La bible de Borso d’Este est l’ouvrage le plus élaboré de la renaissance italienne au quinzième siècle et il représente un des sommets de la peinture d’enluminure mondiale. C’est le duc de Ferrare, Borso d’Este (1413–1471), qui rivalise à l’époque avec la cour des Médicis à Florence, qui commande cette bible à plusieurs enlumineurs qui travaillent déjà depuis longtemps pour la cour de Ferrare. L’objectif est de créer un ouvrage luxueux dans le but de répandre l’image de la munificence du prince de Ferrare.
Le manuscrit est commencé le 3 juillet 1455 et achevé en 1461[i] . La bible comporte deux volumes de feuillets de plus de 1 000 enluminures au total, soit l’un des travaux d’enluminure les plus ambitieux de tous les temps. Les feuilles sont richement décorés avec des vignettes peintes illustrant des scènes de la Bible, des événements historiques, les armoiries d’Este et des représentations de la nature. Le début de chacun des livres de la Bible est décoré d’une bordure architecturale sophistiquée et de motifs somptueusement colorés. Les enluminures ont été réalisées par des artistes, parmi lesquels Girolamo de Crémone, Marco dell’Avogadro et Giorgio d’Alemagna, ayant à leur tête Taddeo Crivelli et Franco dei Russi. Le texte est écrit par un copiste talentueux de la Renaissance, le Bolonais Pietro Paolo Marone. C’est à Bologne également qu’a été réalisé le parchemin d’une qualité et d’une finesse irréprochable.
La bible a été confiée à un relieur, qui la rend au duc Borso d’Este, le 20 décembre 1462, couverte d’un drap d’or, enrichie d’ornements en argent et de fermoirs en argent doré.
Les principales peintures de la bible sont dues à deux artistes, Taddeo di Nicolo Crivelli et Franco di Giovanni de Russi, suivant une convention entre eux, le 11 juillet 1455, avec le chambellan du duc, Galeotto dell’Assassino, le représentant du duc. Les deux artistes se sont engagés à terminer le travail en six ans et le duc, lui, s’est engagé à leur remettre une maison pour les loger pendant leurs travaux. Un acompte de deux cents livres leur est payé immédiatement et le prix de l’oeuvre doit leur être réglé au fur et à mesure de la remise des cahiers. Un peu plus tard, en vertu d’une modification apportée au contrat initial, les deux artistes se sont vus imposer l’obligation de fournir un cahier par mois avec des pénalités si l’un d’entre eux ne parvient pas à fournir douze cahiers par an. L’objectif du contrat est de fournir un livre de luxe sur la qualité duquel, il n’est pas possible de faire des concessions.

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Mais le démarrage des travaux de la bible a commencé plus tôt, sans doute vers la mi-avril 1455, car les deux artistes ont du préparer des projets d’enluminure du livre de l’Exode, pour servir de modèle pour la totalité de l’ouvrage. Pourquoi cette date précisément ? Parce que c’est celle de la location de la maison mise à la disposition des artistes par le duc. La bibliothèque du duc a prêté aux deux artistes une bible enluminée française pour nourrir leur inspiration. Néanmoins, certains spécialistes ont émis l’hypothèse que le livre qui leur a été remis, ne serait pas une bible française, mais la bible de Niccolo III, illuminée au tout début du quinzième siècle par Belbello de Pavie, réalisée à la manière des bibles historiales, intégrant des illustrations narratives, qui se trouve aujourd’hui au Vatican.
Bien que les différences de styles soient très importantes, l’organisation et la conception des deux ouvrages étant très différentes, Charles Rosenberg dans son article cité, note des parentés subtiles pouvant être établies entre les deux bibles qui pourraient suggérer que cette bible du Vatican a servi de source d’inspiration. L’auteur note du reste que si les deux bibles peuvent être placées en correspondance, il ne s’agirait pas du premier emprunt que ferait Borso d’Este à son père, Niccolo III, pour lequel il a toujours nourri une grande admiration. L’auteur cite un chantier lancé par son père et laissé en jachère, par son frère Lionel d’Este, pendant son règne, qui a été relancé par Borso: la construction du campanile de la cathédrale de Ferrare, notamment. Il souligne également qu’à l’instar de son père qui a construit pour les pères Dominicains de l’Observance, un somptueux nouveau monastère dans la banlieue nord de Ferrare, Borso a confortablement doté un monastère de moines Chartreux, attirés pour la première fois à Ferrare.
L’auteur note une autre référence implicite à son père, avec la statue de Borso d’Este, élevée comme un pendant de celle de son père, portant témoignage de la réitération du thème de la légitimité de la souveraineté des Este sur Ferrare: la statue de Niccolo est dédicacée à celui qui a organisé la paix à trois reprises et celle de Borso, au « Continuateur de la paix« .
Ces subtiles analogies qui renvoient de l’un à l’autre, constituent peut-être l’indice de l’utilisation de la bible de Borso d’Este pour établir une continuité, une parenté, entre les deux ouvrages, très différents, mais présentant une même image de leur Prince.

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L’auteur de l’article s’interroge par ailleurs sur la raison qui a fait choisir un livre à usage privé, pour témoigner de la magnificence du duc de Ferrare. Il souligne que la lecture des « Vies des hommes illustres » de Vespasiano da Bisticci, un auteur florentin contemporain de Borso, suggère la grande importance que joue le livre et la création d’une bibliothèque de prestige, dans l’image du Prince. Du reste, de nombreux articles de ce Blog, renvoient à la même vertu des qualités princières, que constitue le livre d’heures. Car, on expose cet ouvrage comme l’un des trésors du prince que peuvent venir admirer tous les visiteurs. Le livre enluminé participe de deux arts fondamentaux que le prince utilise pour véhiculer sa grandeur, l’art de la librairie et celui de la peinture.
Tant les Visconti puis les Sforza, à Milan, que les Médicis à Florence, les Este à Ferrare et les Montefeltre à Urbin, se sont évertués à créer des librairies splendides, en entretenant en Italie et à l’étranger, des armées de copistes, pour recopier des manuscrits au fur et à mesure de leur découverte. Chaque prince d’Italie copie ouvertement chacune des novations apportées par ses concurrents, pour se donner la meilleure image possible, ce qui comporte un intérêt économique accessoire, celui de valoriser la cité et d’attirer de nouveaux talents et des affaires.
Mais comme le souligne l’auteur de l’ouvrage (voir une observation identique exprimée dans un autre article de ce Blog sur Un prince de l’enluminure: Jean Bourdichon, peintre de cour), l’un des meilleurs exemples de ces pratiques est la présentation d’un groupe de livres de luxe au roi de France, par le duc de Milan;, Francesco Sforza. Cette idée nouvelle rencontre une certaine résistance chez les diplomates car, si l’on a l’habitude d’expédier des chevaux de prix, des faucons, des chiens ou des animaux exotiques, l’offrande de livres rares est une vraie nouveauté le 7 décembre 1456. Malgré l’opposition de son ambassadeur, Tommaso Thebaldo da Bologna, qui sait probablement que Louis XI n’a aucun intérêt pour les livres, au rebours de sa femme, Francesco Sforza persiste. Et il a raison, puisque le cadeau est jugé tellement approprié, qu’il suscite une demande identique chez d’autres princes, comme le duc de Savoie, l’année suivante et le « Tavole Astronomiche » du célèbre mathématicien de Ferrare, Giovanni Bianchini, offert à l’empereur Frédéric III par le savant Ferrarais, mais portant les armes des Este, preuve que l’ouvrage émane d’un cadeau princier du duc de Ferrare.
L’article sur Jean Bourdichon cité ci-dessus, renvoie à la même pratique mais plus tardivement: il s’agit là de la répétition virtuose, par le même artiste, du trio des manuscrits de la « description des douze cesars abregee, a vecque leurs figures faictes et portraictes selon le naturel », un ensemble d’opuscules méconnu, peut-être sur commande de François 1er, produit dans les dernières années de Jean Bourdichon entre 1518 et 1521 et dont un exemplaire vient d’être acquis par la BNF en 2014, sur souscription publique.

Jean Bourdichon Manuscrit des douze césars Walters Art Museum acquis en 2014 par la BNF
La pratique du cadeau diplomatique a été copiée par le duc d’Urbin (voir sur ce Blog l’article sur Baldassare Castiglione, le parfait courtisan au service de la cour d’Urbin) dans lequel l’ambassadeur du duc auprès du roi d’Angleterre, apporte, en 1506, le tableau de Raphael de Saint George terrassant le dragon.
Tous ces exemples montrent très clairement que les cadeaux d’oeuvres d’art et de livres enluminés sont jugés princiers par les récipiendaires car rarissimes et généralement, très personnalisés, pour un prix finalement tout à fait modique car les manuscrits les plus chers, comme « Les grandes heures d’Anne de Bretagne« , ne coûtent pas plus de 600 écus d’or alors qu’un duc rougirait d’offrir un cadeau d’un coût aussi faible en orfèvrerie par exemple: le cadeau offert par le duc Borso lors du passage de l’empereur Frédéric III à Ferrare, était de 40 000 écus, soit l’équivalent de soixante-six livres enluminés…
La question se pose donc de savoir évaluer l’impact sur l’image de la cour d’Este de cette bible. Les témoignages manquent. Cependant si l’on en juge par le succès que va connaître Taddeo Crivelli par la suite, la Bible a parfaitement atteint son objectif: tout le monde s’arrache Taddeo: Teofilo Calcagnini, le favori de Borso d’Este, Polidoro et Bianca d’Este, les Chartreux, Piero degli Ambrosi, Niccolo Tedesco le riche libraire, Malatesta, le grand condottiere de Rimini, sont tous autant de nouveaux clients qui veulent absolument acquérir un livre enluminé par le maître.
En 1467, un ambassadeur de Bologne demande à voir le livre. En 1471, lorsque Borso part vers Rome en passant par Urbin avec son éblouissant cortège de cinq cents personnes, pour se faire sacrer duc de Ferrare par le pape, il emmène sa bible et quelques uns de ses manuscrits les plus précieux, qu’il a soigneusement sélectionnés, en vue du public auquel il s’adresse: une copie du livre de Sidrac, une copie française de La légende des saints et sa Bible.
Car il s’agit, pour le récemment nommé duc de Ferrare, grand feudataire de la Papauté, de présenter de lui l’image d’un homme pieux et d’un prince éclairé.

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[i] Cet article a été réalisé à partir du livre en deux volumes, « L’art Ferrarais à l’époque des Princes d’Este » par Gustave Gruyer, Vol 1 et Vol 2, PLON, Paris, 1897 et à partir de l’article du Site Academia.edu « The Bible of Borso d’Este: Inspiration and Use » par Charles Rosenberg, 1981. Les images des enluminures sont fournies par la Bibliothèeque Estense de Modène, propriétaire de la bible, communiquées à la Bibliothèque Numérique Mondiale.
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