« Le nom de Correggio est universellement connu comme celui d’Antonio Allegri, un peintre virtuose, l’égal des plus grands artistes de sa génération, comme Titien ou Raphael. Correggio est également une petite ville dans laquelle Allegri est né, a grandi et où il a produit ses premières œuvres, sous le patronage éclairé des seigneurs de la ville. Au cours de la première moitié du XVIème siècle, cependant, Correggio aurait pu parfaitement désigner ses seigneurs, et notamment Veronica Gambara, administratrice de la Seigneurie pour le compte de ses enfants, régente, poète et flamme spirituelle d’une cour en plein essor. Successeur, à la Renaissance, des cours d’amours médiévales, le salon de Veronica Gambara s’affirme comme une composante très importante de la vie intellectuelle de la Renaissance, procurant un mécénat actif aux artistes, poètes et musiciens, aussi bien qu’une enceinte pour la discussion des idéaux humanistes » (Richard Poss)[i].
Veronica Gambara est née à Pralboino près de Brescia, le 30 novembre 1485, d’une famille de la haute aristocratie. Son père est le comte Jean François de Gambara et sa mère, Alda Pia, de l’illustre famille des Pio, seigneurs puis princes de Carpi. Alda Pia est la sœur d’Emilia, le modèle de vertu du Livre de Courtisan, la dame d’honneur de la duchesse d’Urbin, Elisabetta Gonzaga (voir sur ce Blog Baldassare Castiglione : le parfait courtisan au service de la cour d’Urbin).
On connaît peu de choses de sa jeunesse, sinon qu’elle bénéficie d’une éducation humaniste qui l’incite à développer très tôt une inclination vers la poésie. Elle étudie les lettres classiques (le grec et le latin), la philosophie et la théologie. Peut-être bénéficie-t-elle des enseignements de grammaire de Giovanni Britannico, alors actif dans la ville de Brescia, comme l’ont suggéré certains auteurs ?
Mais son cœur est tout à la poésie de Virgile et de Pétrarque. A dix-sept ans, en 1502, elle écrit à Pietro Bembo pour lui réclamer des conseils en poésie (voir sur ce Blog l’article sur Pietro Bembo : la religion de l’amour). Comment connait-elle Pietro Bembo ? Sans doute par sa mère, Alda Pia, qui a dû connaitre Aldo Manuzione, lorsque ce dernier est venu à Carpi pour y enseigner les lettres classiques aux jeunes princes de Carpi. Or Aldo Manuzione est parti à Venise, en 1487, afin d’y fonder une imprimerie puis une académie, l’académie aldine, dont Alberto Pio, le cousin d’Alda, et Pietro Bembo sont des membres fondateurs, depuis 1501.
Or, à cette date, Pietro Bembo, qui travaille à ses Asolani, n’a encore rien publié. Il est donc probable qu’Alda ait demandé à Aldo Manuzione, lequel aura recommandé Pietro Bembo.
Toujours est-il que Bembo, charmé, devient le guide en poésie de la jeune fille, qui va lui expédier deux ans plus tard, des sonnets. Admiratrice fervente de Pietro Bembo, Veronica va entretenir avec le Vénitien une longue correspondance littéraire, qui se poursuivra jusqu’à la mort de Pietro Bembo en 1547.
Giovanni Bellini Royal Collection Trust Portrait de jeune homme Possible Pietro Bembo Huile sur panneau Inventaire RCIN 405761 Huile sur panneau 0,458 x 0,352 Royal Collection Trust/© Her Majesty Queen Elizabeth II 2014
En 1509, à l’âge de vingt-quatre ans, la jeune femme épouse le comte de Correggio, Giberto X, son aîné de près de trente ans. L’homme est veuf de Violante Pic de la Mirandole, dont il a eu deux filles. Violante est une nièce du célèbre humaniste ami de Laurent le Magnifique (voir sur ce Blog l’article sur Pic de la Mirandole : l’outrecuidance d’un génie au carrefour de deux mondes). Le comte de Correggio est un cousin du comte de Gambara son père. Le comté de Correggio jouxte la principauté de Carpi et les deux seigneuries s’enfoncent entre le marquisat de Mantoue au nord, le duché de Modène au sud et le duché de Ferrare à l’Est. Le comte de Correggio a eu une longue carrière militaire au service du roi Ferdinand de Naples, puis des papes Sixte IV, Innocent VIII, Alexandre VI et Jules II.
Le mariage a été arrangé l’année précédente, en 1508 et le mariage, lui-même, est célébré dans le royaume napolitain, à Amalfi, en 1509. Il est probable qu’une véritable affection va lier les deux époux, qui rentrent aussitôt après leur mariage, à Correggio, car les poèmes futurs de la comtesse donneront l’image d’un désespoir total.
Quoi qu’il en soit, le mariage est rapidement couronné par la naissance de deux fils, Ippolito, en 1510 et Girolamo, en 1511, qui assurent la continuation dynastique. Après son deuxième accouchement, la comtesse est restée gravement malade pendant plusieurs mois, avec une impossibilité d’avoir d’autres enfants. Le comte a alors pris ses dispositions pour éviter le lit de son épouse.
Et le comte s’affirme comme un partenaire calme et affectueux : il a délaissé le métier de condottiere pour s’occuper de l’administration de sa seigneurie, partageant ses occupations entre la chasse, la gestion de ses domaines ou la réception des hôtes prestigieux du voisinage, comme la marquise Isabelle d’Este ou le duc de Ferrare Ercole d’Este. La réputation de la comtesse augmente au fur et à mesure de ces réceptions et les courtisans, comme Pietro Bembo, qui ont délaissé la cour d’Urbin, depuis la mort du duc Guidobaldo, viennent de plus en plus souvent à Correggio. Mais il y en a d’autres comme Pierre l’Aretin (voir l’article de ce Blog sur Pierre l’Arétin : l’homme qui rançonnait les rois), au service du marquis de Mantoue, qui deviendra un protégé de la comtesse Veronica, ou encore, Bernardo Capello, le célèbre humaniste, écrivain et diplomate.
En 1512, son père décède à Brescia. Elle fait le voyage pour son enterrement. Mais les Français de Gaston de Foix, le brillant général, neveu de Louis XII, viennent bientôt en faire le siège et s’emparent de la ville qui est mise à sac. Veronica en sortira indemne mais marquée.
En 1515, le comte et la comtesse de Correggio se déplacent à Bologne où ils sont présentés au pape Léon X et à François 1er. Entre le roi chevalier et poète qui est capable de versifier en italien à la manière de Dante et Pétrarque et la jeune comtesse érudite, le contact est immédiat. Le roi passera plus tard, en invité à Correggio.
La comtesse n’oublie pas d’assurer la promotion du grand peintre de Correggio, Antonio Allegri, qu’elle recommande à tous ceux qui pourraient utiliser ses services et, notamment, l’empereur Charles Quint et la marquise de Mantoue Isabelle d’Este. Il y a du reste, de nombreux points communs entre la comtesse de Correggio et la marquise de Mantoue, qui ont une vie publique exubérante (voir à ce sujet l’article de ce Blog sur Isabelle d’Este, Marquise de Mantoue ou l’art d’être femme à la Renaissance) : elles ont un même goût pour les arts, la poésie, la musique, avec une éducation très voisine, une même attirance pour l’élégance et la mode, une même authenticité : les deux femmes n’ont pas, avec les hommes d’attitude prêtant à confusion, elles ne jouent pas les coquettes. Isabelle d’Este est sans doute plus belle que sa voisine de Correggio mais Veronica compense sa moindre beauté par un esprit brillant et érudit, qui sait captiver un auditoire. Les deux femmes sont, naturellement, des ambassadrices de charme, dotées d’un caractère à la fois exigeant mais également très tolérant.
Le 26 août 1518, Giberto meurt, à l’âge de cinquante-neuf ans, Veronica en a trente-trois. Elle tombe malade et ses poèmes déchirants vont pleurer la perte de l’être aimé. Toutefois, la ressemblance avec les émotions de Pétrarque semble un peu évidente et il faut tenir compte du fait que le jeu des émotions de Petrarque et Laure était très couru dans la haute aristocratie.
Il convient d’autre part, de faire la part des convenances car, en affichant, comme Vittoria Colonna ou d’autre femmes encore (Giulia Gonzaga), un désespoir de bon ton, ces veuves pouvaient rester indépendantes et résister à la pression sociale qui aurait voulu les remarier aussitôt après la mort de leur époux.
Elle garde le lit, avec ostentation, pendant plusieurs mois, se déclarant inconsolable. Elle a fait habiller de noir tout le palais et elle ne veut monter que des chevaux noirs. Elle a fait écrire, un peu théâtralement, au-dessus des murs de sa chambre les mots de la passion de Didon dans l’Enéide :
« Celui qui le premier m’a unie à lui, a emporté mon amour.
Qu’il le garde avec lui et le conserve dans son tombeau » (Didon s’abandonne à la passion (4, 1-89) Eneide.
Il est clair qu’elle ne veut absolument pas se remarier et qu’elle souhaite conserver son indépendance. Peut-être est-ce parce qu’elle ne peut plus avoir d’enfant ?
Car Giberto, qui a eu le temps de nouer des relations de confiance avec sa jeune épouse, lui laisse les pleins pouvoirs pour assurer la régence du comté, jusqu’à ce que son fils aîné, Ippolito, parvienne à la majorité.
Les deux enfants Ippolito et Girolamo, sont, dès leur plus jeune âge, entraînés à tous les jeux guerriers que pratiquent les gentilshommes : ils sont ardents, féroces et violents. Mais l’un d’eux est destiné à devenir comte de Correggio pour servir à la guerre, la république vénitienne puis l’empereur Charles V, alors que le second est destiné à faire une carrière d’Eglise. Il deviendra du reste cardinal en 1561 et se fera remarquer par sa capacité à porter la cuirasse sous sa tunique, sur les champs de bataille des papes.
La régente du comté de Correggio va se faire remarquer par son énergie et ses capacités d’administration du comté, qui vont faire l’admiration de ses contemporains. Elle essaie de promouvoir l’instruction, y compris auprès des plus pauvres, elle s’attache à soigner les déshérités qui traversent ses terres, elle s’efforce de promouvoir la formation d’une milice urbaine, à l’exemple de celle constituée par Machiavel à Florence. Elle s’attache à préserver l’indépendance de son petit comté par une politique d’alliances matrimoniales. Elle négocie le mariage de l’une des filles de son mari, Costanza, avec Alexandre Gonzague, de la lignée des comtes de Novellara. La seconde fille de son époux, Ginevra, est mariée au comte Paolo Fregoso de Gênes, la grande famille concurrente des Adorno pour la fonction de Doge, depuis deux siècles.
Depuis 1515, elle entretient une correspondance irrégulière avec François 1er. On sait qu’en 1521, elle écrit à Charles Quint. En 1522, elle visite Parme. En 1524, elle est reçue à Venise et à Ferrare. Elle s’attache à maintenir avec tous ses voisins, des relations pacifiques de courtoisie.
Elle assiste, en 1530, au couronnement de Charles Quint, à Bologne, par le pape. Pendant toutes les fêtes, durant environ cinq à six mois, qui accompagnent la visite de l’empereur dans la cité, devenue, pour quelques temps, la capitale pontificale, elle réside chez son frère, Uberto, qui exerce pour le pape la fonction de gouverneur de Bologne. Ce dernier habite au centre de Bologne, dans un immense palais de plus de deux cents pièces, où la comtesse tient un salon littéraire renommé, qui attire tous les princes de ce monde et tous les artistes et humanistes.
L’empereur a également rendu visite à la comtesse, qui l’a invité, puisqu’il doit se rendre à Mantoue, après avoir élevé le fils d’Isabelle d’Este, le marquis Frédéric, duc du Saint Empire, à s’arrêter à Correggio. Ce qu’il fait en mars 1530.
Le Correggio, Antonio Allegri, a été mandaté pour dresser partout des arcs de triomphe et des fontaines, sur la « via dell imperatore », de deux milles de long, qui vient d’être ouverte, et qui définit, à l’image de la réforme de l’espace urbain engagée à Mantoue, le nouvel axe princier de Correggio. A cette occasion, Charles Quint donne quelques privilèges au comté et il déclare à la comtesse qu’il lui est affectionné pour trois raisons : la première, parce qu’elle est renommée pour sa vertu, la seconde, pour la noblesse de sa famille et la troisième, parce qu’elle est la sœur du gouverneur de Bologne, Uberto, qu’il aime de grande amitié. L’empereur repassera par Correggio une seconde fois, en 1533.
En 1538, Galeotto Pico, comte de la Mirandole, envahit le territoire et vient mettre le siège devant Correggio. L’énergique comtesse appelle toute la population à la défense de la cité et elle parvient à repousser l’envahisseur. Une autre fois, lors d’une famine consécutive à la guerre, elle écrit à son ami Ludovico de Rossi à Bologne, qui lui fait parvenir des céréales pour ravitailler la ville. La comtesse est partout à la fois et s’attire une grande renommée de bon gouvernement.
Avec le triomphe de Charles Quint en Italie, Veronica Gambara a compris que, si elle souhaite garantir la survie de son petit Etat, il faut qu’elle soit bien en cour avec l’empereur, qui est son suzerain direct. Elle a continué à écrire des poèmes, qu’elle adresse régulièrement à Charles Quint, pour entretenir son amitié.
De nombreux poèmes sont à cet égard des actions politiques, pour favoriser la carrière de ses enfants ou bien assurer la stabilité de ses Etats. Il existe cependant des poèmes d’une absolue sincérité, ceux qu’elle adresse à Vittoria Colonna, la marquise de Pescara, l’épouse du vainqueur de François 1er à Pavie (voir sur ce Blog, l’article sur la divine marquise Vittoria Colonna, la poésie et la foi). Les poèmes se divisent en gros en quatre groupes : les poèmes d’amour à la mémoire de son mari, rédigés à la manière de Pietro Bembo et de Pétrarque, les poèmes à vocation politique, les poèmes de dévotion et ceux qui sont rédigés à la manière de Virgile, qui désignent des paysages de Brescia ou de Correggio, qui sont les plus connus.
Portrait Vittoria Colonna Marquise de Pescara Sebastiano del Piombo Musee des Beaux Arts de Barcelone
Elle entretient par ailleurs une volumineuse correspondance : on retrouvera cent trente lettres, qui, réunis à ses quatre-vingt sonnets seront publiées après sa mort. A l’exception de deux odes en latin, tous les poèmes ont été rédigés en italien. Les lettres sont adressées, pour la plupart, à ses amis, dont Pietro Bembo, Agostino Ercolani, Lodovico Rosso, Isabelle d’Este et le marquis del Vasto. Certaines d’entre elles sont familières et affectionnées, tandis que d’autres restent relativement formelles.
Giancristoforo Romano Buste en terre cuite d’Isabelle d’Este Marquise de Mantoue Image Web Gallery of Art
De sa poésie et de ses lettres, émerge l’image d’une femme avec une compréhension fine de la vie des sociétés de cour, menacées par les réseaux de pouvoir et la brutalité des guerres. Comme d’autres femmes poètes de la Renaissance, elle explore les sentiments complexes d’une femme dans l’amour avec ses contraintes, comme la dépendance émotionnelle, l’exposition au mépris et la perte du respect de soi.
Veronica Gambara termine les dernières années de sa vie dans son casino, adossé au palais de Correggio. Elle meurt en juin 1550 et sera enterrée à côté de son époux, dans une tombe décorée d’oliviers et de lauriers, symboles de paix et de réputation poétique.
L’église et le casino seront détruits par les armées espagnoles en 1556, de sorte qu’il ne reste aucun souvenir de Veronica Gambara sinon ses poèmes et ses lettres, qui lui ont conquis le droit de figurer parmi les grands poètes de la renaissance italienne.
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[i] Cet article est principalement issu de l’article publié dans Women Writers of the Renaissance and Reformation publié par Katharina M. Wilson Article « A Renaissance Gentildona : Veronica Gambara » par Richard Poss pages 47 à 66. Un certain nombre d’informations ont été retirées de l’article Veronica Gambara de l’encyclopédie Treccani en italien. Par ailleurs, j’ai consulté l’article en anglais « Under the Sign of Dido: Veronica Gambara (1485-1550), Life, Letters, and Poetry » de Jimandellen sur son site, sensiblement voisin du texte de Richard Poss dont elle s’est probablement partiellement inspirée. J’ai repris notamment de ce site le jugement d’ensemble sur la femme, tel qu’il résulte de ses compositions épistolaires et poétiques.
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