La Rome antique n’a pas été détruite par les invasions barbares. Le roi des Ostrogoths, Theodoric, qui met fin à l’empire romain en 493, est un fervent admirateur de la culture romaine: il donne des instructions pour restaurer, notamment, les monuments publics. Rome a été préservée grâce aux inondations et détruite par les prélèvements continus de matériaux par les papes et les habitants de Rome, pendant dix siècles successifs, qui ont fait disparaître jusqu’à la trace même des bâtiments initiaux.
On croit généralement que la ville éternelle a été détruite lors des grandes invasions barbares. Il n’en est rien. Certes, les trois premiers sacs de Rome en 410, 455 et 537 ont enlevé une grande partie des statues et des richesses monétaires déposées dans les temples. Mais Rome au VIème siècle, reste encore la plus belle ville de l’univers, bien que des quantités de monuments, faute d’entretien, commencent à crouler. Les sièges réalisés par les Lombards et les Sarrazins, n’entament pas davantage la ville éternelle. En réalité les plus graves atteintes à la ville seront réalisées par des Chrétiens, en 1084, par les papes eux-mêmes, les habitants de la Rome du Quatrocento et le sac de Rome par les troupes de Charles Quint, en 1527. C’est cette histoire des monuments de Rome jusqu’à la Renaissance, qui fait l’objet du récit qui suit, basé essentiellement sur le livre d’Emmanuel Rodocanacchi[i] et qui lui emprunte de larges extraits.
Le poète Claudien (370-408), décrivait l’aspect de Rome en ces termes à l’empereur Flavius Honorius (384-423) à l’occasion de son sixième consulat :
« Voyez le mont Palatin :il n’y a pas de colline qui puisse mieux révéler la grandeur et l’étendue du pouvoir des empereurs. Le palais, de son faîte sublime, domine la tribune; des temples nombreux l’entourent; un cercle d’immortels veille à sa garde ; on aime à voir à ses pieds le sanctuaire de Jupiter, les géants suspendus à la roche Tarpéienne, les portes ciselées du Capitole, nos aigles fendant la nue, les demeures des dieux se pressant dans les airs, des colonnes tapissées de l’airain d’innombrables vaisseaux, des édifices appuyés sur des monts ajoutés de la main de l’homme à l’ouvrage de la nature, et des arcs de triomphe chargés d’abondantes dépouilles; mais l’éclat des métaux éblouit les regards et l’or, partout répandu, les affaiblit et les fatigue ».
Dans l’énumération des monuments de Rome de Publius Victor qui vivait au IVe siècle, sont évoqués onze forums, dix basiliques, dix thermes, deux amphithéâtres, deux colosses, deux marchés, trois théâtres, cinq naumachies, cinq nymphées, vingt-deux chevaux de bronze doré, quarante-quatre chevaux d’ivoire, trente-quatre chevaux de marbre.
La ville de Rome s’étend alors sur une circonférence (mur d’Aurélien) de vingt-trois km (l’actuelle ville de Paris avec ses deux millions d’habitants représente trente-cinq kilomètres) et abrite un peu plus de cinq cent mille habitants. Les bâtiments et monuments construits pendant plus de dix siècles d’histoire, ont fini par remplir complètement la surface de la ville, qui couvre désormais chaque parcelle de terre, dans une monumentalité extraordinaire. Le seul empereur Auguste, se vante dans son testament, d’avoir construit seize temples, une curie, la basilique Julia, un forum, le théâtre de Marcellus, une naumachie et deux portiques.
Que reste-t-il aujourd’hui du cirque Maxime qui, dit-on, pouvait contenir quatre cent mille spectateurs assis sur des bancs de pierre ou de marbre ? Que reste-t-il du stade de Domitien, qui contenait trente-quatre mille spectateurs à la Renaissance, et qui a été détruit pour construire la place Navona actuelle ? Que reste-t-il du cirque Flaminius qui contenait, dit-on, cent cinquante mille places, du théâtre de Balbo qui en contenait onze mille, de l’Odéon du Monte Giordano ? Que dire de l’admirable ensemble de monuments construits par Pompée et qui comprenait un théâtre de quarante mille places, la Curie où César fut assassiné, le Portique et ses deux jardins qu’a célébrés Martial et le cirque chanté par Catulle ? Où est passé le Panthéon dit d’Agrippa, sur les bords de la pièce d’eau où Néron et Tigellinus festoyaient dans des barques somptueusement décorées ? Et ce portique, tout près, auquel on avait donné le nom de Eventus Bonus, qui mesurait cent mètres de long, aux colonnes de quinze mètres de haut et aux chapiteaux de quatre mètres de côté ?
Parmi les cent-quarante à cent-cinquante temples de la Rome impériale, combien ont survécu ? Que reste-t-il des cirques de Flaminius, de Néron, d’Hadrien, de Maxence et des thermes étrusques, de Commode, de Vespasien, de Maxime, de Varus (Eliogabal), de Septime-Sévère, de Sura ? Et de ceux d’Agrippa, de Néron, de Décius, de Philippe, d’Olympiades ou de Novato et de Constantin dont les plans ont été dressés au XVIème siècle par Palladio et dessinés par Etienne du Perac en 1577 et Giovannoli ?
Comment se fait-il que, parmi une si grande abondance de monuments antiques aux proportions les plus monumentales, si peu aient subsisté ?
Les grandes invasions
En 410 de notre ère, le roi Wisigoth Alaric conquiert et pille Rome en trois jours, du 24 au 27 août[ii]. Les Wisigoths sont des alliés des Romains mais la politique ambigüe du Sénat a retourné les envahisseurs, déjà installés en Lombardie, contre Rome. Conscient du danger, l’empereur a déplacé, huit ans auparavant, la capitale de l’empire, de Rome à Ravenne. Flavius Stilichon, le généralissime et l’homme fort du camp impérial, qui a vaincu les Wisigoths en 405, a été assassiné par son gendre, l’empereur d’occident Honorius, sur la foi de rapports biaisés. C’est l’occasion qu’attendaient les Wisigoths.
La cité de Dieu Sac de Rome 410 BNF FRANCAIS 6272
Alaric et ses hordes de barbares sont entrés par la porte Salaria, et ils ont mis le feu aux maisons à proximité et, notamment, au palais impérial. Alaric a donné comme consigne de préserver la vie des citoyens mais la ville entière, exceptées les basiliques de Saint-Pierre et de Saint-Paul, a été livrée au pillage ; la majeure partie des archives impériales a été détruite.
Portrait du roi Alaric Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, N-2 (ALARIC 1, roi des Wisigoths)
Le quartier qui a le plus souffert est le quartier aristocratique du mont Aventin, avec ses cent-trente palais : ces derniers ont été pillés puis incendiés. Toutes les richesses du monde ont été drainées vers ces palais depuis des centaines d’années. Ce qu’il y a de plus beau et de plus cher s’y trouve réuni : des réserves de pièces d’or, par dizaines de milliers, des pierres précieuses ou semi-précieuses sur les murs, des bijoux, du mobilier en or et en argent. C’est là que les Wisigoths vont d’abord frapper. Ils ne se contentent pas de piller les palais. Dans les bâtiments publics, il y a les thermes, et notamment celui de Decius, sur l’Aventin, qui est détruit, faisant s’écrouler les palais alentour. Le temple de Junon fut si largement endommagé, que, quelques années plus tard, en 425, il parut préférable, plutôt que de le réhabiliter, de construire l’église Sainte Sabine, avec les pierres et les marbres récupérés.
A partir du sac de 410, les catacombes de Rome ne sont plus utilisées.
Dans l’ensemble, ce sac qui a causé un choc énorme dans la mémoire collective, a eu relativement peu de conséquences sur la ville. La raison ? Le ciblage des zones pillées (palais impérial et palais de l’Aventin) et la faible durée des pillages : trois jours seulement. Rome va se relever assez vite de cette première catastrophe grâce notamment à l’énergie déployée par le préfet Albinus.
Le deuxième sac d’envergure, se produit en 455, probablement en juin, trois jours après le meurtre de l’empereur Pétrone Maxime. Les Vandales sont entrés par la porte Portuensis, au sud de la ville (au pied du mont Janicule, à l’entrée du Trastevere). Cette fois, le pillage est fait méthodiquement, les objets étant systématiquement apportés le long des quais sur le Tibre, pour y être chargés sur des navires.
Genséric fait enlever les plus belles statues pour peupler ses palais d’Afrique. Les rues de Rome regorgeaient à l’époque de statues en marbre ou en bronze. Les dépouilles du temple de Jérusalem placées au Temple de la Paix, dont une partie avait déjà été transférée à Montpellier, au sac de 410, le chandelier à sept branches, le Livre de la Loi, furent transportés aussi en Afrique. Quatre-vingts ans plus tard, Belisarius retrouva tous ces trésors à Carthage et les fit convoyer à Constantinople où les Juifs en obtinrent plus tard la restitution.
Les Vandales mirent à sac le propre palais de la reine Eudoxie qui les avait appelés à Rome pour se venger de Maxime, le meurtrier de son premier mari Valentinien III : tout le mobilier disparut, jusqu’aux ustensiles de cuivre et de terre. Les lames de bronze doré, qui recouvraient quelques temples, furent enlevées; aucun quartier de la ville n’échappa aux rapines des envahisseurs, mais ils ne s’acharnèrent pas contre les édifices, dont la solidité aurait d’ailleurs défié longtemps leurs efforts; ils n’y mirent pas non plus le feu.
Le temple de Jupiter Capitolin et toutes ses immenses richesses, accumulées depuis la fondation de Rome, est livré à un pillage systématique. Toutes les statues et toutes les offrandes, qui avaient été respectées par les Chrétiens, sont méthodiquement enlevées.
Le sac par les Vandales n’a duré que quinze jours mais son caractère systématique a drainé hors de la ville l’essentiel de ses richesses. La ville a été cependant respectée.
La basilique Saint-Pierre-aux-Liens, construite soit après le sac d’Alaric, soit après celui de Genséric, contient des colonnes de marbre grec, empruntées à des édifices ayant souffert des déprédations des bâtiments situés à proximité et peut-être, des Thermes de Titus ou de Trajan.
L’édit de Majorian, en 458, tenta d’interdire la récupération des matériaux anciens pour reconstruire des bâtiments nouveaux. Majorian fut le dernier empereur digne de ce nom. Il arriva trop tard dans un empire trop délabré réduit pratiquement à l’Italie depuis la sécession avec l’empire latin d’orient. Il ne put régner que quatre ans de 457 à 461, et ce fut bien dommage pour le sort de Rome dont la population périclita désormais, inexorablement.
La ville subsistait cependant, pratiquement intacte, quoique avec une population fortement réduite. La conquête de la capitale de l’empire, Ravenne, en 493, par les Ostrogoths de Théodoric, livre ce qui restait de l’Italie aux Ostrogoths, qui accordent un régime privilégié de droit romain, à Rome.
« Sidoine Apollinaire, gendre de l’empereur Avitus et sénateur de Rome, en vante les théâtres, les amphithéâtres, les thermes, les gymnases; il vit au Capitole un marché fort animé où abondaient, comme aux beaux temps de l’empire, les riches étoffes, les pierres précieuses, les curiosités et les produits du monde entier; des changeurs s’étaient établis aux alentours.
Cassiodore, consul sous Théodoric (514) puis secrétaire de ce roi, parle de statues équestres de marbre et de bronze, de fontaines nombreuses, des aqueducs, du cirque Maxime avec ses obélisques, de la Via Sacra avec ses éléphants de bronze déjà chancelants de vieillesse, du forum de Trajan qui surprenait par sa magnificence ceux qui le contemplaient. Seul, semble-t-il, le théâtre de Pompée, le plus grand des théâtres de Rome et qui pouvait contenir quarante mille spectateurs, commençait à s’écrouler faute d’entretien, et Cassiodore s’écriait à ce spectacle: « Que ne peut le temps s’il rend caduc un tel édifice!» Il ajoutait qu’il se serait attendu plutôt à voir crouler des montagnes que cet amas de marbres.
Le poète Fortunat, évêque de Poitiers, raconte qu’on tenait des sortes de cours poétiques sous les portiques du forum de Trajan ; les auteurs en vogue y venaient lire leurs vers au milieu d’une foule curieuse et complaisante.
Vers le même temps, en 552, Procope parle avec enthousiasme des merveilles de Rome; on lui montra des statues de Phidias et de Lysippe, la célèbre génisse de Myron qu’avait chantée Ausone, l’Elephas Herbarius près du Capitole du côté du Tibre, le forum de la Paix encore presque entièrement intact. On lui fit contempler près du Tibre, en un lieu où on le conservait précieusement, le navire dans lequel Énée « le premier aborda aux champs de Lavinie». Il vit au Forum, en face de la descente du Capitole, une statue équestre de Domitien en bronze, la seule, dit-il, qui existât encore de cet empereur.
De fait, Rome possédait encore de nombreux et superbes monuments, onze forums, dix basiliques, vingt-huit bibliothèques, deux colosses, vingt-deux statues équestres, quatre-vingts statues de dieux entièrement dorées, trente-six arcs de triomphe, plus de trois mille sept cents statues représentant des empereurs ou d’illustres citoyens, « un peuple de statues », dit un auteur contemporain[iii]».
Théodoric accorde un budget à un corps d’ingénieurs pour effectuer les dépenses urgentes d’entretien et de soutènement d’un certain nombre de bâtiments de Rome : le théâtre de Pompée, le Colisée, les aqueducs et les fontaines de Rome, le port de Rome, notamment. On entretient les murs de Rome grâce à la taxe urbaine sur les entrées de vins, une des principales ressources de la ville, à cette époque.
Les Goths de Vitigès, qui assiégèrent la ville en 537, coupèrent les aqueducs; c’est alors que le mausolée d’Hadrien (le château Saint-Ange) perdit en partie ses ornements, car ceux qui le défendaient précipitèrent sur les assaillants les statues de marbre qui en décoraient le pourtour, mais le château ne fut ni pris ni endommagé; le reste de la ville non plus car Bélisaire réussit à éloigner l’armée ennemie.
Neuf ans après, le 17 décembre 546, Totila entra dans Rome que Bélisaire n’avait pu, cette fois, protéger et que quatre soldats livrèrent à l’ennemi, à ce qu’affirment certains chroniqueurs. Le pillage fut général; la croyance prévalut que rien de précieux ne demeura ; plusieurs statues de bronze furent enlevées ou fondues; l’incendie détruisit quelques maisons dans le quartier du Transtévère, mais cette région était pauvre en édifices, en sorte que de ce point de vue, les dommages furent restreints.
Constant II (630-668), empereur byzantin à partir de 641, fait un séjour à Rome de douze jours en 663, au cours duquel il fait collecter le plus grand nombre possible de statues qui sont renvoyées à Constantinople.
En 755, le roi des Lombards, Astolphe, vient mettre le siège devant la ville. Cette fois, Rome est décidée à se défendre, à l’abri de l’enceinte, récemment restaurée par le pape Grégoire III. Seuls les couvents et les églises situés hors des murs ont à souffrir des pillages lombards.
Au neuvième siècle, le pape Léon IV, informé de la prise de Palerme par les Sarrasins en 831, fait élever une muraille médiévale autour du Vatican et du quartier du Borgo, définissant ainsi, ce qu’il est convenu d’appeler « la cité léonine » de Léon IV. Cette nouvelle muraille, du reste, fut impuissante à préserver la cité du Vatican, de l’incursion des Sarrasins en 846.
Les soixante-trois vaisseaux sarrasins transportant onze mille hommes et cinq cents chevaux, sont aperçus aux bouches du Tibre le 10 août 846 par le comte Adalbert, gouverneur de Toscane qui recommande par signaux aux Romains de courir se réfugier à l’abri des murs de Rome et d’emmener dans Rome les tombes des apôtres Pierre et Paul et leurs très riches offrandes depuis des siècles. Mais les Romains, dans leur hâte et leur couardise prêtent peu d’attention à cette deuxième partie du message. Les seuls à organiser un semblant de résistance sont les colonies étrangères qui s’étaient établies dans le Borgo : les Saxons, les Frisons et les Francs. Les troupes d’invasion prennent sans coup férir les basiliques de Saint Pierre et de Saint Paul, à l’extérieur des murs qui ont été désertées et les pillent. D’après le Liber pontificalis, une source d’informations à prendre avec prudence, ce sont trois tonnes d’or et dix tonnes d’argent qui tombent entre les mains des envahisseurs. Mais le doute subsiste sur la réalité du pillage.
Ce qui est certain en revanche, c’est qu’ils mettent à sac la basilique de Saint-Pierre et emportent un bas-relief en argent apposé sur la tombe. Mais la ville elle-même n’est pas inquiétée.
En 896, l’empereur Arnolphe s’empare de de la cité Léonine, mais il échoue devant le reste de l’enceinte.
La ville n’avait donc été que très peu touchée en cinq cents ans, quoique sa population ait été fortement réduite et que les bâtiments, faute d’entretien, ne tombent en ruine, pour la plupart.
C’est alors que des Chrétiens vont faire subir, pour la première fois, à la ville éternelle, en 1084, son premier sac d’envergure.
Robert de Hauteville, dit Robert Guiscard (1020-1085), est devenu en 1059, duc d’Apulie, de Calabre et de Sicile, vassal du pape. Cependant, l’empereur Henri IV, en lutte avec le pape Grégoire VII à propos de la « querelle des investitures », est venu mettre le siège devant Rome en 1083. Le pape a immédiatement appelé au secours Robert Guiscard qui est alors occupé à soumettre le duché de Durazzo (Albanie actuelle) dans l’empire Byzantin.
Robert Guiscard se retire de Grèce et revient à marche forcée à Rome. L’armée normande occupe d’abord la ville sans résistance, le 31 mai 1084. Mais, trois jours après, la populace, par un de ces revirements d’humeur soudains qui lui étaient propres, se lève en armes et se révolte contre les troupes d’occupation, qui ont dû se livrer à leurs déprédations habituelles; dans l’ardeur du combat et ensuite pour se venger, les Normands et les Sarrasins de Guiscard mettent le feu à tout le quartier qui s’étend entre le Latran et le Capitole; la région du Caelius, qui était encore assez habitée, devient le désert qu’elle est restée ensuite, pendant cinq cents ans; l’église des Santi Quattro Coronati est réduite en cendres ainsi que plusieurs autres églises; la basilique du Latran est fortement endommagée de même que les bâtiments du Champ de Mars. La population qui s’y trouvait va refluer dès lors vers le pied du Capitole et sur les bords du Tibre, par suite de la rupture des aqueducs et la nécessité d’aller puiser l’eau dans le Tibre.
C’est à partir de ce sac de 1084 que va débuter le processus de destruction en grand des vestiges de l’ancienne Rome.
Les catastrophes naturelles
Dans son histoire, la ville de Rome a eu à subir plusieurs catastrophes naturelles qui ont provoqué des dégradations, somme toute, limitées.
Il y a eu trois tremblements de terre d’importance, à Rome. Le premier, en 407, dure huit jours et met bas quelques monuments. Celui de mai 801 provoque des conséquences plus graves car les monuments, anciens, ne sont guère entretenus : le plafond de la basilique Saint-Pierre s’écroule. Beaucoup d’autres ouvrages ont dû subir de graves dommages.
Le plus grave est celui du 9 septembre 1349 qui ébranle l’Italie centrale et méridionale : à Naples, la façade et le campanile de la cathédrale sont renversés. A Aversa, une foule de fidèles sont écrasés sous les décombres d’une église. L’Apulie est bouleversée. A Pérouse, beaucoup de maisons et quelques églises s’écroulent. Mais c’est à Rome que le cataclysme a le plus d’intensité, sans doute en raison du grand nombre de bâtiments vétustes et branlants.
Selon Pétrarque, « On a vu tomber, la masse énorme de ces édifices que les étrangers ne pouvaient voir sans étonnement et que les Romains daignaient à peine regarder. Cette fameuse tour Dei Conti qui n’a pas sa pareille au monde, voit sa tête à ses pieds et menace ruine de toutes parts. Il en est de même de plusieurs églises ; la plus grande partie de celle de Saint-Paul est à bas, celle de Saint-Jean-de-Latran a perdu son faîte; celle de Saint-Pierre n’a pas été si maltraitée ».
Les inondations par débordement des eaux du Tibre, ont été plus fréquentes. Il est étonnant que les Romains n’aient pas organisé de défenses contre ces inondations, sans doute parce qu’elles devaient avoir moins d’intensité.
En 554, le quartier du Champ de Mars est entièrement submergé et quelques-uns de ses monuments s’écroulent. Les inondations se succèdent désormais régulièrement, en 589, 725, 792, celle-ci tellement forte que l’eau s’élève à deux hauteurs d’homme dans la Via Lata (Corso). Le pont Antonino (Sublicio) est emporté, le portique de la basilique de San Marco détruit; les battants de la Porta del Popolo sont emportés jusqu’à l’arc dit plus tard Portogallo (de Domitien). Les inondations qui suivent en 856, 860, 1180, 1230, 1277, 1376, 1383, 1417 sont moins désastreuses, mais celle de 1422 cause de grands dommages : elle est la première dont la hauteur ait été marquée par une inscription sur la façade de l’église Santa Maria sopra Minerva; depuis lors, ceci est devenu un usage, à chaque inondation.
Durant le XVe siècle, Rome subit huit inondations importantes. L’inondation de l’année 1530 est l’une des plus terribles : le fleuve vient baigner le seuil de Saint-Pierre et atteint l’église Santa Agata de Tessitori dans le quartier Suburra. Une quantité de maisons et d’édifices s’effondrent. Au temple de la Paix, l’eau atteint, d’après les inscriptions, sept palmes, soit près de 2 mètres. A la place Navone (à l’époque, le stade de Domitien), dix-sept palmes, soit 4 mètres et demi. Deux inondations, en 1567 et 1571, ont peu d’importance, mais celle du 23 décembre 1598 est la plus forte qui ait jamais eu lieu à Rome : c’est de cette inondation que date la destruction du pont qui s’appelle depuis Ponte Rotto. La ville presque entière est submergée.
Le XVIIe siècle connait cinq inondations et le XVIIIe, trois. Le XIXème en a eu quatre, dont celle du 27-28 décembre 1870 pendant laquelle on put entrer en bateau dans le Panthéon.
Une autre action destructrice, plus étonnante, mais non la moindre, est liée à la végétation qui envahit les monuments par suite du défaut d’entretien. Grâce au climat de Rome, où les pluies sont abondantes et les chaleurs très fortes, les plantes poussent sur les ruines avec une vigueur et une abondance sans pareille, s’accrochant aux murailles, s’enracinant dans les voûtes, festonnant les arches, foisonnant aux endroits les plus inattendus. Les dessins des XVIème et dix-septième siècle abondent de ces représentations de véritables jardins suspendus : « les figuiers sauvages, les hêtres, le lierre en garnissaient le sommet; entre les dalles et les pavés perçaient les lis sur les talus abondaient les cyprès; aux murailles ensoleillées s’accrochaient les genêts; les parois humides et sombres étaient tapissées de polypodes et de capillaire. La flore du Colisée, dont un botaniste patient et sans doute inoccupé a donné la composition, comptait plus de quatre cents espèces. Dans son « Hymne à la Liberté » ou « Une nuit à Rome » que lui inspira le colossal amphithéâtre, Lamartine parle du buis, de l’if, du cyprès, du lierre qui en couvraient les restes ».
Vestiges des Thermes de Titus Du Perac I Vestigi dell Antichita di Roma Stephano du Perac Bibliothèque de l’Institut National d’Histoire de l’Art, collections Jacques Doucet
Une cause de la préservation d’un certain nombre de ruines est l’incorporation de ruines dans des constructions plus tardives, la ville nouvelle s’étant construite sur la ville antique. On en a eu la preuve par ce qui est advenu des édifices qui n’étaient pas ensevelis à l’époque du Moyen âge et de la Renaissance, qui ont, pour la plupart, disparu, purement et simplement.
L’exhaussement du sol est très sensible à Rome : le Panthéon, dans certaines de ses parties, est profondément encaissé, et le dallage le plus ancien est enfoui à 2 mètres plus bas que le dallage plus récent; il en est de même du forum de Trajan; le pavé du forum d’Auguste, qui est tout voisin, a été découvert à sept mètres en contre-bas. Le forum Romain était recouvert d’une épaisse couche de terre avant son déblaiement. L’église San Vitale, fondée au Ve siècle par le pape Innocent Ier sur le bord de la voie qui est devenue après bien des transformations la Via Nazionale, se trouve tellement au-dessous du pavé de la rue qu’on y descend par trente-six marches. Montaigne racontait qu’il était souvent advenu «qu’après avoir fouillé bien avant en terre on ne venoit qu’à rencontrer la teste d’une fort haute coulonne qui estait encor en pied au-dessous. Il est aysé de voir que plusieurs rues sont à plus de trente pieds profond au-dessous de celles d’à cet heure».
D’où viennent ces dépôts de terre ?
Les alluvions apportées par le fleuve à chaque inondation ont contribué dans les régions basses, au Champ de Mars surtout, à cette rapide élévation du sol; la nature très friable du sol romain qui se transforme l’été en une épaisse poussière que le vent transporte, l’hiver en une boue profonde qui coule vers les bas-fonds, en est aussi la cause. On a pu constater, par des balayages réguliers faits au forum de Trajan, que la poussière qui s’y dépose formerait en un an une couche de deux centimètres et, par conséquent, atteindrait, en cent ans, une hauteur de deux mètres !
Mesures de protection des monuments au bas empire
Au Moyen Age, la construction de la ville nouvelle s’est réalisée par réutilisation des matériaux de la ville ancienne. On va puiser les matériaux dont on a besoin, en priorité dans les bâtiments écroulés qui sont voisins. En réalité, le moyen-âge n’a fait que poursuivre les habitudes antérieures. Depuis mille ans au moins, ces pratiques de réutilisation de matériaux anciens sont prouvées.
Dès la fin de l’empire, un tarif pour la destruction des marbres a été mis en place : une loi de Théodose, promulguée en 389, contient un article, « De Sepulchris », qui décide que ceux qui convertissent des marbres en chaux devront payer au fisc une livre d’or par sépulcre.
Mais les mesures prises pour assurer la préservation des monuments (preuve que les dégradations étaient habituelles) sont plus nombreuses encore. En 376, Valens, Gratien et Valentinien font lire devant le Sénat une ordonnance défendant à ceux qui construisaient des maisons d’employer des marbres et des pierres enlevés aux monuments existants. Majorien publie, le 10 juin 458, un édit adressé au préfet Aurelianus, dans lequel il dit : «Nous savons que l’on démolit partout des monuments qui étaient l’ornement de la cité et que les magistrats ne font rien pour les conserver, alléguant la nécessité de trouver des pierres pour élever de nouvelles constructions, même lorsqu’il s’agit de demeures particulières. Ainsi on fait disparaître des œuvres grandioses pour bâtir de misérables logis. C’est pourquoi nous interdisons que désormais il ne soit nui dans un intérêt personnel aux monuments que nos aïeux construisirent jadis en vue de l’utilité publique, que ce soient des temples ou des édifices d’un autre genre. Tout magistrat qui autoriserait un acte de cette nature sera condamné à 50 livres d’amende; tout officier subalterne et tout ouvrier qui y prêterait la main ou ne s’y opposerait pas, sera premièrement battu de verges puis aura les mains coupées. Nous défendons désormais l’aliénation des monuments publics et voulons que ceux qui ont été vendus soient restitués à l’Etat et restaurés tels qu’ils étaient auparavant; nous abolissons la « licentia competendi ». Toutefois, si la construction d’un nouvel édifice public s’imposait et si la conservation d’un ancien édifice était reconnue impossible, alors il faudrait en référer au Sénat afin que cette assemblée, après une enquête approfondie, décide s’il y a lieu de nous proposer la démolition de l’ancien édifice pour faciliter la construction du nouveau… ».
Théodoric le conquérant ostrogoth était d’une admiration sans bornes pour Rome, ce qui fait tomber beaucoup d’idées reçues sur les destructions des invasions barbares. Il écrit notamment : «Nul ne peut contempler cette ville avec indifférence, parce qu’elle n’est étrangère à personne, elle est la mère de l’éloquence; temple immense dans lequel se rencontrent toutes les vertus, qui renferme les miracles de l’univers, de telle sorte qu’il est vrai de dire que Rome entière est un miracle….». Et dans une « Formula Curce Palatii», il charge son représentant «d’entretenir les choses anciennes dans leur éclat primitif et de faire en sorte que les nouvelles ne déparent pas les anciennes car, de même que, pour être convenablement habillé, il convient que les vêtements soient de la même couleur, de même, pour qu’un palais soit splendide, il faut que toutes les parties en soient aussi belles». Ailleurs, dans une « Formula Comitivae », il rappelle que, puisqu’il est défendu de voler dans les maisons particulières, il doit être interdit de façon plus sévère encore de détourner les objets artistiques, marbres, bronzes et autres, qui décorent la ville. «Ce ne sont pas les gardiens publics qui devraient assurer la conservation de la beauté de Rome, mais le respect de ses habitants ». Sic !
Ce qui n’a pas empêché Théodoric de dépouiller Rome de statues pour équiper son palais de Ravenne.
Statue Le Nil Musée Chiaramonti
Les statues étaient surtout exposées à la destruction, c’est pourquoi depuis longtemps on avait organisé pour les protéger un service de surveillance; le préfet de Rome avait sous ses ordres un magistrat spécial, lequel était assisté d’un assesseur dont la mission consistait à surveiller de près les chaufourniers car, dès lors, ils n’avaient aucun scrupule à employer le marbre statuaire pour le convertir en chaux. Quant aux statues de bronze, elles se protégeaient toutes seules, disait Cassiodore. Ne les entendait-on pas résonner bruyamment quand les voleurs les attaquaient à coups de marteau ?
Rome au Moyen Age
A la fin du onzième siècle, Rome est redevenue une ville de moins de cinquante mille habitants.
Il n’y a plus de commerce, plus d’industrie. Une seule corporation existe, celle des agriculteurs. La plus grande partie de l’enceinte n’est plus qu’un désert; on n’y voit guère que des vignes; seul le quartier de l’Arenula, le Trastévère et la boucle du Tibre sont habités. Et de quelle pauvre façon ! Le dénuement des Romains est grand; il frappe tous les voyageurs, aussi bien Pétrarque et Pogge que Benjamin de Tudèle; l’on ne voit d’édifices en pierre que les anciens monuments. Les plus riches vivent dans de modestes demeures. Les barons vivent au milieu des ruines, dans des tours qu’ils font bâtir par récupération des matériaux alentours. Rome est hérissée de ces tours qui sont plus de trois-cents.
On construit des églises sur les temples d’antan : trois d’entre elles subsistent encore presque dans leur état primitif : San Lorenzo sur la voie Tiburtine, San Clémente et Santa Agnese hors les Murs; c’est à côté de cette église que l’empereur Constantin a élevé, à la mémoire de sa fille, un monument dont on fait une église, Santa Costanza, en 1250. La basilique de Sainte-Marie-Majeure est élevée, croit-on, sur les substructions du temple de Junon Lucina ; les trente-six colonnes de marbre blanc qui en séparent les trois nefs, proviennent de cet édifice. Au Xème siècle, trois églises sont construites parmi les ruines des thermes Alexandrins ou de Néron, situés dans la partie centrale du Champ de Mars : ce sont les églises San Salvatore in Thermis, San Giacomo in Thermis, San Benedetto in Thermis. Dans les ruines du cirque Flaminius sont édifiés le monastère et l’église Santa Caterina de Funari et l’église Santa Lucia in Calcararia, ainsi que le palais Mattei. Au total plus de cinquante églises ont été élevées sur l’emplacement d’anciens temples, permettant d’en assurer, de fait, la préservation.
Temple de Janus Du Perac I Vestigi dell Antichita di Roma Stephano du Perac Bibliothèque de l’Institut National d’Histoire de l’Art, collections Jacques Doucet
Ce n’était pas seulement à Rome qu’on utilisait ainsi les débris des anciens monuments; on considère au Moyen âge comme une œuvre pie, de faire venir à grands frais pour les églises construites au loin les matériaux de Rome : le dôme d’Orvieto, la chapelle du monastère du Mont-Cassin, celle de Sant’Andréa à Amalfi, tout un couvent en Sardaigne sont édifiés avec des pierres amenées de Rome. La cathédrale de Pise élevée au XIe siècle, celle de Lucques consacrée par le pape Alexandre II en 1065 sont décorées de colonnes venant de Rome. Charlemagne emporte de Rome quantité de colonnes et de statues qu’il destine à la cathédrale d’Aix-la-Chapelle, Robert Guiscard envoie à Salerne des colonnes pour l’église San Matteo ; un abbé de Westminster, Robert de Ware, charge à Ostie un navire entier de marbres et de pierres à destination de son abbaye.
Avant de commencer une construction de quelque importance, l’architecte s’assurait toujours qu’il aurait la disposition d’une ruine. Au XIe siècle, Riccardo Conti, frère du pape Innocent II, bâtit la fameuse tour des Conti, sur l’emplacement et avec les matériaux du temple Telluris. Le grand escalier qui mène à l’église Santa Maria Aracceli et qui est construit en 1348, est bâti avec le marbre pris dans le temple Quirino, au Quirinal.
Pétrarque s’écriait, après avoir visité Rome vers le milieu du XIVe siècle : «Les Romains ont osé se partager leurs temples et leurs palais ; divisés sur tout le reste, ils ne s’entendent que pour détruire avec rage leurs ponts et leurs murailles ; ils font un commerce infâme des débris de leurs édifices. L’indolente Naples se pare à présent des dépouilles de Rome, de ses colonnes, de ses marbres, de ses sépulcres ».
Chrysolaras, le maître de Pogge Bracciolini (Voir l’article sur ce Blog sur Le Pogge), écrivait à Jean Paléologue « que Rome vivait sur elle-même, que l’on employait les vases antiques comme mangeoires pour les chevaux, les fûts de colonne comme montoirs pour les cavaliers, les statues pour en faire de la chaux.
Pogge déplore aussi cette destruction de Rome par les Romains : « descendant de cheval parmi les ruines du mont Tarpéien, au seuil d’un temple antique et au milieu d’une foule de colonnes, nous vîmes autour de nous un large horizon. Mon compagnon, Antonius, s’écria alors: «Combien diffère ce Capitole de celui qu’a chanté Virgile : il était d’or jadis, maintenant les débris l’encombrent. Je ne saurais comparer à nul autre le désastre immense de cette cité. Évoque dans ton esprit l’histoire de tous les peuples, les monuments de tous les écrivains, tu ne trouveras nulle part d’exemple d’un retour pareil de la fortune. Les édifices de cette ville, publics ou privés, qui semblaient comme elle assurés de l’éternité, sont en partie anéantis, en partie ruinés; il en est peu qui conservent leur splendeur passée. Vit-on jamais sous le ciel chose semblable ? Tant de temples, de portiques, de thermes, de théâtres, d’aqueducs, de palais, de ports disparus ! »
Lorsqu’il revint à Rome après une absence d’une dizaine d’années (1434-1443), « il constata qu’on avait démoli les ruines sans relâche, il ne vit plus que trois arches au lieu de six dans le temple de la Paix et une seule colonne sur toutes celles qui existaient auparavant; les autres avaient été détruites ou gisaient ensevelies sous le sol; le temple de Romulus, dont il avait admiré les ornements, était transformé en une église (Santi Cosma e Damiano), le temple de Minerve servait de demeure à la confrérie des Prédicateurs, mais la majeure partie de l’édifice avait été détruite et convertie en chaux; on montre à Pogge des colonnes abattues, prêtes sans doute pour la cuisson. Il voit le temple de la Concorde que les Romains ont en grande partie rasé pour en tirer de la chaux. Les arcs de Septime-Sévère, de Titus, de Constantin sont encore intacts, mais on a enlevé le revêtement de marbre de l’arc situé près de San Lorenzo in Lucina (Arco di Portogallo). Le Colisée, comme on l’appelle vulgairement, dit-il, a été, par la sottise des Romains, presque entièrement transformé en chaux.
Il ne put découvrir dans toute la ville que cinq statues de marbre, dont quatre dans les thermes de Constantin, les deux groupes de héros tenant des chevaux, attribués alors à Phidias et à Praxitèle et qui donnaient au lieu où ils se trouvaient, comme durant tout le Moyen âge, le nom de Montecavallo, deux statues couchées, sans doute le Nil et la statue appelée Marforio (actuellement au Capitole), une autre dans le « forum de Mars». Finalement il constate que s’il subsistait encore quelque chose des anciens monuments, c’est qu’ils avaient été construits d’une façon si solide que l’on ne parvenait à les détruire qu’avec une peine infinie ».
Arc de Septime Severe du Perac I Vestigi dell Antichita di Roma Stephano du Perac Bibliothèque de l’Institut National d’Histoire de l’Art, collections Jacques Doucet
Nicolas V, qui a fait tant pour rendre sa capitale plus habitable, au point qu’on a dit de lui, comme de plusieurs autres d’ailleurs, qu’il l’avait trouvée de brique et laissée de marbre, n’a opéré ces transformations qu’en sacrifiant maint vestige du passé : dans les thermes d’Agrippa, il fait prendre quatre grandes colonnes qu’on amène à Saint-Pierre: le transport en coûte 1600 ducats. Il laisse abattre, entre les années 1450 et 1454, le magnifique temple de Vénus et de Rome dont il ne reste plus que les deux absides adossées. L’arc de Gratien, Valentinien et Théodose, dont on n’a conservé que l’inscription dédicatoire, disparaît également pendant son pontificat.
Pie II permet aux constructeurs de la loggia de Saint-Pierre d’où se donnait la bénédiction apostolique, de prendre des pierres dans les bains d’Antonin (Caracalla), au portique d’Octavie, au pont de Néron, à la Curie, au Colisée, dans les substructions du temple de Jupiter Capitolin. Pour construire le palais de Saint-Marc (Palais de Venise), Paul II laisse détruire en partie le temple de Claudius, situé cependant assez loin, au sud du Colisée, sur la pente septentrionale du Coelius.
Temple de Faustine du Perac I Vestigi dell Antichita di Roma Stephano du Perac Bibliothèque de l’Institut National d’Histoire de l’Art, collections Jacques Doucet
Ce qui entraîna aussi la ruine plus ou moins complète de bien des monuments au Moyen âge, ce fut l’usage qu’en firent les Romains comme châteaux forts : le Colisée sert de forteresse aux Annibaldensi, aux Frangipani, aux Orsini; le théâtre de Marcellus est aussi le centre de résistance des Pierleoni, des Savelli, des Orsini. Il en va de même du mausolée d’Auguste pour les Colonna, du théâtre de Pompée pour les Orsini, des ruines du Capitole pour les Corsi et des ruines environnantes pour les Specchi et les Massimi. Aux portes de la ville, les Caetani s’étaient fortifiés dans le tombeau de Cecilia Metella qui conservera longtemps son couronnement de créneaux. Presque toutes les autres familles, les Bonfili, les Capizucchi, les Boccapaduli, les Boccamazza, les Amateschi possédent quelque monument antique comme forteresse. Les arcs de triomphe ont été fréquemment couronnés de murs et crénelés de tours. On les classait alors parmi les châteaux forts.
Theatre de Marcellus Du Perac I Vestigi dell Antichita di Roma Stephano du Perac Bibliothèque de l’Institut National d’Histoire de l’Art, collections Jacques Doucet
« Lorsque le peuple, appuyé par l’empereur d’Allemagne Conrad III, prit les armes contre la noblesse, son premier souci après la victoire fut de démanteler autant que cela fut possible les fortifications de ses ennemis. Les tours et les demeures des puissants, écrivaient les Romains à l’empereur, ont été prises par nous; nous vous en remettrons quelques-unes ; les autres ont été détruites et rasées au niveau du sol. Le sénateur Brancaleone fit abattre en 1252 cent quarante tours et châteaux appartenant aux nobles. Combien de vestiges de l’antiquité durent être compris dans cette destruction ? ».
A côté de chaque monument antique de quelque importance on établit un four à chaux; la campagne romaine, comme la ville, en était pleine. Le centre d’activité des chaufourniers se trouvait dans le quartier compris entre le Capitole et le fleuve, près du cirque Flaminius; ils avaient installé leurs boutiques sous les arcades de ce monument. « Au début du règne de Paul III, dit De Marchi, ceux qui fabriquaient de la chaux à Rome employaient tous les torses de marbre qu’ils pouvaient trouver, et même quelques ignorants sacrifiaient des statues parce que le marbre, surtout le marbre oriental, produisait une chaux merveilleuse; ces morceaux de marbre étaient trouvés sous terre, soit en creusant pour bâtir des maisons, soit en labourant clans les vignes, ou ailleurs encore dans les lieux où l’on cherche de la pierre…. Paul III fit promulguer une ordonnance sur les antiquités et surtout sur les statues, même sur les torses, défendant de les mettre dans des chaufours sous peine de la vie. Il en résulta qu’en peu de temps il y eut quantité d’antiquités à Rome et les prix de la chaux montèrent ».
Du Mausolée d’Hadrien au château Saint-Ange – Les Nocturnes du Plan de Rome – 02 décembre 2015
Cette ordonnance reste sans effet. Comment pourrait-il en être autrement quand l’activité des chaufourniers est une recette fiscale ? « l’industrie des chaufourniers était une source de revenu pour la Chambre apostolique, qui les taxait d’après la «chaux archéologique » qu’ils produisaient ».
Emmanuel Rodocanacchi effectue le constat suivant : « cette incessante consommation de marbre, qui dura plus de six siècles, explique pourquoi on ne voit plus aucun revêtement de marbre dans les monuments qui en étaient cependant recouverts depuis le sol jusqu’à la frise, pourquoi la presque totalité des colonnes qui subsistent sont des colonnes de granit, de porphyre, de basalte, de toutes sortes de pierre excepté le marbre, pourquoi enfin, sur les milliers de statues qui ornaient à Rome les places publiques et les intérieurs, on n’a guère retrouvé que celles que leur enfouissement sous les décombres a sauvées ».
« Quand le pape Jules II entreprit de faire de sa capitale une ville digne du rang qu’elle occupait, il dut procéder à de nombreuses destructions ; son architecte, qui était Bramante, opéra avec tant de fougue qu’il en reçut le surnom de « II ruinante ». Il employa, dit-on, dans la construction du palais de la Chancellerie des pierres prises au Colisée et à l’arc de Gordien et quarante-quatre colonnes provenant du portique de Pompée La vieille basilique de Saint-Pierre, qui contenait tant de souvenirs et de merveilles, fut abattue pour faire place à la nouvelle église qu’il méditait et qui fut, on le sait, achevée, sur un plan bien différent; la Meta de Romulus (ou sépulcre dit de Scipion) qui était une sorte de pyramide d’une hauteur prodigieuse, puisqu’elle égalait presque le château Saint-Ange, fut rasée ainsi que bien d’autres édifices.
Castel Sant Angelo Du Perac I Vestigi dell Antichita di Roma Stephano du Perac Bibliothèque de l’Institut National d’Histoire de l’Art, collections Jacques Doucet
Palais du Vatican Du Perac I Vestigi dell Antichita di Roma Stephano du Perac Bibliothèque de l’Institut National d’Histoire de l’Art, collections Jacques Doucet
Raphael qui a été nommé par le pape Léon X, commissaire aux antiquités, et autorisé à extraire les matériaux dont il aurait besoin pour la construction de la nouvelle basilique Saint-Pierre, s’écriait dans un rapport à Léon X : « Je ne puis me rappeler sans grande tristesse que, depuis que je suis à Rome, il n’y a pas encore douze ans, on a ruiné beaucoup de belles choses telles que la pyramide qui était dans la rue Alexandrine, l’arc qui était à l’entrée des thermes de Dioclétien, le temple de Cérès sur la Voie Sacrée, une partie du forum transitorium qui a été incendié et détruit il y a peu de jours et dont les marbres ont été employés à faire de la chaux…. Ceux-là mêmes qui devraient défendre, comme des pères et comme des tuteurs, ces tristes débris de Rome, ont mis tous leurs soins à les détruire et à les piller. Que de pontifes, ô Saint Père, revêtus de la même dignité que Votre Sainteté mais ne possédant pas la même science, le même mérite, la même grandeur d’âme, ont permis la démolition des temples antiques, la destruction des statues, des arcs de triomphe, et d’autres édifices, gloire de leurs fondateurs ! Combien d’entre eux ont permis de mettre à nu des fondations pour en retirer de la pouzzolane et ont ainsi amené l’écroulement de ces édifices ! Que de chaux n’a-t-on pas fabriquée avec des statues et les autres ornements antiques de Rome !… C’est une barbarie qui est une honte pour le temps présent et qu’Hannibal lui-même, s’il avait envahi la ville, n’aurait point surpassée ».
Thermes de Diocletien Du Perac I Vestigi dell Antichita di Roma Stephano du Perac Bibliothèque de l’Institut National d’Histoire de l’Art, collections Jacques Doucet
Nulle période de l’histoire n’est aussi catastrophique pour les vestiges de la Rome antique, que la seconde partie du seizième siècle. Car Rome se transforme complètement : on construit beaucoup et on a besoin de beaucoup de chaux. Chaque fois que l’on creuse, on trouve de nouvelles statues, des colonnes, des chapiteaux de marbre. Et l’on détruit tout allègrement, tant il est commun de trouver des vestiges antiques.
Rome est alors remplie de statues qui ont été exhumées par milliers et qui encombrent les palais des collectionneurs et les entrepôts des antiquaires, qui exportent dans toute l’Europe, une activité qui va perdurer pendant plus de cent ans !
La réaction : les tentatives de protection des monuments
Il y a dans les habitudes prises par les papes successifs, de puiser les matériaux de construction des bâtiments nouveaux dans les ruines de la Rome antique, une mauvaise conscience sous-jacente. Périodiquement, ressurgissent des tentatives, restées lettre-morte, de protection des monuments, alors que les mêmes papes s’empressent de détruire pour leurs propres besoins de construction.
La première occurrence d’un jugement concernant la récupération de matériaux dans la ville antique, remonte à 1231 : « il fut procédé par les magistrats communaux contre le sénateur Annibale degli Annibaldi et contre un représentant du Saint-Siège coupables tous deux d’avoir employé des ouvriers à démolir des ruines et des édifices religieux ». Etaient-ils coupables d’avoir puisé des matériaux ou de l’avoir fait sans demander (et payer une taxe) l’autorisation préalable à la ville ?
Les Statuts municipaux de 1363 de la ville de Rome, les plus anciens dont on ait conservés la trace, contiennent un article: «De antiquis aedificiis non diruendis», renouvelé dans les statuts de 1469, que les huit Magistri aedificiorum furent chargés de faire observer.
Dans une bulle datée du mois de mai 1462, le pape Pie II, «dans la vue de conserver à Rome sa splendeur et d’empêcher la disparition des témoins admirables de sa grandeur passée», invita les trois conservateurs et les caporioni ou chefs de quartier à châtier conformément aux statuts ceux qui porteraient atteinte aux ruines, à emprisonner les ouvriers, à saisir leurs outils, à confisquer les bêtes de somme ». Le pape qui n’a pas hésité, étant cardinal, à puiser sans compter dans les vestiges de Rome, pour construire le palais Saint-Marc, est-il vraiment sincère ? Ou bien garde-t-il en vue de ne poursuivre que ceux qui n’auraient pas obtenu les autorisations requises ?
Urbis Romae 1570 Civitates orbis terrarvm Georg Braun Library of Congress
Plus étonnant, « les tailleurs de pierre s’interdirent, dans leur règlement corporatif de 1404, «de rompre le marbre pour en faire de la chaux», à peine de 5 livres d’amende (art. 28), et de détruire ou d’enlever aucune «pierre» existant à Rome ou aux environs (art. 25). Ces dispositions se retrouvent dans la nouvelle rédaction des statuts rédigée en 1598 ».
Si les citoyens de la commune de Rome s’arrogeaient le droit de protéger les édifices encore debout, il appartenait au pape « d’autoriser des fouilles pour rechercher les débris qui étaient enfouis, et cela non seulement dans les lieux publics, mais aussi dans les propriétés privées; on ne pouvait fouiller même chez soi sans une licence écrite émanant de la Chambre apostolique ou du camerlingue. Cette autorisation était, au surplus, souvent subordonnée à la condition que les excavations ne compromettraient en rien la solidité des édifices encore existants, ou que celui qui opérait les fouilles remettrait à la Chambre apostolique une partie de ses trouvailles ». Les papes délivrent périodiquement des autorisations de ce type, comme celle du 29 juillet 1523 : « Deux entrepreneurs, dont une femme Maria Magdalena Brugmans, obtiennent l’autorisation de fouiller en certains lieux, à savoir au Colisée, près de l’église Santa Croce in Gerusalemme, sur une voie publique qui va de San Sisto à San Sebastiano (Voie Appienne); il leur est imposé de remettre à la Chambre apostolique la moitié des objets en or et argent, des pierreries, des statues et des marbres nobles qu’ils trouveraient dans les lieux publics, le tiers seulement de ce qui serait trouvé dans les lieux privés, l’autre tiers étant réservé aux propriétaires »…
Mausolee d Auguste Du Perac I Vestigi dell Antichita di Roma Stephano du Perac Bibliothèque de l’Institut National d’Histoire de l’Art, collections Jacques Doucet
D’autre part, l’exportation des objets d’art, des statues, des colonnes, des marbres, des bronzes, des pierres sculptées était interdite; les papes avaient promulgué à ce propos de nombreux édits, qui sont restés, pour la plupart, lettre morte. Car tous les étrangers qui repartent de Rome, ramènent des souvenirs pour leurs proches. D’ailleurs, fréquemment, les papes délivrent des autorisations d’exporter, comme ce billet du 20 décembre 1547 : «Autorisation à d’Entraygues, familier du roi de France, d’emporter en France des antiquités de marbre, un Hercule de marbre d’un mètre de haut, une tête de bronze d’Antoine le Pieux ».
A Rome, les souvenirs du passé sont tellement nombreux, que la première tentation des habitants est d’abord, de faire table rase.
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[i] Publius Victor « Des régions de la ville de Rome » Paris 1843.
[ii] Voir sur cette question, Emmanuel Rodocanacchi « Les monuments de Rome après la chute de l’Empire », Hachette 1914 et « The destruction of ancient Rome » by Rodolpho Lanciani, Mac Millan Company, 1899, London.
[iii] Emmanuel Rodocanacchi « Les monuments de Rome après la chute de l’Empire », Hachette 1914 p18.
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