L’application de la perspective, connue des seuls architectes, aux domaines voisins de l’art et de la peinture, va révolutionner la peinture du quattrocento en la sortant du moyen-âge. Avec Brunelleschi, la perspective va devenir une vision simulée de notre monde, une interprétation du monde réel. Elle va devenir mathématique avec Leon Battista Alberti et Piero della Francesca. Elle va atteindre la perfection à la fin du XVème siècle avec Rafaël.
La tradition courante de la Perspective fait remonter la découverte de cette dernière à Brunelleschi en 1416. Mais la perspective a été découverte beaucoup plus tôt : depuis l’époque romaine en fait, l’art a essayé de représenter sur un tableau, une image tridimensionnelle de l’espace. Mais c’est Lorenzetti en 1344, qui donne la première représentation d’une ligne de fuite, ce qui fera dire à Panofsky [i], « l’importance considérable d’une œuvre comme L’Annonciation d’Ambrogio Lorenzetti réside tout d’abord dans la rigueur avec laquelle pour la première fois l’artiste force les perpendiculaires visibles du plan de base à converger en un seul et même point ; la découverte du point de fuite est pour ainsi dire le symbole concret de la découverte de l’infini lui-même ».
Ambrogio Lorenzetti L’Annonciation 1344 Sienne Italie Pinacoteca Nazionale
Dans ce tableau, l’utilisation de la perspective participe directement de la théâtralité du mystère de l’œuvre : dans la partie haute du tableau, la partie dorée, la colonne, qui constitue l’axe vertical qui partage l’œuvre en deux, semble se fondre dans l’or, la partie divine du tableau. En revanche, dans la partie basse, celle du monde réel, la colonne apparaît clairement. Cette colonne figure le Christ, un être matériel comme les deux personnages de la vierge et de l’ange.[ii] Ainsi, le pavement qui se rétrécit au fur et à mesure de la ligne de fuite, représente-t-il dans la partie basse, le monde réel, alors que le fond doré est le monde de Dieu. Mais cette colonne se fond dans l’infini en haut du tableau alors que, dans la partie basse, régie par la perspective, elle devient visible Le terme de la ligne de fuite qui se fond dans l’or du décor est donc l’infini. Cette colonne qui descend du divin sur la terre, constitue la figuration de l’Incarnation.
Si l’Annonciation de Lorenzetti constitue la première occurrence d’une intégration de la perspective dans le mystère de l’œuvre, les règles mathématiques de la perspective n’y sont pas encore complètement respectées (les diagonales des carreaux ne sont pas complètement alignées) comme si l’approche restait encore empirique.
La perspective de Brunelleschi : par l’expérimentation
La ligne de fuite de la perspective est donc déjà connue au XIVème siècle mais c’est à partir des années 1400 à 1425 que les concepts vont en être progressivement décrits. D’abord grâce à Brunelleschi (Voir l’article sur ce Blog l’article sur Brunelleschi et le dôme de Florence) qui va réaliser en 1416 une expérience permettant d’illustrer les lois de la perspective linéaire ou artificielle, par rapport à la perspective naturelle qui est celle de l’œil humain, illustrée par les recherches en optique.
La question posée est en effet de présenter de façon artificielle, une réalité simulée. Le moyen-âge disposait déjà des règles de la perspective mais il n’avait jamais songé à s’en emparer pour décrire une réalité simulée dans un tableau. Elles avaient été décrites par Vitruve dans son « Traité des dix livres de l’architecture » [iii] et s’appliquaient clairement au seul dessin d’architecture. Vitruve parle « de la “scenographia” comme “frontis” et “laterum absendentium adumbratio ad circinique centrum omnium linearum respondis” [la représentation de la façade et des murs latéraux de façon à ce que toutes les lignes correspondent au centre du cercle].
Si l’on assimile les “lignes” dont il parle aux lignes de convergence et le “centre du cercle” au point de fuite, la perspective est née » [iv].
Le livre de Vitruve était-il connu au moyen-âge ?
Il n’a subsisté qu’un seul exemplaire de son œuvre [v] écrite vers -25 et dédiée à l’empereur Auguste. Le traité a été rapporté des îles britanniques par Alcuin à la cour de Charlemagne où il a été étudié pour sa seule valeur philologique. Plusieurs copies en ont été faites dont il est prouvé que des auteurs comme Petrarque et Boccace en ont eu connaissance. Le livre a été redécouvert dans les archives de la bibliothèque de Saint-Gall en 1416, pendant le concile de Constance. Il est publié pour la première fois à Rome en 1486. Puis il fait l’objet d’une seconde édition, illustrée par les soins de Fra Giocondo, architecte célèbre de la Renaissance (voir l’article sur ce Blog sur le retour du roi Charles VIII à Amboise : les balbutiements de la Renaissance)
A l’époque de Brunelleschi, le traité de Vitruve est donc déjà connu chez les érudits et il n’est pas exclu que le génial architecte en ait entendu parler ou ait pu consulter cet ouvrage.
Brunelleschi sera le premier en Europe, à prendre conscience de l’intérêt présenté par la perspective pour simuler la réalité dans un tableau. Pour ce faire, il va se livrer à une petite expérience. Il dessine sur une tavoletta le baptistère de Florence, bien connu de tous les Florentins, en respectant tous les critères de la perspective : point de fuite, lignes parallèles, etc… Force est de constater que ces critères lui sont déjà connus à cette époque puisqu’il les met en œuvre. Son expérience a donc un tout autre intérêt que celui d’illustrer les lois de la perspective : c’est de montrer que l’on peut utiliser la perspective comme représentation exacte, simulée de la réalité, dans un tableau.
Pour réaliser cette expérience [vi], Brunelleschi convoque devant l’entrée du Baptistère de Florence, son ami Donatello, Luca della Robia le céramiste et Lorenzo Ghiberti son rival heureux des portes du Baptistère (voir sur ce Blog l’article sur Brunelleschi et le dôme de Florence). C’est une fraîche matinée de la fin de l’hiver 1416.
Est également présent à côté du Maître, un jeune homme de quinze ans, Tommaso di ser Giovanni un apprenti peintre que tout le monde désigne sous le sobriquet de Masaccio qui a conquis l’amitié de Brunelleschi, comme Donatello, près de vingt ans plus tôt. Brunelleschi présente alors à ses invités un tableau du Baptistère qu’il a peint minutieusement. Masaccio est le premier à voir ce qu’il prend pour une erreur du Maître : la colonne du miracle de saint Zénobie se trouve sur la peinture du côté opposé à la réalité ! Brunelleschi sourit en déclarant qu’il l’a fait exprès pour les besoins de son expérience. On remarque au bas du tableau un trou, tout petit du côté peint et qui va en s’élargissant du côté opposé. Enfin, le haut du tableau de Brunelleschi, qui représente le ciel est recouvert d’une plaque de métal argenté qui reflète le ciel pommelé de cette fin d’hiver.
Brunelleschi demande alors à Ghiberti de s’approcher. Il lui présente le tableau du côté opposé à la face peinte et lui demande de regarder par l’œilleton. Il lui demande ce qu’il voit ? Que voulez-vous que je voie sinon le baptistère ? lui répond Ghiberti. Alors Brunelleschi lui présente un miroir et lui demande de tenir ce miroir devant le tableau, occultant ainsi le Baptistère placé derrière. Et là, oh stupéfaction, le baptistère, caché par le miroir, apparaît intact aux yeux de l’observateur, la colonne du miracle de saint Zénobie, placée du bon côté, et le ciel changeant défilant sur le haut de l’image. Brunelleschi a présenté à ses invités, stupéfaits, une image simulée de la réalité, grâce à l’utilisation de la perspective linéaire sur un tableau réfléchi par un miroir.
Brunelleschi n’a pas encore conscience que sa re-découverte de la perspective va révolutionner l’art de la peinture du Quattrocento en sortant la peinture du cadre étroit du Moyen-Age. Désormais, le peintre devient un metteur en scène qui essaie d’adapter au cadre du tableau, une histoire ou un sujet, présentant l’apparence de la réalité.
Première application raisonnée de la Perspective : la Trinité de Masaccio
Le premier peintre à appliquer le principe de la perspective sur une fresque est le disciple de Brunelleschi, Masaccio, peut-être sur une esquisse du Maître : la fresque de la Trinité de l’église de Santa Maria Novella à Florence.
Dans ce tableau, réalisé entre 1425 et 1428, si l’on trace des lignes à partir du plafond à caissons, peint en trompe-l’œil, jusqu’au bas du tableau, on constate que les lignes se rejoignent toutes au niveau des yeux du crâne placé sous les pieds du Christ, exprimant une perspective centrale parfaite. La perspective étant la représentation simulée de la réalité, seuls la croix et le corps du Christ y échappent : faut-il penser que le corps du Christ n’est pas de ce monde parce qu’il échappe aux lois de la perspective ?
Incidemment, Masaccio a découvert, en recherchant la Perspective, la technique du « Trompe-l’œil ». Le plafond qui respecte les règles de la perspective avec un point de chute unique semble se creuser dans le mur comme le ferait une véritable chapelle.
https://www.youtube.com/watch?v=sspQwWaUjN0Video You Tube sur la Perspective et Masaccio
Dans la fresque de la chapelle Brancacci, représentant le Tribut, Masaccio présente en point de fuite central de la perspective, le visage de Jésus : toutes les lignes se croisent en ce lieu unique qui constitue le point d’attraction unique du tableau.
Chez les peintres hollandais de la même époque, la représentation de la perspective reste empirique avec des lignes qui ne se rejoignent pas. Tout se passe comme si ces peintres, ayant entendu parler de la perspective, essaient d’en approcher le principe sans en maîtriser encore le concept. Ainsi, dans le Retable de Mérode, datant de 1427, exposé au MET à New York, les lignes de fuite du panneau central courent-elles du haut vers le milieu de la toile, définissant une zone de fuite et non un point de fuite unique comme dans la fresque de Masaccio.
Dans ce tableau du triptyque de Mérode par le Maître de Flemalle, Robert Campin, du MET de New York, le tableau est remarquable par la recherche du détail et la beauté des personnages. Mais les lois de la perspective ne sont pas respectées et les tables sont présentées en perspective inversée, c’est-à-dire que les objets devraient tomber compte tenu de l’inclinaison des tables.
Le tableau suivant, du Chancelier Rolin et de la Vierge, de Jan Van Eyck, un tableau magnifique s’il en est, donne lieu à une interprétation aléatoire des règles de la perspective:
La vierge au chancelier Rolin Jan Van Eyck Musee du Louvre
Dans ce tableau de Van Eyck les lignes de perspective se rejoignent imparfaitement au niveau de l’île du fleuve.
Les règles de la perspective posées géométriquement : Léon Battista Alberti
En 1436, Leon Battista Alberti rédige les critères de l’art de peindre dans son « De Pictura » qu’il adresse pour avis à Brunelleschi : ce dernier est très fâché que des secrets d’experts soient ainsi galvaudés en place publique en langue italienne courante, ce qui amènera Alberti à reprendre son travail pour le publier en latin avec une dédicace à Gian Francesco de Gonzague, seigneur de Mantoue. Ce traité incorpore, pour la toute première fois dans la littérature, une démonstration scientifique de la perspective.
Pour Alberti, la perspective linéaire ou centrale [vii] se définit par rapport à l’œil du peintre qui définit le centre de l’œuvre. « La peinture sera donc une section de la pyramide visuelle à une distance donnée, le centre étant posé ». Cette peinture a donc des contours limités par la perspective. C’est un cadre, une fenêtre, qui définit une histoire à peindre. Ce n’est pas une fenêtre ouverte sur le monde mais une fenêtre ouverte sur le tableau, pour regarder l’histoire qui y est racontée.
Il faut déterminer les proportions des sujets représentés à partir de la règle commune selon laquelle la hauteur du sujet correspond environ à trois bras. A partir de cette mesure relative, il faut diviser la partie basse du rectangle en autant de parties équivalant à un bras qu’elle peut contenir. Puis, l’auteur dessine un point central situé au niveau de la tête des sujets à une hauteur telle que les objets peints semblent se trouver sur un sol plat. Puis l’auteur tire des lignes jusqu’à ce point central à partir des subdivisions de la base.
Les peintres contemporains expriment en général et à tort selon Alberti, la profondeur des sujets, en tirant une droite parallèle quelconque à la base. Puis ils tracent des droites parallèles à cette même droite, telles que l’écart avec la précédente droite est d’un tiers. Si l’écart de la droite initiale et de la base est de 6 cm, la droite parallèle suivante est à 4 cm, puis à 3 cm, puis à 2, etc… Cette méthode, estime Alberti, conduit à de graves erreurs de perspective.
La Madone du Chanoine Van der Paele Jan Van Eyck Groeninge Museum Bruges
La Madone du chanoine Van der Paele de Van Eyck, fournit une remarquable impression d’espace et de profondeur. Mais la perspective est incorrecte selon les critères d’Alberti, bien que cela ne saute pas aux yeux du spectateur émerveillé. .
Alberti utilise lui une méthode simple qui prend en compte la position du peintre par rapport à la toile, en traçant des lignes imaginaires entre l’œil de l’artiste et la base du tableau (vu alors de profil). L’œil de l’artiste a déjà servi à définir le centre de l’œuvre, situé sur une droite parallèle à la base. L’œil est donc plus ou moins éloigné du tableau selon que l’artiste souhaite donner davantage de perspective. La position de cet œil définit un point 0 ou E (pour « Œil »), extérieur au tableau, à partir duquel on trace des lignes depuis ce point, reliant les subdivisions de la base. A partir de la droite parallèle à la base, reliant l’œil de l’artiste et le centre de l’œuvre, on trace des perpendiculaires qui, par le croisement avec les lignes de l’œil à la base, vont déterminer l’exacte hauteur des personnages et des objets situés à l’intersection avec les perpendiculaires.
La maîtrise de la Perspective : Piero della Francesca
Les règles de la perspective ainsi posées, vont être vérifiées par le peintre mathématicien Piero della Francesca dans son œuvre « De prospectiva pingendi » (La perspective dans la peinture), élaborée entre 1470 et 1485. Cette œuvre va exercer une profonde influence sur l’art de la Renaissance pendant près d’un siècle. Dans le premier tome, Piero présente une vision typiquement Albertienne
Il énonce une théorie des proportions dans laquelle la modification de la taille d’un objet sur la toile est inversement proportionnelle à sa distance de l’œil, ce qui est l’exacte proposition d’Alberti. Puis il utilise une méthode géométrique de la perspective, qui simplifie celle d’Alberti en intégrant le tracé des diagonales comme principe même de la construction de la perspective.
La Perspective Cavalière You Tube
Piero della francesca La flagellation du Christ Galleria delle Marche Urbino
Tableau de la Flagellation du Christ de Piero della Francesca Circa 1455. En robe rouge Oddantonio, le demi-frère de Federico, en robe violette, le protonotaire Manfredi et en simarre turquoise brodée d’or, Tommaso dell Agnelo de Rimini.
Ce tableau est le premier réalisé pour le comte de Montefeltre, Federico. Il est resté assez mystérieux. Car s’il représente le premier duc d’Urbin, Oddantonio, pourquoi a-t-il été peint vers 1455, onze ans après sa mort ? Existe-t-il un message secret comme l’ont analysé certains historiens de l’art, cités par Robert de la Sizeranne, l’auteur du “Vertueux Condottiere” ?
La présence à l’avant du tableau du groupe de trois personnages à droite suggère qu’il s’agit du sujet central du tableau. Mais il ne faut pas oublier que, pour le spécialiste de la peinture mathématique et de la perspective qu’est Piero della Francesca, le sujet central de l’œuvre est constitué du point de fuite: c’est la perspective qui donne au groupe de la flagellation du Christ, en second plan, la position de premier plan. Si l’on trace les lignes de perspective du tableau, on constate qu’elles se rejoignent en un point de fuite unique qui se situe sur la droite du personnage chargé de la flagellation du Christ, désignant ce groupe de quatre personnages comme le sujet central de l’œuvre.
La question posée est donc de savoir pourquoi le peintre a choisi de placer trois spectateurs, qui tournent le dos à la scène, qui paraissent s’en désintéresser ?
Qui sont ces personnages ? En robe rouge Oddantonio, le demi-frère de Federico, en robe violette, le protonotaire Manfredi et en simarre turquoise brodée d’or, Tommaso dell Agnelo de Rimini. Oddantonio, premier duc d’Urbin, héritier légitime des Comtes de Montefeltre, s’est signalé par une série de crimes à l’égard de ses sujets, sous l’empire de ses deux conseillers, Manfredi et Agnelo de Rimini, placés auprès du jeune duc par le pire ennemi du comte de Montefeltro, Sigismond Malatesta. (Voir l’article sur ce Blog sur le Comte de Montefeltre Premières armes).
Ces trois personnages sont clairement des ennemis du comte de Montefeltre. Leur représentation à côté de la flagellation du Christ comporte nécessairement, onze ans après la mort du précédent duc d’Urbin, une connotation négative.
Justement, les trois personnages tournent le dos à la flagellation du Christ : ils paraissent s’en désintéresser alors que le duc Oddantonio devrait adopter une posture d’exemplarité, ce qui souligne le caractère non chrétien de ces trois personnages. Serait-ce alors une critique implicite des crimes commis par Oddantonio à l’égard de ses sujets ? Ce qui expliquerait que, consulté, le mécène, Federico de Montefeltre, aurait préféré que l’on voie dans cette posture, son prédécesseur plutôt que lui-même ?
Est-il possible que ce tableau délivre une morale politique ? Celle du bon gouvernement du comte Federico, par rapport au mauvais gouvernement de son prédécesseur ? Le bon prince qui a signé la charte de ses sujets et qui en a respecté scrupuleusement les termes (Voir l’article de ce Blog sur Federico de Montefeltre Section I Premières armes) , devient de ce fait, le symbole du bon gouvernement, par inférence, en pointant le mauvais qui se désintéresse de la flagellation du Christ, sujet central qui devrait intéresser tous les spectateurs de l’œuvre.
Dans ce tableau, on voit que l’utilisation de la Perspective crée une interprétation nouvelle de l’histoire racontée : la perspective devient un élément structurant de l’historia.
Un autre tableau de Piero della Francesca est l’illustration du même principe, celui de l’Incarnation.
Annonciation Piero della Francesca Fronton du polyptique de Saint Antoine Galleria Nazionale Umbra Perouse
Dans ce tableau, Daniel Arrasse estime que l’ange et Marie sont séparés par une colonne. Ils ne peuvent donc se voir l’un, l’autre. Le paradoxe de la perspective dans ce tableau réside dans le fait que ce tableau qui utilise rigoureusement les règles de la perspective, y présente des personnages dessinés en dehors de ces règles. Quelle en est la signification ?
Nous savons que le sujet représenté est celui de l’Incarnation par la représentation de l’esprit saint, symbolisé par la colombe au-dessus du bâtiment.
Quand Marie donne son accord, elle est immédiatement pénétrée par l’Esprit et se trouve enceinte du Sauveur. Or, le Christ, image de Dieu sur terre est à la fois de notre monde et de l’autre : il peut être représenté, à la différence de l’Incarnation.
Pour représenter malgré tout l’entrée de de Dieu dans notre monde, il fallait rendre évidente l’impuissance de la perspective, capable seulement de restituer les choses de notre monde.
L’Annonciation par Carlo Crivelli 1486 Londres National Gallery
Carlo Crivelli. 1486. Annonciation. Londres. National Gallery
Ce tableau de Carlo Crivelli reprend la même idée de la vierge et de l’archange qui ne peuvent pas se voir à travers les murs : ils ne se regardent même pas du reste. Tandis que l’esprit de Dieu s’incarne dans la vierge, l’archange semble discuter avec un évêque qui porte le modèle réduit d’une église à construire.
Le décor est celui d’un palais de la Renaissance sur la loggia duquel un paon s’étire nonchalamment. La Vierge, dans une pièce du bas, paraît abimée, emplie de respect, les mains croisées sur son corps, dans la lecture d’un livre ouvert sur un lutrin.
Ce groupe de trois personnages, au premier plan, échappe à la perspective qui régit tous les autres personnages, objets ou animaux du tableau, à l’exception des colombes qui paraissent très grosses compte tenu de l’éloignement et dont la taille ne parait pas régie par les lois de la perspective.
La perspective construit un monde régulier, proportionné à l’homme et dont la taille relative varie en fonction de l’éloignement. Tous les éléments du décor qui semblent échapper aux lois de la perspective, ont donc une raison d’être, celle de servir le dessein d’une idée religieuse.
On constate dans ce tableau que les objets ou animaux éloignés sont parfaitement visibles, ce qui n’est pas le cas dans la réalité, qui camoufle les détails, notamment au fur et à mesure de leur éloignement. Ceci s’explique parce que la perspective n’est pas une représentation fidèle de la réalité : c’est un calcul mathématique destiné à présenter une image simulée de la réalité. C’est un monde idéalisé, qui est présenté et non pas le monde réel.
Ce tableau de Crivelli confirme la fascination exercée à cette époque sur les artistes par la découverte de la perspective. On y utilise le confinement de l’espace par des murs pour rehausser l’impression de profondeur. L’œuvre fournit ainsi une illustration de la notion de point de fuite (toutes les lignes parallèles à la direction du regard semblent fuir vers la fenêtre du fond de la cour, à la hauteur de l’horizon représenté par l’étagère dans la pièce de la Vierge).
La perfection de la perspective linéaire: Rafaël
Les techniques de la perspective linéaire atteignent leur plus haut niveau de perfection avec Rafael Sanzio. Si l’on examine le mariage de la Vierge, ci-dessous, tableau daté de 1504 [viii], on constate que le tableau est partagé en deux parties égales par une ligne perpendiculaire à la base, passant par la porte du temple et par l’anneau que s’échangent Marie et Joseph. Toutes les lignes du tableau, marquées par le pavement, se rejoignent sur un point de fuite unique, situé dans la porte du temple, par l’ouverture duquel on aperçoit le ciel. C’est donc un lieu de lumière.
Mariage de la vierge Raphaël Sanzio 1504 huile sur bois 170×117 cm Milan Pinacoteca di Brera
Il y a autant d’hommes à droite de Joseph, que de femmes à gauche de Marie. Ils sont placés en arc de cercle autour des personnages centraux, invitant le spectateur à entrer dans le tableau.
A l’arrière, un temple polygonal est bâti : il est basé sur le modèle du Tempietto de San Pietro de Bramante. A l’arrière de ce dernier des collines sont dessinées pour accentuer l’effet de perspective. Leur contour est fluide et les couleurs se fondent dans le ciel. Leur présence s’explique par la nécessité de souligner l’effet de perspective.
On constate que le centre de l’œuvre est constitué par le temple dont on veut souligner la perspective par la convergence géométrique de toutes les caractéristiques.
Mariage de la vierge Raphaël Sanzio 1504 huile sur bois 170×117 cm Milan Pinacoteca di Brera
Ce tableau apporte en outre des éléments nouveaux qui concourent à la perspective mais qui sont de simples attributs de dessin : au bord du tableau, les personnages sont particulièrement colorés alors qu’au loin, les couleurs sont moins vivantes, atténuées. A l’arrière, les contours sont floutés tandis qu’au premier plan ils sont précis.
La perspective, représentation simulée de notre monde, s’est habillée de ses plus beaux atours, pour séduire le visiteur.
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[i] Erwin Panofsky (1892-1968) La perspective comme forme symbolique Editions de Minuit 1975.
[ii] Daniel ARASSE, L’Annonciation italienne, Edition Hazan, Paris 1999 Voir à ce sujet l’article Ambrogio Lorenzetti, l’Annonciation (1344, Sienne)
[iii] Traité des Dix livres de l’Architecture par Vitruve Ouvrage BNF
[iv] Article La perspective centrale.
[v] Voir l’article Wikipedia sur le De architectura de Vitruve
[vi] Article La mystification des sens par Francisco Martín Casalderrey — Images des Mathématiques, CNRS, 2013. Attention: La présentation par Brunelleschi devant le Baptistère est romancée .
[vii] Il existe de très nombreux sites présentant le texte traduit de la méthode d’Alberti. Je propose au lecteur qui souhaite approfondir l’explication des travaux de Brunelleschi et d’Alberti, de se reporter à l’excellent article de Jean Luc Antonucci « Perspective en construction » du site Entrelacs.
[viii] Lire le remarquable article sur Scaraba.net Le mariage de la vierge de Rafael.
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