Pomponio Leto est l’un des plus grands humanistes de son siècle. Fondateur de l’Academia Romana, il veut restaurer la Rome antique qu’il fait revivre à travers ses usages et ses fêtes. Il fut l’un des plus grands experts en littérature gréco-latine de son temps. Pomponio Leto est crédité avoir joué un rôle majeur dans la propagation générale de l’humanisme en Italie et le développement d’une pédagogie appropriée pour l’étude des sciences humaines dans les universités.
Giulio Pomponio Leto (1428-1497)[i], est originaire du royaume napolitain: il est le fils illégitime d’un seigneur de la famille Sanseverino. Il se rend très jeune à Rome , où il étudie d’abord sous un habile grammairien de ce temps Pietro da Monopoli, et ensuite la littérature classique avec Laurent Valla (1407-1457), qui est, d’après Erasme, le meilleur grammairien de son temps et de Theodore Gazis ou Gaza (1400-1475), un humaniste grec, traducteur d’Aristote. Laurent Valla étant mort en 1457, Pomponio lui succède à la chaire. Le jeune latiniste est devenu professeur de rhétorique à l’Université de Rome. Il fraye avec Filippo Buonaccorsi, l’un de ses élèves (1437 à 1496) et Niccolo Cosmico Lelio (1420 à 1500).
Lorsque Pomponio décide de créer son “Academia Romana“, en 1465, le principe de l’académie est de restaurer les valeurs et les vertus du monde classique : le terme « restauration » va relativement loin car il est question de célébrer des cérémonies antiques, d’anciennes festivités qu’ils empruntent aux auteurs classiques. Parmi ces dernières, figure la fête des bergers, ou « Palilia », célébrée tous les 21 Avril, jour anniversaire de la fondation de Rome, évoquée dans les Fastes d’Ovide.
Les réunions de ces hommes de lettres roulent sur les monuments de Rome, sur les langues grecque et latine, sur les ouvrages des anciens auteurs, et quelquefois sur des questions philosophiques. La plupart de ces académiciens sont des jeunes. Ils décident d’adopter de nouveaux noms, davantage en rapport avec le monde qu’ils envisagent de restaurer : le fondateur choisit celui de Pomponio Leto, ou plutôt de « Julius Pomponio Letus », Filippo Buonaccorsi devient “Callimaco Esperiente” ou « Callimachus Experiens», Niccolo Lelio, prend le nom de« Cosmicus », Bartolommeo Sacchi, celui de “Platina“.
Le petit groupe des brillants lettrés, dans leur conversations philosophiques, se sont-ils permis des comparaisons entre les institutions modernes et anciennes, dans lesquelles les premières n’avaient pas l’avantage ? Les pratiques épicuriennes de Platina ont-elles été mal interprétées ? Il se murmure que les fêtes romaines qu’ils organisent dépassent les bornes.
Le pape Paul II n’est pas vraiment un humaniste. Il n’a aucune sympathie pour les milieux intellectuels de Rome. Lors de son avènement, l’une de ses premières décisions a été de liquider dans son intégralité, le collège des Abréviateurs, qui faisait vivre nombre de lettrés, qui ont tous exprimé, de façon un peu bruyante, leur émotion de se voir couper les vivres. Platina aurait même adressé au pape une lettre “menaçante“?
De surcroît, Paul II se méfie des hérésies et de tout ce qui peut réduire le pouvoir des papes à Rome. Il a été déjà difficile de venir à bout des Hussites de Bohême. Il ne manque pas à Rome, comme partout ailleurs, de bonnes âmes pour rapporter au pape les excès de l’Académia Romana. La volonté du petit groupe de revisiter les festivités romaines est analysée par le pape comme un mépris de la religion. De là à juger qu’il y a complot contre l’Eglise, il n’y a qu’un pas. Puisque le procès est uniquement à charge, s’il y a complot contre l’Eglise, c’est que son chef, le pape est directement menacé par la conspiration !
Platina, dans son “Histoire des Papes“, raconte cette affaire dans le détail: Paul II donne, en 1468, au peuple romain des spectacles et des fêtes pendant le carnaval, lorsqu’on vient lui dénoncer cette prétendue conspiration, Effrayé, ou feignant de l’être, il ordonne aussitôt la fermeture de “l’Academia Romana” un grand nombre d’arrestations, et entre autres celle de Platina et de tous les académiciens qu’on peut trouver. Ils sont immédiatement incarcérés, mis à la question (sans doute l’estrapade), et ils souffrent à cette occasion de si horribles tortures , que l’un d’entre eux, Agostino Campano, jeune homme de plein d’avenir, décède des suites de ces tortures.
Deux hommes échappent à ces arrestations: le poète Philippe Buonaccorsi, qui réussit à s’enfuir et Pomponio Leto qui, pour l’heure, se trouve à Venise, emprisonné à la suite d’une bien curieuse affaire. Il est parti à Venise en 1467, dans le but d’apprendre l’arabe et de se perfectionner en grec. Là, il a dispensé des enseignements à des enfants de deux des plus grandes familles de Venise. Il a été arrêté d’ordre du Conseil des Dix, parce qu’il aurait fait lire à ces jeunes enfants des poésies de sa composition, assez libres. Il se serait livré à des gestes suspects à l’égard de ses ouailles et certains propos pourraient le faire taxer de sodomie. Il s’agit d’une accusation extrêmement grave, punie de la peine de mort.
Le scandale à Rome est énorme et Paul II, pape d’origine vénitienne, obtient sans difficulté de la Sérénissime, l’extradition du suspect, qui est expédié à Rome, enchaîné comme un criminel. Arrivé au château Saint-Ange, il est livré à la question, qui ne réussit pas plus avec lui qu’avec les autres à lui faire avouer quoi que ce soit de répréhensible.
L’arrivée de l’empereur Frédéric III interrompt pour quelque temps la procédure. Dès qu’il est reparti, le pape se rend lui même au château St.-Ange, et tient à examiner lui-même les prisonniers, non plus sur le crime de conspiration contre le pape et l’Eglise, mais sur le chef d’accusation de l’hérésie dont on les suppose les auteurs. Il fait ensuite soumettre leurs dépositions à l’examen des plus savants théologiens, qui n’y trouvent pas d’hérésie. Paul retournera cependant une seconde fois au château, et, après une nouvelle épreuve tout aussi inutile que la première , il finit par déclarer qu’à l’avenir on tiendrait pour hérétique quiconque prononcerait, ou sérieusement, ou même en plaisantant, le nom d’académie.
Bien que toutes les poursuites se soient avérées sans consistance, il ne rend pourtant point encore leur liberté aux accusés. Il va les retenir en prison jusqu’au début de l’année 1469, date à laquelle les prisonniers sont élargis. Paul Il va mourir trois ans plus tard, le 26 juillet 1471, sans avoir voulu jamais voulu reconnaître leur innocence.
Le poète Philippe Buonaccorsi[ii], qui est parvenu à s’enfuir, va connaître dès lors, un destin prestigieux. Son homosexualité va devenue notoire lorsqu’il rédigera ses épigrammes latines, dans lesquelles il évoque notamment son “Ganymède“, Antonio Lépide. Buonaccorsi rejoint la Pologne, en 1472, où il est nommé précepteurs des princes, puis ambassadeur à Venise, à Rome et à Constantinople. Sa carrière va atteindre son apogée avec l’accession au trône de Jean Ier Albert Jagellon, en 1492, son ancien élève. Buonaccorsi est considéré comme le grand propagateur de l’humanisme en Europe du nord.
Lorsque Pomponio est libéré[iii], il va changer complètement de vie : il se marie et partage désormais son temps entre les cours donnés à l’Université et les soirées à la maison…
A la mort de Paul II, le 26 juillet 1471, lui succède Sixte IV, son successeur, qui nomme Platina, quatre ans plus tard, en 1475, préfet de la toute nouvelle Bibliothèque du Vatican, et qui permet à Pomponio Leto de reprendre sa chaire publique, où il continue de professer avec de grands succès. Sixte n’aurait certainement pas récompensé ainsi les deux hommes s’il avait pensé avoir affaire à des conspirateurs ou des hérétiques.
Tout-puissant à la cour pontificale, Platina a fait obtenir à son ami Pomponio, d’une pauvreté extrême, une petite maison proche de la sienne. Cette habitation, d’après Jean Marie Audin dans son Histoire de Léon X[iv] , “toute rurale, toute silencieuse, ressemblait un peu à celle que Politien a chantée, c’est-à-dire qu’elle reposait dans une corbeille de verdure, qu’elle était abritée du soleil par des bosquets de lauriers, et du bruit de Rome par d’épaisses murailles“.
Il paraît, d’après certains, que Pomponio aurait même réussi à réunir à nouveau son académie dispersée. Un contemporain relate [v] le récit de deux anniversaires célébrés par “l’Académia Romana“, avec beaucoup de solennité, en 1482 et 1483, l’un de la mort de Platina, l’autre de la naissance ou de la fondation de Rome.
En 1484, lors d’une émeute contre le pape, comme il s’en produit fréquemment à Rome, la maison de Pomponio Leto est pillée, ses livres et tous ses effets volés et lui-même, forcé de s’enfuir. Mais cette perte est bientôt réparée, comme le note Jean Marie Audin: “Heureusement le professeur avait autant d’amis qu’il comptait d’élèves : ses disciples se répandirent dans la campagne, et bientôt eurent retrouvé de nouvelles pierres, de nouvelles statues, de nouvelles inscriptions ; et le professeur reprit ses leçons sur la Rome souterraine, un moment interrompues. Marc-Antoine Sabellico, Conrad Peutinger et André Fulvio continuèrent les travaux de leur maître“.
Pomponio Leto se faisait généralement estimer par sa probité, sa simplicité, son austérité même. “Uniquement occupé de ses études , il n’y avait pas un réduit obscur à Rome , pas le moindre vestige d’antiquité qu’il n’eût observé avec attention, et dont il ne pût rendre compte. On le voyait errer seul et rêveur au milieu de ces monuments, s’arrêter à chaque objet nouveau qui frappait ses yeux, rester comme en extase, et souvent pleurer d’attendrissement“[iii].
“Le vieux Pomponio, avec sa barbe mal peignée et ses vêtements troués, craignait de se montrer aux visiteurs qui venaient frapper à chaque heure du jour à sa demeure du Quirinal : il était si heureux dans son musée lapidaire ! — Dites que je n’y suis pas, faisait-il répondre à l’un de ces importuns ; me prend-on pour un ours ou pour un lion ?“
L’historien Jean Marie Audin raconte avec lyrisme les leçons du grand lettré: “Pomponio Leto, avec les grandes ombres dont il trouvait les noms écrits sur la pierre, faisait assister l’âme à un drame vivant où, à chaque inscription, elle pouvait lire le récit de quelque exploit militaire, de quelque grande pensée matérielle, d’un antique triomphe de la civilisation sur la barbarie, et quelquefois d’une belle création intellectuelle. Ficin n’avait pour auditeurs que des esprits distingués. Le peuple refusait de s’associer à ses admirations, faute de le comprendre, tandis qu’il pouvait se mêler en corps et en âme à ces évocations archéologiques où, tous les matins, le conviait Pomponio Leto : une frise, une corniche, un fragment de statue, étaient autant de livres ouverts où le savant faisait lire à ses disciples les gestes du passé. Comme Ficin, il avait aussi sa petite lampe qu’il allumait longtemps avant le lever du soleil pour aller à la recherche d’une vieille inscription. A cette époque, notre antiquaire n’avait pas besoin de fouiller bien avant dans la terre: un coup de pioche au CampoVaccino, et l’inscription apparaissait : il la sciait, l’enveloppait dans les plis de son manteau troué, et se hâtait de regagner le Quirinal, où l’attendaient ses élèves. Pomponio plaçait la pierre sur une petite table, et alors commençait une scène de nécromancie.
L’ombre dont la pierre avait conservé le souvenir, évoquée par la voix du professeur, ressuscitait, et Pomponio, en poète bien plus qu’en archéologue, racontait la vie du revenant. Si dans son existence terrestre l’ombre avait revêtu le manteau du philosophe, il faisait l’histoire de la secte à laquelle elle avait appartenu ; si elle avait manié la lyre, il récitait quelques-uns des vers qu’elle avait laissés ; si elle s’était assise dans la chaire du magistrat, il donnait une idée de l’œuvre de juriste à laquelle elle avait travaillé ; si elle avait tenu l’épée, il faisait le récit des batailles où elle s’était trouvée : son cours embrassait à la fois l’histoire, la philosophie, l’archéologie et la morale“.
Pomponio est un non-conformiste : c’est un déclassé, bâtard d’une famille noble, qui préfère étudier plutôt que de mener une vie aristocratique. Contrairement à nombre de ses collègues et amis, comme Platina par exemple, il ne s’est jamais attaché à la maison d’un ecclésiastique. Sa priorité a toujours été de préserver sa liberté. Ce qui rapproche Pomponio de l’ambitieux Platina, c’est leur amour commun pour l’antiquité.
Pomponio Leto a vécu pauvrement toute sa vie, mais libre de ses choix et de ses amitiés. Il ne souffrit jamais de sacrifier son indépendance en contrepartie d’un avantage matériel. Il évitait de parler de sa naissance. Une anecdote est particulièrement significative de son comportement: à un moment où il était déjà célèbre à Rome, il reçoit une lettre d’un membre de la famille Sanseverino, qui, constatant l’extrême modestie de ses moyens d’existence, lui suggère de l’héberger et de l’entretenir. Il paraît qu’il répondit laconiquement: « Pomponio Leto à ses parents et à ses proches, salut. Ce que vous demandez est impossible. Adieu“.
Il meurt à Rome en 1498. Il est enterré avec une pompe extraordinaire témoignant de l’estime universelle dans laquelle il est tenu.
“Il laisse une oeuvre consacrée aux moeurs, coutumes, lois de l’ancienne Rome. Ce sont des Traités sur les sacerdoces, sur les magistratures, sur les lois, un abrégé de l’histoire des empereurs, depuis la mort du jeune Gordien, jusqu’à l’exil de Justin III, et plusieurs autres ouvrages . Il s’appliqua de plus à expliquer et à commenter plusieurs anciens auteurs. Les premières éditions que l’on fit de Salluste furent revues par lui et confrontées avec les plus anciens manuscrits. Il employa les mêmes soins pour les oeuvres de Columelle, de Varron, de Festus, de Nonius Marcellus, de Pline le jeune et l’on a en core de lui des commentaires sur Quintilien et sur Virgile”.
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[i] Voir l’article sur Pomponio Leto et l’Academia Romana.
[ii] Voir l’article en italien sur Buonaccorsi, et celui du site Pomponio Leto. Sur Niccolo Lelio Cosmico et le dictionnaire biographique.
[iii] “Histoire littéraire d’Italie“, Volume 3 Par Pierre Louis Guinguené p414 et suivantes.
[iv] Jean Marie Audin Histoire de Léon X, site Mediterranée-Antique.
[v] Journal de Jacopo da Volterra, publié par Muratori, Script. Rer. ital. , vol. XXIII , p. 144, cité p 414 de l’Histoire littéraire d’Italie.
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