Le 14 juillet 1518, une femme se met à danser dans une ruelle de Strasbourg. Elle danse sans s’arrêter des heures et des heures. Elle n’en peut plus, elle s’essouffle et réclame de l’aide. Son époux qu’on est allé chercher, Herr Toffea, est impuissant à la contrôler. Bientôt, à bout de forces, la danseuse s’écroule dans les bras de son mari. Après un court repos, elle reprend sa danse.
Des passants intrigués, ont fait cercle autour de la danseuse. Bientôt, d’autres personnes entrent dans la danse. Il y a d’abord des femmes, puis des enfants, puis des hommes. A la fin du mois de juillet, il y a 30 danseurs et les premiers morts d’épuisement. A la fin août, le phénomène est devenu incontrôlable avec plus de 400 personnes qui dansent sans s’arrêter, jusqu’à l’épuisement, qui s’écroulent, puis repartent jusqu’à la syncope finale[i].
Les danseurs sont incapables de s’arrêter. Avec la fatigue, leurs mouvements deviennent désordonnés, saccadés. Certains sont tombés à terre, asphyxiés, mais leurs jambes, leurs mains continuent de s’agiter avec des tics terrifiants. Les pieds sont en sang, les plaies à vif et ils continuent de danser. Les premiers morts sont constatés lors de la première semaine. Au cours du mois d’août, au plus fort de l’épidémie, il y a une quinzaine de morts par jour.
Ce n’est pas la première fois que la ville de Strasbourg est confrontée à une épidémie de danse. Déjà, un siècle plus tôt, pendant l’été 1414, la ville avait été confrontée à un épisode équivalent : l’épidémie s’était alors répandue depuis l’Alsace vers le Wurtemberg et la Bavière. Le phénomène était donc déjà connu mais la médecine était impuissante à l’analyser, encore moins à la soigner.
Dès les premiers morts, constatés dans la semaine qui suit le début de la danse, la municipalité s’inquiète et consulte les médecins. Ces derniers sont impuissants. Ils finissent par consulter les écrits de Galien [ii] et d’Hippocrate [iii] et ils formulent leur diagnostic : l’épidémie est liée à un « excès de sang chaud » ! Le remède ? Les personnes atteintes doivent continuer de danser ! La logique veut en effet qu’elles finissent par s’arrêter ! Mais ce traitement n’arrête pas les danseurs. Bien au contraire. Laissés à eux-mêmes, les danseurs continuent jusqu’à l’épuisement et la mort.
La ville ordonne alors que l’on libère la Halle pour permettre aux danseurs d’être plus à l’aise. On fait venir des fifres et des tambourins pour mettre un peu de musique et tenter par ce biais, de contrôler la danse.
Mais le nombre de danseurs augmente et le nombre de morts. La municipalité organise un service de repas et de boissons qui suscite des rixes en série, les indigents de la ville cherchant à bénéficier de repas gratuits.
A la fin août, c’en est trop : il faut prendre des mesures radicales. La danse est une punition divine qui s’est abattue sur la ville : il faut faire pénitence. L’épidémie est attribuée à Saint Guy qui aurait voulu punir la ville pour son attachement excessif aux choses matérielles. La ville promulgue un arrêté qui interdit à toute personne de danser jusqu’au 29 septembre suivant.
On s’en doute, cet arrêté n’est pas entendu, ni respecté par les danseurs. Mais l’amende prévue de 30 shillings, réussit à éviter l’entrée dans la danse de nouveaux danseurs. Pour réduire la propension à pêcher, on a décidé la fermeture de toutes les maisons closes et des tripots.
Alors la ville décide de déménager les danseurs qui sont embarqués dans des chariots et conduits dans une chapelle troglodyte dédiée à Saint-Guy, près du bourg de Saverne. Chacun des pénitents reçoit une petite croix et des chaussures rouges.
A la suite de cette pénitence, toutes les chroniques s’accordent à considérer que l’épidémie a été stoppée ! Est-ce la conclusion nécessaire de l’intervention de Dieu qui oblige à admettre l’arrêt de l’épidémie ? Les victimes n’étant plus sous le regard des hommes sont-elles pour autant guéries ?
Toujours est-il que là où la médecine s’est avérée impuissante, la religion a réussi à ramener le repos dans les âmes troublées de Strasbourg, qui est parvenue à juguler cette épidémie.
La Danse de Saint-Guy
Saint-Guy ou, dans sa forme latinisée, Vitus, ou Vit, serait né en 303 de notre ère, à Lucania dans la botte italienne, au sud de Naples. Selon une légende, il aurait supplié Dieu de préserver de toute affection choréique ou convulsante, ceux qui célèbreraient l’anniversaire de sa mort. Torturé par le gouverneur de la région, à l’adolescence, pour son refus d’adorer les idoles, il est martyrisé par l’empereur Dioclétien. Son culte est favorisé par Charlemagne pour lutter contre les pratiques païennes dans l’empire. A l’occasion du transfert de ses reliques de Saint-Denis en basse Saxe, des miracles affectant des épileptiques surviennent. Depuis lors, le saint fait partie de la liste des 14 saints invoqués lors de maladies[iv].
A l’approche de la fête du saint, le 15 juin, les malades se rendent en pèlerinage dans une église qui lui est consacrée, pour y danser afin de se libérer du mal et de leurs angoisses. Les danseurs arborent alors des grimaces, se livrent à des contorsions anguleuses, des poses grotesques, les membres disloqués selon une séquence proche du tableau de Pieter Brueghel :
PIETER BRUEGHEL II (BRUSSELS 1564/5-1637/8 ANTWERP) THE SAINT JOHN’S DANCERS IN MOLENBEECK oil on panel (13 5/8 x 18¼ in. (34.5 x 46.4 cm.) Vente chez Christies Londres le 4 juillet 1990
Cette danse est une représentation théâtrale dans laquelle chacun des danseurs, animés par le besoin de guérir, se livre consciemment à des pantomimes sur un fond musical.
Rien ne prouve cependant que cette danse particulière à Saint Guy, faite de déhanchements grotesques, soit celle de l’épidémie de danse de Strasbourg. Ce qui paraît probable cependant, c’est que la danse de Strasbourg soit plus proche de la danse individuelle que de la danse collective des fêtes ou des mariages campagnards. Le fait que la municipalité ait pris le soin d’accompagner les danseurs d’une musique traditionnelle de fifres et de tambourins montre la volonté de canaliser une expression corporelle dérangeante car solitaire, en espérant peut-être en modifier la nature ?
La danse morisque représentée dans le dessin ci-dessus (voir Les Danses morisques sur ce Blog), offre ce même caractère de danse déhanchée grotesque. Mais, dans la danse morisque, il s’agit d’une ronde : une ronde des fous mais une ronde avec musique, proche de la représentation théâtrale.
La danse de Strasbourg ne semble pas située sur le même registre : ce qui frappe, c’est l’absence de la musique. La femme danse toute seule et les spectateurs se mêlent à la danse sans ressentir, apparemment, le besoin de musique. Cette danse ressemble à s’y méprendre, à une danse rituelle, presque religieuse. Heinrich Heine a dit que « danser, c’est prier avec ses jambes ».
La danse de Strasbourg fait penser à un état de transe où il s’agit de communiquer avec Dieu ou avec des esprits, dans un état de conscience modifié, en lien avec le groupe de danseurs. L’article sur la transe de Psychologies.com donne la définition suivante de la transe : « Altération transitoire de la conscience de soi, avec baisse de la sensibilité aux stimuli voire transport du sujet en dehors de lui-même et du monde réel, comportements automatiques et exaltation fréquente ».
Ainsi des derviches tourneurs qui entrent en communication avec Dieu via la danse en tournant sur eux-mêmes, atteignant l’état de transe. Mais il s’agit là d’une démarche consciente, à la base, favorisée par le rythme et la musique. Rien de tel apparemment dans la danse de Strasbourg : l’entrée des autres danseurs semble se réaliser par simple mimétisme et presque inconsciemment comme si le groupe dictait ses propres règles de façon implicite, mais selon une codification comprise immédiatement par chacun des danseurs.
La danse de Saint-Guy est une manifestation apparue au Moyen-Age et ayant disparu complètement avec le progrès de la civilisation et des connaissances. Dès le XVème siècle, on lui a donné le nom de « chorée ».
La chorée Au moyen_âge
Le mot « chorée » est dérivé du grec « choros » qui désignait les danses sacrées que les disciples du culte d’Orphée, pratiquaient autour des malades[v], d’après l’article cité en référence, qui souligne que « la plus ancienne citation connue de ce vocable provient d’une Ordonnance de 1485 de la cité de Rottweil, qui énonce que quiconque appellera sur quelqu’un d’autre, la malédiction de la chorée de Saint-Vitus, devra s’acquitter d’une amende de 6 shillings ».
La première occurrence rapportée, de chorée, caractérisée par un besoin irrépressible de danser, une grande suggestibilité et une propension à se propager sur un mode épidémique, apparaît en Allemagne dans l’Anhalt, près de Bernburg, en 1021. « Après quatre ans de malheurs successifs, dix-huit hommes et femmes, se mirent à chanter et à danser dans un pré, près de l’église, la nuit de Noël ». Ils poursuivirent leur danse sans pouvoir s’arrêter, certains jusqu’à la mort et d’autres, atteints de tremblements qu’ils conservèrent jusqu’à la fin de leur vie.
Un autre épisode marquant, débuta en 1374 à Aix-la-Chapelle : « les danseurs formèrent des processions de plus en plus importantes, allant d’une ville à l’autre : Cologne, Frankfurt, Zurich. Ils se propagèrent en direction de l’ouest vers la Moselle et la Wallonie : Luxembourg, Metz (1100 danseurs), Maastricht, Tongeren et jusqu’à Liège qui fut atteinte en septembre. Partout, ils trouvèrent des spectateurs qui, saisis par l’imitation, se joignirent à eux et les suivirent ».
Les danseurs présentaient tous les signes de malades possédés par le démon avec des mouvements désordonnés et involontaires, des hallucinations, des vertiges, l’invocation de démons, leur volonté d’égorger les prêtres, accusés de fornication…
L’épidémie fut circonscrite au bout de plusieurs mois. Mais elle reprenait parfois pendant l’été suivant. Ainsi, à Strasbourg en 1414, une nouvelle épidémie se propagea vers le Bade-Wurtemberg et la Bavière. Cette fois, on fit appel à Saint-Vitus, de même qu’à Metz en 1463 et Strasbourg en 1518.
Tous ces épisodes se sont concentrés entre l’Alsace, la Wallonie et les pays rhénans. Il n’est donc pas exclu que ces phénomènes aient intégré une composante culturelle commune.
Les traitements médicaux de la Chorée pendant le Moyen-Age
Pendant tout le Moyen-Age, le seul traitement médical de la chorée, est l’exorcisme. C’est une réponse commune donnée par l’Eglise à toutes les maladies que l’on ne comprend pas et qui puise son origine dans la guérison du possédé par Jésus-Christ (Evangile de Saint-Matthieu). Pour la doctrine chrétienne, la guérison des maladies est identique à l’expulsion des démons et l’exorcisme vise à libérer le sujet de l’emprise démoniaque grâce à la force de Jésus.
Pourquoi exorciser des danseurs ?
Parce que leur comportement est anormal, hystérique et qu’ils présentent des signes de possession : ne prétendent-ils pas que les prêtres forniquent ? N’insultent-ils pas l’Eglise et Dieu en se livrant à de tels excès ? Mais il y a d’autres signes qui ne trompent pas : ils invoquent des démons, ils sont sujets à des hallucinations, preuve que des esprits étrangers se sont emparés d’eux.
Le palefrenier ensorcelé par Hans Baldung dit Grien : né en 1484 près de Stuttgart, Hans Baldung est élevé à Strasbourg où son père est juriste de l’Evêque. Elève de Dürer, il s’installe définitivement à Strasbourg en 1517. C’est un contemporain de la chorée de 1518 à laquelle il a dû assister.
On va soigner ces malades dans des lieux publics et notamment dans des églises, où l’exorcisme est pratiqué en public. Il est du reste probable que les premières cérémonies dans les églises ou chapelles consacrées à Saint Vitus relevaient d’une cérémonie d’exorcisme. Tous les évêchés étaient dotés d’une équipe d’exorcistes, preuve que cette pratique était très courante et appliquée à toutes sortes de cas cliniques.
Exorcisme par Saint francois de Borgia Francisco de Goya Musee du Prado
L’exorcisme par Saint François Borgia Francisco de Goya Musée du Prado Saint François Borgia, 4ème duc de Gandia était le petit fils du pape Alexandre VI Borgia, fils de Juan Borgia (assassiné par son frère César Borgia) et de Maria Henriquez, nièce du roi Ferdinand d’Aragon
La première description médicale de la chorée : Paracelse
Théophraste Bombast von Hohenheim[vi] naît près d’Einsiedeln, en Suisse, le 10 novembre 1493. Son père est médecin : en 1502, il s’installe dans la ville minière de Villach, en Carinthie (Tyrol autrichien). Theophraste y découvre les divers métaux dont il étudie les méthodes de fabrication et les propriétés.
Il part à Vienne où il est reçu bachelier en médecine en 1511, seul diplôme qu’il obtiendra de sa vie : il en profite pour adopter un nom latin : Paracelse. Mais l’enseignement scholastique de l’Université lui pèse. Car l’enseignement supérieur n’accordait aucune place à l’observation de la nature. Paracelse aurait alors suivi les cours de l’abbé Tritheim à Wurzbourg, qui faisait une large place à l’enseignement hermétique dont l’Astrologie et l’Alchimie constituent les principales disciplines. Il aurait formé auprès de ce maître, ce qui constituera sa doctrine : l’interaction de tous les éléments d’analyse dans le diagnostic médical.
Portrait présumé de Paracelse d’après Quentin Metsys Huile sur bois 72cmx54cm n° d’inventaire RF 1730 Le Louvre
Il abandonne définitivement les études en 1515 pour s’engager dans une succession de voyages dans tous les pays d’Europe. Partout, il étudie auprès des alchimistes (dont la chimie n’était pas encore séparée) et des astrologues, des herboristes et des pharmacologues. Il s’engage comme chirurgien-barbier dans plusieurs campagnes militaires. Il passe par la Suisse, l’Italie, le Portugal, l’Angleterre, la Flandre, les Pays-Bas, le Danemark… Il étudie auprès de tous, sur tout et notamment les traditions médicales populaires. En 1522, il est revenu à Venise en qualité de chirurgien militaire. On le retrouve en 1524 comme chirurgien dans la révolte des paysans du sud de l’Allemagne puis, en 1526, à Strasbourg.
Appelé au chevet de Froben, le grand éditeur Bâlois, il réussit à le guérir en lui évitant l’amputation, jugée inévitable par les autres médecins. Il guérit également les troubles hépatiques d’Erasme qui s’était établi chez son éditeur. Ses deux patients lui proposent alors le poste de médecin municipal de Bâle, un poste important comprenant une chaire de médecine à l’Université et la surintendance des apothicaires.
A l’Université, l’accueil des étudiants est enthousiaste pour un enseignement fondé sur l’expérimentation : « Paracelse confirme son rejet de l’enseignement rétrograde et sclérosé des anciens pour étudier les maladies sur les malades et rechercher les remèdes dans la nature » nous l’article déjà cité en note vi qui poursuit : « pour Paracelse, l’homme et l’univers sont unis par une synergie parfaite. Notre corps est formé d’éléments qui existent dans l’univers et l’interaction entre l’environnement et la créature est constante. Enfin notre entité spirituelle peut être sujette à l’influence de celle des autres hommes : la suggestion (hypnose) et la persuasion (envoûtement), sont de simples projections d’une volonté ».
Paracelse étudie les maladies mentales qu’il est l’un des premiers à décrire et notamment l’épilepsie (le « haut mal » du Moyen-Age) duquel il rejette toute influence diabolique, à l’opposé de ses contemporains. Il s’attache à protéger les patients atteints de folie, que la dureté des temps et la méconnaissance des hommes désignaient fréquemment comme victimes expiatoires de toutes les déviances sociétales.
Paracelse qui est passé par Strasbourg en 1526, a enquêté sur la chorée de 1518. Il décrit vers 1531/1532, les symptômes de la chorée dans son livre sur les maladies invisibles : « le premier, il attribua clairement la « chorea sancti Viti » au pouvoir de la suggestion et des croyances : rien d’autre qu’une maladie imaginaire. Il en distingua, pour la première fois également, l’existence d’une forme organique, la chorea naturalis »[vii].
Paracelse est le premier également, à développer l’organothérapie qui est l’utilisation des organes animaux pour soigner certaines maladies des mêmes organes humains. « Il recommande le sérum sanguin pour contrer les hémorragies. Imprégné d’alchimie, il heurte les théories du temps en préconisant le premier l’usage de sels métalliques que les médecins de son époque regardaient comme de dangereux poisons »[viii].
Toutes ces théories nouvelles suscitent évidemment la jalousie des médecins Bâlois qui le contraignent à nouveau à l’exil. Il s’installe à Colmar en 1528 puis à Esslingen.
Suite à la publication de son livre sur la grande chirurgie, dédié au roi de Hongrie, Ferdinand de Habsbourg, frère cadet de Charles-Quint, il est reçu avec tous les honneurs à la cour de Vienne en 1537. Il meurt à Salzbourg le 24 septembre 1541.
L’article sur Paracelse sur le site déjà cité, donne un magnifique hommage au grand médecin astrologue :
« Ambroise Paré et Giordano Bruno portèrent un vibrant hommage à son enseignement. Pourtant, il fut souvent incompris par ses contemporains, méprisé par les officiels, et les mandarins des Universités le traitèrent en charlatan. Sa vie de chercheur solitaire, à contre-courant des idées reçues, en fit un éternel contestataire, un errant.
« Il utilisa la langue allemande commune plutôt que le latin dans ses écrits afin de rendre la science accessible au plus grand nombre. Basés sur l’expérimentation, ses travaux l’amènent à décrire et pratiquer l’homéopathie et le magnétisme deux siècles avant Hahnemann et Messmer.
« Sa pharmacopée est l’une des premières, il invente l’asepsie, pressent la psychanalyse, découvre les maladies psychosomatiques. Toute sa vie il luttera contre les Diafoirus. Même s’il se complaît à l’étrange et aux extrêmes, tandis que les autres parlent et paradent, Paracelse, lui, guérit… »
L’Homme zodiacal Frères de Limbourg et Jean Colombe Folio 14 v Très riches heures du duc de Berry Ms 65 Musée Condé
L’homme Zodiacal Très riches heures du duc de Berry. Paracelse, astrologue, publiera ses « Pronostications » manuel de prédictions comparable à l’ouvrage de Michel de Notredame.
Le voile du mystère de la chorée de Strasbourg est-il levé ?
John Waller, Historien de la médecine à l’Université d’Etat du Michigan, formé à Oxford et à Londres, présente une exploration médicale de l’esprit humain dans son livre « Un temps pour danser, un temps pour mourir, l’extraordinaire histoire de la peste de danse de 1518 ». C’est le double intérêt de cet ouvrage, à la fois historique et médical qui s’est attaché à expliciter les raisons de la peste de danse de 1518 (Dancing Plague). L’auteur s’est probablement appuyé sur l’ouvrage de Charles Boersch[ix], qui décrit les principales causes de mortalité ayant précédé et succédé à la grande peste de danse de 1518 à Strasbourg.
John Waller énonce l’hypothèse que l’épidémie de danse aurait été causée par une forte psychose collective, liée à la conjonction d’une série d’événements tragiques, dans un contexte de trouble religieux et moral. L’extrême détresse psychologique des habitants de Strasbourg les aurait poussé à croire que Dieu les avait abandonnés.
La danse aurait constitué une sorte d’exutoire pour évacuer le stress. Les gens auraient d’autant plus facilement succombé à l’épidémie que leur stress aurait été plus important.
Il est de fait que les années qui précèdent 1518, sont un temps d’intense trouble religieux. Les attaques contre Rome et les papes se sont multipliées en Allemagne, notamment après les pontificats de Sixte IV et d’Alexandre VI et le scandale des indulgences. Cette crise survient moins d’un siècle après le grand schisme occidental qui avait déjà divisé en deux le monde chrétien, opposant les peuples du nord et ceux du sud. Cette crise avait été péniblement arrêtée par le concile de Constance en 1414 mais la disparition du dernier antipape n’intervient qu’en 1443.
Martin Luther placarde ses 95 theses sur la porte de l’église de Wittemberg Illustration de Gustav Freytag The Open Court Publishing Company, 1897
Dans cette période de trouble religieux intense. Les 95 thèses de Luther ont été placardées, l’année précédente, sur la porte de l’église de Wittemberg (Saxe-Anhalt), suscitant d’énormes remous en Allemagne. Grâce à l’imprimerie, les thèses de Luther sont rapidement arrivées à Strasbourg, ville d’Empire : elles ont été discutées dans les prêches de la ville, suscitant un trouble profond dans la population.
John Waller cite l’épidémie de Suette qui, née en 1485 en Angleterre, aurait touché l’Alsace et Strasbourg en 1517. Cette maladie, caractérisée par une sudation intense, présente la particularité de conduire de vie à trépas, des individus majoritairement bien portants, en quelques heures. Si l’on n’est pas mort le lendemain, on en réchappe. Cependant, l’article bien informé de la suette sur Wikipedia[x], précise que la suette de 1517 ne s’est pas exportée hors d’Angleterre, contrairement à celle de 1528, qui s’est répandue sur Hambourg où elle a tué un millier de personnes en quelques semaines, puis a atteint le Danemark, la Suède et la Norvège, la Lituanie, la Pologne et la Russie. Au sud, la suette se développe depuis les ports anglais vers Amsterdam et Anvers et gagne la Lorraine avant de disparaître : il semble que l’Alsace n’ait été touchée qu’en 1529 par la suette, avec un nombre de victimes non identifié. Cependant, la simple crainte de la suette pouvait contribuer à alimenter les peurs les plus vives.
En revanche, une autre maladie a semé l’effroi en Alsace, vingt ans plus tôt, ramenée par les mercenaires français au service de Charles VIII, de retour du royaume de Naples. Le mal italien, selon les Français, le mal français pour les Italiens, est apparu à Naples en même temps que l’expédition française, en 1494. Les symptômes s’apparentent à la lèpre, maladie avec laquelle elle a pu être confondue, initialement et le mal est particulièrement violent à l’origine.
Le nom de la syphillis vient d’un médecin italien, Girolamo Fracastoro[xi] (1478- 1553), qui, le premier, désigna la maladie sous ce nom dans ses travaux sur la transmission des maladies vénériennes, publiés en 1530 sous la forme de poèmes Syphilis Sive Morbus Gallicus. Mais ce n’est que trois siècles plus tard que ce terme se répandit.
Pendant les premières années de son apparition, la syphillis provoqua plus d’effroi que toutes les autres maladies réunies, même si elle était moins mortelle que la peste, maladie déjà connue, contre laquelle on savait un peu se défendre. En très peu d’années, la maladie se répandit dans la plupart des pays du globe, une expansion si rapide qu’on désigna cette expansion comme une épidémie[xii].
D’après le même auteur, la syphillis aurait été rapportée par les marins de Christophe Colomb, de l’île d’Hispaniola (Saint-Domingue) où elle était à l’état endémique. Les Indiens auraient même fourni aux Espagnols le moyen de la guérir avec des infusions de bois de gaïac. La maladie aurait été exportée d’Espagne vers Naples par les troupes espagnoles ayant accompagné Gonzalve de Cordoue en 1494.
La maladie gagne Strasbourg en 1495, avec le retour des mercenaires suisses et allemands. Ce qui contribua la maladie à prendre des dimensions excessivement graves, fut la décision du magistrat de Strasbourg « de défendre à tous les cabaretiers, aubergistes, chirurgiens, établissements de bains, de les traiter ou de les recevoir, que les hôpitaux, les léproseries même, leur fussent fermés, que toute communication avec eux fusse interdite aux citoyens »[xiii].
Une ville comme Strasbourg, qui comprenait 23 000 habitants[xiv] en 1600, possédait, à la fin du XVème siècle près d’une centaine de maisons de prostitution dans lesquelles on ne respectait que très relativement les ordonnances de la ville. Résultat, la syphillis prospéra à Strasbourg, plus longtemps que partout ailleurs, jusqu’à ce que l’on se décide enfin à la traiter.
Dernier élément d’instabilité, les révoltes populaires de paysans qui ne cessèrent d’agiter le sud de l’Allemagne, à Sélestat en 1493, Spire en 1502, Fribourg en 1513, Wissembourg, Haguenau et Saverne en 1517. Ces révoltes provoquaient un vif sentiment d’insécurité aux portes de la ville.
Les épidémies de peste de danse reprirent épisodiquement par la suite, mais sans jamais atteindre le niveau de celle de 1518. Sans doute parce que tous les éléments convergents de stress n’ont jamais été, une nouvelle fois, réunis.
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[i] Articles 1518, STRASBOURG ENTRE DANS LA DANSE… , Lorsqu’en 1518, les Strasbourgeois se mirent à danser jour et nuit, Epidémie de danse de 1518. Tous ces articles sont plus ou moins liés à la publication d’un livre John Waller, A Time to Dance, a Time to Die : The Extraordinary Story of the Dancing Plague of 1518 (Icon Books, 2008).
[ii] Claude Galien (129-216) est un médecin de l’antiquité romaine. Ses très nombreux traités de médecine ont été largement conservés pendant tout le moyen-âge. Ils ont inspiré pendant plus de 1200 ans la médecine européenne et arabe.
[iii] Hippocrate (-460 à -370) est un philosophe et médecin grec du temps de Péricles, considéré comme le père de la médecine.
[iv] Le nom de thaumaturge était décerné au saint qui guérissait de façon miraculeuse. Le saint n’a pas de pouvoir guérisseur : il guérit au nom de Dieu. Dans la tradition chrétienne, ils sont au nombre de 14 Auxiliateurs : 1) Saint Acace d’Antioche reconnaissable à sa couronne d’épines, on l’invoque pour soigner les maux de tête, le 31 mars ; il est le saint-patron des soldats ; 2) Sainte Barbe, reconnaissable à Tour et palme, invoquée contre la foudre et la mort subite le 4 décembre ; elle est la sainte-patronne des artificiers, artilleurs, mineurs, pompiers, agonisants et prisonniers ; 3) Saint Blaise de Sébaste le 3 février, reconnaissable à deux cierges croisés, invoqué contre les maux de gorge ; saint patron des animaux ; 4) Sainte Catherine d’Alexandrie le 25 novembre, reconnaissable à la roue brisée, invoquée pour les maladies de la langue, le célibat, les femmes enceintes et les morts soudaines ; sainte patronne des filles célibataires de plus de 25 ans, des étudiants, des philosophes, orateurs, avocats et des professions liées à la roue : charrons, meuniers, remouleurs, tourneurs ; 5) Saint Christophe le 25 juillet, reconnaissable à un géant portant l’enfant Jésus, invoqué pour les accidents de voyages, les orages, les tempêtes ; saint patron des arbalétriers, des automobilistes ; 6) Saint Cyriaque, le 8 août, reconnaissable à l’habit de diacre, invoqué pour les maladies des yeux, les tentations et les possessions du démon ; 7) Saint Denis, décapité et qui porte sa tête invoqué pour les possessions diaboliques et les maux de tête, le 9 octobre ; 8) Saint Egide ou Gilles l’ermite, reconnaissable à l’habit de bénédictin et la biche, le 1er septembre, invoqué pour la peste, la stérilité des femmes, la folie, la panique et les frayeurs nocturnes ; saint patron des estropiés ; 9) Saint Erasme le 2 juin, reconnaissable aux entrailles enroulées autour d’un treuil, invoqué pour les maux de ventre ; saint patron des marins ; 10) Saint Eustache le 20 septembre, reconnaissable au cerf, invoqué pour la discorde dans la famille et pour les affections spirituelles ou physiques liées au feu ; 11) Saint-Georges le 23 avril, reconnaissable au chevalier terrassant un dragon, saint patron des chevaliers, des scouts, invoqué pour les dartres et la santé des animaux domestiques ; 12) Saint-Guy le 15 juin, reconnaissable à la croix, invoqué pour la danse de Saint-Guy, l’épilepsie, les morsures de bêtes ; 13) Sainte Marguerite d’Antioche le 20 juillet, qui tient un dragon enchaîné, invoquée pour les maux de reins, la conception, la grossesse, les accouchements ; 14) Saint Pantaléon, le 17 juillet, les deux mains clouées sur la tête, invoqué pour la tuberculose.
[v] Article « De la danse de Saint-Guy à la chorée de Huntington » dans Histoire de la Médecine et des Sciences 1997 – 13 : 850-4.
[vi] Voir l’article sur Paracelse sur Sciences et Magie.com. On lira également avec intérêt la thèse pour le doctorat médical de l’Université de Paris par Clément Jobert 1866 consacrée à Paracelse et sa réforme médicale au XVIème siècle.
[vii] Article déjà cité « De la danse de Saint-Guy à la chorée de Huntington » dans Histoire de la Médecine et des Sciences 1997 – 13 : 850-4.
[viii] Article sur Paracelse déjà cité. Cet excellent article sur Paracelse suggère la bibliographie suivante : Dr René Allendy : « Paracelse, le médecin maudit » (Dervy), Guy Bechtel : « Paracelse » (Tchou), Pierre Genève : « Paracelse mage et médecin » (Euredif 1972 ), Anna M. Soddart : « La Vie de Paracelse » (Maloine), Béatrice Whiteside et Serge Hutin : « L’homme, le médecin, l’alchimiste » (La Table Ronde).
[ix] Essai sur la mortalité à Strasbourg Charles Boersch Thèse inaugurale Strasbourg 1836.
[xi] Voir l’article Wikipedia éponyme.
[xii] Voir à ce sujet l’ouvrage du Pr Auguste Gauthier 1842 Recherches nouvelles sur l’histoire de la Syphillis.
[xiii] Essai sur la mortalité à Strasbourg Charles Boersch Thèse inaugurale Strasbourg 1836.
[xiv] Article Wikipedia sur le nombre d’habitants des villes européennes en 1600.
Vous avez fait le tour de la question, vous l’avez approfondie. Et il y a une bibliographie. C’est vraiment rigoureux. Je vous recommande le travail d’Alfred Martin, dans la Zeitschrift des Vereins für Volkskunde, de 1914. Le sujet est revenu dans l’actualité récemment, mais ce qui est accessible dans les média se réduit à des resucées de J.Teulé ou de J. Waller. A Strasbourg, il y aura une exposition et des danses, puis l”actu’ passera à autre chose…
Merci pour cette appréciation. Je vous suggère de faire lire cet article auprès de vos suiveurs. J’ai cherché avant tout à présenter une synthèse de type journalistique, vivante éclectique afin de formuler des hypothèses crédibles au lieu de s’appesantir comme les autres articles sur le net sur le côté mystérieux. Je suis parti de la danse morisque (voir sur ce Blog l’article éponyme) en essayant de comprendre pourquoi cette manifestation se retrouvait si fréquemment au Moyen Age au travers de divers événements comme la danse des fous. Je crois que j’y suis arrivé car trois ans après, je n’enlèverais pas une seule ligne de cette réflexion destinée à susciter chez le lecteur l’envie d’approfondir, dans l’une quelconque des directions proposées.