Fils aîné de Rodrigo Borgia et de Vittoria Cattanei, César est destiné à faire carrière dans l’Eglise comme son père, tandis que son frère Juan, favorisé par la mort du frère aîné d’un lit précédent, collectionne les duchés et les honneurs malgré son incapacité notoire. Cesare souhaiterait être à la place de son frère mais sa carrière d’Eglise l’en empêche. Entre les deux frères ennemis la jalousie de César fait monter la tension à son paroxysme.
La jeunesse de César Borgia
César Borgia [i] naît en 1474 à l’abbaye de Subiaco, une commende que le vice-chancelier Rodrigo Borgia avait reçue de Sixte IV, en 1471. Ce monastère bénédictin fortifié à soixante-douze kilomètres à l’est de Rome avait été fondé au sixième siècle sur l’emplacement d’une ancienne villa romaine.
Sa mère, Vanozza Catanei, originaire de Mantoue avait une relation déjà ancienne avec le cardinal vice-chancelier Rodrigo Borgia, avec lequel elle vivait, quasi-maritalement depuis une dizaine d’années. En fait, le cardinal l’avait mariée avec un prête-nom, officier de la vice-chancellerie et elle vivait dans une grande maison de la place Pizzi di Merlo, toute proche du palais du cardinal. Mais ils se voyaient pratiquement tous les jours et Rodrigo Borgia avait pour elle une grande affection.

Portrait présumé de Vanozza Catanei par Innocenzo Francucci da Imola Galerie Borghese
Elle avait accouché de tous ses enfants à l’abbaye de Subiaco où elle se déplaçait, chaque année, avec tous ses gens, dès les premières chaleurs. Son mari suivait le cardinal lors de ses déplacements de sorte qu’aux yeux de tout un chacun, la morale était sauve. Cependant personne ne se laisser tromper par les apparences.
César est le deuxième fils de Rodrigo Borgia : le pape avait eu précédemment de mères inconnues, trois enfants, tous immédiatement reconnus et légitimés plus tard, par des bulles papales : Pedro-Luis, le fils aîné, né en 1468, puis c’est le tour en 1469 de Girolama et enfin, en 1470, celui d’Isabella. En 1474, alors que Rodrigo vit publiquement avec Vanozza depuis trois ans, ils ont un premier fils, César, que le Pape destine à la carrière noble, celle d’Eglise, puis ce sera le tour de Juan en 1475, de Lucrèce en 1480 et de Joffre en 1482.
L’aîné des garçons, Pedro-Luis est devenu duc de Gandie, une élévation consentie par le roi d’Aragon en remerciement du service essentiel rendu par le cardinal Borgia aux couronnes de Castille et d’Aragon (voir à ce sujet l’article sur ce Blog : L’ascension des Borgia : de Calixte III à Alexandre VI). Il se révèle vaillant homme de guerre au service des rois catholiques au siège de Ronda. Le roi Ferdinand lui promet une épouse de la maison royale d’Aragon, nièce de Ferdinand, Maria Henriquez. Mais Pedro-Luis décède prématurément. Juan est donc destiné à succéder à son frère et, si le roi d’Aragon donne son accord, à épouser Maria Henriquez.
César, dès sa naissance est légitimé comme les autres enfants du cardinal Borgia. Ce dernier a décidé que César ferait une carrière d’église. Une bulle de Sixte IV l’a dispensé bien qu’il fût le « fils naturel d’un cardinal-Evêque et d’une femme mariée », de prouver la légitimité de sa naissance pour accéder aux bénéfices ecclésiastiques.
Sixte IV lui a conféré, à l’âge de sept ans une prébende sur le chapitre de la cathédrale de Valence, rétrocédée par son père. Il est nommé un an plus tard protonotaire apostolique et il reçoit de son père un autre canonicat sur l’Evêché de Valence et les dignités de recteur de Gandie et d’archidiacre de Jativa (royaume de Valence) ville de naissance de Rodrigue Borgia.
A l’âge de neuf ans, il devient prévôt d’Albar, puis de Jativa et trésorier de Carthagène. Tous ces bénéfices lui sont accordés en fait par Rodrigo qui, par ce moyen tendait à conserver dans la famille la principauté ecclésiastique de Valence.
L’éducation de César est très soignée. Il est élevé à Rome jusqu’à l’âge de douze ans puis il part à Pérouse avec son précepteur espagnol Giovanni Vera, qui devait devenir plus tard Archevêque de Salerne et Cardinal. Il fait ses humanités à Pérouse pendant trois ans et il étudie le droit. En 1491, César part à l’Université de Pise suivre les cours de théologie. Il y rencontre le jeune cardinal Jean de Médicis (le futur Pape Léon X voir l’article sur ce Blog sur les Papes de 1471 à 1535), fils de Laurent le Magnifique. Le 12 septembre 1491, le pape Innocent VIII lui confère l’Evêché de Pampelune. L’année suivante, en 1492, son père Rodrigo est élu Pape sous le nom d’Alexandre VI. Dès son avènement il nomme César Archevêque de Valence, se dépouillant au profit de son fils afin de conserver les bénéfices espagnols dans la famille.
L’Evêque de Modène, ambassadeur du duc de Ferrare le décrit à cette époque en ces termes, cités par Ivan Cloulas : « Il me traita avec une grande familiarité. C’est un personnage d’un grand esprit, très remarquable et d’un caractère exquis ; ses façons sont celles d’un potentat, il a l’humeur sereine et pleine de gaieté et il respire la joie. Il est d’une grande modestie, son attitude est de beaucoup supérieure et d’un effet bien préférable à celle de son frère le duc de Gandie… ».
Le splendide Juan Borgia duc de Gandie
Le 16 juin 1493, Diego Lopez de Haro arrive à Rome : il vient de la part des rois catholiques, Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille protester contre la modération du Pape à l’égard des Juifs qu’ils ont chassé d’Espagne. Alexandre VI autorise Isabelle et Ferdinand à taxer les biens de l’Eglise d’Espagne pour financer la lutte contre les infidèles mais il se refuse de revenir sur la protection qu’il accorde aux Juifs à Rome. L’ambassadeur confirme, de la part des rois catholiques, leur accord pour que Juan succède à son frère, comme duc de Gandie et pour qu’il épouse la princesse dona Maria Henriquez.
Juan de Borgia quitte alors Rome pour rejoindre Barcelone. Le Pape lui a donné une série de conseillers d’Eglise, aragonais, chargés de veiller à ce que Juan ne fasse pas de bêtises irréparables. Il lui remet de très fortes sommes destinées à lui permettre d’acheter des terres adjacentes à son duché. Le 24 août 1493, le duc de Gandie est reçu triomphalement à Barcelone par son futur beau-père. Mais, après la célébration de ses noces, des bruits fâcheux arrivent à Rome : le jeune Borgia se livre à des plaisirs de bas étage.

Juan Borgia Musei San Domenico Forli
César, qui vient juste d’être nommé Cardinal, prend la plume de la part d’Alexandre VI, cité par Ivan Cloulas, pour sermonner son frère : « J’ai moins de joie de ma promotion au cardinalat que de peine à apprendre, par un rapport fait au Pape, votre mauvaise conduite à Barcelone : vous passez vos nuits à courir les rues, tuant les chiens et les chats, fréquentant les bordels, jouant grand jeu, plutôt que d’obéir à votre beau-père don Henriquez et rendre l’hommage que vous devez à dona Maria ».
Juan bafouille des explications embarrassées mais il obtempère. Il rejoint alors Valence, puis Gandie avec son épouse, où il s’installe en vivant sur un très grand pied.
Charles VIII à Rome
A Rome, César ne nourrit aucun intérêt pour la fonction ecclésiastique qui ne l’intéresse que pour l’argent qu’elle lui procure. Il paraît s’être résigné à exercer une vie de prince de l’Eglise : Comme le souligne Maria Bellonchi, il a compris qu’il lui faut taire ses sentiments, rester dissimulé et attendre. Mais ce n’est pas sans une pointe de regret qu’il voie son frère cadet, cet incapable, dont il connaît bien les défauts, la lâcheté, truster tous les honneurs et mener la vie de prince qui, pour l’instant, lui demeure interdite. Déjà, la bulle qui avait légitimé sa bâtardise en le désignant le fils de l’obscur Orignano et de Vanozza Catanei, avait blessé son orgueil.
En septembre 1494, Charles VIII a décidé de partir à la conquête du royaume de Naples dont il a hérité en vertu du testament du roy René d’Anjou (voir l’article sur ce Blog sur La première guerre d’Italie : l’éblouissement des jardins de Poggio Reale). A la mi-décembre 1494, les Français ont quitté Viterbe et se dirigents vers Rome. Le Saint-Siège a fait alliance avec Naples: il est donc virtuellement en guerre avec la France. Le Pape met à l’abri du château Saint-Ange tous les trésors du Vatican
Le dispositif français, réparti en trois armées, vise à prendre Rome dans un étau : la première armée composée de sept mille fantassins et de deux mille cavaliers milanais, repousse en Romagne, l’armée napolitaine et pontificale ; la deuxième qui entoure le roi, compte six mille fantassins et quatre mille cavaliers, qui s’apprêtent à rejoindre la première armée devant Tome. La troisième armée, forte de cinq mille fantassins et deux mille cavaliers est transportée par bateaux à Nettuno (Anzio) à soixante km au sud de Rome et elle doit faire sa jonction avec les Colonna, ennemis d’Alexandre VI, qui occupent Ostie, en accord avec le cardinal Julien della Rovere.
Depuis que le post d’Ostie est acquis aux Colonna, la disette sévit à Rome et le peuple n’est pas vraiment favorable à une lutte armée contre les Français. Les Français ne font-ils pas savoir haut et fort qu’ils ne sont pas les ennemis des Romains ?
Le 25 décembre 1494, le roi de France charge trois ambassadeurs dont le maréchal de Gié, de négocier l’entrée des troupes à Rome. Charles VIII avait reçu des recommandations précises de son épouse, Anne de Bretagne, pour le Pape, et une entrée en matière conflictuelle dans les Etats pontificaux lui aurait sérieusement perturbé sa vie conjugale.
L’armée française entre dans Rome le 31 décembre 1494. En dépit du caractère négocié de la trêve, l’arrivée des vingt-six mille hommes dans une ville de cinquante mille habitants, s’apparente à un sac. Les méthodes son expéditives : pour se loger, les troupes examinent les bâtiments qui leur plaisent, en extraient les habitants qui sont jetés à la rue et s’entassent en détruisant ou pillant le mobilier intérieur.
Le roi Charles VIII s’est installé au Palais de Saint-Marc (le palais de Venise).
Alexandre VI, enfermé au château Saint-Ange, comprend vite que l’urgence est de faire sortir l’armée française de Rome. Un traité est négocié à la hâte donnant libre passage aux troupes à travers les Etats pontificaux, l’ouverture de la forteresse de Civitavecchia et deux otages de marque, le prince Djem et Cesare Borgia. Les Français quittent Rome le 26 janvier.

Prince Djem Pinturicchio Musées du Vatican
César, qui a emmené vingt-deux mules lourdement chargées, a été nommé légat par le Pape et il doit couronner Charles lorsqu’il aura conquis Naples. A l’évidence, le Pape ne souhaite en aucune façon couronner Charles VIII, car il ne lui a pas donné l’investiture sur le royaume de Naples. Pendant le voyage, César a montré aux Français, pour endormir leur méfiance, les coffres sur deux de ses mules, remplis de vaisselle d’or et d’argent. Or, malencontreusement, les deux mules disparaissent. Puis, avec la complicité d’un de ses parents de Velletri, César s’échappe, déguisé en palefrenier. Le roi Charles, furieux, fait ouvrir les coffres des vingt mules : ils sont remplis de pierres !
Charles est convaincu d’avoir été joué. Mais Alexandre VI feint la surprise et déclare hautement que César a mal agi. Mais il n’expédie pas de légat de remplacement comme le lui réclame le roi de France.
Puis, le Pape apprend que le prince Djem, l’otage, le frère du sultan de Constantinople, est gravement malade. Il va mourir à Capoue. Aussitôt, on accuse Alexandre VI de l’avoir fait empoisonner. Le Pape ne vient-il pas de recevoir une lettre de Bajazet lui offrant 300 000 ducats s’il s’arrange pour faire disparaître son frère ? Il est incontestable que la mort du prince Djem arrange le Pape qui ne souhaite pas vraiment que les Français aillent faire la guerre aux Turcs, compte tenu de ses excellentes relations avec le sultan.
L’union sacrée contre les Français
Entre temps, la situation politique italienne s’est complètement renversée. L’armée française à Naples est attaquée par un mal inconnu, la syphilis, qui fait des ravages. Les agressions contre les garnisons françaises, un peu partout en Italie, se multiplient. Les Français sont désormais sur la défensive. Le duc d’Orléans, futur Louis XII, au mépris de toutes les lois de l’amitié, vient de se saisir de la ville de Novare, dans le duché de Milan en s’y enfermant avec sept mille hommes de renfort destinés à Charles VIII (voir sur ce Blog Les ducs de Milan de 1350 à 1435 et l’article sur Georges d’Amboise), provoquant un renversement d’alliances du duc de Milan, qui ne peut pas penser qu’il n’y ait pas connivence avec Charles VIII. Une ligue regroupant l’Espagne, Venise, Milan et Rome, s’est rapidement formée. Les coalisés lèvent à marche forcée une armée de 36 000 cavaliers et 18 000 fantassins, dont ils confient le commandement à François II de Gonzague, marquis de Mantoue. Son objectif : capturer l’armée française à son retour de Naples.

Ludovic Le more Bibl. Château Trivulzio Milan
Cette armée remonte désormais la péninsule italienne à marche forcée. Elle est bloquée devant Fornoue par l’immense armée coalisée cinq fois plus nombreuse. Mais la cavalerie lourde française, la meilleure du monde, charge. En moins d’une heure, la « furia francese » permet de rompre les lignes ennemies et les Français réussissent à se frayer un passage entre les lignes ennemies qui se referment derrière elles, capturant ainsi tous les bagages de l’armée et le fruit de toutes ses rapines en Italie.
La défaite de Fornoue est revendiquée comme une victoire par les coalisés car ils peuvent exposer à Venise les dépouilles de Charles VIII. François II de Gonzague est fêté partout en Italie et reçu en grande pompe par le Pape.

François II de Gonzague Marquis de Mantoue Beau frère d’Alphonse de Ferrare Galerie des Offices Florence
La famille Borgia
A Rome, en 1496, le Pape a réuni ses enfants. Sancia et Joffre sont venus de Naples, accueillis par Lucrèce et son mari qui se sont réinstallés au palais de Santa Maria in Porticu, tout proche du palais pontifical. A la fin juin 1496, don Juan de Gandie prend congé de son épouse, Maria Enriquez, alors enceinte. Le 10 août, il fait son entrée dans Rome. D’emblée, le luxe de Juan éclipse la tenue plus modeste de son frère, César, venu l’accueillir. Le Pape a formé le projet de donner à juan de Gandie une principauté formée aux dépens de la famille Orsini qui l’avait trahi lors du passage des Français.

Biagio di Antonio Tucci Portrait de jeune homme présumé celui de Geoffroi Borgia National Gallery of Art Washington
Une expédition est montée, dont Juan prendra le commandement pour conquérir les biens des Orsini. L’occasion est propice car le chef de la famille, Virginio Orsini qui avait fait alliance avec les Français du comte de Montpensier vice-roi de Naples (père du futur connétable Charles III de Bourbon), vient d’être capturé à Naples et il a été enfermé au château de l’œuf.

Les Borgia John Collier Ipswich Museum and Art Gallery
Très opportunément, Virginio va bientôt mourir en prison, une mort rapide dont le Saint-Père va être crédité. Juan est alors intronisé Gonfalonnier de l’Eglise et il reçoit le bâton de capitaine général des troupes pontificales. Le duc Guidobaldo d’Urbin, reçoit lui aussi un bâton de commandement. Il est chargé de diriger les opérations militaires contre les Orsini, Juan étant totalement inexpérimenté.
Le début de la campagne, fin octobre 1496, est une promenade militaire. Une dizaine de places tombent rapidement et bientôt, l’armée pontificale vient investir la forteresse de Bracciano sur le lac du même nom à soixante km au nord de Rome. Trois mois durant le siège continue sans gain concret. Pendant ce temps, les frères Orsini peuvent compter sur l’argent de la France qui leur permet de recruter des fantassins qu’ils équipent de lances plus longues que celles des Suisses de l’armée pontificale. Puis ils rencontrent l’armée des Suisses pontificaux le 25 janvier 1497 : les suisses sont défaits et le duc d’Urbin, capturé. La mort dans l’âme, le Pape doit renoncer à son projet de principauté et signer le retour en grâce des Orsini.

Chateau Odescalchi des Orsini Bracciano Crédit photo Site du Musée du château
Dépité, le Pape rend responsable de cet échec, non pas l’incapable duc de Gandie, mais le duc d’Urbin qu’il laisse seul payer la rançon de cinquante mille ducats que lui réclament les Orsini qui payent cinquante mille ducats au Pape pour leur retour en grâce. L’amitié du Pape coûte cher à ceux qui le servent. Heureusement, Gonzalve de Cordoue, « el gran capitan », que le roi d’Aragon a expédié en Italie pour chasser les Français, reconquiert la forteresse d’Ostie, permettant à Juan de défiler dans Rome devant les prisonniers comme s’il était le vainqueur.
Le matin de Pâques 1497, Giovanni Sforza l’époux de Lucrèce, s’est enfui de Rome. Lucrèce se plaignait que son époux la délaissait. César, peu de temps auparavant était venu voir sa sœur en lui indiquant que des ordres avaient été donnés pour assassiner son mari. Charitable, Lucrèce a prévenu Giovanni….
Pendant que les deux frères ennemis, César et Juan, se partagent les faveurs de leur belle-sœur, Sancia d’Aragon, Lucrèce part s’enfermer, pendant l’absence de son mari, au couvent de San-Sisto.
Assassinat du duc de Gandie
César est ulcéré de la nullité de son frère et de la cécité de son père qui ne paraît pas s’en apercevoir. Et loin de là puisqu’il reprend son idée de principauté en réunissant des territoires appartenant à l’Eglise dans le royaume de Naples, qu’il réunit en un duché de Bénévent qu’il attribue à son fils, le duc de Gandie, avec droit de succession par légitime mariage.
C’est alors que Vanozza Cattanei invite ses deux fils et tous les amis des Borgia dans sa vigne sur l’Esquilin, près de Saint-Pierre aux Liens. Elle espère obtenir une franche réconciliation de ses deux fils. Pendant la fête, un homme masqué vient murmurer quelques mots à l’oreille du duc de Gandie. Lorsque le duc repart, il est accompagné de son frère César et de leur petit-cousin, le cardinal Jean de Borgia. Ce dernier les quitte près de la place Pizzi di Merlo et les deux frères se séparent au pont Saint-Ange. Là, l’homme masqué attend Juan et il monte en croupe derrière lui. Juan place l’homme en faction sur la place. S’il n’a pas reparu avant une heure, il doit rentrer chez lui.
Le lendemain, le 15 juin, Juan n’est pas rentré chez lui. Les domestiques avertissent le Pape. Ce dernier n’est pas inquiet : si Juan a fait une nouvelle conquête, il va se reposer et reparaître au plus tard en fin de journée. Mais la nuit arrive et le Pape s’inquiète alors sérieusement. Il fait donner la troupe pour rechercher activement don Juan dans toutes les maisons.
On retrouve l’écuyer du duc, grièvement blessé et incapable de fournir aucun renseignement. La mule du duc de Gandie est retrouvée : les étriers ont été tirés avec violence. Puis un témoin se présente : il a passé la nuit au bord du Tibre à surveiller une cargaison de bois. Vers cinq heures, le 16 juin, il a vu deux hommes sortir avec précaution d’une rue et observer les alentours. Deux autres hommes sortent de la même rue et observent à leur tour. Ils donnent alors un signal. Un cavalier est alors sorti de la ruelle, portant un cadavre en travers de la selle.
Arrivés au bord du fleuve près du déversoir des chariots d’ordure, les deux piétons ont attrapé le corps et l’ont lancé de toutes leurs forces dans le courant. Le cavalier leur ayant demandé si le corps s’était bien enfoncé, ils ont répondu « Oui Monseigneur ».
On fait alors appel aux pêcheurs et nageurs de la ville pour repêcher le corps qui est retrouvé à la nuit tombante. Il s’agit bien du duc. Sa bourse contient trente ducats : le vol n’est donc pas le mobile du meurtre. On dénombre neuf coups de dague : huit au torse at aux jambes et un, mortel, à la gorge.
Les vers cruels de Sannnazar, rapportés par Ivan Cloulas, vont bientôt circuler :
« Que tu sois un pêcheur d’hommes, Sixte,
Nous le croyons aisément,
Puisque tu as repêché ton fils dans tes filets »
Le Pape est bouleversé. Son chagrin est immense. Pendant que l’enquête s’organise, il s’enferme dans sa chambre pour pleurer son fils assassiné.
Plusieurs hypothèses sont avancées. Les Orsini ? Leur chef Virginio a été assassiné à Naples ! Auraient-ils pu se venger du Pape en assassinant son fils chéri ? Le duc d’Urbin ? Aurait-il voulu se venger du Pape de l’avoir laissé payer seul sa rançon aux Orsini ? Le cardinal Ascanio Sforza aurait-il voulu venger son majordome assassiné par Juan de Gandie ? Un père ou un mari trompé aurait-il voulu venger son honneur ?
Les hypothèses ne manquent pas car on connaît l’amour immodéré du Pape pour son fils et le Pape ne manque pas d’ennemis. Toutefois, personne ne se hasarde à nommer César dont la féroce jalousie à l’égard de son frère était connue de tous, ce qui avait motivée la réunion de famille organisée par sa mère deux jours plus tôt.
Dès le 23 juin, l’ambassadeur de Florence écrit à la Seigneurie que le Pape détient les preuves du meurtre mais il ne souhaite pas accélérer la procédure car les coupables sont d’importance. D’ailleurs, moins d’un mois après le meurtre, le Pape fait cesser l’enquête sans avoir puni les coupables. On murmure que c’est le Cardinal Borgia qui l’a assassiné. Quel est le mobile du crime ?
César a toujours voulu avoir une carrière princière que sa robe d’Eglise l’a empêché de conduire. La mort de son frère pourrait contraindre le Pape à rendre César à l’état laïc qu’il ambitionne ? Car Juan vivant, c’était l’incapacité pour lui, César, de faire valoir ses réelles compétences.
Un deuxième époux pour Lucrèce: Alphonse d’Aragon
Le Pape n’a pas cherché à revoir le Cardinal de Valence avant son départ pour Naples où il doit couronner le roi Frédéric. Sa mission est un grand succès, accueilli avec enthousiasme à son retour de Naples, par le collège des cardinaux, le Pape se contente, froidement de l’accolade, preuve, selon Ivan Cloulas, qu’il le croit coupable de l’assassinat de son frère.
Puis le Pape s’occupe d’obtenir l’annulation du mariage de sa fille Lucrèce et de Giovanni Sforza, pour non consommation. Mais le comte de Pesaro refuse. Finalement, le Pape négocie directement avec le duc de Milan Ludovic le More, qui a, depuis l’élection de Louis XII en France, qui revendique son héritage milanais (voir l’article sur les ducs de Milan sur ce Blog), un urgent besoin d’alliances. Giovanni Sforza est alors contraint de signer son attestation de carence maritale. (Tous ces faits sont décrits en détail sur ce Blog dans La saga des Borgia 2 Lucrèce Borgia).
César se prend alors à rêver du royaume de Naples, dès qu’il se sera délivré de la pourpre cardinalice. Il se verrait bien épouser la fille du roi de Naples, Carlotta, une princesse élevée en France auprès d’Anne de Bretagne. Il est donc favorable à une union entre sa sœur, Lucrèce et Alphonse d’Aragon, le fils naturel du feu roi Alphonse II de Naples. César a rencontré Alphonse à Naples : c’est un des plus beaux princes qui soient, aux manières aimables et doux de caractère. Il le choisit donc pour sa sœur. Les négociations sont rapidement menées : le roi de Naples offre à Alphonse le titre de Duc de Bisceglia et un important revenu. César promet une dot de 40 000 ducats.
Un amant perturbateur: Pedro Caldes
Mais, au cours des négociations, César découvre que sa sœur est enceinte ! Un mois après l’annulation de son mariage avec Giovanni Sforza où elle a été déclarée intacte ! Le scandale va être énorme. Peut-être même que César sera placé dans l’obligation de renoncer à ses ambitions napolitaines ?
Il mène donc une rapide enquête et il identifie le fautif. C’est un jeu camérier espagnol du Pape, Pedro Caldes, dit Perotto, que le Saint-Père a choisi comme factotum pour le courrier adressé à sa fille, retirée au couvent. Entre le jeune homme et l’épouse de dix-sept ans délaissée, une idylle s’est créée à l’abri des murs du couvent, loin des espions de la capitale pontificale. La fidèle servante de Lucrèce, Pantasiléa, a facilité les rendez-vous des amoureux. Mais ils n’ont pas été suffisamment prudents et Lucrèce est désormais enceinte de six mois.
César se rend, fou de rage, dans les appartements Borgia. Il aperçoit Perotto et se rue à sa poursuite. Ce dernier s’échappe et parvient à se réfugier dans la salle d’audience où le Pape reçoit ses cardinaux. Il se prosterne aux pieds du Pape qui voit arriver César, l’épée levée. Le Pape l’entoure de son étole pour le protéger. Mais César tape si fort que du sang du pauvre Perotto, gicle sur le visage du Saint-Père.
Perotto, blessé, est expédié dans un cachot. Il n’y terminera pas la nuit car il sera étranglé puis jeté dans le Tibre. La fidèle servante de Lucrèce, Pantasilea, subira le même sort.
L’essentiel, après cet esclandre, c’est de camoufler l’état de Lucrèce. Un silence de plomb s’abat sur Rome, le temps de la délivrance de Lucrèce. Mais la nouvelle est parvenue à s’ébruiter car le secrétaire du tyran de Bologne, Bentivoglio écrit, cité par Ivan Cloulas, le 2 mars 1498, au Marquis de Mantoue, que Perotto a été emprisonné pour avoir engrossé la fille de sa Sainteté !
La légende noire des Borgia
Le fils de Lucrèce, Jean, naît en mars 1498. Ce bébé il faudra le doter mais comment faire ? Car le Pape ne peut doter de biens d’Eglise, que ses enfants. Or Jean est le fils de sa fille ! Il pourrait déclarer que c’est son fils ? Mais les lois de l’Eglise interdisent de reconnaître un bébé né pendant le pontificat du Pape ! Pour doter son petit-fils, le Pape va se livrer à un montage juridique par lequel on déclarera dans une première bulle que ce fils est celui de César, ceci permettant de le légitimer. Puis dans une seconde bulle, secrète, le Pape déclarera qu’il s’agit en réalité de son fils.
Voilà comment naissent les légendes. Car la bulle secrète ne la reste pas longtemps. Dès la mort d’Alexandre VI cinq ans plus tard, son successeur, Jules II, l’ancien cardinal della Rovere, qui haïssait les Borgia s’empresse d’en révéler le contenu au monde incrédule. Et voilà notre Lucrèce révélée comme l’amante, à la fois, du Pape et de son fils : une accusation parfaitement compromettante, appuyée sur des pièces irrécusables, mais complètement fausses.
Alliance entre Alexandre VI et le roi Louis XII
Pour l’heure, personne ne parle de ce bébé car l’urgent est le rétablissement de Lucrèce pour son mariage avec Alphonse d’Aragon. Le mariage par procuration est signé à Naples le 29 juin 1498. Puis, le 17 août 1498, César Borgia se démet solennellement de sa pourpre cardinalice. Il s’agit d’une première dans l’histoire de l’Eglise. L’ambassadeur d’Aragon proteste pour la forme car il a appris que César doit passer au service du roi de France. Mais le Pape réplique que le tempérament amoureux et les goûts mondains du cardinal de Valence sont un objet de scandale pour un cardinal qui, en optant pour la vie laïque, pourra se réconcilier avec sa conscience.

Cesar Borgia quitte le Vatican Giuseppe Lorenzo Gatteri 1829 86 Museo Civico Revoltella, Trieste Italy
Certes, César abandonne des revenus de plus de 35 000 ducats en Espagne. Mais les tractations engagées avec Louis XII, qui vient de succéder, le 7 avril 1498, au roi Charles VIII, ont permis de doter César d’un patrimoine de remplacement, avec la Seigneurie d’Issoudun et les comtés de Diois et de Valence représentant, en tout, un revenu de vingt mille livres. Le cardinal de Valence en Aragon est devenu le Comte de Valence en France, un fief récupéré sur la famille de Poytiers (voir sur ce Blog Le procès criminel de Jehan de Saint-Vallier).
Mais César, bien que légitimé par le Pape et abondamment pourvu par Louis XII, César est un bâtard. Carlotta, princesse légitime, refuse absolument ce parti pour époux. En juillet 1498, le roi de Naples confie à Gonzalve de Cordoue qu’il aimerait mieux renoncer à son royaume et à sa vie que consentir à ce mariage. Le roi de Naples est allié avec le Pape pour le meilleur, mais pas pour le pire.
Mais Alexandre VI ne renonce pas. Il envisage alors de prendre comme allié de cette négociation matrimoniale, visant à faire céder le roi de Naples, le roi Louis XII, à la cour duquel réside Carlotta et qui justement, a besoin du Pape. Louis XII est en effet marié à Jeanne de France, la fille du roi Louis XI avec laquelle ils n’ont pas eu d’enfant. Il cherche à faire annuler son mariage pour épouser Anne de Bretagne, sa cousine, dont le contrat de mariage avec le roi précédent stipulait que la duchesse-reine devait, en cas de veuvage, épouser le successeur au trône de France. Mais le Pape connaît bien la question de l’annulation maintenant, avec la procédure conduite contre Giovanni Sforza. Il déclare à Louis XII que le seul motif d’annulation est celui de la non consommation du mariage. Que Louis XII prouve que le mariage n’a pas été consommé et le Pape apportera son exception de consanguinité pour permettre à Louis XII d’épouser sa cousine, Anne de Bretagne.
C’est ce qui est fait dans un procès célèbre (raconté sur ce Blog Le procès pour l’annulation du mariage de Louis XII).
Un accord est signé entre le roi de France et l’ambassadeur du Saint-Père, Fernando de Almeida, Evêque de Ceuta en Afrique. Louis XII promet de marier César avec la fille du roi de Naples, dame d’honneur d’Anne de Bretagne, de lui donner les comtés de Valence et Die en Dauphiné. Le comté de Valence sera érigé en duché. Le fils du Pape recevra une compagnie de 100 lances (six cents hommes d’armes) portée à 300 lances lorsque le roi entrera en Italie. Une fois installé à Milan, le roi lui fera don du comté d’Asti.
César Borgia à Chinon
César ainsi titré, part de Rome avec une escorte de trente jeunes seigneurs romains, la bulle d’exemption de consanguinité permettant le remariage du roi Louis XII, la bulle élevant George d’Amboise, ministre de Louis XII et Archevêque de Rouen à la dignité cardinalice, plus une somme de deux cents mille ducats. L’ambassadeur de Mantoue, cité par Ivan Cloulas décrit la somptueuse tenue de César : « pourpoint de damas blanc brodé d’or, manteau de velours noir à la française, béret de velours noir orné d’un panache blanc et garni de fabuleux rubis »…
Le duc de Valence a reçu mandat de son père, le Saint-Père, de se hâter avec lenteur. Jeanne de France, l’épouse du roi, dont le mariage doit être annulé par un procès, vit en odeur de sainteté et il ne faudrait pas laisser croire que sa Sainteté a cautionné cette annulation. César devra donc arriver une fois le procès arrivé à son terme. Ce qui laisse le temps au duc de Valentinois de s’arrêter à Avignon où il rencontre le cardinal della Rovere, légat du Pape, qui s’est réconcilié avec ce dernier. Puis, alors que le « mal français » (la syphilis) lui déclenche une vilaine éruption cutanée, il va prendre possession de son duché de Valence. Le 17 décembre, le jour où le jugement d’annulation est prononcé à Amboise, il est aux portes de Chinon.

Arch. d’Amboise Musée de Dôle
Georges d’Amboise, le futur cardinal, vient l’accueillir avec le comte de Ravenstein, Philippe de Clèves, neveu de Louis XII. Le cortège, observé par le roi depuis une fenêtre, défile devant le château de Chinon : le train du duc, rapporté par Ivan Cloulas, comporte « soixante-dix bêtes de somme chargées de bagages dont douze mulets carapaçonnés de satin jaune rayé, dix mulets couverts de drap d’or, seize beaux coursiers couverts de drap d’or rouge et jaune, dix-huit pages montés les suivent, puis deux mulets couverts de drap d’or et portant des coffres ; suivent les trente seigneurs du duc vêtus de drap d’or et d’argent, puis trois ménétriers vêtus de drap d’or et quatre sonneurs de trompettes d’argent ; viennent ensuite vingt-quatre laquais habillés mi velours cramoisi, mi-partie de soie jaune. Apparaît ensuite le duc qui chevauche un magnifique coursier gris pommelé, carapaçonné de satin rouge et de drap d’or. On s’extasie sur ses magnifiques rubis, sur son collier d’or valant bien 30 000 ducats, sur les joyaux de ses vêtements, le travail de ses bottes bordées de cordons d’or et incrustées de perles, le harnachement de son cheval chargé d’orfèvrerie et de perles, le harnais d’une petite mule qui suit le duc, couvert de petites roses d’or fin. En fin de cortège, un train de vingt- quatre mulets et douze chariots transporte la vaisselle précieuse et le mobilier ducal. Brantôme rapporte qu’il ne faut pas douter que le roi ne s’en moquât, disant que c’était trop pour un petit duc de Valentinois ».
Lors d’un banquet, le 2 mars 1499, il place le duc de Valentinois en face de Charlotte d’Aragon. Mais la princesse de Naples regarde à peine son prétendant. Louis XII propose sa propre nièce, la fille de Jean de Foix, Germaine, mais cette dernière (1488-1538), qui épousera plus tard le roi d’Aragon, Ferdinand et qui sera la maîtresse de Charles-Quint, refuse.
César va-t-il devenir la risée de l’Europe ? Fort heureusement, un nouveau parti, activement recherché par le roi et la reine, se présente. « Alain d’Albret propose sa fille Charlotte. Il est duc de Guyenne, comte de Gaure et de Castres. Son épouse, Françoise de Bretagne, parente d’Anne de Bretagne, est comtesse de Périgord, vicomtesse de Limoges et dame d’Avesnes. Le fils aîné, Jean, est roi de Navarre ». Charlotte d’Albret est une jeune femme belle, intelligente, et dame d’honneur d’Anne de Bretagne.
Les négociations avec Alain d’Albret sont longues et difficiles. Le 10 mai 1499, enfin, les deux parties signent le contrat de mariage en présence du roi et de la reine, du cardinal d’Amboise et des principaux dignitaires de la couronne. Pour faciliter la conclusion du mariage, le Pape a promis d’élever cardinal un frère de Charlotte, Amanieu d’Albret.
Le mariage est célébré et consommé le 12 mai 1499. Charlotte d’Albret est enchantée des performances de son époux. « Le roi Louis XII écrit au Pape, pour se réjouir (sic) que son fils ait réalisé des prouesses amoureuses deux fois plus importantes que lui-même avec Anne de Bretagne : lui-même avait rompu quatre lances alors que César en a brisé huit : deux avant le dîner et six pendant la nuit ».
Fut-ce pour ce haut fait ? César est décoré le 19 mai, de l’Ordre de Saint-Michel.
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[i] Cet article est intégralement issu du remarquable ouvrage d’Ivan Cloulas, Les Borgia, 1987 publié chez FAYARD. Tous les textes cités en italique sont empruntés de cet ouvrage.
[…] part de lauriers. Il fait jouer les clauses de l’accord négocié entre Rome et Louis XII (voir César Borgia Première partie) pour se faire octroyer des troupes par Louis XII. Pour l’heure, sa cible est Ferrare. Son […]