La cour d’Urbin fut fastueuse parceque pendant dix huit ans, s’est construit à Urbin, un palais de la Renaissance, à nul autre pareil, qui a attiré les regards de toute l’Italie. Toutes les richesses qu’il a contenues, distillent un même message, celui de la grandeur et de la munificence du duc d’Urbin.
Le comté de Montefeltre et la seigneurie d’Urbino
A partir de 1460, le seigneur d’Urbin, comte de Montefeltro [i], songe à se faire bâtir un palais princier. Il s’est enrichi par la guerre où il a magnifiquement réussi de sorte que ses employeurs le payent désormais à l’année, en période de guerre comme de paix. Il a signé en 1444, avec la ville d’Urbin, un engagement de respect des libertés communales et de modération fiscale.
Car la ville d’Urbino, donnée par le pape en 1404 à son père Guidantonio, peuplée d’environ cinq mille habitants, est pauvre. Le comté est à l’écart des grands axes de la péninsule, entrecoupé de montagnes, de sorte que l’agriculture y est faiblement pratiquée. Au total, du nord au sud, le comté de Montefeltre augmenté de la Seigneurie d’Urbin, qui deviendront le duché d’Urbin, aura, dans sa plus grande longueur 160 km et dans sa plus grande largeur, environ 80 km, englobant de 100 à 120 villages, villes et châteaux.
Pour en savoir plus sur le comte de Montefeltre voir les deux articles sur ce Blog:
Section II Le condottiere invaincu
Deux villes importantes ponctuent ce domaine : Gubbio, la cité ancestrale des Montefeltre, au sud, qui comprend entre 3 et 4000 habitants et Urbino au nord, près de la République de San Marino (depuis toujours protégée par les Montefeltre). La centaine de villages représente une population globale que l’on peut estimer à environ 40 000 habitants, soit une population totale des domaines assujettis aux Montefeltre, d’environ 50 000 habitants.
Cette population n’est pas bien grande mais comparable à celle de Rome, qui à l’époque, ne fait pas plus de 50 000 habitants.
Les domaines des Montefeltre sont pauvres et l’activité économique tourne au ralenti. Le comte a juré de ne pas peser sur les finances locales. Ce n’est pas le territoire qui va nourrir le comte mais le comte qui va nourrir le territoire.
Car le comte de Montefeltre s’est enrichi considérablement par la guerre. A l’époque où le plus fastueux des cardinaux de Rome touche un revenu de 60 000 ducats par an (Rodrigo Borgia à la fin de sa vie ou bien le cardinal Pierre Riario de 1472 à 1474, sous Sixte IV), le comte de Montefeltre touche la même somme chaque année de paix et davantage encore en temps de guerre. Qui plus est, il ne dépense que très peu de ces énormes revenus car ses occupations guerrières le lui interdisent. Il a donc accumulé avec le temps de substantielles encaisses de trésorerie.
Très tôt dans sa carrière, il va donc devenir, à l’exemple des grands princes de la péninsule qu’il côtoie, un collectionneur avisé. Depuis sa prise de pouvoir en 1444, il a ainsi entrepris de constituer une importante collection de parchemins originaux qu’une vingtaine de copistes officiels à Milan, Rome ou Venise, sont chargés de recopier à partir des manuscrits originaux des plus grandes bibliothèques du monde.
Mais pour loger ses collections et nourrir son ambition, il lui faut un palais représentatif de sa grandeur. Car le comte de Montefeltre, qui règne sur un territoire plus grand que ceux de Mantoue, de Ferrare ou de Sienne, aspire à une reconnaissance publique de sa dignité. Son prédécesseur, Oddantonio, sans le mériter en rien, a été brièvement nommé duc d’Urbino par le Pape. Il lui faut imposer sa grandeur et son faste pour se hisser au rang des principaux princes de son époque et obtenir la consécration d’un titre supérieur.
Il a de surcroît un bon exemple sous l’œil (il a perdu l’œil droit lors d’un tournoi en 1450), celui de Francesco Sforza, devenu duc de Milan en 1450, qui a aussitôt entrepris la construction d’un palais pour asseoir l’idée de sa domination sur la ville par la représentation de sa puissance.
Le seigneur d’Urbin n’a pas reçu une éducation humaniste. Mais il a eu d’excellentes bases grâce à Vittorino Ramboldini da Feltro, le célèbre pédagogue de Mantoue, qui, en deux ans seulement, lui a donné les clefs de l’apprentissage du savoir, sur lesquelles, le comte de Montefeltre va bâtir tout au long de sa vie, une réelle compétence d’humaniste.
Il va donc s’intéresser de très près à la réalisation de son palais, soucieux d’en surveiller étroitement les infimes détails pour asseoir définitivement sa puissance dans et sur la ville, qu’une décision du pape peut, à tout moment, lui enlever. Ce chantier qui démarre en 1465, va durer dix-huit ans et attirer le regard de tous les princes d’Italie et au-delà, des Français, qui surgissent en 1494 dans la péninsule.
Il s’ensuivra une brève période de prospérité pour Urbino, qui va devenir l’un des flambeaux de la renaissance italienne et une des sources d’inspiration de nombreux châteaux français, de Blois à Fontainebleau.
La cour d’Urbin
La cour d’Urbin, ce n’est pas comme à Versailles un roi et des courtisans qui vivent ensemble avec tous les services de cour. A Urbin, la cour, ce n’est que la présence de l’ensemble des serviteurs du duc, ses artistes, employés à la décoration de son palais, les pédagogues de son fils ou les employés à sa bibliothèque. Il n’y a pas de grand Etat à gérer comme en Bourgogne, juste une petite principauté qui continue à maintenir ses structures traditionnelles et dont les fonctions diplomatiques et militaires sont assurées par le duc.
Mais la cour à Urbin, c’est en permanence, plus de 500 personnes qui sont employées à l’année pour le service du prince et de sa famille et pour l’achèvement du château, sur les seules ressources du prince, les impôts des contribuables du duché servant à financer le fonctionnement courant de la principauté et les travaux de renforcement des forteresses.
Il y a d’abord les hôtes, de passage ou à demeure. Les artistes, les lettrés, les savants sont invités pour être l’ornement de cette cour. Ils peuvent y rester le temps qu’ils veulent, nourris et logés, à la condition de laisser une partie d’eux-mêmes dans la myriade de chantiers lancés simultanément. Il y a les hôtes permanents : les ambassadeurs des autres principautés, de Florence, Venise, Milan, Naples ou Rome et les jeunes princes placés auprès du vieux condottiere pour y apprendre le métier des armes. Il y a là notamment, Jacques de Trivulce, le futur condottiere de Milan puis maréchal de France.
Il y a les clercs, employés dans les bureaux, les quatre professeurs de grammaire, de logique et de philosophie, les architectes, les ingénieurs, les sculpteurs, les peintres. Le service de la chapelle est assuré par trois choristes et cinq petits chanteurs. Il y a cinq ouvriers en tapisserie venus des Flandres, quatre copistes en manuscrits, cinq lecteurs attitrés pour les besoins du maître ou de la maisonnée comprenant les six enfants du duc, vingt-deux pages et quatre maîtres de danse dont deux pour les pages et deux pour la noble compagnie.
Il y avait deux chapelains aux offices, un préposé aux drogues et à la pharmacopée, un maître des clefs, portes, armoires ou crédences, cinq maîtres-queux aux cuisines. Les écuries de trois cents chevaux étaient servies par 50 palefreniers et cinq écuyers.
Il y avait enfin une nuée de valets pour divers offices dont quatre bouteillers, dix-neuf serviteurs à table, trois dresseurs et trancheurs sans oublier tous les métiers de la chasse.
Le service de la comtesse comprenait sept dames d’honneur, présidé, après la mort de Battista Sforza en 1472, par la gouvernante Pentasilée Baglioni, six gentilshommes, sept valets et un grand nombre de caméristes.
Enfin, la maison militaire comprenait quatre capitaines, trois colonels, six trompettes, six tambours, trois maîtres armuriers et environ cent-cinquante gardes.
Et puis il y avait les visiteurs : la masse des petits métiers, accueillis et logés aux frais du prince dans la ville. Puis, de loin en loin, se profilait une armée nombreuse de serviteurs de quelque prince qui se rendait à Rome, comme Borso d’Este ou l’ambassade du shah de Perse.
Que venaient chercher ses hommes en passant par l’obscure bourgade d’Urbin ?
Oui: que faire à Urbino sinon rendre hommage au grand homme de guerre de l’Italie de la Renaissance ?
Une cité en forme de palais
Ce mot est de Baldassare Castiglione qui, présent à Urbin de 1513 à 1516, y rédige son livre du Courtisan. C’est sans doute du vivant du fils du comte de Montefeltre, Guidobaldo (1472-1508), que la cour d’Urbin va prendre la plus grande renommée. Car le duc, sans enfant, et pour asseoir sa légitimité, comme puissant vassal du pape, a eu l’idée de prendre pour héritier son neveu, également neveu du pape, qui règnera, après 1508, sous le nom de Francesco Maria della Rovere. La cour d’Urbin va alors réunir brièvement des esprits aussi éminents que la duchesse Isabella d’Este, et tout son entourage féminin, le comte Louis Canossa, le comte palatin Baldassare Castiglione, Pietro Bembo, Frédéric et Ottaviano Fregoso, Alexandre Trivulzio, Julien de Médicis et son ami Bernardo Bibbiena, Raphael, et tant d’autres, qui tous, deviendront des célébrités de la Renaissance. Pour inspirer l’idée de grandeur, il faut déplacer du monde, comme à la cour des ducs de Bourgogne. Pour loger du monde, il faut un grand palais, conçu comme une ville, avec ses multiples fonctions.
Car Federico n’a pas conscience au départ que son projet va révolutionner sa ville. Il entend au contraire peser le moins possible sur l’environnement urbain. Mais le gigantisme de son projet va lui imposer des choix qui, de conséquence en conséquence, vont modifier profondément le développement urbain.
Le comte de Montefeltre avait rajouté, dans les premières années de sa prise de pouvoir, en 1447, une aile nouvelle au palais ancien. Il souhaite que les constructions nouvelles intègrent les anciennes en apportant commodité et agrément aux espaces de vie, tout en donnant du volume et de la grandeur à l’édifice. Il cherche alors un architecte susceptible de réaliser ce rêve et trouve à la cour des Gonzague, à Mantoue, un Dalmate, Lutiano Laurana, qui a travaillé auparavant pour le royaume de Naples.
Il le charge, en 1465 de concevoir les plans du palais et, en 1468, par une lettre patente, de gérer toute la maîtrise d’œuvre, mais également la décoration, les boiseries et les sculptures : il aura la haute main sur tous les corps de métiers de 1465 jusqu’à 1472. Il est ensuite remplacé dans la conduite du chantier par Francesco di Giorgio Martini, qui travaille déjà sur la décoration du palais avant de se consacrer au renforcement des forteresses du duché d’Urbin pour Federico de Montefeltre et son fils Guidobaldo.
Le palais à construire sera immense, plus grand que la plupart des palais construits en Italie : il comportera deux-cent-cinquante pièces éclairées par six cents fenêtres.
Le palais est avant tout conçu pour son agrément fonctionnel. Il s’agit d’ouvrir le palais à la lumière et de rassembler dans le palais toutes les fonctions utiles à la cour : « des cours intérieures à l’abri des regards, des galeries et portiques où se promener, une salle du trône, des salons pour danser, un corps de logis indépendant de la cour pour conserver un vrai caractère privé, un jardin suspendu pour la comtesse et ses dames de compagnie, un jeu de paume, une bibliothèque pour sa collection de manuscrits, des salles des gardes, des salles de conférence pour les docteurs qui professaient le grec, les mathématiques ou l’astrologie, des chapelles, des pharmacies, des resserres pour le blé et le vin, des cuisines, des pétrins, des fours assez vastes pour nourrir tout le monde, des ateliers de réparation ou de fabrication pour les tapissiers, menuisiers, forgerons, armuriers, des écuries à loger trois cents chevaux et à occuper tout le personnel requis », bref, une ville en forme de palais pour Baldassare Castiglione.
Le chantier est titanesque car le palais doit intégrer le dénivelé ce qui suscite des problèmes complexes d’organisation de l’espace. De surcroit, le comte de Montefeltre exige du confort à tous les niveaux et notamment pour les écuries : il veut « un immense grenier à foin avec des trappes carrées au-dessus des mangeoires, pour jeter le fourrage aux bêtes et limiter les déplacements, des salles pour ferrer les chevaux, pour monter à cheval tout armé et en descendre, une fontaine, des conduites d’eau circulant sous les mangeoires avec des robinets pour lâcher l’eau sur un sol en double pente, inclinée vers le centre, une salle pour les réserves d’avoine, un corps de logis du chef des palefreniers, des salles pour les médicaments, la sellerie, les réparations, etc… ».
Pour construire un palais pareil, il faut des fondations exceptionnelles.
Laurana commence par creuser dans le tuf de la colline, au fond du ravin, pour enfoncer ses pilotis de pierre, afin d’arrêter un possible éboulement de la colline. Ces contreforts gigantesques produisent un volume de terre inouï dont Federico ne sait que faire. Il pose donc la question à un prêtre d’Urbino qui lui répond : « faîtes creuser une immense tranchée où vous mettrez cette terre ». A quoi Federico répond : « mais, où mettrez-vous la terre de la tranchée ? Faites-la faire assez grande pour contenir les deux ! » lui répond le prêtre. L’histoire est jolie et l’on s’en amusa beaucoup à Urbino. Mais elle a été probablement inventée.
Mais que faire de la terre effectivement ? Le comte, sur le conseil de son architecte, va l’utiliser pour combler les fossés du château féodal qui va perdre toute vocation défensive. Avec la terre, Urbin va se doter d’une place du marché et révolutionner la structure urbaine. Le château se transforme en palais qui s’ouvre sur la place, poumon de l’activité économique. Le contrat entre le prince et sa bonne ville reçoit une traduction architecturale par une relation ambivalente entre le prince et son peuple : ce dernier a accès librement au palais, tout au moins les parties communes, tandis que le seigneur peut gouverner la vie économique de ses sujets et se promener librement dans la ville. Le seigneur, dépouillé de son autorité militaire a grandi dans le cœur de ses sujets, qu’il domine de toute la puissance de son palais, véritable ville dans la ville. Le déplacement du centre de gravité de l’activité économique crée un déplacement d’autorité, du conseil de ville vers la seigneurie, dont le palais se confond avec le lieu d’exercice du pouvoir. Une immense salle de réception, au 1er étage du palais, va du reste apporter la confirmation de ce transfert. Car le peuple, fait nouveau, a accès au palais, lors des cérémonies publiques. Le palais seigneurial, beaucoup plus beau et imposant, s’est substitué à la maison de ville.
La révolution introduite dans le centre d’Urbin est une révolution pacifique. Car le palais construit pour le seigneur ne doit rien aux ressources de ses sujets. Mais il transforme radicalement leur vie en société. La grande novation de Laurana est d’avoir bâti, à l’intérieur, une construction aux proportions « antiques » selon le nouveau style défini par Alberti et à l’extérieur, un bâtiment qui intègre l’architecture antérieure et l’important dénivelé en une combinaison qui renouvelle complètement la perspective tout en conservant l’empreinte du passé. Il ne s’agit pas là de l’influence du génial penseur humaniste Alberti mais de celle du mécène, Federico de Montefeltre.
Conquis par Marcile Ficin et l’académie néoplatonicienne de Careggi lors de son déplacement à Florence après la prise de Volterra en 1472, Federico a compris que la recherche du beau par l’art est une façon de glorifier Dieu (voir l’article sur ce Blog sur la Naissance de Vénus et le printemps de Botticelli entre Epicurisme et néoplatonisme). Or celui qui glorifie Dieu exprime la voie du bon gouvernement. Cette conviction esthétique s’accommode fort bien avec sa philosophie politique de conquête de la renommée grâce à la puissance de l’argent. Il faut investir dans l’art non seulement dans les églises mais encore dans le palais pour donner aux sujets l’image de la grandeur de leur maître. Le grand inspirateur de cette logique de mécénat est la dynastie contemporaine des Médicis de Cosme à Laurent.
Le goût des belles lettres et la bibliothèque
La formation humaniste du comte de Montefeltre lui inspire une volonté de précision scientifique dans la terminologie utilisée, que le sujet soit celui de l’architecture, des mathématiques et de la théologie. Tous les spécialistes et les ingénieurs qui s’aventurent à Urbin, de quelque horizon que ce soit, sont accueillis et logés, mis à contribution et chargés d’apporter leurs idées ou critiques à tel ou tel problème pratique. La curiosité intellectuelle du comte s’étend à tous les domaines du savoir quel qu’il soit. La composition de la bibliothèque est le reflet de cet éclectisme qui concerne tous les auteurs anciens, de toutes les matières du savoir. Les juristes, les architectes, les historiens, les ingénieurs, les philosophes, les littéraires, les fabulistes : tous sont représentés. On y voit également des œuvres plus récentes, de Dante ou de Boccace. Mais tous les exemplaires sont présentés sur parchemin, souvent avec de belles enluminures.
Pendant quarante ans de sa vie, c’est-à-dire, pratiquement depuis l’âge de vingt ans, il emploie des copistes qui deviendront bientôt une trentaine, qui recopient tous les ouvrages relativement essentiels de chaque domaine de la connaissance. Son bibliothécaire en chef, qui cherche les ouvrages et qui sélectionne ceux qui méritent d’être copiés, est Vespasiano da Bisticci, qui deviendra plus tard son biographe. A la fin de sa vie, c’est près de 800 ouvrages sur parchemin, sélectionnés pour leur valeur intrinsèque, qui se trouvent dans sa bibliothèque, quand les bibliothèques importantes, avant l’invention de l’imprimerie, faisaient 200 à 300 volumes.
La très précieuse bibliothèque était installée au rez-de-chaussée, près de la porte d’entrée, dans une salle aménagée exprès, pourvue de hautes fenêtres exposées au nord, bien ventilée. Au centre de la salle des manuscrits s’élevait un grand aigle de bronze doré, servant de lutrin.
Une autre salle, contiguë, recevait les livres en surplus ou non encore classés et contenait les allégories peintes en l’honneur des sept arts libéraux, que l’on peut admirer à la National Gallery ou à la Gemalde Galerie de Berlin. Les sept arts libéraux comprenaient les disciplines du Trivium, à savoir la grammaire, la rhétorique et la dialectique, et les disciplines du quadrivium, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique. Certains historiens de l’art ont émis l’hypothèse que les sept arts libéraux auraient représenté les sept femmes du comte de Montefeltre, son épouse et ses six filles : Chiara pour la grammaire, Costanza pour la rhétorique (à la National Gallery), Agnesina (la mère de Vittoria Colonna) pour la dialectique, la géométrie (tableau perdu) serait Elisabetta, sa fille aînée, l’arithmétique (également perdu) serait Giovanna et enfin, la Musique serait sa cinquième fille Violante. Quant à l’Astronomie, elle serait représentée par Pentasilée Baglioni de Pérouse, la gouvernante des princesses.
La composition de cette bibliothèque reflète la croyance humaniste que tenter de se rapprocher de la connaissance antique, source du savoir, c’est être délibérément moderne et tourner le dos au moyen âge. En se faisant peindre à genoux devant la dialectique, le duc d’Urbin aime à se faire représenter comme soumis à la connaissance et aux sciences, ce qui est l’exacte traduction d’un prince éclairé.
Le comte accordait la plus grande faveur aux hellénistes, capables de traduire des manuscrits grecs, les secrets depuis longtemps perdus. Mais il plaçait au-dessus encore de ces auteurs, les modernes qui appliquaient ce savoir antique, comme Alberti ou son architecte Laurana.
La jeune femme qui est assise serait la cinquième fille du duc d’Urbino, Violante, avec son époux, agenouillé, Costanzo Sforza
Le studiolo de Federico de Montefeltre
Le studiolo de Montefeltre a été réalisé beaucoup plus tard que le palais lui-même. En fait, le premier studiolo est celui apparu vers 1450 pour le palais de Belfiore du duc de Ferrare, Borso d’Este. Or Federico de Montefeltre a été reçu par Borso d’Este en 1456, le duc de Ferrare ayant tenté de le rapprocher de Sigismond Malatesta. A cette occasion, il a dû visiter le studiolo en cours de réalisation (il sera terminé en 1463).
Les plans du studiolo ont été dressés par Francesco di Giorgio Martini à proximité des appartements privés. C’est un lieu secret où le comte pouvait se délasser de ses occupations de cour et renouveler son inspiration. Robert de la Sizeranne le décrit ainsi : « il s’est creusé tout en haut et presque au bord de la falaise formée par la façade occidentale, entre les deux fûts des tourelles, un alvéole haut, étroit, percé de deux niches carrées, plus basses, prises dans l’épaisseur du mur et sans fenêtre, éclairé seulement par une coulée de lumière oblique, laquelle est captée dans le demi-jour d’une loggia. C’est la plus petite pièce du palais, la plus sombre, la plus secrète, et masquée de telle sorte que l’on pourrait habiter toute sa vie le palais et la côtoyer tous les jours, sans la découvrir. On dirait une cachette. C’est le studiolo ».
Source Université Carlo Bo d’Urbin Reconstruction virtuelle multimedia et interactive du studiolo de Frederic de Montefeltre
Le studiolo est décoré sur toutes les faces par des panneaux de bois marquetés, jusqu’à deux mètres de hauteur, présentant toutes sortes d’objets en un véritable bric-à-brac qui ne semble limité que par l’imagination des artistes. Au-dessus des panneaux marquetés, il y a les vingt-huit tableaux représentant des hommes illustres de l’antiquité ou des Papes comme le tableau de Sixte IV au Louvre.
Les arts et les portraits
Pour la décoration du palais, Federico de Montefeltre va chercher à Venise, Ambrogio da Milano, architecte et sculpteur, à Urbino, un certain Diotallevi, ciseleur des marbres et à Florence, Domenico Rosselli et le marqueteur Baccio Pontelli. Il commande à plusieurs peintres comme Piero della Francesca, Berruguete ou Juste de Gand, des portraits destinés à magnifier le seigneur puis le duc d’Urbino.
Le tableau doit son nom de triomphe de la chasteté aux deux licornes, qui tirent chacun des chars: la licorne était le symbole de la chasteté.
Le triomphe des vertus a été commandé par le comte de Montefeltre, après la mort de son épouse, Battista, en 1472, pour célébrer celles de son épouse qui lui a donné un fils, Guidobaldo. Ce dyptique accompagnait le comte dans tous ses déplacements. Les vertus sont présentées comme des paysannes qui vont au marché.
Tableau de la Flagellation du Christ de Piero della Francesca Circa 1455 En robe rouge Oddantonio, le demi-frère de Federico, en robe violette, le protonotaire Manfredi et en simarre turquoise brodée d’or, Tommaso dell Agnelo de Rimini.
Ce tableau est le premier réalisé pour le comte de Montefeltre, Federico. Il est resté assez mystérieux. Car s’il représente le premier duc d’Urbin, Oddantonio, pourquoi a-t-il été peint vers 1455, onze ans après sa mort ? Existe-t-il un message secret comme l’ont analysé certains historiens de l’art, cités par Robert de la Sizeranne, l’auteur du “Vertueux Condottiere” ?
Pour ma part, j’estime qu’il n’y a aucun mystère et je vous livre une interprétation personnelle qui me paraît répondre à toutes les questions.
La présence à l’avant du tableau du groupe de trois personnages à droite suggère qu’il s’agit du sujet central du tableau. Mais il ne faut pas oublier que, pour le spécialiste de la peinture mathématique et de la perspective qu’est Piero della Francesca, le sujet central de l’oeuvre est constitué du point de mire: c’est la perspective qui donne au groupe de la flagellation du Christ, en second plan, la position de premier plan.
Cette inversion du système de valeurs conduit à estimer qu’il n’y a pas de mystère dans cette peinture: le peintre a choisi de placer trois spectateurs, qui tournent le dos à la scène (qui s’en désintéressent) comme pour souligner le caractère non chrétien de ces trois personnages. Serait-ce alors une critique implicite des crimes commis par Oddantonio à l’égard de ses sujets ? Ce qui expliquerait que, consulté, le mécène, Federico de Montefeltre, aurait préféré que l’on voit dans cette posture, son prédécesseur plutôt que lui-même !
Est-il possible que ce tableau délivre une morale politique ? Celle du bon gouvernement du comte Federico, par rapport au mauvais gouvernement de son prédécesseur ? Le bon prince qui a signé la charte de ses sujets et qui en a respecté scrupuleusement les termes (Voir l’article de ce Blog sur Federico de Montefeltre Section I Premières armes) , devient de ce fait, le symbole du bon gouvernement, par inférence, en pointant le mauvais qui se désintéresse de la flagellation du Christ, sujet central qui doit intéresser tous les spectateurs de l’oeuvre.
L’originalité de ce tableau réside dans le contraste entre les attributs guerriers du sujet, son casque posé au sol, sa cuirasse et l’attitude concentrée du lecteur sur son livre. Il s’agit d’une représentation de la puissance du duc dont le fils assure la descendance, dont le bonnet ducal trône sur le lutrin, dont le bâton de commandement est posé à côté de lui et revêtu de ses insignes de chevalerie dont l’ordre de la jarretière à son tibia gauche. Avec ce tableau, le duc d’Urbin cherche à projeter l’image d’un prince éclairé, cultivé, tout en reniant pas que sa puissance vient du métier des armes.
Tableau commandé pour l’église San Donato degli Osservanti d’Urbino.
Il s’agit de l’œuvre majeure de Joos Van Wassenhove ou Juste de Gand pendant son séjour d’une dizaine d’années à Urbin : un tableau pour le maître-autel de la Confrérie du Corpus Domini. A l’arrière-plan, à droite, le duc d’Urbin, Federico da Montefeltro et, face à lui, Caterino Zeno, l’ambassadeur du shah de Perse. A l’arrière, entre le duc et l’ambassadeur, une femme, portant le voile des veuves, porte un enfant : le petit Guidobaldo. Est-ce Battista qui serait revenue d’entre les morts car elle était morte en août 1472 ! Le tableau n’est pas à une invraisemblance près. En fait, le comte de Montefeltre n’a donné son autorisation pour prêter son peintre pour cette réalisation, que sous réserve de camper dans le tableau, l’ambassadeur du Shah de Perse!
Une représentation étonnante du duc d’Urbin avec son fils, écoutant une conférence du prêtre zélandais, Paul de Middelbourg, mathématicien et auteur d’un projet pour réformer le calendrier. Il est attaché à la cour d’Urbin et précepteur de son fils, Guidobaldo qui se tient tout raide (au garde-à-vous ?) à ses côtés, pour écouter le maître. A l’évidence, si l’on rapproche ce tableau de celui de la Dialectique et du tableau de Berruguete, le duc veut donner l’image de la puissance parmi les hommes et de la soumission devant la science et le progrès, domaines dans lesquels il n’est qu’un étudiant comme son fils. C’est ce qui fait de lui un prince éclairé.
Le duc n’a jamais véritablement joui de ses trésors. Il a vécu tout le reste de sa vie dans les gravats des travaux qu’il engageait sur un palais qui ne sera pas terminé à sa mort. Ses collections se sont, depuis lors, dispersées au vent, ses tableaux à Paris, Londres et Berlin, ses bustes à Florence ou Venise, ses livres au Vatican.
Robert de Sizeranne, l’auteur de ce livre magnifique sur le grand condottiere a rêvé de réunir ces trésors, dispersés par l’histoire, en un lieu unique. La Galleria Nazionale delle Marche l’a fait.
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[i] On évoquera dans cet article, tantôt le comte de Montefeltre, avant 1474, puis le duc d’Urbin après cette date. Cet article est issu du livre de Robert de la Sizeranne Le vertueux condottiere Federigo de Montefeltre comte de Montefeltreo 1422-1482 chez Hachette sans doute dans les années 1920 quoiqu’aucune date ne figure sur l’édition scannérisée par le site GALLICA-BNF.
Sophie a écrit
Merci pour ce récit. Le Duc n’a t-il pas d’abord projeté une Cité idéale avec l’architecte et théoricien Alberti avant de faire réaliser son Palais par Laurana?
Philippe a écrit
Je ne vous suis pas. Le palais de Laurent le Magnifique a été réalisé par Michelozzo pour Cosme de Medicis, le grand père de Laurent le Magnifique. En revanche, Lutiano de Laurana, un dalmate passé des rois de Naples au service du Marquis de Mantoue, est débauché en 1467 par le comte Federico de Montefeltre pour bâtir son palais d’Urbin. Le futur duc d’Urbin est alors l’un des hommes les plus riches d’Europe sinon le plus riche, et il a décidé de se faire bâtir le plus fastueux palais de son temps. Voir sur mon Blog l’article “La cour fastueuse du duc d’Urbin : mécénat et grandeur”. Ce sont je crois les idées d’Alberti qui ont inspiré le sujet de la cité idéale exposé à la Galleria delle Marche à Urbin: Laurana a-t-il été co-auteur de ce tableau ? Il est probable que Laurana comme tous les architectes de la Renaissance ait été un disciple d’Alberti qui a posé les règles du nouvel art de construire. D’ailleurs, n’est-ce pas à Rimini que Leon Battista Albert vient d’achever, en 1468, son temple Malatesta (Malatesta était le plus farouche ennemi du comte de Montefelftre) ? Il est clair que dès le début, le palais d’Urbin est conçu comme une ville ce qui fera s’écrier à Baldassare Castiglione, 40 ans plus tard, qu’il s’agit d’une cité en forme de palais avec ses deux cent cinquante pièces et ses six cents fenêtres.
Tout autre est le schéma de construction par Michelozzo du palais Medici: véritable précurseur de tous les palais de la REnaissance italienne, Michelozzo révolutionne l’art de construire avec ce palais commencé en 1446 et terminé en 1459: voir sur ce Blog, mon article sur “L’Architecte de la première Renaissance Florentine”.