La conquête de Phocée (à 30 km au nord d’Izmir) par les Turcs, en 1455, a privé les Génois du monopole de la commercialisation de l’alun et créé une grave crise économique en Flandre, à Florence et à Gênes. Mordant indispensable pour l’apprêt du tissu avant la teinture et la stabilisation de la fibre colorée, également utilisé pour le tannage des peaux, entrant dans la fabrication de certains verres vénitiens, produit pharmaceutique enfin, administré contre les hémorragies, l’alun était pour l’économie occidentale une denrée d’importance capitale.

Récolte du bois d’aloès, extraction de l’or, extraction de l’alun, extraction de l’antimoine
Testard Robinet (actif de 1475 à 1523) enlumineur FRANCAIS 12322 Folio 168 Recueil : « Livre des simples médecines ». Vers 1520-1530 Paris, Bibliothèque nationale de France (BnF)
Cet article est la suite de l’article sur ce Blog: L’exploitation de Chio et Phocee par les Génois qui raconte l’histoire de l’alun génois de 1275 à 1455.
En 1455, le principal entrepôt, celui de Chio[i], en expédiait quelque 3.500 tonnes vers l’Italie et l’Europe. On comprend l’angoisse du monde occidental, raconte Jean Favier, lorsque la prise de Phocée par les Turcs, en 1455, rendit d’abord plus onéreuse — il fallut payer un tribut — puis impossible l’exploitation des aluminières d’Asie mineure. En quinze ans, les cours montèrent à cinq fois leur niveau antérieur, cependant que s’épuisaient les stocks accumulés à Chio, ceux-là mêmes qui, quelques années plus tôt, au temps de la surproduction, posaient aux fermiers génois un grave problème commercial
Depuis deux siècles, certes, on connaissait des gisements en Occident : Pouzzole, Ischia, Vulcano, Majorque, Bougie produisaient de l’alun, mais d’une fort médiocre qualité. Ces gisements n’étaient pas exploités compte tenu de la libre disponibilité de l’alun de première qualité de Phocée. On reprit ces exploitations, en même temps que l’on prospectait hâtivement d’autres régions. En mai 1462 était découvert le gisement de Mazzaron, près de Carthagène. Le même mois, selon M. Delumeau, un réfugié de Constantinople, Giovanni da Castro, qui avait exploité une teinturerie à Constantinople, et qui connaissait bien les qualités de ce produit, constatait la présence d’alun dans les monts de la Tolfa, près de Cività Vecchia, dans les Etats de l’Eglise. Pour l’industrie drapière occidentale, c’était une chance. Pour les finances vaticanes, un miracle.
Les origines de cette découverte sont étonnantes car Giovanni da Castro est issu d’une famille romaine implantée de longue date à Constantinople. Ruiné par la prise de la ville par les Turcs, il vient obtenir un emploi à la cour pontificale. Se trouvant un jour à Tolfa, un massif montagneux de la chaîne des Apennins situé dans la province de Civitavecchia, il y remarque une plante qu’il avait souvent observée dans les aluminières d’orient, l' »ilex aquifolium » (le houx). Par curiosité il examine si les pierres qu’il trouve à proximité, ne contiennent pas de l’alun. Ses analyses vérifient ses conjectures de sorte qu’il peut annoncer joyeusement à Paul II qu’il lui apporte les richesses lui permettant de financer sa guerre contre les Turcs. Aussitôt, le pape fait venir des Génois qui avaient travaillé dans les aluminières du Levant. L’alun qu’ils fabriquent est jugé d’une excellente qualité à Florence et à Venise. Giovanni da Castro est richement récompensé par le pape.
Car les mines de la Tolfa s’avèrent d’une qualité remarquable, équivalente à celle de Phocée et les gisements, d’une productivité exceptionnelle.
A partir de 1463, les Médicis se substituent aux Génois pour la commercialisation de l’alun et, à partir de 1466, deviennent affermés pour la production. Ils financent l’acquisition des lourds équipements d’exploitation grâce à la technique des achats à terme, qui leur permet de récupérer sur le montant des ventes, la fraction nécessaire à l’amortissement de leurs investissements, dans la proportion de 0,75 ducat par cantare vendu.
De 1466 à 1500, les contrats obtenus par les Médicis sont très contraignants: ils fixent à la fois le volume de la production, les prix et la répartition des profits. C’est en fait la vente aux fermiers d’une quantité déterminée d’alun à un prix déterminé d’avance, en fonction des besoins fiscaux du Pape, indépendamment des prix du marché. Cette clause, très contraignante pour le fermier, supposait une totale maîtrise des débouchés. Car il n’était pas possible de contrôler les prix si le principal débouché de l’alun, le marché de la Flandre, n’était pas totalement contrôlé.
C’est ce qui explique que les Médicis aient conditionné la signature de ces contrats d’affermage à un monopole sur l’alun commercialisé en Flandre.

Codex Vindobonensis, series nova 2644 : Couturier vendant des vêtement de soie Inv n° CAL-F-004944-0000 Tacuinum sanitatis (Tableau de santé). Folio 104 verso.
1370-1400 Autriche, Vienne, Österreichischen Nationalbibliothek
A l’époque, l’alun commercialisé en Flandre, vient de plusieurs origines: il y a d’abord l’alun de Phocée, sur lequel les Génois exercent un monopole. Cet alun vient à manquer à partir de 1458, avec l’épuisement des stocks des entrepôts de Chio, suite à l’arrêt des livraisons de Phocée, trois ans plus tôt. Il y a également l’alun de Karahissar sur le Lycus, au centre de l’Anatolie, à la production de la meilleure qualité de 14 000 cantares par an (672 tonnes), dont la livraison est interrompue à partir de la même date car ces mines étaient affermées aux Génois de Chio.
L’alun d’Egypte arrivait de Nubie, de la haute-Egypte ou d’Arabie. Il était ensuite commercialisé notamment par les navires vénitiens. A Rhodes, les Vénitiens exportaient également de l’alun d’Edesse. Enfin, les Espagnols amenaient en Angleterre et en Flandre l’alun des mines des Etats barbaresques et du Maroc.

Le navire des sorciers
Ustad Osman (actif entre 1559 et 1596) SUPPL TURC 242 Folio81 Matali’ al-sa’adet. Le Livre du Bonheur Paris, Bibliothèque nationale de France (BnF)
Dès le début de l’exploitation de l’alun de Rome, le pape édicte une bulle fulminant l’excommunication et l’anathème contre tous les négociants qui irraient s’approvisionner chez des fournisseurs du Levant et il institue une Chambre Apostolique pour administrer et organiser l’exercice de ce monopole. Cette chambre expédie aussitôt des représentants dans chacun des ports qui participent au commerce international de l’alun et où sont le plus susceptibles de parvenir des cargaisons d’alun oriental.
Comme la qualité de l’alun romain était supérieure de 20% environ, à celle de l’alun oriental, l’alun romain n’a pas de difficulté à s’imposer. Néanmoins les contrats particuliers signés par les Médicis, qui leur imposent un prix plancher de l’alun, les conduisent à pratiquer des prix supérieurs aux prix du marché, ce qui suscite immédiatement des remous dans l’industrie drapière d’Angleterre et de Flandre.

Le Travail de la laine Inventaire n° OA9408 Armes de Thomas Bohier, ancien chambellan de Charles VIII (mort en 1524) et de son épouse Catherine Briçonnet ; prov. du château de Serrant (Maine-et-Loire)
vers 1500 Paris, musée du Louvre
Cette revendication est entendue par Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, qui autorise, dès 1467, les commerçants flamands, à importer de l’alun, d’où qu’il provienne, pour les besoins de leur industrie. Pendant que le roi d’Angleterre reste sourd aux menaces du pape, Charles le Téméraire capitule. Un traité est signé le 5 mai 1468 avec le pape, par lequel le duc s’engage à n’importer que de l’alun pontifical.
En contrepartie, les Médicis s’engagent à financer le duc de Bourgogne dans ses opérations militaires contre les Suisses. La défaite de Charles le Téméraire, quelques années plus tard va du reste provoquer l’effondrement de la filiale bancaire desMedicis à Bruges (voir sur ce Blog l’article sur Les Medicis, la prise du Pouvoir).

Mort de Charles le Téméraire à Nancy Charles Houry 1852 Musée lorrain
Pendant une vingtaine d’années ce traité va continuer à s’exercer rendant moins compétitive la production flamande par rapport à l’Angleterre qui a continué à importer de l’alun du Levant. Jusqu’au moment où la Chambre Apostolique décide d’une nouvelle augmentation du prix de l’alun qui suscite une quasi insurrection des industries drapières flamandes. Philippe le Beau, qui règne alors sur la Flandre, décide de contourner le monopole du pape, sans déroger à la lettre du traité, en autorisant l’importation d’alun d’Angleterre, qui même enchéri par les taxes anglaises, reste moins cher que l’alun de Rome: l’Angleterre n’a en effet jamais cédé aux menaces du pape et continué à importer de l’alun du Levant ottoman. Le résultat ne se fait pas attendre, les prix de l’alun, qui sont fixés à 6 ou 7 livres, redescendent à 2 livres.
A partir de l’accord conclu en décembre 1500 avec Agostino Chigi, les fermiers sont débarrassés des clauses les plus gênantes des contrats signés par la banque Médicis: le prix de vente par le fermier échappe au contrôle de la Chambre apostolique et le bénéfice n’est plus partagé. En échange d’une liberté totale de commercialisation, un loyer annuel est fixé, rigoureusement indépendant du volume des ventes et du prix de l’alun. Ce loyer, qui était de 15.000 ducats de carlins au début du xvie siècle, atteint 45.000 écus un siècle plus tard, pour redescendre ensuite quelque peu.
Le banquier Chigi qui s’est substitué aux Médicis (voir sur ce Blog, à propos de la Farnesina l’article sur le Sac de Rome) et qui va constituer l’une des plus grosses fortunes de Rome, fait pression sur Jules II pour combattre les velléités d’approvisionnement extérieur des Pays Bas. Le pape Jules II qui a un énorme besoin d’argent pour financer les guerres dans la péninsule italienne, fulmine alors une nouvelle bulle, le 17 mai 1506, jetant l’interdit sur tout commerce et trafic avec les Infidèles.

Le Marché de vin à Bruges
Bening Simon (vers 1483-1561) Allemagne, Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Abteilung Karten und Bilder
Cette nouvelle bulle jette aussitôt le désarroi dans les milieux d’affaires. La régente des Pays-Bas, c’est alors Marguerite d’Autriche qui décide de faire examiner par son conseil, la légalité des décisions du pape de favoriser ainsi ses propres productions.
Mais le Conseil excepte de son incapacité à rendre une décision: seul l’empereur du saint Empire est compétent. Le 16 août 1508, un traité est signé entre les Pays Bas et la Chambre Apostolique, par lequel chacun fait un effort vers l’autre: le principe du monopole de l’alun de Rome est préservé et poursuivi.
Mais le Pape s’engage à ne pas vendre l’alun au dessus de 3 livres, douze sols, la charge, ce qui est la revendication essentielle des marchands drapiers des Pays Bas.
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[i] Cet article est une synthèse, pour la Renaissance seulement de l’article de Jean Favier sur Jean Delumeau, « L’alun de Rome, XVe -XIXe siècle« . Paris, 1962. In-8°, 352 pages. {École pratique des hautes études, VIe section, Centre de recherches historiques. Port-routes-trafics, XIII) que l’on peut trouver sur le site Persee. Jean Favier est l’un des plus grands médiévistes français, sinon le plus grand, auteur de très nombreuses études sur le monde médiéval. L’article a été très largement complété par des emprunts à « L’Étude historique sur les relations commerciales entre la Flandre et la république de Gênes au moyen âge » par Jules Finot Chapitre VIII, disponible sur archive.org.
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