Louis de Gruuthuyse ou Louis de Bruges, l’un des plus grands seigneurs flamands, avait accumulé la plus grande bibliothèque de son temps. Cette collection est passée tout entière dans la propriété des rois de France. Mais ce qui est très curieux, c’est que Louis XII a confié à son enlumineur, Jean Bourdichon, le soin de remplacer systématiquement dans certains ouvrages, les armes de Louis de Bruges par celles de Louis XII, comme s’il avait cherché à en camoufler l’origine. Cet article mène l’enquête sur les conditions de cette acquisition.
Nul ne sait dans quelles circonstances le roi de France a été conduit à mettre la main sur cette magnifique bibliothèque qui n’avait d’égale que celle du duché de Bourgogne: on peut émettre la présomption d’un transfert dans les premières années après la mort de Louis de Bruges. Il est cependant possible que ce transfert soit intervenu plus tôt. On sait que Louis de Bruges avait pris le parti des seigneurs de Flandre contre Maximilien d’Autriche et que celui-ci l’avait condamné et confisqué tous ses biens, en 1485. Mais il avait été gracié lors de la paix signée avec l’Autriche, sous la médiation de Charles VIII, en 1489.
Louis de Bruges a-t-il remis sa précieuse bibliothèque en dépôt de Charles VIII (ou de l’un de ses émissaires ou ambassadeurs), en 1485, pour éviter que le duc d’Autriche ne mette la main sur ses livres ?
Claudius Ptolemaeus , Cosmographia , Jacobus Angelus par Claudius Ptolemaeus (0100-0170) Librairie royale de Blois, Latin 4804 Folios 158v-159r
Evidemment, ce ne sont que des conjectures.
Mais un fait troublant demeure: pourquoi Louis XII s’est-il évertué à camoufler les signes d’appartenance des livres de cette collection à son réel propriétaire Louis de Bruges, alors même qu’il avait pris son fils à son service ? Fallait-il un réel sentiment d’urgence pour presser le roi de camoufler ainsi la propriété légitime de cette collection ? Ce qui fit dire à Alexis Paulin, le conservateur de la BNF ayant pris la succession de Joseph Van Praet en 1831: “Mais après sa mort (de Louis de la Gruuthuyse), ses livres passèrent en grand nombre dans la bibliothèque des rois de France et le soin qu’on prit alors de recouvrir l’écu de la Gruuthuyse, pouvait faire supposer que le titre de la propriété nouvelle, n’était pas incontestable”[i].
Si la bibliothèque avait été remise en simple dépôt chez les rois de France, les titres de propriété de la collection n’auraient, en effet, pas été incontestables.
On sait que les transformations réalisées, l’ont été du vivant de Louis XII (avant la fin de l’année 1514), et par Jean Bourdichon, peintre de cour après 1491. Elles ont donc été réalisées entre 1491 et 1514. Suffisamment tôt pour que Jean Bourdichon puise son inspiration dans les réalisations de l’école flamande Ganto-brugeoise, pour la grande oeuvre de sa vie, les grandes heures d’Anne de Bretagne (voir l’article sur ce Blog sur un prince de l’enluminure, Jean Bourdichon, peintre de cour).
Cette hypothèse d’un transfert de la bibliothèque en dépôt chez les rois de France en 1485, bute sur la date de réalisation de certains ouvrages, achevés avant la mort de Louis de la Gruuthuyse, en 1491. Il est donc probable que la collection a été transférée après 1491.
Si la collection était passée entre les mains des enfants de Louis de Bruges, à sa mort en 1493, ces derniers auraient pu la vendre aux rois de France: dans ce cas les titres de propriété auraient été incontestables et il n’y aurait eu nul besoin de camoufler les armes de leur propriétaire. Pour que le besoin de camouflage existe, il fallait que la légitimité de la détention des livres soit relativement ambigüe.
Or il y avait au moins un livre pour lequel les rois de France pouvaient attester de la parfaite légalité de son acquisition, le livre des Tournois (voir l’article sur ce Blog), offert par Louis de Bruges à Charles VIII en 1489. Pourquoi dans ces conditions, revêtir des insignes fleurdelysés de la couronne certains des livres de la collection et du chiffre de Louis XII, que l’on peut observer notamment sur le folio 1 v de la Cosmographie ? Et ce, alors même que les autres signes distinctifs de l’appartenance à Louis de Bruges, sont restés intacts (la devise, les couleurs de la famille et cette bombarde qui envoie des boulets dans les marges,…).
Peut-être la remise en dépôt est-elle intervenue, non pas par les soins de Louis de Bruges, mais par ceux de son fils ? Sachant que le prix d’un très beau manuscrit pouvait atteindre 500 écus, la totalité de la collection aurait coûté un chiffre proche de 100 000 écus ! Un tel dépôt à t-il été convenu en échange d’une vente future, vente qui ne serait jamais produite en raison de la mort de l’un des co-contractants ? Le cas n’est pas rare: Jean Bourdichon lui-même, n’a pas reçu d’Anne de Bretagne le règlement de son travail pour les Grandes Heures, et il lui a fallu atteindre un règlement de six cents écus par François 1er, en 1518, soit quatre ans après la mort d’Anne de Bretagne, qui avait ordonné le règlement de 600 écus, jamais exécuté, en 1508….
Si cette hypothèse est la bonne, il aurait fallu que les deux co-contractants initiaux soient morts, tous les deux après que la collection ait été transmise en dépôt, à la librairie royale de Blois. Dans un tel cas, Louis XII ne pourrait être l’acquéreur initial: ce ne pourrait être que Charles VIII.
Pour que cette hypothèse soit valide, il faudrait nécessairement que, malgré la mort des deux co-contractants, des ayant-droit pussent se présenter pour réclamer la restitution de la bibliothèque. Il faudrait donc que deux fils de Louis de la Gruuthuyse et non un seul, aient servi successivement, les rois Charles VIII et Louis XII.
Or, Joseph Van Praet[iii] nous indique que deux des enfants de Louis de Bruges, sont entrés au service des rois de France: “Jean de la Gruuthuyse, seigneur d’Avelghem, de Northou, sénéchal d’Anjou, conseiller et chambellan du Roi qui mourut en 15o9. Il épousa Louise de Nesle, dame d’Offremont, Mello, Encre, Braysur-Somme, fille héritière de Jean de Nesle et de Jacqueline de Croy. Il succéda à son frère Jean dans la place de sénéchal d’Anjou, et fut reçu en cette qualité à la Chambre des Comptes de Paris, en juin 1498”.
Ainsi, les deux frères de la Gruuthuyse auraient été au service des rois de France, le premier au service de Charles VIII jusqu’à 1498 et le second, au service de Louis XII, jusqu’à 1509. L’initiative du dépôt vente serait-elle venue du premier, mort en 1498 ? Dans ce cas, la promesse, non tenue par Charles VIII, également mort en 1498, n’aurait pas été relevée par Louis XII, au profit du frère de la Gruuthuyse survivant, qui n’aurait donc pas été informé de cette transaction ?
Si un tel cas de figure est le bon, la collection serait entrée en dépôt chez le roi Charles VIII entre 1493 et 1498. Puis, les transformations de Bourdichon, auraient été réalisées entre 1498 et 1509 ? Si tel est le cas, c’est un trait de caractère bien peu scrupuleux que celui du roi Louis XII qui nous serait ainsi présenté. Mais le roi Charles VIII n’avait-il pas donné l’exemple de cette rapacité en pillant le palais des Médicis à Rome, où il avait été accueilli en 1494 (voir l’article sur ce Blog sur la première guerre d’Italie), palais déserté par l’exil de Pierre de Médicis: le roi avait alors récupéré un certain nombre de pièces des magnifiques collections des Médicis, en “compensation” des sommes que lui auraient dû les Médicis, geste qui fut imité par tous les membres de la cour, qui n’avaient certes pas les mêmes prétentions à faire prévaloir, mais qui n’en furent pas empêchés pour autant par le roi ! Bien mal acquis … Charles VIII perdit le fruit de tous ses pillages après la charge de la chevalerie française à Fornoue qui le coupa de ses bagages qui furent pillés par les coalisés. Et Pierre II de Médicis, put contempler, mélancolique, comme prise de guerre des Vénitiens à Venise, les trésors qu’il avaient laissés dans son palais en prenant la route de l’exil, en 1494 !
Ces hypothèses personelles (Gratien) sur les conditions de transfert de la collection de Gruuthuyse demandent à être vérifiées par des recherches historiques. Mais elles tombent tellement bien qu’elles ont un air irrésistible de vérité.
Claudius Ptolemaeus , Cosmographia , Jacobus Angelus par Claudius Ptolemaeus (0100-0170) Librairie royale de Blois, Latin 4804 Folio 4v
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[i] Alexis Paulin « Les manuscrits français de la bibliothèque du roi, leur histoire », Volume 1.
[ii] Dans l’article « L’enlumineur flamand Simon Bening » par le comte Paul Durrieu, In: Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 54e année, N. 3, 1910.
[iii] Joseph Van Praet Louis de Bruges, seigneur de la Gruuthuyse à la BNF.
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