Gonzague à l’âge de dix ans MET Image Web Gallery of Art

Francia compose également en 1511, un tableau représentant Isabelle d’Este mais cette dernière, qui n’est pas très patiente, hésite à consacrer du temps à la pose et surtout elle ne souhaite pas que Lorenzo Costa soit vexé que ce travail soit confié à Francia. Pour finir, la composition de Francia sera reprise par le Titien, en 1536, pour faire le tableau d’Isabelle d’Este, à l’âge de trente-cinq ans.

Le Titien Portrait d'Isabelle d'Este en 1536 d'après un original de Francia peint en 1511 Kunsthistorisches Museum Vienne Autriche Image Web Gallery of Art

Le Titien Portrait d’Isabelle d’Este en 1536 d’après un original de Francia peint en 1511 Kunsthistorisches Museum Vienne Autriche Image Web Gallery of Art

Un autre peintre de Ferrare, Dosso Dossi passe à plusieurs reprises à Mantoue. La marquise lui a commandé un Saint Guillaume et une Sainte Famille, qui sont restés dans le patrimoine des Gonzague jusqu’en 1627 avant d’être cédés à Charles 1er d’Angleterre.

Dosso Dossi La Sainte famille Royal Collection Hampton Court
Dosso DossiThe Holy Family Royal Collection Trust/© Her Majesty Queen Elizabeth II 2016

Francesco est fait prisonnier par les Vénitiens

Le 10 décembre 1508, un traité est signé entre la France, le Saint Empire, l’Aragon, le pape, Mantoue et Ferrare, contre Venise : la ligue de Cambrai est née. La Sérénissime subit à Agnadel la pire défaite de son histoire. D’un seul coup, elle perd toutes les conquêtes territoriales depuis l’origine de la cité lacustre. Mais les Vénitiens parviennent à reprendre Padoue et, fin août, le marquis est surpris dans une ferme sur l’Adige, alors qu’il rejoint l’artillerie qui fait le siège de Padoue. Tous les bagages du marquis, comprenant notamment ses belles tapisseries, ses meubles précieux, ses riches armures, ainsi que quelques uns des plus beaux chevaux du monde, sont capturés par les Vénitiens.

Isabelle est une forte femme.

Elle n’oublie pas, tout d’abord, de consulter un astrologue, lequel lui donne le conseil suivant : « une conjonction, depuis longtemps attendue, entre l’étoile de Jupiter et la constellation du dragon, aura lieu le samedi soir 18 août 1509 à sept heures vingt-cinq. A ce moment précis, agenouillez-vous et, les mains jointes, répétez le Confiteor, en priant Dieu ardemment de vous ramener sain et sauf votre cher époux. Répétez trois fois cette prière et, peu après, la bénédiction demandée vous sera accordée ».

Elle prend également toutes les dispositions utiles pour assurer la survie de la principauté et elle engage immédiatement toutes les ressources diplomatiques pour obtenir la libération de son mari : elle envoie des émissaires à Louis XII, au pape Jules II, à l’empereur et même au sultan de Constantinople, lequel promet de faire pression sur Venise.  Pour tenir le pape, il est indispensable de hâter le mariage avec le duc d’Urbin, ce que la marquise s’empresse de faire.

Le cortège nuptial s’ébranle de Mantoue le 9 décembre. Il est attendu à Urbin où le pape Jules II doit célébrer le mariage avec son neveu. Isabelle a suivi à la lettre les conseils de son astrologue pour le jour du départ. Mais une suite invraisemblable d’aventures malheureuses finit par convaincre la marquise que l’astrologue a dû se tromper dans ses calculs…

Le Titien Eleonore de Gonzague Musée des Offices Florence Image Web Gallery of Art

Le Titien Eleonore de Gonzague Musée des Offices Florence Image Web Gallery of Art

Pour finir, tout le monde arrive cependant à bon port, sain et sauf. A Urbin, Isabelle reçoit des nouvelles. L’empereur et le roi de France sont un peu las des manœuvres politiques répétées du marquis. Ils ne lèveront pas le plus petit doigt pour sa libération, à moins de détenir le jeune Frédéric de Gonzague en otage.

Enfin, en juillet 1510, Jules II obtient la libération du marquis de Mantoue, qu’il nomme Gonfalonier de l’Eglise, à la place d’Alphonse d’Este, le duc de Ferrare. Mais le doge se méfie. Il exige que le jeune Frédéric soit remis comme otage au pape qui sera le garant de l’accord. A Rome, celui qui s’occupe du jeune prince héritier, c’est Pierre l’Aretin, l’écrivain satyrique, qui représente les intérêts du marquis à Rome.

Le duché de Milan est libéré

A l’automne de 1512, les Français perdent le duché de Milan : le neveu d’Isabelle, Maximilien Sorza, est rétabli comme duc de Milan. Il a été accueilli en grande pompe à Mantoue où sa tante a organisé de brillant

es fêtes en son honneur. Il a fait promettre à sa tante d’assister aux fêtes qu’il donnerait au début de l’année suivante.

Le 20 décembre, le cardinal de Gürk, ambassadeur de l’empereur à Milan, le cardinal Schinner et le vice-roi de Naples, Raymond de Cardona arrivent à Milan. La marquise, de son côté, arrive, début janvier, avec un essaim de cavaliers et de jolies femmes. Il y a notamment Délia, qui sera la passion du jeune marquis de Pescara (le vainqueur de François 1er à Pavie), la séduisante Alda Boiarda, et surtout la très belle Brognina (diminutif de Leonora Brogna), qui a déjà séduit les cœurs de Cardona et de Gürk, lorsqu’ils sont passés à Mantoue, l’été précédent et qui va les enchaîner l’un et l’autre, lors des fêtes du carnaval de Milan en 1513. La marquise a compris comment on tient les hommes.

Francesco qui supporte des crises de syphilis de plus en plus rapprochées et aiguës est contraint de rester inactif à Mantoue. Son caractère s’aigrit de voir que la marquise continue d’être reçue comme une reine partout où elle passe alors qu’il se trouve condamné à tourner dans sa chambre comme un ours en cage. Le véritable seigneur de Mantoue, aux yeux du monde entier, c’est Isabelle. Aussi ne manque-t-il aucune occasion de la gourmander vivement lorsque des faits viennent défrayer la chronique comme par exemple, la conduite scandaleuse de la dame d’honneur d’Isabelle, Leonora Brogna, à l’égard du vice-roi de Naples et de l’ambassadeur impérial. Cette dernière est renvoyée par le marquis, de même qu’Alda Boiarda.

En 1514, le poète Trissino offre son livre des Ritratti, dans lequel il dresse un portrait d’Isabelle. C’est son amie, la duchesse de Sora, Margherita Cantelma, qui parle à Isabelle de cet ouvrage. Le Trissin s’empresse d’offrir un de ses ouvrages, dédicacé, à la marquise.

Portrait de Gian Giorgio Trissino 1525 huile sur toile peintre vénitien Pinacoteca di Como Section-renaissance

Portrait de Gian Giorgio Trissino 1525 huile sur toile peintre vénitien Pinacoteca di Como Section-renaissance

Voyage à Rome et à Naples

En 1514, Isabelle réalise un vœu décalé d’année en année : partir à Rome. Il n’est question, depuis l’élection du pape Médicis, Léon X, que des visées de ce dernier sur Ferrare, qu’il compte offrir à son frère, Julien de Médicis. Isabelle cherche à nouer le plus vite possible des liens avec le pape pour défendre son frère et Ferrare. Elle part début octobre de 1514. Elle est accueillie à Bolsena, près de Rome, par Julien de Médicis, lui-même, par le cardinal Bibbiena et par Pierre l’Arétin, le représentant des Gonzague à Rome. Les cardinaux, les princes et les ambassadeurs de toutes nations se disputent l’honneur de recevoir l’illustre visiteuse. Le cardinal Bibbiena lui offre une représentation théâtrale de sa Calandria, la première comédie italienne en prose, en présence du pape.

A la fin novembre, après un mois de réceptions et de fêtes continuelles, elle part pour Naples, devenue une possession du royaume d’Aragon. Elle y retrouve une de ses cousines, qu’elle a bien connu à Milan, Isabelle d’Aragon, la veuve de Jean Galéas Sforza, qui vit à Naples avec l’une de ses filles, Bonne Sforza, qui devait épouser un peu plus tard à Cracovie, le roi de Pologne. Les princes napolitains et notamment le grand connétable, Fabrizio Colonna, se disputèrent l’honneur de la recevoir. Puis elle retourne à Rome où les conseillers de Léon X et les cardinaux insistent auprès du marquis pour qu’il autorise son épouse à rester à Rome au moins jusqu’à la fin du carnaval.

Ce n’est donc que vers la mi-mars 1515 que la marquise retourne enfin à Mantoue après une vie épuisante de réceptions, pratiquement tous les jours, tant à Rome qu’à Naples, pendant près de six mois.

François 1er en Italie

En 1515, la situation politique en Italie du nord est à nouveau bouleversée. Un nouveau roi de France, belliqueux, vient d’être couronné : François 1er. Il a des vues sur Milan et lève une grande et forte armée pour reconquérir son duché. Après sa victoire de Marignan, Maximilien est déposé le 4 octobre. Le nouveau vice-roi de Milan est son neveu, le connétable de Bourbon. Isabelle comprend qu’il lui faut séduire le roi de France. Elle décide d’envoyer son fils, Frédéric, qui a beaucoup profité de son séjour romain et qui a maintenant quinze ans passés. C’est presque un homme. La jeunesse, le charme de ses manières et son habileté aux jeux équestres séduisent François 1er qui demande à la marquise de lui présenter la très belle Léonora Brogna dont on lui a vanté les charmes. Cette dernière, qui vit désormais recluse au couvent de Goïto, près de Mantoue, manque de peu de se faire enlever par l’évêque de Nice, envoyé par François 1er. Le roi de France emmène ensuite son protégé avec lui et sa cour en France où il passera les huit mois suivants.

Le Titien Frédéric Gonzague Musée du Prado Madrid Image Web Gallery of Art

Le Titien Frédéric Gonzague Musée du Prado Madrid Image Web Gallery of Art

Isabelle est rassurée sur le sort de Mantoue. Mais un autre sujet d’inquiétude la mine. Le pape Médicis songe à donner le duché d’Urbin à un membre de sa famille. Julien qui a vécu de longues années à Urbin, accueilli par Guidobaldo et son épouse, a contracté une dette d’honneur à l’égard du duché d’Urbin : il s’oppose donc vigoureusement à une décision de ce type de son frère, le pape. Mais Julien meurt le 27 mars 1516. Et le pape décide de donner le duché à son neveu, Laurent.

C’est en vain que Frédéric intercède auprès de François 1er : le roi a les mains liées. Il a dû abandonner Urbin à son sort en contrepartie de Parme et de Plaisance. C’est en vain que la duchesse Léonore va voir le pape et Laurent pour leur rappeler les nombreux bienfaits des ducs d’Urbin. Le sort du duché est scellé.

Julien n’est pas en terre depuis un mois, que le duc d’Urbin, François Marie della Rovere est excommunié et privé de ses Etats, qui sont rapidement conquis par une armée de vingt mille hommes (voir sur ce Blog l’article sur le Dernier condottiere, Jean de Médicis des Bandes Noires). Pour la seconde fois dans sa vie, Elisabeth de Gonzague, la duchesse douairière d’Urbin est contrainte à l’exil. Elle peut compter sur l’hospitalité de son amie et belle-sœur, Isabelle. Le marquis son frère, lui a alloué un budget annuel de six mille ducats. Mais l’entretien d’une maison nombreuse comme celle des duc d’Urbin, vient bientôt dépasser les ressources du marquisat, d’autant qu’Isabelle doit, sur ses propres ressources, entretenir le train de son fils à la cour de France.  Les ducs d’Urbin sont dans l’obligation de faire fondre leur magnifique argenterie.

Sur le chemin du retour vers Mantoue, Frédéric s’arrête à Casale, capitale du marquisat de Montferrat qui évoque alors avec Isabelle l’idée d’un mariage de la fille aînée, Anne Paléologue, qui a huit ans, avec Frédéric. La famille Paléologue descend en ligne directe des anciens empereurs byzantins.

L’année 1519 fut l’année de tous les bouleversements pour la marquise de Mantoue. L’empereur Maximilien, qui avait été d’un recours puissant pour le marquisat, mourut, bientôt remplacé par son petit-fils, Charles Quint, élu empereur la même année. Puis, Francesco, qui ne pouvait plus sortir de son palais de San Sebastiano depuis un an, meurt à son tour. Il laisse à la marquise un revenu annuel de douze mille écus. Frédéric devient marquis de Mantoue.

Isabelle reçoit des marques de sympathie du monde entier. Les plus touchantes sont peut-être celles de la duchesse de Ferrare, sa belle-sœur, Lucrèce Borgia, qui était devenue une excellente amie du marquis dans ses vieux jours (voir l’article sur ce Blog sur Lucrèce Borgia). Cette dernière met au monde un enfant mort-né et décède peu de temps après, en juin 1519.

Au cours de l’automne de 1519, le Titien rend sa première visite à Mantoue, accompagné du peintre officiel de la cour de Ferrare, Dosso Dossi. Le Titien travaille alors sur sa série des Bacchanales à Ferrare.

Le ressentiment de Léon X contre le duc d’Urbin est toujours aussi vif. En janvier 1521, quand il désigne Frédéric comme gonfalonier de l’église (commandant en chef des troupes pontificales), il exige le départ de Mantoue du duc d’Urbin. Isabelle réussit à obtenir du pape de garder à Mantoue sa fille et sa belle-sœur mais le duc, lui, est contraint à l’exil à Venise. Frédéric a joint ses forces à celles du général Prospero Colonna, duc de Marsi et duc de Traetto, un condottiere au service du pape, pour chasser le vice-roi, le maréchal Lautrec, de Milan, en novembre 1521. Avant que le pape n’ait eut le temps d’exploiter cette grande victoire, il décède, laissant l’Eglise couverte de dettes et en état de banqueroute.

Aussitôt, le duc d’Urbin revient de Venise, réunit quelques troupes et reconquiert en un tournemain son duché, aux acclamations de la population.

François 1er qui a gardé un excellent souvenir de Frédéric, voit la situation politique en Italie lui échapper. Il propose à Frédéric de le prendre à son service. Ce dernier consulte sa mère qui lui conseille de ne pas s’engager pour l’instant.

A la surprise générale c’est Adrien VI d’Utrecht, le précepteur de Charles Quint, qui est élu. Baldassare Castiglione (voir sur ce Blog l’article Baldassare Castiglione, le parfait courtisan au service de la cour d’Urbin), qui est revenu à Mantoue en 1516 après s’être réconcilié avec Francesco, est devenu le meilleur soutien de la marquise de Mantoue et l’ambassadeur de la principauté à Rome. Il obtient du nouveau pape la confirmation de Frédéric dans sa charge et la restitution du duché d’Urbin à son légitime propriétaire. Frédéric, retranché à Pavie, résiste victorieusement aux Français, puis, ayant rejoint Prospero Colonna, participe à la grande victoire de la Bicoque sur les Français, qui perdent définitivement le duché de Milan. Au cours de cette campagne, il s’est couvert de gloire et les réjouissances à Mantoue sont magnifiques au retour du jeune César de vingt-trois ans.

L’emménagement dans le second studiolo en 1522

La marquise soupire de joie. Tout est rentré dans l’ordre. Elle peut jouir de la paix et se consacrer à sa passion, la décoration de ses nouveaux appartements dans la Corte vecchia du palais ducal de Mantoue. Isabelle, qui se sentait à l’étroit dans les petites pièces du Castello, a demandé à son fils, à son avènement, de déménager dans cette aile où elle a déjà installé sa grotta, son musée personnel et où elle a déjà transporté sa bibliothèque. Elle a confié dès 1521, les travaux d’aménagement d’une suite splendide de seize chambres, à l’architecte Viani et au peintre mantouan Leombruno qui peint à fresque, notamment, la scalcheria (la grande chambre). L’ensemble des travaux est achevé en 1522. Les quatre petites chambres réservées à l’usage personnel de la marquise ont gardé aujourd’hui une grande partie de leur décoration primitive. Là, parmi les reproductions de villes et de palais, figurent tous les emblèmes développés par la marquise tout au long de sa vie : les notes de musique, la devise « nec spe nec metu », le candélabre avec les lettres UTS, qui, d’après Paolo Giovo, signifieraient Unum in tenebris sufficit (mais qui rappelle également les vers de Virgile Unum pro multis), le chiffre mystique XXVII, qui signifie que la marquise a vaincu tous ses ennemis. Là, se trouve la porte en marbre réalisée par Cristoforo Romano, qu’elle a déplacé depuis son premier studiolo au castello.

Studiolo d'Isabella d'Este au palais ducal de Mantoue Photo Site Italian Renaissance Resources

Studiolo d’Isabella d’Este au palais ducal de Mantoue Photo Site Italian Renaissance Resources

Bien qu’elle se soit très peu occupée d’eux pendant leur jeunesse, la marquise ne néglige pas ses autres enfants. Elle fait entrer son deuxième fils, Ercole, né en 1505, dans l’Eglise. Il est nommé évêque de Mantoue en 1521 à l’âge de seize ans et elle cherche à lui faire obtenir un chapeau de cardinal. Plusieurs difficultés s’opposent à ce projet : il y a déjà un cardinal dans la famille Gonzague avec Sigismond, le frère cadet de Francesco, pour l’obtention du chapeau duquel, Isabelle s’est battue, depuis son mariage. D’autre part, il n’est pas possible d’accéder au cardinalat avant trente ans. Pour commencer, Isabelle expédie son fils à Bologne, la grande université italienne, où enseigne Pietro Pomponazzi, un savant émérite, protégé de la famille Gonzague.

En octobre 1523, elle reçoit la visite d’un de ses neveux, qu’elle n’a plus revu depuis près de vingt ans, le fils de sa belle-sœur Clara, le connétable de Bourbon (qui justifie le nom de ce Blog). Ce dernier vient de s’échapper de France où il a perdu tout son héritage, capturé par le roi et sa mère : l’homme le plus riche d’Europe, le premier noble de France, le cousin du roi, est devenu un paria et un traître à son roi. Elle écrit à Elisabeth pour lui dire combien le duc est beau et charmant et comme il supporte ses malheurs avec noblesse et sérénité.

Connétable de Bourbon Louvre

Connétable de Bourbon Louvre

A Rome, le pape Adrien VI est mort, bientôt remplacé par un autre Médicis, le fils illégitime de Julien, le frère bien-aimé de Laurent le Magnifique, assassiné lors de la conjuration des Pazzi (voir sur ce Blog l’article Les Médicis : la prise du pouvoir ou une banque pour un trône). Clément VII, aussitôt élu, demande au marquis l’autorisation d’expédier Baldassare Castiglione, leur représentant à Rome, comme nonce apostolique à Madrid. En passant par Mantoue, le nouveau nonce amène avec lui un de ses protégés, l’élève préféré de son ami Raphael, Giulio Pippi, dit Romano. Il apporte également au marquis les plans d’un palais magnifique, dessiné par Michel Ange. Frédéric déclare son intention de le faire construire à Marmirolo où il vient déjà d’édifier un théâtre. Ce projet est abandonné. Mais le fait est que Giulio Romano se voit confier la réalisation du palais du Té, sur l’emplacement même ou Francesco avait ses écuries de célèbres chevaux barbes.

Portrait de Baldassare Castiglione par Bernardino Campi Pinacoteca di Como Section Renaissance

Portrait de Baldassare Castiglione par Bernardino Campi Pinacoteca di Como Section Renaissance

Pour l’heure, le marquis de Mantoue est éperdument amoureux d’une très jolie jeune femme, Isabella Boschetti, une nièce de Baldassare Castiglione, pour laquelle il fait probablement édifier le palais du Té, car Giulio Romano représentera la jeune femme sous les traits d’une déesse du plafond. C’est pour cette maîtresse que Frédéric fait également bâtir le beau palais della Giustizia.  Une fille naît en 1524, de cette union, Emilia Cauzzi Gonzaga, quatre ans après son frère, Alessandro.  Pour des raisons assez obscures car Isabella Boschetti a une très forte emprise sur Frédéric, mais suffisamment étayées pour emporter la décision du pape, le mariage avec Anne Paléologue a été annulé par Clément VII.

C’est à cette époque que la marquise adopte un nouvel emblème, celui d’un candélabre à plusieurs branches comme celui dont on se sert à l’office de la semaine sainte, dont le prêtre éteint successivement les différentes lumières, jusqu’à ce qu’une seule subsiste, celle de la lumière immortelle de la foi.

Isabelle d’Este cherche à promouvoir ses enfants

Depuis l’élection de Clément VII, la marquise a repris espoir quant à la perspective de faire obtenir le chapeau de cardinal à son fils Ercole. Elle décide d’aller à Rome et de ne pas en partir tant qu’elle n’aura pas eu satisfaction. Sa fille lui ayant obligeamment offert de lui prêter son palais à Rome, situé près de l’église Santa Maria in Via lata, située sur le Corso, la marquise expédie une équipe de serviteurs pour mettre la demeure en ordre de marche. La marquise s’est mise en route un mois après. Comme d’habitude, elle s’est faite accompagner d’un essaim de jolies femmes. Il y a d’abord Léonora Brogna que la marquise a repris à son service depuis la mort de son mari, mais il y a surtout deux exquises princesses, Camille Gonzaga de Novellara et la toute jeune et belle Giulia Gonzaga, la petite nièce de son mari et la petite fille d’Antonia del Balzo, la plus belle femme de son époque. L’accompagne également dans ce voyage, son nouveau secrétaire, Giovanni Francesco Tridapale.

En arrivant à Urbin, la marquise apprend la grande victoire de Pavie et la capture de François 1er, qui change du tout au tout l’échiquier politique en Italie. Le pape est devenu fou de terreur car l’empereur, furieux de sa duplicité, a déclaré ouvertement qu’il descendrait lui-même en Italie pour lui donner une leçon. Aussi Clément VII accueille-t-il particulièrement bien la marquise de Mantoue : il a tellement besoin d’appuis ! Aussi, quand il entend dire par l’Aretin, que Frédéric aimerait bien posséder le tableau de Léon X par Raphael, qui se trouvait alors dans la collection des Médicis à Florence, il charge immédiatement Ferdinand de Guastalla de le lui faire remettre. Quand Baldassare de Castiglione était parti à Madrid, en effet, il avait été remplacé par le jeune frère de Frédéric, Ferdinand, comte de Guastalla (qui fera une brillante carrière au service de Charles Quint, généralissime des armées impériales et fondateur de la lignée des ducs de Guastalla), comme ambassadeur de Mantoue à Rome.

Mais lorsque la marquise s’entretient avec le pape à propos de la nomination de son fils, Ercole, comme cardinal, Clément VII se ferme comme une huitre. Qu’importe ! La marquise est prête à passer à Rome le temps qu’il faudra. La marquise, qui ne peut rester trop longtemps dans le palais d’Urbin, accepte l’offre du cardinal Colonna, qui lui propose de l’héberger au château Colonna, situé près de l’église des Saints Apôtres. Le château avait été reconstruit une centaine d’années auparavant d’ordre du pape Colonna Martin V, dans un style gothique : il comprenait des douves et des mâchicoulis. C’était une véritable forteresse dans la ville, avec de magnifiques jardins derrière. C’est dans ce palais que la marquise va passer les deux années suivantes et subir le sac épouvantable de Rome, l’année suivante.

Sebastiano del Piombo Cardinal Pompeo Colonna Palais Colonna

Sebastiano del Piombo Cardinal Pompeo Colonna Palais Colonna

Parmi les suivantes d’Isabelle, nous l’avons dit, il y a la belle Camille Gonzague de Novellara, auprès de laquelle les poètes Pietro Bembo et Molza ont soupiré et qui viennent, tour à tour lui rendre hommage, lors de leur passage à Rome. Ils y emmènent leurs amis et connaissances, de sorte que le château Colonna va devenir pendant deux ans l’un des grands salons de réception des poètes et hommes de lettres de Rome. Un modèle que copiera, deux ans plus tard, à Bologne, la comtesse de Correggio, sa parente, élève de Pietro Bembo et l’une des plus célèbres poétesses d’Italie.

Le cardinal Pompeo Colonna a présenté à la marquise, son cousin, le duc de Traetto, Vespasiano Colonna, le fils unique de Prospero Colonna, le vainqueur des Français à la Bicoque. Le duc est veuf depuis plus de dix ans et il songe à se remarier. Il est l’une des plus grosses fortunes d’Italie avec des domaines très étendus dans les territoires pontificaux et au royaume de Naples : il fait partie des trois principaux seigneurs vassaux du pape et l’un des tout premiers vassaux de Naples. Aussitôt la marquise présente sa nièce, la très belle Giulia, qui n’a encore que treize ans mais qui est particulièrement précoce pour son âge. Le mariage est décidé pour juin de l’année suivante.

Portrait Sebastiano del Piombo Giulia Gonzaga © Bridgeman Art Library / Private Collection / Photo © Philip Mould Ltd, London

Portrait Sebastiano del Piombo Giulia Gonzaga © Bridgeman Art Library / Private Collection / Photo © Philip Mould Ltd, London

Isabelle se passionne à Rome pour les antiques. En l’absence de Michel Ange, elle se lie avec son élève, Sebastiano del Piombo (qui ne justifiera ce nom que six ans plus tard lorsqu’il sera chargé des sceaux du Vatican, une récompense pour être resté au château Saint-Ange avec le Saint-Père pendant le sac de Rome). Le 4 octobre, son beau-frère, le cardinal Sigismond, décède à Mantoue. Aussitôt elle fait demander au pape un nouvel entretien et se montre si pressante que le pape finit par céder. Il faut dire que Clément VII a besoin d’argent et la marquise n’a pas hésité à mettre la main à la poche: il lui a fallu promettre quarante mille ducats pour emporter la décision par écrit, du pontife.

Début janvier 1526, sa belle-sœur Elisabeth, minée par sa maladie, depuis plusieurs années, décède. Cette nouvelle afflige profondément Isabelle, liée à sa belle-sœur depuis trente-six ans. Le 26 juillet 1526, le mariage de l’année est célébré entre Vespasiana Colonna et Giulia Gonzague, au château Colonna. Puis, les deux époux partent à la forteresse de Paliano, le chef-lieu des Colonna.

C’est depuis le château Colonna que la marquise assiste aux différents évènements qui précèdent le sac de Rome, puis au sac lui-même (racontés dans un autre article de ce Blog : Ce jour-là, le 6 mai 1527, le sac de Rome). Mais la marquise dispose des plus solides appuis dans l’armée impériale. Son neveu, le duc de Bourbon, n’est-il pas le généralissime de l’armée impériale ? Il a donné la veille de l’attaque, avant sa mort, survenue le matin même, l’ordre à Don Alonzo de Cordoba, de venir protéger la marquise. Le fils d’Isabelle, Ferdinand, qui est l’adjoint du prince d’Orange, le commandant des forces espagnoles, est accouru, aussitôt qu’il lui a été possible, de même que le frère de Camille, Alexandre, qui fait partie de l’armée impériale et qui est hissé par des cordes au haut des créneaux. Le château Colonna et la Chancellerie, occupée par le cardinal Colonna, furent les seuls bâtiments laissés indemnes par le sac de Rome. Plus de trois mille personnes ont trouvé refuge au palais Colonna, dès la première heure du sac.

Ces forts appuis ne peuvent empêcher les occupants du château Colonna d’être rançonnés par les troupes impériales. La marquise doit à l’intervention de son fils, de n’être pas rançonnée elle-même.

Lorsque la marquise quitte Rome, elle s’embarque à Ostie avec sa suite, sur des galères de Philippino Doria, neveu du grand condottiere Andrea Doria (voir sur ce Blog l’article sur Andrea Doria, le Grand condottiere, amiral de François 1er). Après une tempête affreuse, la marquise est débarquée à Civita Vecchia, au nord de Rome. Ses bagages, qui doivent être embarqués pour Livourne, sont pillés par un navire pirate de sorte que la marquise perd la quasi-totalité des richesses qu’elle a achetées à Rome au cours des deux dernières années.

La paix impériale en Italie

En 1528, Isabelle assiste au mariage d’Ercole d’Este, son neveu, avec Renée de France, la fille de Louis XII et d’Anne de Bretagne. Pour la troisième fois de sa vie, la marquise se trouve à Ferrare, pour y accueillir la femme du prince héritier. Après deux semaines de fêtes et de réjouissances, les deux époux se rendent à la villa du Belvédère, construite par le duc Alphonse sur le Pô (voir à ce sujet l’article de ce Blog sur les palais disparus des ducs de ferrare) et célébré par l’Arioste dans son Orlando Furioso.

La paix finit par s’établir définitivement, en Italie, avec le traité de Barcelone, du 29 juin 1529. Toute l’Italie est désormais soumise à Charles Quint, qui a définitivement éliminé la France de l’Italie après trente-cinq ans de guerres continuelles, qui ont ruiné ce pays jadis si prospère.  Au mois d’août 1529, la Paix des Dames, signées entre la régente des Pays-Bas, Marguerite d’Autriche et la France, représentée par Louise de Savoie, met fin à l’état de guerre avec le Saint Empire : ce traité se substitue au traité de Madrid. Contre une énorme rançon de huit tonnes d’or, les enfants de France retenus captifs en Espagne sont rendus à la France en contrepartie de laquelle le royaume ne cèdera pas la Bourgogne.

Charles Quint a désormais les mains libres pour faire plier Florence que François 1er a abandonnée à son sort, pour s’occuper de la réforme en Allemagne et de l’avancée des Turcs en Autriche. Dès la signature de ce traité, une armée, commandée par le prince d’Orange, secondé par Ferdinand de Guastalla, le fils cadet d’Isabelle, commence le siège de Florence (voir sur ce Blog l’article sur Philibert de Chalon : le siège de Florence).

L’empereur est arrivé à Gênes le 12 août, pour se faire couronner empereur et roi des Romains par le pape, selon l’antique cérémonial de Charlemagne.  Isabelle se rend à Bologne pour faire sa cour à Charles Quint, qui a une bienveillance marquée pour les marquis de Mantoue. Il ne peut oublier que, depuis l’arrivée de Frédéric au pouvoir, qui coïncide avec sa propre élection à l’empire, les Gonzague sont restés ses plus fervents partisans en Italie.

Suivi d’un imposant cortège de ses dames d’honneur et de nombreux cavaliers, la marquise fait une entrée remarquée à Bologne. Elle descend au palais Manzola à côté de l’église de Saint Jacques le Majeur sur la place San Donato. C’est là qu’elle va passer les quatre mois suivants.

Le pape arrive à Bologne quelques jours après. Puis, c’est au tour de Charles Quint, qui fait une entrée triomphale, le 5 novembre 1529.   Isabelle rencontre à Bologne toute l’Italie noble et intellectuelle. Elle retrouve la poétesse et comtesse de Correggio, Véronica Gambara, alliée aux Gonzague et cousine de sa bonne amie d’Urbin, Emilia Pia décédée quelques années auparavant. La comtesse s’est installée dans le palais Marsilio, qui va devenir le rendez-vous universel des humanistes et des poètes, présents à Bologne.

L’empereur Charles Quint annonça à la marquise qu’il avait l’intention d’élever son fils à la dignité ducale et qu’il passerait à Mantoue sur le chemin du retour. Rien ne pouvait faire plus de plaisir à Isabelle. Frédéric part aussitôt à Mantoue afin de préparer la visite de l’empereur.

L’empereur se montra extrêmement courtois et poli avec toutes les femmes et plus encore avec les plus belles. Celles qui emportèrent la palme de la beauté furent la duchesse de Savoie, sa belle-sœur et la duchesse d’Urbin, la fille de la marquise de Mantoue.

Beatrice de Portugal Duchesse de Savoie et belle soeur de Charles Quint
Le Titien La Bella Eléonore de Gonzague Gallerie palatine Palais Pitti Florence Image Web Gallery of Art

Le marquis devient duc de Mantoue

Après le double sacre de Charles Quint comme roi des Romains (couronne de fer des Lombards) et empereur du Saint Empire Romain Germanique, la marquise s’empresse de revenir à Mantoue afin d’aider son fils à préparer la visite de l’empereur et peut-être aussi pour éloigner de Bologne ses dames d’honneur qui commençaient à susciter des quantités de rixes entre soldats espagnols et allemands.

Charles Quint fit son entrée solennelle à Mantoue, le 25 mars 1530. Il resta en tout, quatre semaines à Mantoue. Il visita en détail toutes les villas et châteaux des Gonzague et toutes leurs richesses : la fameuse collection d’armures de la Corte Vecchia, les Triomphes de Mantegna au palais San Sebastien, les fresques de Psyché que Giulio Romano venait de peindre dans le nouveau palais du Té, et les trésors de la Grotta d’Isabelle. Mais ce qui retint le plus son attention, fut les tableaux des Saintes Familles et les deux portraits que le Titien avait réalisés du patricien Adorno et de Pierre l’Arétin, qu’il avait adressés au marquis de Mantoue deux ans auparavant. Le Titien ne devait pas tarder à devenir le peintre officiel de la cour impériale.

Andrea Mantegna Les triomphes de César Les porteurs de vases Image Web Gallery of Art Tempera on canvas Royal Collection, Hampton Court

Andrea Mantegna Les triomphes de César Les porteurs de vases Image Web Gallery of Art Tempera on canvas Royal Collection, Hampton Court

Le 8 avril, l’empereur signe de son sceau d’or, l’acte qui transforme le marquisat en duché de Mantoue. Le lendemain sont signées les fiançailles officielles entre l’infante Julie d’Aragon, petite cousine de Frédéric et le nouveau duc de Mantoue. Jule d’Aragon était la fille de la reine douairière de Naples, un parti prestigieux mais sans patrimoine.

Sur ce, le jeune marquis de Montferrat, qui avait remis au pape la couronne de fer pour l’empereur, mourut, laissant deux filles à marier, Marie et Marguerite. Lui succéda un vieil oncle, infirme, l’évêque Giovanni Giorgio avec lequel Frédéric entra en négociation pour faire sa demande en mariage. Dans le même temps, il adressait des courriers à l’empereur et au pape, pour obtenir l’annulation de ses fiançailles avec l’infante d’Aragon. Il prétexta un engagement antérieur et les scrupules qu’il avait à épouser une cousine. Mais Marie Paléologue meurt prématurément le 25 septembre 1530. Frédéric reporte alors sa demande en mariage sur la dernière fille, Marguerite. Cette princesse était alors courtisée par les plus importants partis d’Europe : le roi François 1er cherchait à placer son second fils, le duc Henri d’Orléans, qui deviendra le roi Henri II, l’empereur appuyait la candidature du comte palatin et le duc de Milan était également sur les rangs. Isabelle parvint à imposer son point de vue à l’empereur qui accepta l’annulation du mariage avec l’infante d’Aragon et approuva l’union avec Marguerite Paléologue.

Margherita Paléologue Giulio Romano Royal Collection Trust Her Majesty Queen Elizabeth II 2016

Margherita Paléologue Giulio Romano Royal Collection Trust Her Majesty Queen Elizabeth II 2016

Isabelle n’eut pas lieu de regretter cette intervention dans la vie publique du duché souverain, qui fut la dernière de son existence, car elle rédigea peu après son testament, signe de son retrait volontaire des affaires. Pendant que son fils se mariait en grande pompe à Casale, elle restait à Mantoue pour administrer le duché et faire aménager de nouveaux appartements pour son fils : les Palazzina. Ces appartements étaient reliés par un corridor au premier studiolo d’Isabelle d’Este, près de la Camera degli Sposi. Un jardin en terrasse et une loggia ouverte surmontaient le toit du côté du lac. Sur le conseil de Giulio Romano, les murs n’étaient pas peints mais seulement émaillés en blanc et ornés de tableaux. Les portes et les manteaux de cheminées étaient tendus de cuir de Cordoue. Les tableaux de la Camera delle Arme, ainsi dénommée à cause des armes de François et d’Isabelle et de Frédéric et Marguerite, peintes sur les murs, sont choisis avec le plus grand soin par Giulio Romano : figurent notamment le portrait de Léon X  par Raphael (il ne s’agissait pas de l’original mais d’une copie faite par Andrea del Sarto), le portrait en pied du duc Frédéric par le Titien, celui du duc par Raphael, un magnifique Saint-Jérôme peint en Flandre. Dans le camerino de la duchesse, doivent être installés six tableaux dont le Christ en raccourci de Mantegna, le Saint Jérôme de Titien, la Sainte Catherine de Giulio Romano et un Léonard de Vinci (sans doute la tête de femme aux cheveux ébouriffés, figurant dans l’inventaire de 1627). C’est dire l’exceptionnelle richesse des collections des Gonzague à cette époque.

Plan du palais ducal de Mantoue Site Guide Touristique de Mantoue

Plan du palais ducal de Mantoue Site Guide Touristique de Mantoue

En 1531, son vieil ami, l’Arioste, qui devait mourir deux ans plus tard, expédie à Isabelle un exemplaire de sa troisième édition de son poème du Roland furieux.

Le 7 novembre 1532, le duc eut à nouveau la visite de Charles Quint, qui profita de son voyage pour faire célébrer en grande pompe, à Mantoue, le mariage entre l’infante d’Aragon, l’ancienne fiancée de Frédéric et le vieux marquis de Montferrat, l’oncle de la duchesse Marguerite. Assistaient à ce mariage, le marquis del Vasto, neveu du marquis de Pescara, le vainqueur de Pavie, qui était devenu un des plus proches amis de Frédéric, et les ducs de Ferrare, d’Urbin et de Milan.

L’époux de la jeune mariée était si malade qu’il ne put quitter sa chambre. Il décéda huit jours plus tard. Le duc fit valoir les droits de sa femme seule et unique héritière, Marguerite Paléologue, duchesse de Mantoue et il l’emporta sur le marquis de Saluces et sur le duc de Savoie, qui briguaient également l’héritage. En 1536, un décret impérial accordait à Frédéric et à ses héritiers le titre de Marquis de Montferrat et annexait cette riche province au duché de Mantoue.

La fin

Le 13 février 1539, la duchesse douairière Isabella d’Este, s’éteignit, à l’âge de soixante-quatre ans, son fils Frédéric lui succédant dans la tombe, l’année suivante. Il fut enterré, selon son désir, près de sa mère, dans la Capella dei Signori, la chapelle mortuaire des Gonzague.

Il ne reste plus rien de cette chapelle qui abritait plus de trois cents tombeaux des Gonzague. En 1797, en effet, lorsque les Français s’emparent de Mantoue après un long siège, l’église est pillée. Les fresques et les nombreux tableaux sur les murs, sont détruits, les tombeaux brisés et les cendres, jetées aux quatre vents. Les Français ne furent pas les seuls Vandales cat un siècle et demi plus tôt, les Autrichiens de l’empereur d’Autriche, Ferdinand II, s’emparèrent de Mantoue qu’ils mirent à sac pendant trois jours. Toutes les merveilleuses richesses collectionnées par Isabelle furent alors dispersées ou détruites. Une toute petite partie fut rachetée par des collectionneurs et se trouve aujourd’hui dans des musées.

Quelle meilleure épitaphe choisir pour la princesse des arts de la Renaissance que le vibrant hommage du prince des Poètes, l’Arioste, dans son best-seller, l’Orlando furioso ?

 

Amie des Arts et des Lettres et telle

Que je ne saurais dire si elle est plus gracieuse

Que belle, ou plus sage que vertueuse,

Ou plus libérale que magnanime, Isabelle !

(…)

Je veux qu’à l’avenir, ton nom

Soit synonyme d’intelligence sublime,

De beauté, distinction, courtoisie et sagesse,

Marqué enfin du signe de la perfection,

De sorte que tous les écrivains trouvent matière

A célébrer ce nom illustre et noble,

Et que le Parnasse, le Pinde et l’Hélicon,

Renvoient infiniment aux échos : Isabelle ! Isabelle ! Isabelle !

 

(Orlando Furioso chants 29 et 42)

 

._________________________________

[i] Cet article est un résumé du livre de Julia CARTWRIGHT « Isabella d’Este, Marquise de Mantoue (1474-1539) » Hachette 1912, traduit en français par Mme E. Schlumberger.

[ii] Traité d’éducation et vie du cardinal Sadolet par Antoine Florebelli PLON 1855 Livre Gallica BNF .

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Catégorie(s) : Destins de Femmes, Este, Italie, LE CAPITAINE RODOMONTE, Les Personnages, LES ROSES DE CAMERINO Étiqueté : Este

Rétroliens

  1. Une grande famille de la Renaissance: les Gonzague de Mantoue | autourdelombreduconnetable.com dit :
    3 octobre 2016 à 6 h 53 min

    […] Mantoue, d’autres fresques ont subi des dégâts irréparables (voir l’article sur ce Blog sur Isabelle d’Este : l’art d’être femme à la Renaissance) : le palais ducal a servi en effet de caserne des troupes autrichiennes pendant cent cinquante […]

    Répondre
  2. Andrea Mantegna Le premier peintre du monde | autourdelombreduconnetable.com dit :
    14 octobre 2016 à 21 h 12 min

    […] et de ses successeurs, jusqu’à la belle Isabelle d’Este (voir l’article de Ce Blog sur Isabelle d’Este, marquise de Mantoue) qui l’utilisera pour décorer son premier […]

    Répondre

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logo.jpg Après une première vie dans la Finance, je me suis reconverti dans l'écriture. Ma spécialité c'est l'Histoire. Mon genre ? Le roman historique.

Mon nom ? Philippe Gendre. J'ai adopté un nouveau nom, Gratien, car ma nouvelle vie est totalement indépendante de la précédente : c'est une re-naissance d'où l'époque historique de mon premier roman.

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