Pietro Bembo représente à lui tout seul, l’effervescence intellectuelle et artistique de la renaissance. Aristocrate vénitien, poète, humaniste, historien, cardinal, homme de lettres classiques et modernes, inventeur de la langue italienne, précurseur de génie, il a connu personnellement tous les grands esprits qui l’ont reconnu comme le meilleur d’entre eux. Poète de l’amour qui finira cardinal, il est l’homme de tous les défis, cassant toutes les règles. C’est un homme libre qui a changé la façon de voir de ses contemporains. Il y a un monde avant et après Pietro Bembo.
Pietro Bembo naît en 1470, au sein de la haute aristocratie vénitienne. Sa famille[i], établie à Venise, dès le Vème siècle de notre ère, est l’une des plus anciennes de la lagune. La famille Bembo s’est enrichie par le commerce international et elle dispose de nombreux comptoirs et représentations commerciales à Constantinople, Damas, Palerme, Lyon, Bruges et Londres, un palais à Trani dans le royaume de Naples, un autre à Istrie et l’immense palais gothique, la Ca Bembo, sur le grand canal près du pont du Rialto.
Le père de Pietro, Bernardo Bembo (1453-1519), est issu d’une branche collatérale des Bembo, aux moyens financiers limités. Le prestige de la famille Bembo va permettre à Bernardo de remplir, au cours de sa vie, des fonctions administratives et politiques importantes pour le compte de la Sérénissime.
Après des études à Venise et Vicence, il obtient son diplôme de bachelier es arts à l’université de Padoue en 1455. La même année, il est expédié avec une délégation vénitienne pour féliciter le pape Calixte III (Alfonso de Borja, l’oncle d’Alexandre VI Borgia) de son élévation au trône de Saint-Pierre (Voir l’article sur ce Blog L’ascension des Borgia de Calixte III à Alexandre VI). Il poursuit à Padoue des études de droit canon et se lie avec une femme, Thisbe, qui lui donnera un fils naturel, Bartolomeo, en 1457. Il se livre à Padoue à une passion dévorante, qui le tiendra en haleine toute sa vie et qu’il va transmettre à son fils : celle des livres.
Il épouse en 1462, une jeune femme de l’aristocratie, Elena Morosini, qui sera la mère de Pietro et de ses deux frères légitimes. En 1465, il est reçu docteur en droit civil et canon de l’université de Padoue. Trois ans plus tard, en 1468, il est désigné ambassadeur de Venise auprès du roi de Castille et il y négocie un traité commercial avantageux, qui lui attire les bonnes grâces du Sénat vénitien. Puis, de 1471 à 1474, il est nommé ambassadeur en Bourgogne, auprès du dernier duc, Charles le Téméraire. Il participe en 1474, à la médiation entre ce dernier et le duc d’Autriche, ce qui lui attire une nouvelle fois, les faveurs du Sénat.
De 1475 à 1476, il est ambassadeur à Florence, à la cour de Laurent de Médicis, le Magnifique. Ses instructions sont de consolider la paix de Lodi, qui unit Venise, Milan, Florence et Naples, contre les invasions étrangères. A Florence il noue des relations chaleureuses avec le maître de la ville et avec son frère, Julien de Médicis. Il fréquente assidûment le cercle des néoplatoniciens de la villa de Careggi, regroupés autour de Marsile Ficin, qui introduit Bernardo Bembo dans sa Théologie platonicienne dans une discussion sur l’immortalité de l’âme.
Chapelle Tornabuoni Circa 1486-1490 Photo WGA Eglise Santa Maria Novella Fresques de Domenico Ghirlandaio Histoires de Saint Jean Baptiste Annonciation de l’ange à Zaccharie détail de g à dte Marsile Ficin, Cristoforo Landino, lAnge Politien et Demetrio Greco de l’Université de Florence
En 1476, Bernardo est expédié à Ferrare pour féliciter le duc Ercole d’Este, de la naissance du prince héritier, Alphonse d’Este. Puis, il entre pour un an, en octobre 1477, au conseil des dix. Il est envoyé ensuite une seconde fois à Florence, en 1478, juste après la conjuration des Pazzi, qui aboutit à l’assassinat de Julien de Médicis. Il emmène son fils Pietro, né en 1470, alors âgé de huit ans.
En 1482, Bernardo est nommé podesta (Gouverneur) de Ravenne, avec autorité civile et militaire. En 1483, le grand conseil le nomme ambassadeur en Angleterre, pays avec lequel Venise entretient un commerce considérable. Mais il ne part pas, sans doute en raison des difficultés politiques que rencontre Richard III.
En 1485, Bernardo est envoyé à Rome, pour féliciter le pape Innocent VIII (Jean Baptiste Cybo) de son élection. Il emmène Pietro, son fils, alors âgé de quinze ans. En 1487, Bernardo est mis en cause pour trafic d’influences avec Laurent le Magnifique, mais il parvient à se disculper. Il part peu après pour Rome, où son fils Pietro, ne tarde pas à le rejoindre. Ensemble, le père et le fils, vont circuler partout dans les ruines de Rome.
En 1489, Bernardo devient juge à la cour criminelle des Quarante. Puis il part comme gouverneur de Bergame, l’année suivante, emmenant une nouvelle fois Pietro.
Ce dernier a partagé ses études jusqu’à présent entre Venise et Padoue, où il s’est passionné pour l’étude du latin et du grec. Il est à Venise en 1491, lorsque le Politien (voir l’article sur ce Blog sur La naissance de Vénus et le printemps de Botticelli), accompagné du génial Jean Pic de la Mirandole, viennent fureter, à la recherche de manuscrits anciens. Venise est en effet en liens constants avec l’orient et Constantinople, d’où proviennent de très nombreux manuscrits depuis la chute de l’empire byzantin. N’est-ce pas à Venise, que le Cardinal Bessarion, représentant de l’église orthodoxe lors du concile de Florence en 1439, lèguera sa magnifique bibliothèque de manuscrits anciens, formant ainsi le premier fonds de la bibliothèque Marciana de Venise ?
En 1492, Pietro quitte Venise, avec l’un de ses camarades d’école, Ange Gabriele, et l’encouragement enthousiaste de son père, pour aller approfondir, en Sicile, l’étude du grec ancien avec le grand helléniste de l’époque, Constantin Lascaris, adopté vingt-cinq ans plus tôt par les habitants de Messine.
Il va étudier pendant quatorze mois consécutifs, sans prendre un seul jour de repos. Il commence en Sicile sa future carrière de latiniste, en traduisant du grec un discours sur le rapt d’Hélène, qu’il dédie au vice-roi de Sicile, Ferrante Acunio. Il va y faire également la connaissance de Nicola Bruno, qu’il appelle Cola, et qui va l’accompagner toute sa vie, comme secrétaire privé et homme de confiance.
En novembre 1494, Pietro Bembo est de retour à Padoue, où il poursuit ses études, lorsqu’il rédige De Etna, une description de la Sicile, en latin, sous forme d’un dialogue avec son père. Cette première œuvre de jeunesse sera publiée par son ami Aldo Manuzio, le grand imprimeur de Venise, en 1496, ce qui permettra à Pietro d’être accueilli dans les cercles humanistes de Venise et d’entrer dans ce qu’il est convenu d’appeler l’académie Aldine.
Dès cette époque, à la demande de son ami Aldo qui souhaite élargir le public de ses œuvres imprimées, Pietro Bembo travaille à développer la langue italienne vulgaire, tout en continuant d’écrire en latin.
En juin 1497, Bernardo, son père, devient « visdomino » (vidame) de Ferrare : il s’agit d’une sorte de consul et d’ambassadeur, ayant le pouvoir de juger de tous les litiges concernant des Vénitiens à Ferrare. Pietro rejoint son père à Ferrare et y reste deux ans, participant à la vie artistique de la cour brillante du duché. Cette dernière vit encore à l’âge des troubadours et de la chevalerie, des traditions en perte de vitesse, partout ailleurs. Il y rencontre le jeune poète Lodovico l’Ariosto, dont il devient l’ami intime. Il passe son temps entre les palais de Belriguardo et de Belfiore, deux des plus beaux palais jamais construits, de la renaissance italienne.
A Ferrare, Pietro commence à rédiger sa première œuvre poétique importante, une œuvre en italien, les « Asolani »[ii], qui sera publiée pour la première fois par Aldo Manuzio, en 1505. Cette œuvre est un dialogue sur la nature de l’amour, entre plusieurs jeunes nobles, hommes et femmes, qui se rencontrent en 1495, dans le jardin d’Asolo où vit, retirée, la reine de Chypre, Caterina Cornaro.
Laissons la parole à Lina Bolzoni : « Dans trois livres et en trois journées, trois jeunes lettrés parleront d’amour en présence de trois jeunes femmes ; la localité est Asolo, comme nous l’avons déjà rappelé, en particulier la splendide demeure où Caterina Corner, reine de Chypre, célèbre le mariage d’une de ses demoiselles de Cour. Le lecteur est guidé dans un parcours exemplaire : chacun des trois livres ne sera que le développement d’un élément qui a été suggéré, esquissé initialement : trois demoiselles au service de la reine chantent chacune une chanson. Les deux premières chansons illustrent respectivement les souffrances et les joies procurées par l’amour, alors que la troisième propose une conception différente de l’amour, laquelle pourrait rétablir l’âge d’or ».
L’auteur poursuit : « Les trois demoiselles chantent accompagnées d’un instrument (les deux premières, d’un luth, la troisième, d’une viole) (…). Le chant des trois jeunes filles est, à la fois, prélude et synthèse de l’ouvrage : si Perottino parle contre l’amour dans le premier livre, dans le deuxième Gismondo en chantera les louanges, alors que, dans le troisième livre, Lavinello invite à distinguer entre les différentes sortes d’amour, à se tenir dans les limites de la morale et indique à la fin une autre conception de l’amour où les composantes néoplatoniciennes sont très fortes ». (…)
« La structure ternaire des Asolani montre une perfection géométrique, elle crée une image où tout se tient ; en même temps, avec ses jeux compliqués de perspective, elle semble nous inviter à chercher autre chose, elle nous pousse à entrer dans les coulisses, là où les règles et les trucages de la mise en scène se manifestent de façon plus évidente. En effet, le texte construit une machine optique complexe, il nous invite à ne pas nous contenter de la vision ordonnée, à deux dimensions, que l’ordre de la lecture et la succession des pages nous suggèrent ». (…)
« Nous pourrions dire, en utilisant une terminologie empruntée aux arts figuratifs, que Bembo construit un triptyque dont chacune des scènes (les trois dialogues) est cachée par un panneau contenant à son tour une image qui renvoie de façon allusive à la scène à laquelle elle correspond : quelque chose de semblable, donc, aux portraits avec un panneau qui les recouvre ou avec un revers, des portraits produits entre le XVe et le XVIe siècle ».
Une analyse très subtile !
Pietro Bembo et l’Académie Aldine
Le grand imprimeur de la renaissance italienne, Aldo Manuzio, nait vers 1449[iii] à Bassiano, petite ville du duché de Sermoneta, au sud de Rome, dominé par une grande famille romaine ayant donné plusieurs papes : les Caetani.
Par suite de la pénurie de livres et de méthodes d’apprentissage, à cette époque, Aldo apprend le latin dans un mauvais livre qu’il est obligé d’apprendre par cœur. Il quitte un premier pédagogue ignorant pour venir apprendre le latin à Rome auprès de Gaspar de Vérone et de Domizio Calderino, auprès desquels il fait des progrès rapides. Ce n’est qu’à l’âge adulte qu’il se met au grec en allant suivre, à Ferrare, les cours du célèbre Guarini.
Vers 1485, il est appelé par Giovanni Pico de la Mirandole, oncle maternel du prince de Carpi, Alberto Pio (1475-1531), pour être le pédagogue de ses deux neveux, Lionello et Alberto Pio. Aldo avait connu le génial philosophe en 1482, époque où, l’armée vénitienne menaçant Ferrare, il avait trouvé refuge à Mirandole. A Carpi, les ouvrages utilisés par le pédagogue ne doivent pas être jugés d’un niveau suffisant par le tuteur, ce qui leur inspire à tous trois en 1487, l’idée de créer une imprimerie pour produire de vraies méthodes d’apprentissage du grec et du latin. Aldo Manuzzio ne dispose pas des fonds nécessaires. Mais Alberto Pio et Giovanni Pico lui offrent de le financer.
Venise, qui est alors la capitale de l’humanisme, paraît le lieu idéal pour y créer une imprimerie : Aldo s’y rend en 1488 et il s’attèle immédiatement à la tâche. Il va mettre cinq ans pour se former au métier, faire graver divers caractères grecs successifs et imprimer ses premiers ouvrages, parmi lesquels la grammaire grecque de Lascaris.
Puis il se lance en 1495, dans la publication des écrits d’Aristote dont un certain nombre de versions circulent en latin, mais qui n’ont pas encore faire l’objet de publication en grec. L’entreprise s’avère incroyablement difficile car les manuscrits sont souvent illisibles, défigurés par l’ignorance des copistes, mutilés et défigurés.
Venise était alors le port européen où aboutissaient tous les réfugiés byzantins, après la conquête de Constantinople par les Turcs. Aldo n’a que l’embarras du choix pour recruter parmi eux, les plus savants lettrés pour collecter et comparer divers manuscrits du même auteur et sélectionner l’écriture la plus probable de l’auteur. Ce groupe de savants érudits va former en 1500, d’après le nom que lui décerne Aldo lui-même, l’Aldi Neoacademia, ou l’académie Aldine.
Cette académie, informelle, pour laquelle Aldo sollicite vainement la reconnaissance par l’empereur Maximilien, va disparaître à la mort de son fondateur. Figurent notamment parmi les trente-six membres de l’académie, outre Aldo, son fondateur et président, Alberto Pio, Pietro Bembo, Andrea Naugerio, sénateur vénitien, Daniello Rinieri, sénateur vénitien, Marino Sanudo, historien et sénateur, Didier Erasme de Rotterdam, Girolamo Avantio de Vérone, Giovanni Battista Egnazio, professeur d’éloquence à Venise, Giovanni Gregoropulo de Candie, Giovanni Giocondo de Vérone, Giustino Decadeo de Corfou, Aristobulo Apostolio de Candie, Arsenio, Thomas Linacre, grammairien et médecin anglais, Gabriele Braccio, Janus Lascaris, Demetrius Ducas de Candie, Angiolo Gabrielli, l’ami de Pietro Bembo, Andrea Torresano, beau-père d’Aldo et Michele Fortiguerra, probablement le frère d’Aldo.
En 1500, Aldo épouse Maria, la fille d’André Torresano, imprimeur lui-même, qui a acquis en 1480, l’imprimerie de Nicolas Jenson de Venise et qui, plus riche, lui apporte les moyens financiers de lancer ses nouvelles entreprises.
Aldo a un projet, celui de développer la lecture et l’étude du grec et, plus généralement, celui de toutes les langues anciennes, en faisant connaître leurs auteurs. Pour y parvenir, il faut d’abord publier des méthodes d’apprentissage et des grammaires.
Puis il se rend compte que le prix de ses éditions in-folio ou in-quarto reste une limite importante pour populariser l’étude des langues anciennes. Il a alors l’idée d’inventer un nouveau format, in-octavo, dans lequel il placera autant de matière qu’auparavant, ce qui permettra d’en réduire le prix. Il paraît que Petrarque lui donne l’idée d’un caractère, qu’il fait graver par Francesco de Bologne, dit Griffo, un habile graveur qui a déjà gravé la plupart des caractères de son imprimerie. Le principal avantage de ce caractère est de gagner de l’espace par rapport au caractère romain ce qui permet de réduire considérablement la surface pour une même longueur d’écriture. Il fait exécuter ce petit italique si connu auquel il donne son nom, Aldino, à l’occasion de l’impression d’un Virgile, en 1501. Ce format et ce caractère vont s’avérer révolutionnaires car ils permettent de diviser par quinze les prix de l’édition par rapport à un in-folio classique.
Des privilèges pour son usage exclusif par Aldo Manuzzio seront octroyés pour dix ans par le sénat de Venise le 13 novembre 1502 et par le pape Alexandre VI, le 17 décembre 1502. Le privilège du souverain pontife fut renouvelé pour quinze années par Jules II, le 27 janvier 1513 puis, par Léon X, le 28 novembre suivant.
Bembo a travaillé avec Aldo, de 1497 à 1505. Selon la tradition, il aurait donné à Aldo une pièce de monnaie romaine de sa collection, comportant un dauphin et une ancre (qui deviendront les signes distinctifs de l’imprimeur) : la solidité de l’ancrage combinée à la rapidité du dauphin, invitent à se hâter lentement (« festina lente »).
La famille Bembo possédait deux manuscrits exceptionnellement fins de Pétrarque et de Dante, en latin, que Pietro a l’idée de faire imprimer par Aldo, en les traduisant en toscan. L’édition des Canzoniere de Pétrarque s’appellera « le cose italiane ». Un avertissement d’Aldo informait le lecteur d’avoir à étudier le toscan avant d’ouvrir ce livre et l’informait de l’impression prochaine d’un Dante en toscan également, qui sera édité en 1502.
La plus grande contribution de Pietro Bembo à l’œuvre d’Aldo Manuzio, sera le travail d’agencement de la ponctuation pour ces deux œuvres de Petrarque et de Dante en italien et l’invention de la virgule.
Relation passionnée et vénéneuse avec Maria Savorgnan
En 1499, son ami de Padoue, Ange Gabriele, qui souffre du mal français[iv] et qui a accepté une magistrature publique à Venise, a pris du recul. Depuis lors, Pietro Bembo est devenu l’ami de son frère, l’humaniste Tryphone Gabriele (1470-1549).
Pendant l’hiver 1499-1500, Pietro Bembo retourne à Venise où son père a été nommé gouverneur des finances publiques en charge du recouvrement des droits d’accises. Pietro Bembo connaît alors son premier désespoir d’amour. Un de ses amis le prend en pitié et l’informe qu’il a été remarqué par Maria Savorgnan, belle-sœur du condottiere Girolamo Savorgnan, qui aimerait le recevoir.
Pietro est flatté. Il se rend à un premier rendez-vous, qui sera suivi de beaucoup d’autres, d’une liaison passionnée et d’une très volumineuse correspondance, de quatre-vingt lettres, qui ne sera découverte dans ses papiers, qu’à sa mort, en 1547.
Maria est la fille de Matteo Griffoni de Sant’Angelo, du duché d’Urbin, officier au service de Venise, établi depuis 1455 à Crémone, au sud-est de Milan, la possession italienne de Venise la plus occidentale. En 1487, Maria a épousé un patricien vénitien d’Udine, capitale du Frioul, Giacomo Savorgnan, qui commande à cents chevau-légers et quatre cents cavaliers grecs estradiots, pendant l’expédition contre Pise, où il meurt. Lorsqu’elle rencontre Pietro Bembo, Maria Savorgnan n’est plus une toute jeune femme selon les critères de l’époque : elle va sur ses trente ans, tout comme Pietro.
Leur correspondance prend les allures d’un jeu érotique fait de jalousies réelles ou simulées, de protestations et de dédains. Est-ce une réelle relation d’amour où la poursuite du dialogue des Asolains à travers une tentative de revisiter l’amour de Petrarque pour Laure ? D’ailleurs, Maria n’a-t-elle pas critiqué dans un poème des Asolani, le plagiat manifeste de Petrarque ?
Car Maria sait comment faire planer le doute, qu’elle distille plaisamment. Maria est-elle le grand amour de Pietro Bembo ? Celui qui l’a le plus marqué, certainement. Mais Pietro aime-t-il Maria ? Ou aime-t-il le sentiment amoureux et les jouissances infinies et notamment intellectuelles, qu’il procure ? Un amour intellectualisé dans lequel Pietro Bembo prend un plaisir masochiste à espérer, douter et croire ?
Car les quiproquos et les malentendus abondent dans leur relation, comme si les deux amants ne pouvaient pas rester en concordance. Mais à peine les deux amants sont-ils éloignés, Maria étant partie pour Ferrare, en décembre 1500, que le besoin de l’autre se manifeste de façon aigüe. Et Maria est à nouveau irritée de ne recevoir qu’une lettre de temps à autre : les doutes et les insinuations reprennent de plus belle. Le jeu érotique entre les deux personnages se double d’une relation sado-masochiste où l’amant se repaît des larmes infligées à sa belle.
Comment Pietro peut-il survivre à Venise, pendant quatre mois, loin de Maria, alors que les deux villes sont si proches ? Il est à Ferrare sans doute à la mi-avril 1501. Il se plaint à Maria de ne l’avoir vue que deux fois en trois mois. Il la revoit une troisième fois à Ferrare en septembre 1501, pour la dernière fois. Depuis son départ de Venise, leur relation amoureuse agonise. Manifestement, Maria a déjà tourné la page.
Pietro a-t-il fait son deuil de son côté ? Il entame en mai 1502, la troisième journée de ses Asolani, justement par un discours sur la nécessité de faire évoluer l’amour vers une vision néoplatonicienne. Est-ce pour sa propre rédemption ?
Car Maria est une femme indépendante qui sait très bien ce qu’elle veut et ce qu’il faut faire pour l’obtenir. Elle est intelligente, cultivée, belle et manipulatrice. A-t-elle réellement aimé Pietro Bembo ? A sa manière, certainement. D’une façon possessive, capricieuse et très probablement intense. Mais sans jamais oublier de faire souffrir son amant, juste assez pour le maintenir dans ses filets.
En mai 1502, le père de Pietro, Bernardo, a été envoyé à Vérone, comme podesta, et de là, à Vigevano, à l’ouest de Milan, pour y accueillir le roi Louis XII le mois suivant. A Milan où le roi fait son entrée, le Trissin met la dernière main à ses Ritratti, dans lesquels il relate sa rencontre fortuite avec Pietro Bembo chez le savant grec Demetrio Chalcondyles, son ami et celui de Marsile Ficin et du Politien, établi à Milan, depuis onze ans. Puis il conte comment Bembo rencontre un autre de ses amis, Vincentio Macro et comment une discussion s’engage sur la question de savoir qui est la plus belle femme d’Italie, un domaine dans lequel Pietro Bembo semble déjà crédité d’une certaine expertise…
Pietro Bembo et Lucrezia de Borgia
La bibliothèque Ambrosiana de Milan recèle une petite collection de lettres que Lord Byron appelait « les plus jolies lettres d’amour du monde ».
Le 9 décembre 1501, un cortège de cinq cents personnes a quitté Ferrare pour venir chercher à Rome la fiancée du prince héritier, Alphonse d’Este, le fils du duc régnant Ercole. Le contrat de mariage entre le futur duc de Ferrare et la jolie mais sulfureuse Lucrèce Borgia, a été signé par procuration le 26 août 1501 à Rome avec le pape Alexandre VI (Rodrigo Borgia) et le 1er septembre, à Ferrare, au château de Belfiore. Après avoir été somptueusement reçu à Rome, le cortège repart pour Ferrare le 6 janvier 1502. Sur la place Saint-Pierre, l’escorte de Lucrèce l’attend : elle est formée de cent-quatre-vingts dames, d’autant de seigneurs et de deux cents cavaliers. Au total c’est plus de mille personnes qui repartent de Rome.
La duchesse d’Urbin, Elisabetta Gonzaga, sœur du marquis de Mantoue, est venue à sa rencontre, à Gubbio, pour l’accompagner. Le 30 janvier, Lucrèce arrive à Castel Bolognese où son futur époux vient la rejoindre, masqué, pour faire sa connaissance. Au bout de deux heures d’entretien où Lucrèce lui a offert son sourire le plus chaleureux, le futur époux repart, conquis. A Bologne, le convoi quitte la route, pour rejoindre Ferrare par les canaux. A Malalbergo, une barge vient à leur rencontre, celle d’Isabelle d’Este, alors âgée de vingt-six ans, Marquise de Mantoue et, accessoirement, l’arbitre de la mode au début du seizième siècle.
Lucrèce a réussi à séduire tout le monde à Ferrare grâce à des manières exquises, un maintien de reine, sa joie de vivre et sa bonne humeur. Elle a une excellente éducation et elle chante et danse à ravir.
En octobre 1502, Pietro Bembo accepte l’offre de son ami, Ercole Strozzi, de venir s’abriter à la villa Strozzi d’Ostellato, à une trentaine de kilomètres, au sud-est de Ferrare, pour y achever ses Asolani. La villa a été construite par le premier duc de Ferrare, Borso d’Este. Le duc Ercole d’Este l’a offerte à Tito Strozzi, l’un de ses magistrats les plus puissants, qui l’a décorée luxueusement. Son fils, Ercole Strozzi, a emboîté le pas de son père dans la magistrature et se révèle un poète de talent. Il a accompagné Lucrèce depuis Rome et il est rapidement devenu de ses intimes.
A la mi-novembre 1502, Ercole Strozzi présente Pietro à son amie. Le jeune Vénitien à tout pour séduire la jolie duchesse : il a reçu une excellente éducation, ses manières sont aristocratiques, il est jeune, d’une belle apparence et il est doté d’une immense culture. Lucrezia effectue une visite éclair à Ostellato le 15 novembre. Pietro est séduit. Lucrezia également.
En janvier 1503, Pietro assiste à un grand bal donné au palais Strozzi de Ferrare, en l’honneur de Lucrezia.
Isabella d’Este, la marquise de Mantoue, qui a déjà beaucoup entendu parler des deux poètes, Strozzi et Bembo, veut les rencontrer et leur envoie une invitation. Lucrezia n’a-t-elle pas cherché à impressionner sa belle-sœur (Isabella d’Este est la sœur de son époux) par l’éclat de sa cour ? Pendant la quinzaine qu’Isabella passe à Ferrare, au printemps 1513, fêtes et concerts se succèdent. Mais hors la présence de Pietro Bembo, qui reste alité…
Giancristoforo Romano Busto en terre cuite représentant peut-être Isabelle d’Este Marquise de Mantoue
En mai, Pietro écrit à son frère Carlo de lui expédier deux exemplaires supplémentaires de ses Asolani, le sien ayant été expédié pour lecture critique à son ami Triphone Gabriele. Il offre un exemplaire à la duchesse, accompagné d’un sonnet et d’une dédicace brillante. Car le poète est un expert de la langue qui sait comment faire fondre la romanesque Lucrezia.
Lettres et réponses se succèdent désormais rapidement. Dans sa réponse du 24 juin, Lucrezia propose de se désigner par un chiffre, FF. Que signifie-t-il ? Les initiales de « firmitas fidelis » ? La question n’est pas tranchée. En tout cas, l’intimité entre la duchesse et le poète est devenue suffisamment compromettante pour que cette dernière juge utile de camoufler leur correspondance.
Mais Pietro se fait désirer ! Il a été à bonne école avec Maria. Pour l’heure (le 29 juin 1503), il explique à la duchesse qu’il est tombé malade, mais qu’il se sent déjà mieux…
Giovanni Bellini Royal Collection Trust Portrait de jeune homme Possible Pietro Bembo Huile sur panneau Inventaire RCIN 405761 Huile sur panneau 0,458 x 0,352 Royal Collection Trust/© Her Majesty Queen Elizabeth II 2014
En tout cas, la pression de Lucrezia est devenue plus forte. Ercole Strozzi est parti à Venise. Pietro Bembo quitte Ostellato pour venir s’installer au palais Strozzi à Ferrare. Il écrit à son ami qu’il manque terriblement à Lucrezia et à ses dames de compagnie. Mais Ercole n’est pas dupe. Il connaît déjà parfaitement l’ascendant qu’a réussi à prendre Pietro Bembo sur l’esprit de la duchesse.
Désormais les lettres parlent d’amour et de passion : dans une forme imagée et poétique, presque empruntée. Lucrezia est tombée malade. Début août, la peste s’est installée à Ferrare. Pietro est tombé malade à son tour. La duchesse, guérie, est venue à son chevet, pour le réconforter. Pour sa convalescence, Pietro est venu s’installer à Ostellato. Lucrezia s’est déplacée avec ses dames de compagnie et ses musiciens, dans la villa de la famille d’Este à Medelana, à huit kilomètres seulement, de la villa Strozzi.
Mais ces moments heureux s’achèvent brutalement. Le 18 août 1503, le père de Lucrezia, Rodrigo Borgia, le pape Alexandre VI est mort. A-t-il été empoisonné lors d’un repas avec son fils Cesare ? Ou plus probablement victime d’un empoisonnement alimentaire ? Car on sait bien que l’arsenic conserve les chairs alors que le corps du pape est rapidement en état de putréfaction.
Pour Lucrezia, c’est le choc. Terrible. Toute sa vie, elle a été protégée, dirigée, par ces deux hommes, son père et son frère Cesare (Voir sur ce Blog la Saga des Borgia Le duc de Valentinois). Ce dernier est terriblement malade et alité, impuissant au moment où toutes les décisions importantes se prennent. Ses capitaines l’abandonnent. Ses armées, qui ne sont plus payées, se diluent. Pire, il se fait manœuvrer comme un débutant par son pire ennemi, le cardinal della Rovere, auquel Cesare va donner son soutien pour le conclave qui s’ouvre, en échange de vagues promesses. Le cardinal della Rovere est élu sous le nom de Jules II et il va rapidement révéler sa duplicité en déchargeant Cesare de tous ses pouvoirs et en le faisant arrêter.
Lucrezia est seule. Effondrée. Car elle aime énormément son père. Non de cet amour vénéneux que lui reproche le cardinal della Rovere. Mais d’un amour vrai (Voir sur ce Blog La saga des Borgia Lucrèce).
Pietro Bembo est le seul qui comprend sa peine et qui trouve les mots pour la réconforter. Mais au-delà des mots, on sent bien que Pietro commence à prendre du recul. Ne l’a-t-elle pas accusé, début octobre, de l’aimer moins qu’elle-même ne l’aimait ?
En tout cas, le ton de ses lettres a changé, une évolution que la duchesse, profondément éprise, n’a pas pu ne pas ressentir. Il proteste mais sans parler d’amour comme il sait si bien le faire. Et la fin de sa lettre du 5 octobre sonne comme le chant du cygne.
Il se retire d’Ostellato fin octobre, tandis que Lucrezia reste à Médelana jusqu’à la fin décembre.
Pourquoi une volte-face aussi radicale après des transports aussi effrénés ? Pietro a-t-il réellement aimé Lucrezia ou cherché à reproduire le sentiment amoureux qui l’avait tenu en haleine un an auparavant avec Maria ? A-t-il abusé Lucrezia par un excès de belles paroles ? A-t-il eu peur du retour de l’époux, Alphonse d’Este, auprès de son épouse ?
Pietro Bembo a-t-il eu une relation charnelle avec Lucrezia ? Nombreux sont ceux qui le croient. On peut cependant en douter car Pietro aime surtout le sentiment amoureux et les vertiges un peu solitaires qu’il propose. Tromper un duc est passible de la peine de mort ! Lucrezia aurait-elle outrepassé l’interdit ? Peu probable car le duc n’aurait pas hésité à se séparer d’elle par la suite, comme le lui recommandait si aimablement la diplomatie de Louis XII.
Alphonse est-il venu en voisin à la fin de la saison de chasse ? Ou a-t-il prétexté des chasses pour venir mettre de l’ordre dans son ménage ? En tout cas, Pietro Bembo ne revient pas à Ostellato et c’est de loin qu’il écrit à Lucrezia. Quand cette dernière revient enfin à Ferrare, c’est pour apprendre que Pietro est reparti pour Venise, au chevet de son frère, Carlo, gravement malade, qui décède d’ailleurs peu après.
Ces décès qui affectent les deux amants, contribuent à les éloigner un peu plus l’un de l’autre. Pendant trois mois, ils ne s’écrivent pas. Leurs échanges sont devenus irréguliers. Lucrezia se sent abandonnée.
Lucrece Borgia Duchesse de Ferrare âgée gravure de Corneille Van Balen l’ancien d’après Guerchino Cabinet des Estampes Crédit photo Tallandier Paris BNF
Elle se rapproche de l’époux de sa belle-sœur, le marquis de Mantoue, François I (1466-1519), le militaire victorieux des Français de Louis XII à la bataille de Fornoue. Entre le vieillissant général et la jeune femme, se noue une relation secrète affectueuse, qui vient exaspérer la jalousie d’Isabella d’Este mais qui reste parfaitement platonique pour une bonne raison : François est rongé par la syphilis et il est devenu impuissant, ce dont Alphonse est parfaitement informé.
En Mars 1505, Pietro adresse à la duchesse un exemplaire des Asolani, publiés par Aldo Manuzio à Venise, avec une longue dédicace. Il lui écrit à plusieurs reprises dans l’année, des lettres donnant de ses nouvelles où plus rien ne transparaît de leur ancienne relation, qui n’aura duré réellement que trois mois de fin mai au 18 août 1503.
En janvier 1505, Alphonse d’Este est devenu duc de Ferrare, succédant à son père. Le 19 août, Lucrezia a accouché d’un fils, Alessandro, décédé en octobre. Ce n’est que le 4 avril 1508 que la lignée des Este sera enfin productive avec un premier fils survivant, Ercole II d’Este, qui sera suivi de cinq frères et une sœur.
Entre temps, Lucrèce a poursuivi ses échanges épistolaires avec François de Gonzague, le marquis de Mantoue.
A l’aube du 6 juin 1508, le cadavre d’Ercole Strozzi, l’ami de Pietro Bembo, qui servait de factotum aux échanges épistolaires, est retrouvé sur un carrefour de Ferrare, percé de vingt-deux coups de couteau. Le duc n’ordonne aucune enquête et personne n’est délégué par le palais à l’enterrement du grand poète de Ferrare où se pressent tous les beaux esprits.
Le Courtisan d’Urbin
En 1505, la publication des Asolani a définitivement assis la réputation d’homme de lettres de Pietro Bembo, qui, à Ferrare, a montré qu’il était à l’aise dans les cours princières.
Il y a rencontré son père, Bernardo, en avril, et l’a accompagné à Rome porter les félicitations de la Sérénissime pour l’élévation du pape della Rovere, Jules II.
De retour vers Venise, il s’arrête à Gubio, la ville natale du grand condottiere, Frédéric, comte de Montefeltre, duc d’Urbin, mort vingt-trois ans plus tôt et père du duc actuel. Celui qui règne actuellement, c’est Guidobaldo de Montefeltre, dont le duché a été traîtreusement capturé par Cesare Borgia (voir les articles sur ce Blog Il faut arrêter Cesare Borgia : la conjuration de Magione et la saga des Borgia Le duc de Valentinois) et qui a vécu en exil à Venise jusqu’à 1504. Bembo est l’hôte du duc et de la duchesse pendant un mois. Il séjourne suffisamment en tout cas pour séduire ses hôtes et la duchesse, qui expédie à sa belle-sœur, Isabella d’Este, une lettre de recommandation célébrant les vertus de son esprit et de sa conversation.
Bembo est reçu à Mantoue, répondant deux ans plus tard à l’invitation de la marquise. Il s’emploie à y flatter le marquis et son épouse et à jouer de sa capacité de mise en relation grâce à un important réseau de contacts à Venise. Il écrit à Bernardo Dovizi da Bibbiena, homme de lettres et d’église de son âge et secrétaire du cardinal Jean de Médicis (futur Léon X) : Pietro Bembo avance ses pions pour l’avenir car il espère faire carrière dans l’Eglise. Il sollicite l’appui de la duchesse d’Urbin qui a une dette de reconnaissance à l’égard du Sénat vénitien qui l’a hébergée. Les relations entre le duc d’Urbin et son souverain, le pape, se sont réchauffées lorsque le duc d’Urbin actuel, sans enfant, a décidé de faire de son neveu, Francesco Maria della Rovere, l’héritier du duché, entrant ainsi, indirectement dans la famille du pape. A cette date, Jules II l’a totalement réintégré dans tous ses fiefs La duchesse recommande donc Pietro Bembo à son frère, cardinal, lequel met ce dernier en relation avec le vice-chancelier de l’église, Galeotto della Rovere, avec lequel Pietro Bembo entre en relations épistolaires régulières.
En février 1506, Pietro Bembo est de retour à Castel Durante, dans le duché d’Urbin où la cour du duc s’est déplacée. Il n’a pas de moyens de subsistance propres et il est urgent pour lui de trouver une charge. Dans l’intervalle, il fait de fréquents séjours dans le duché. Il ne veut pas renoncer à une carrière d’église en revenant à Venise, où sa famille cherche à le faire revenir et où il sera probablement contraint de se marier et de perdre son indépendance en occupant une fonction publique à laquelle sa naissance lui ouvre naturellement les portes.
La duchesse d’Urbin l’invite pour le passage du pape le 25 septembre 1506. Sans résultat immédiat. Sa famille comprend alors que Pietro ne reviendra jamais à Venise. Il tente, à nouveau sans succès, d’acquérir indirectement une position en entrant dans l’ordre monastique des chevaliers Hospitaliers, très puissant à l’époque et doté de nombreuses commanderies.
La cité d’Urbin, la ville de Bramante et de Raphael, est le siège d’une petite cour princière de la renaissance, qui attire les esprits les plus distingués, exilés de Florence ou de Gênes. Son arrivée est célébrée par Baldassare Castiglione qui est également l’hôte du débonnaire et humaniste duc d’Urbin. Baldassare Castiglione est apparenté à la famille des Gonzague de Mantoue, par sa mère et c’est en tant que parent éloigné de la duchesse, que le célébrissime futur auteur du Livre du Courtisan, est venu s’installer à Urbin. Le Livre raconte d’ailleurs un certain nombre de faits survenus pendant son séjour, impliquant Pietro Bembo, qui apparaît au livre IV, où le héros du livre III des Asolani, Lavinello, développe le concept néoplatonicien de l’amour comme désir de beauté, au départ de la femme mais de façon ultime, celui de Dieu.
Le livre du courtisan est écrit dans les mois qui suivent la mort du duc Guidobaldo, en avril 1508 mais il ne sera publié que vingt ans plus tard, en 1528. C’est à peu près le même délai qui sépare la rédaction et l’impression des Stances, une œuvre poétique en italien, rédigée par Bembo à Urbin après le carnaval de 1507 et qui fera l’objet de nombreuses publications après 1530 en asseyant, définitivement, le talent de Pietro Bembo comme peintre de l’amour.
La mort de Guidobaldo, le duc d’Urbin, en avril 1508, est célébrée tour à tour par Baldassare et par Pietro, de passage à Rome, qui rédige son dialogue sur la cour d’Urbin, en un latin impeccable, remarqué par le lettré cardinal Jean de Médicis : « De Guido Ubaldo Feretrio deque Elisabetta Gonzaga Urbini Ducibus ».
Pietro Bembo va vivre aux crochets de la cour d’Urbin, pendant cinq ans, de 1506 au 20 juillet 1511, suivant en cela une tradition d’accueil initiée par le père du duc, le grand condottiere, Frédéric de Montefeltre (voir à ce sujet l’article sur ce Blog sur la cour fastueuse du duc d’Urbin).
Bembo à Rome
La ville de Rome où va s’installer Pietro Bembo, à l’âge de quarante et un ans, pour une dizaine d’années, est alors peuplée de cinquante mille habitants, tout au plus, qui n’occupent qu’une série de villages ayant partiellement colonisé le territoire de l’ancienne mégalopole antique de plus d’un million d’habitants. Les sept collines de Rome ont été vidées de leurs habitants et sont retournées à l’état de fermes, de jardins et de vignes. Les tours des barons de Rome, ont fleuri, comme dans les autres villes médiévales italiennes et plus de trois cents tours crénelées, plus ou moins installées au milieu des ruines, se sont développées.
La ville est un grand centre de pèlerinage, qui attire habituellement plus de cent mille pèlerins, représentant l’essentiel de l’activité économique de la ville. Les pèlerins visitent sept lieux emblématiques dont quatre principaux : la basilique Saint Jean de Latran, cathédrale du diocèse de Rome, la basilique Saint-Pierre au Vatican, la basilique Saint-Paul hors les Murs et la basilique de Sainte Marie Majeure, la plus ancienne basilique dédiée à Marie et trois basiliques mineures, les basiliques Sainte-Croix de Jérusalem, Saint-Laurent Hors les Murs et Saint Sébastien hors les Murs au-dessus des Catacombes, sur la via Appia.
Ces pèlerins sont accueillis dans plus d’un millier d’hôtelleries. Les changeurs abondent ainsi que les boutiques de vente d’articles divers en relation avec la religion.
Depuis Martin V et la fin du grand schisme occidental, les papes sont revenus d’Avignon. Plutôt que de retourner à Saint Jean de Latran, ils ont préféré s’installer au Vatican, plus vaste, plus ouvert et proche du château Saint-Ange. Les papes successifs ont, pour la plupart, développé et embelli le Vatican. Mais la palme revient à Jules II, le neveu de Sixte IV, qui lance avec Bramante la reconstruction de la basilique Saint-Pierre, la décoration de la Chapelle Sixtine avec Michel Ange et celle des appartements privés du palais pontifical, avec Raphael.
Pietro est venu à Rome sur l’invitation du frère d’Ottaviano Fregoso, son vieil ami d’Urbin, Frédéric Fregoso, évêque de Gubio et archevêque de Salerne.
Il fraye dans les milieux humanistes avec des lettrés spécialistes du style et de la langue comme Jean-François Pic de la Mirandole, le neveu de Jean, le philosophe génial, aux neuf cents thèses philosophiques, théologiques et cabalistiques. Pietro Bembo, dans son « De imitatione » en 1513, adopte le point de vue de Cicéron sur l’imitation, consistant pour un élève à suivre un modèle pour ses qualités éminentes, non à la manière d’un copiste. Il considère, à la manière de Cicéron, que le modèle de civilisation, de la Rome antique doit être imité tant dans les lettres que dans les arts si l’Italie veut retrouver sa grandeur. En matière littéraire, la polémique concerne le problème de savoir qui doit être imité : Pic de la Mirandole, qui avait repris à son compte une polémique antérieure entre le Politien et Paolo Cortesi, secrétaire apostolique de plusieurs papes, prône le choix éclectique des meilleurs exemples offerts par tous les auteurs. Pietro Bembo adopte le point de vue contraire, celui de l’élection d’un auteur jugé supérieur à tous les autres, imité en tout. C’est le point de vue de Bembo qui l’emporte, à Rome.
Cette polémique sera ridiculisée dix ans plus tard par Erasme, l’anti-cicéronien notoire.
Il retrouve chez son hôte, son ami de jeunesse, Jacques Sadolet, avec lequel il est en correspondance, depuis huit ans.
L’amitié de Pietro Bembo pour Jacques Sadolet
Jacques Sadolet est né à Modène sept ans après Pietro Bembo. Jean, son père est médecin. Il le destine au droit. Il suit les cours, à Ferrare, de Nicolas Leoniceno, juriste renommé qui, après sa leçon, réunit chez lui certains de ses élèves, auxquels il récite des vers latins de sa composition. Sadolet et Bembo font régulièrement partie de ces réunions.
Ont-ils suivi ensemble les cours du juriste de Ferrare ? C’est peu probable compte tenu de leur différence d’âge. Mais à coup sûr, ce passé commun aura créé des liens d’affinité entre les deux hommes, qui leur permettront d’entrer en relations épistolaires en 1503.
Ni l’un, ni l’autre ne parait attiré par la science du droit : en revanche, un penchant impérieux les entraîne tous deux vers les lettres latines. Sadolet délaisse, à dix-huit ans, Virgile, pour Aristote. C’est qu’il prise davantage la raison que l’imagination. Sa devise ? Une âme tranquille dans un corps chaste : « sedatus aninius, spectati mores ».
Pietro Bembo plus âgé, est parti approfondir l’étude du grec en Sicile. De son côté, Sadolet a été accueilli par le cardinal Carafa, Archevêque de Naples qui, séduit par la personnalité de son protégé, veut en faire un prêtre. Quelques années après, il prononce ses vœux. Après la mort du cardinal Carafa, en 1511, l’évêque de Gubio, Frédéric Frégoso, lui offre de l’héberger dans son palais de Rome.
Or ce palais, renferme ce que Sadolet préfère à tout : une bibliothèque complète de manuscrits et de livres imprimés !
D’après Bembo l’évêque Frégoso est un homme doux, affectueux, enjoué, c’est un humaniste qui aime l’Écriture sainte. Il reçoit à sa table tous les artistes qui comptent, à Rome : Sansovino, Fra Giocondo, Soddoma, Bramante, Michel-Ange, Peruzzi.
Sadolet et Bembo se retrouvent avec d’autant plus de plaisir qu’ils sont tous deux de remarquables poètes mais surtout des lettrés prestigieux et les tout premiers latinistes de leur époque. Leur amitié se double d’un respect mutuel comme le montre cette anecdote[v] .
« Lors de la découverte du Laocoon dans la vigne de Fredis, Sadolet publia un poème qui excita l’admiration des lettrés. On en avait retenti quelques passages qu’on répétait, comme de nos jours on répéterait le motif d’un opéra de Rossini. Sadolet voulut connaître l’opinion d’un poète : il adressa son œuvre à Bembo, qui lui répondit sur-le-champ. J’ai lu cent fois votre Laocoon, merveilleux enchanteur ! Ce n’est pas seulement l’image paternelle que vous faites revivre dans vos vers, c’est la statue que vous montrez à nos regards. Je suis de l’opinion de Beroalde : je n’ai pas besoin d’aller en ce moment à Rome pour voir le Laocoon, j’ai devant moi vos vers ».
Depuis lors, Sadolet et Bembo ne manquent jamais, chaque fois que l’un ou l’autre écrit quelque chose, de le présenter à l’examen critique de son ami.
Les conseillers du pape
Jules II a donné en 1508 un premier bénéfice à Pietro Bembo, qui n’entrera dans les ordres qu’en 1522 : il s’agit d’une commanderie des chevaliers Hospitaliers de Saint Jean de Jérusalem, à Bologne. Pietro Bembo entretient d’excellentes relations avec le pape et il s’emploie en permanence à obtenir d’autres faveurs. Mais Jules II meurt le 20 février 1513. Le cardinal Jean de Médicis, lui succède sous le nom de Léon X. Bien qu’âgé de trente-sept ans seulement, Jean de Médicis, malade de la fistule, se fait porter de Florence à Rome en litière. Il réunit les suffrages des jeunes cardinaux auxquels s’ajoutent tous ceux qui espèrent qu’il est atteint d’une maladie mortelle et qu’il ne tiendra pas longtemps. .
Léon X s’affirme comme un humaniste dès sa prise de fonction. Avant même son départ du Conclave, il a désigné deux conseillers parmi les meilleurs latinistes de son époque, Pietro Bembo et Jacopo Sadoletto et le nouveau responsable de la bibliothèque Sixtine, Tommaso Inghirami, un ami de Pietro. Bernardo Dovisi, le correspondant de Pietro, a été nommé trésorier du pape et deviendra très vite cardinal : le cardinal Bibbiena.
A l’âge de quarante-trois ans, Pietro Bembo est enfin parvenu à la position qu’il espérait : en qualité de conseiller du pape, il est quasiment un secrétaire d’Etat. Il est désormais au cœur de toute la politique européenne, au courant de tout. Le pape lui a trouvé un logement au Vatican, près de la basilique Saint-Pierre. Tous les conseillers sont ses amis personnels et il est devenu intime avec le peintre Raphael.
Malgré son emploi du temps très chargé, il rencontre en 1513, la femme qui deviendra sa compagne pour les vingt-deux années suivantes : elle s’appelle Ambrogina Faustina Morosina della Torre, de Gênes, dont le père a quelques prétentions à la noblesse. Elle a seize ans. Peut-être Pietro l’a-t-il déjà rencontrée lors de son premier voyage à Rome en 1505 ? C’est une belle et charmante jeune femme, aux manières exquises. Elle est mariée mais nul ne sait qui était son mari ni ce qu’il est devenu.
En décembre 1514, Bembo est envoyé comme ambassadeur du Saint-Père à Venise pour une mission impossible : convaincre Les Vénitiens d’accepter l’occupation de Vérone par les Allemands de l’empereur Maximilien. Mais les Vénitiens restent très attachés à l’alliance avec la France et refusent d’écouter le pape qui cherche à constituer une alliance défensive de toutes les principautés italiennes.
A Venise, Bembo occupe son temps libre chez l’imprimeur Paganini qui réédite ses Asolani, en vérifiant son édition de l’enfer de Dante. Mais le pape le rappelle. Il quitte Venise soudainement, sans même prendre le temps de faire ses adieux à la Seigneurie, soulevant une vague d’indignation. Le Sénat se venge sur son père, Bernardo, qui ne recevra plus aucun appointement. Il convient cependant de préciser que ce dernier va sur ses quatre-vingt-deux ans !
De retour à Rome, Bembo reprend son travail à la chancellerie et pendant ses rares temps libres, il se livre à des discussions passionnées avec des lettrés dans les jardins de Rome et à des explorations des ruines de la cité, notamment avec Raphael.
Ce dernier a été chargé, en août 1514, sur la recommandation de Bramante, un de ses parents et concitoyen d’Urbin, du chantier de la basilique Saint-Pierre. C’est Pietro Bembo qui a préparé le courrier de nomination. Lui étaient adjoints comme assistants, Giuliano da San Gallo et fra Giocondo da Verona. Le pape l’a alors nommé responsable des monuments antiques de Rome et seul habilité à décider des pierres qui pourraient être retirées des monuments antiques pour les affecter à la basilique en construction. Le même bref avait interdit à tout marbrier de tailler des pierres antiques et le maître avait été autorisé à punir les contrevenants par des pénalités comprises entre cent et trois cents ducats d’or.
Un deuxième bref de nomination, daté de la troisième année du pontificat de Léon X, le 27 août 1515, autorisait Raphael à déterrer, dans Rome et jusqu’à dix milles alentour, tous les marbres dont il pourrait avoir besoin pour les besoins de construction de la basilique. Ce bref semblait témoigner, déjà, de difficultés rencontrées par Léon X pour financer la construction de la basilique, qui allaient bientôt stopper le chantier de cette dernière. Il faut croire que Raphael s’était senti autorisé par ce bref, à dépasser ses attributions initiales car, avec ses amis, Baldassare Castiglione, Pietro Bembo et l’antiquaire Andrea Fulvio, il n’eut bientôt comme unique préoccupation, après l’interruption du chantier de la basilique, que de tenter de sauver ce qui pouvait l’être, des ruines de l’ancienne Rome.
Toutes les constructions à Rome puisaient en effet leurs matériaux dans les bâtiments de l’ancienne Rome, qui tombaient en ruine, les uns après les autres. Lorsque le plafond des thermes de Caracalla s’était effondré, tout Rome l’avait entendu.
En décembre 1515, le pape Léon X se rend à Bologne pour y rencontrer François 1er le roi vainqueur des Suisses à Marignan. François 1er avait demandé à venir baiser les pieds du pontife à Rome. Mais la ville éternelle a gardé un mauvais souvenir du passage de l’armée de Charles VIII et Bologne est suffisamment loin de Rome. Toute la curie et ses conseillers dont Pietro Bembo, accompagnent le pape. C’est à Bologne que va se négocier entre le roi François et son chancelier, Antoine Duprat, d’une part, et le pape Léon X d’autre part, le concordat de Bologne, qui permet d’abroger le texte gallican de la Pragmatique Sanction, qui entretenait depuis près d’un siècle une grave crise entre la France et Rome.
Le 17 mars 1516, Julien de Médicis, le frère cadet de Léon X, meurt de la tuberculose, laissant un fils illégitime, Ippolito de Médicis et un mariage stérile avec Philiberte de Savoie, la petite sœur de Louise de Savoie et tante de François 1er. Pietro Bembo a beaucoup connu Julien de Médicis qui avait trouvé asile à Urbin, auprès du duc et de la duchesse et il s’est personnellement intéressé à son fils Ippolito qu’il a rencontré régulièrement.
Mais Léon X a pris en haine le duc d’Urbin, depuis que ce dernier, qui commandait les troupes pontificales, a refusé de combattre contre François 1er : pour Léon X, le neveu du pape précédent, Jules II, est un homme sans honneur et un traître. En sa qualité de seigneur suzerain, il peut déchoir un vassal de ses titres. Jusqu’à présent, Julien de Médicis, qui chérissait le duc d’Urbin, s’est opposé à toute action contre ce dernier. Sa mort laisse le duc sans protection. Et Léon X décide de déchoir Francesco Maria della Rovere et de nommer à sa place son neveu, Lorenzo de Medici, duc d’Urbin, chargeant un cousin, le condottiere Giovanni de Medici, le fils de Caterina Sforza, de conquérir le duché pour lui (voir sur ce Blog les articles sur Caterina Sforza et sur Jean de Médicis des Bandes Noires).
Comme son père, Bernardo, Pietro Bembo a des soucis d’argent malgré les très importantes donations du pape. Léon X lui a attribué, en 1517, les revenus de l’abbaye bénédictine de Saint Pierre à Villanova, à vingt-deux kilomètres à l’est de Vicence. Il a reçu une autre commanderie des chevaliers hospitaliers à Bénévent, celle de Bologne ayant un revenu théorique de six cents ducats par an : mais le royaume napolitain est épuisé par les guerres à répétition et cette commanderie dont il a confié le recouvrement des revenus à son ami, le poète Sannazaro, ne lui rapportera jamais rien. Il a été nommé Prieur de Hongrie dans l’Ordre des Hospitaliers et il a reçu la jouissance de revenus de cet ordre pour quatorze ans mais les Turcs viennent d’occuper la Hongrie : il portera le titre mais n’encaissera jamais ses revenus. Il a reçu en 1514, les revenus de l’abbaye bénédictine de Saint Pierre sur l’île de Rab en Croatie. Mais cette dernière est totalement ruinée et dévastée, il ne peut en espérer un sou avant de nombreuses années.
Il doit marier sa nièce avec une dot de trois mille florins, alors que ses revenus ne suffisent déjà pas par rapport à ses dépenses car il doit tenir son rang à Rome. Surtout, il n’a pu encaisser aucun des revenus de la commanderie de Bologne, avant 1517. Il a des dépenses médicales importantes, les trois dernières années de sa présence dans la ville éternelle. Il va accumuler les dettes. Sa santé est devenue précaire à Rome, par suite de plusieurs saisons hivernales très humides.
Curieusement, la sollicitude de Léon X pour le travail de son conseiller, s’est manifestée deux ans après qu’il ait cessé de servir le pape ce qui est assez rare pour être signalé et qui montre en quelle estime Pietro Bembo était tenu par Léon X : il est autorisé, par faveur spéciale, à léguer les bénéfices qu’il a reçus et qui se montent à plus de deux mille ducats par an.
Son père, Bernardo, est mort à la fin mai 1519 et il a dû retourner précipitamment à Venise pour liquider sa succession : son père lui a laissé sa villa Noniana à Padoue, sa riche bibliothèque de manuscrits et de livres imprimés et toutes ses collections d’œuvres d’art..
Il demande et obtient de Léon X, de rester à Padoue se faire soigner, en novembre 1520 car, décidément, l’humidité du climat de Rome ne lui convient plus.
Pietro Bembo et Christophe de Longueil
A Padoue, il retrouve Christoforus Longolius (1488-1522), moins connu sous son nom latin que sous celui de Christophe de Longueil, qu’il avait invité à résider chez lui, dans sa villa Noniana.
Quand il arrive à Rome, en 1516, Christophe de Longueil[vi] est un juriste fraîchement diplômé, déjà bien connu des humanistes par ses études sur Pline, qui vient de se mettre à l’étude du grec ancien. Souhaitant approfondir ses connaissances en cette langue, il a demandé conseil à Guillaume Budé qui lui a conseillé de partir pour Rome où le pape Léon X vient d’ouvrir un collège d’enseignement du grec, sur le Quirinal. Il y suit notamment les cours de Janus Lascaris et c’est à cette occasion qu’il rencontre Pietro Bembo, qui va le subjuguer.
Pietro Bembo est le chef de file des « Cicéroniens », un courant de pensée en vogue, en réaction aux invasions barbares, les guerres d’Italie, amorcées par Charles VIII en 1495, qui ont amené, presque chaque année, des légions de Suisses, Espagnols, Français, Allemands qui ont ruiné un pays jadis prospère. Le credo des Cicéroniens est qu’il faut imiter en tout la Rome antique pour que l’Italie retrouve sa grandeur. Plusieurs écrivains ont déjà parlé en ce sens et notamment Alberti. Ce courant de pensée a fini par s’imposer avec l’élection de Léon X et il est devenu tout puissant à Rome.
Quand il rencontre Pietro Bembo, Christophe de Longueil n’est encore qu’un barbare venu du nord. Il découvre avec stupéfaction l’immensité et la grandeur des ruines romaines et il devient Cicéronien. Son nouvel ami l’introduit dans la petite société des grands lettrés humanistes de Rome, dont les plus éminents représentants, sont conseillers de Léon X. Il obtient grâce à leur aide la citoyenneté de Rome en février 1519 et, en avril, le pape lui accorde, malgré sa bâtardise, le titre de comte palatin et une charge de notaire apostolique.
Mais l’opinion romaine s’insurge contre de tels privilèges accordés à un Français (la Flandre était alors une province sous suzeraineté du roi de France) car l’opinion est restée, fondamentalement, malgré le concordat de Bologne, très anti-française. On vient lui reprocher des discours prononcés naguère où il s’est montré beaucoup moins Cicéronien. Sa conversion peut-elle être mise en doute ? On conseille à Christophe de Longueil de s’éloigner, le temps que la tempête se calme. Avant de partir, il a cependant rédigé sa défense qu’il a demandé à ses amis, de présenter à sa place.
Le 16 juin son « procès » est ouvert au Capitole avec un très violent réquisitoire du jeune patricien Celso Mellini, qui a mené campagne contre lui. Le déchaînement qui suit ce discours interdit de lire la réponse préparée par Christophe de Longueil : il n’aurait pas été entendu. On attend donc le 9 août, une nouvelle séance, pour lire les deux discours rédigés par le juriste flamand. Ces deux discours sont jugés des modèles Cicéroniens. Christophe de Longueil est absous.
Retraite à Padoue
Pietro Bembo arrive à Padoue avec sa maîtresse, Ambrogina Faustina Morosina della Torre avec laquelle il vit maritalement. Christophe de Longueil, à son arrivée, a quitté la villa, à l’appel de Reginald Pole, le futur cardinal, qui est un cousin Plantagenêt d’Henry VIII Tudor, venu faire ses études à Padoue, une ville lumière qu’Erasme a désignée comme « l’Athènes de l’Europe ».
Les quatre dernières années, Pietro Bembo est resté gravement malade avec des périodes de rémission. Le pape Léon X, son bienfaiteur, est mort et enterré en décembre 1521. Son vieil ami, le cardinal Bibbiena est mort en 1520 et voilà que Christophe de Longueil, son protégé, tombe malade à son tour et meurt à trente-quatre ans.
Est-ce ce qui pousse Pietro Bembo à prononcer ses vœux en 1522 ? Il devient chevalier hospitalier. Ces derniers sont particulièrement stricts concernant les concubines : il a interdiction absolue d’entretenir des relations avec une femme, au risque d’y perdre tous ses bénéfices et dignités.
Sans doute, Pietro Bembo a-t-il des arrangements avec le ciel, car moins de onze mois après avoir juré cette profession de foi, son premier fils, Lucilio nait en novembre 1523. Suivront deux autres enfants, Torquato, en 1525 et Elena, en 1528.
La villa « Noniana » où réside désormais Pietro, a été acquise en 1406, par son arrière-grand-père, auprès de la république de Venise pour la somme faramineuse de seize mille ducats. Elle tire son nom du village de Sainte-Marie de Non, à dix-huit kilomètres au nord de Padoue, sur la Brenta.
C’est à Noniana que Pietro apprend l’élection du cousin de Léon X, Jules de Médicis, comme pape Clément VII. Il a très bien connu ce dernier lorsqu’il était au pouvoir et il a de plus fréquenté le cardinal, qui est, tout comme lui, un chevalier Hospitalier. En février 1524, il apprend que son ami Jacques Sadolet, qui avait rejoint son diocèse de Carpentras après la mort de Léon X, a été rappelé par Clément VII, pour devenir l’un de ses deux conseillers.
La question de la langue italienne
Pietro Bembo a terminé à Noniana, l’écriture du travail de sa vie, la « Prose della volgar lingua », commencée en 1502, qu’il avait interrompue en 1512, au moment de son arrivée à Rome. Il s’agit d’un dialogue en trois livres, dans lequel l’auteur plaide en faveur de la langue vulgaire italienne, qu’il distingue de la langue populaire, comme moyen d’expression littéraire, dont il définit les règles à partir des travaux de Dante, de Boccace et de Petrarque.
Voici comment Henri Hauvette[vii] raconte la problématique dans laquelle s’engage Pietro Bembo : « En 1525, il publia sous le titre de “Prose della volgar lingua”, un dialogue en trois livres où était méthodiquement exposée sa théorie de la langue et du style il retraçait les origines de l’italien – qu’il concevait comme un mélange du latin classique et des idiomes barbares importés par les envahisseurs, proclamait la supériorité du florentin sur les autres dialectes, et exaltait l’art souverain de Boccace et surtout de Pétrarque, au détriment même de Dante. C’était donc à ces maîtres et à eux seuls, non au langage populaire, parlé journellement en Toscane, que l’écrivain italien devait demander des leçons de grammaire et de style. On voit ce qu’une pareille théorie a de vicieux, puisque, méconnaissant l’autorité, seule légitime, de l’usage, elle y substituait arbitrairement celle d’écrivains morts depuis un siècle et demi. Parmi les amis mêmes de Bembo, beaucoup refusèrent de le suivre sur ce terrain, témoin Castiglione qui, tout en s’inspirant des grands Florentins, déclarait qu’étant Lombard, il ne rougissait pas d’écrire en lombard ».
« Aussi un gentilhomme lettré de Vicence, grand amateur de nouveautés poétiques et grammaticales, le Trissin, eut-il l’idée de remettre en honneur et de développer la théorie de Dante, alors tombée dans l’oubli: la langue « italienne », selon lui, devait se composer des éléments communs à tous les dialectes, et repousser les particularités de prononciation, de syntaxe et de vocabulaire propres à certaines provinces seulement ».
« Le Trissin ne publia l’exposé complet de sa théorie qu’en 1529, dans son dialogue intitulé il Castellano; mais dès 1513, étant de passage à Florence, il avait fait connaître ses idées. Aussitôt Machiavel y opposa une réfutation « Dialogo intorno alla lingua » longtemps restée inédite, et dans laquelle, avec une netteté de vues qui fait une fois de plus honneur à la perspicacité de son esprit, il démontre que la langue littéraire est essentiellement le florentin, quels que soient les éléments étrangers qui y ont pénétré peu à peu ».
« Si évidente que fût sa démonstration, elle n’aurait sans doute pas convaincu les Lombards, car elle avait le tort d’émaner d’un Florentin. Il fallut que Bembo, un Vénitien, se prononçât dans un sens analogue pour faire pencher décidément la balance du côté de la raison; mais il s’en tint à préconiser l’imitation des grands écrivains de Florence, car il est plus facile de copier un modèle dont chacun peut se procurer un exemplaire, que de s’inspirer d’une langue qu’on ne sait pas parler ».
En 1512, Bembo a achevé les deux premiers livres de la Prose, qu’il a adressés à son ami Triphone Gabrieli, pour critique. Par la suite, bien qu’absorbé par les tâches politiques de secrétaire du pape Léon X, il ne cesse de repenser à cette question. Depuis son arrivée à Nionana, en 1521, il a rédigé un troisième livre, sur la grammaire. Son ouvrage enfin terminé, il se rend à Rome en 1524, pour offrir une copie de l’ouvrage à Clément VII.
Entre 1526 et 1529, les ravages exercés en Italie par la confrontation des armées française et impériale, vont provoquer l’effondrement des revenus de Pietro Bembo. De plus, les chevaliers hospitaliers, chassés de Rhodes en 1523, ont perdu leurs ressources traditionnelles liées à leur activité de corsaires en Méditerranée orientale. Ils ont désespérément besoin d’argent.
En 1529, peut-être en réponse à ses problèmes financiers, la république de Venise lui confie la poursuite de la rédaction de l’histoire de Venise, après 1487, avec un appointement de la Sérénissime, une mission que Bembo accepte le 16 septembre 1530. Ce travail de prestige donne à Pietro Bembo un nouveau statut à Venise. Il est désormais reçu avec les ambassadeurs et les hôtes de marque. Il va mettre toute la fin de sa vie, à rédiger son histoire de Venise qui va lui apporter la consécration comme historien, après ses autres palmes littéraires.
Il publie en 1530 les Rime, qui vont s’affirmer comme le best-seller en matière de poésie, de tout le seizième siècle. La réputation de Pietro Bembo dans les milieux littéraires est maintenant au zénith. Il est la référence en matière de littérature antique, de poésie et de langue. De grands poèmes lui sont dédiés comme le Syphilis de Fracastoro en 1526. Il est une source d’inspiration pour une kyrielle de poètes. Comme Veronica Gambara, qui lui voue depuis 1504 une admiration éperdue.
Pietro Bembo, Veronica Gambara et Vittoria Colonna
Veronica Gambara est une cousine d’Alberto Pio, prince de Carpi, que Bembo a sans doute eu l’occasion de connaître via ce dernier, membre de l’académie aldine. Elle est née le 29 Novembre 1485, près de Brescia : elle est l’un des sept enfants du comte Gianfrancesco da Gambara et Alda Pio da Carpi. A l’âge de dix-sept ans, elle reçoit un sonnet que lui expédie Pietro Bembo, qui a remarqué, dès 1502, des prédispositions de la jeune femme pour la poésie. Elle a vingt-trois ans lorsqu’elle épouse en 1508, un de ses cousins, le comte de Correggio, Giberto X, âgé de cinquante ans, qui a eu deux filles d’un précédent mariage avec la fille de Giovanni Pico. Deux fils viennent récompenser cette union en 1510 et 1511 : Ippolito et Girolamo. A la mort de son mari, en 1518, ce dernier lui confie la tutelle de ses enfants et l’administration de leurs biens, jusqu’à leur majorité. Tout en administrant avec dévouement et sagesse le comté de Correggio, elle commence à écrire de la poésie.
Pietro Bembo a de multiples occasions pour revoir la comtesse de Correggio car cette dernière a marié l’une de ses belles-filles avec un Fregoso de Gênes, parent proche du meilleur ami de Pietro Bembo à Urbin.
Un de ses poèmes est directement inspiré de la publication des Rime, par Pietro Bembo, en 1530. Depuis 1504, la poétesse est en relation épistolaire suivie avec Pietro Bembo. Elle va s’affirmer comme l’une des plus importantes poétesses de sa génération, avec Vittoria Colonna (voir l’article sur ce Blog sur Vittoria Colonna) que Pietro Bembo découvre à Bologne en 1529.
La jeune femme a déjà une immense réputation en Italie, car elle est la veuve du vainqueur de François 1er à Pavie, le marquis de Pescara. Elle s’est dévouée comme Veronica Gambara, à la mémoire de son époux et compose des poésies. Pietro lui adresse un sonnet via Paul Giovo, le chroniqueur, qui déclenche l’admiration de Vittoria, ce dont Pietro est immédiatement informé par Paul Giovo, qui lui montre la lettre de Vittoria. Il lui adresse deux autres sonnets en novembre 1531. A partir de 1532, ils s’écrivent directement et Vittoria expédie à Pietro son portrait.
Le cardinal Bembo
Morosina, sa compagne, est morte en 1535. Il s’est occupé depuis lors, avec sollicitude, de l’éducation de ses enfants, tout en restant à l’écoute du monde.
Il apprend, à l’automne 1534, la mort de Clément VII et l’élévation du Cardinal Farnese, le cardinal « jupon »[viii]. Que peut offrir Bembo pour l’élection de Paul III ?
Il a offert à Clément VII « le Prose della volgar lingua », il ne peut décemment en faire don au pape. En revanche, il a gardé par devers lui une copie de tous les courriers qu’il a rédigés pendant le pontificat de Léon X. Ces lettres élégantes et érudites en latin impeccable pourraient être publiées, maintenant que la période des papes Médicis est passée ! Il envisage un nom : Brievi. Mais la période est encore trop récente pour ne pas susciter des oppositions à son projet, qui mettra deux ans à aboutir, en octobre 1536.
A cette époque, Bembo dispose d’une immense faveur. Il est connu du nord au sud de l’Italie comme le premier des hommes de lettres. C’est un homme qui pourra honorer le collège des cardinaux. Bien sûr, il n’est pas prêtre ! Mais qui l’est, parmi les cardinaux ? Jules de Médicis lui-même n’a-t-il pas été ordonné prêtre qu’après son élection sur le trône pontifical ?
Depuis l’accession de Paul III, plusieurs des amis de Pietro Bembo ont été nommés cardinaux et notamment : Gasparo Contarini en 1535 ; en 1536 : Jacopo Sadoletto, Gian Petro Carafa, Rodolfo Pio, Reginald Pole, Girolamo Aleandro, le célèbre bibliothécaire de la Sixtine, tous hommes de savoir et lettrés.
Il y a des opposants, à Rome, à sa nomination, malgré le soutien de ses amis et notamment celui, irrévocable, de Jacopo Sadoletto. Finalement, Bembo est créé cardinal au cours de la cinquième promotion, du 20 décembre 1538, sans doute grâce au soutien du cardinal Farnèse ; mais ses appointements ne sont pas promulgués : il est cardinal sans l’être. Car Paul III hésite toujours : la réputation de Pietro Bembo reste un peu sulfureuse. Un poète de l’amour, ayant eu plusieurs enfants après avoir pris les Ordres ! Ne risque-t-on pas, avec cette nomination de choquer les chancelleries étrangères ?
Mais le pape reçoit de tous côtés des signaux favorables : du côté de l’empereur Charles Quint et du roi de Hongrie son frère. Le cardinal Aleandro, le grand ennemi de Luther, n’a-t-il pas écrit au pape, le 22 avril 1539, que la promotion de Pietro Bembo serait très bien reçue dans toutes les nations au-delà des montagnes, et spécialement en Allemagne, où Bembo est universellement reconnu, tant par les catholiques que par les hérétiques, comme l’un des plus grands hommes de lettres du monde.
Finalement, cette longue attente trouve sa conclusion un an plus tard : Bembo reçoit du pape Paul III son anneau, le 10 novembre 1539 et le titre de San Cyriaco in Thermis, un titre très ancien. Mais les difficultés financières reviennent. Pour tenir un rang de cardinal, à Rome, il faut avoir six mille ducats de revenus annuels. Or Pietro Bembo ne peut compter que sur le quart de cette somme. Les cardinaux romains habitent en général dans de somptueuses résidences et ils sont servis par une nombreuse domesticité, en moyenne, plus de quatre-vingt serviteurs.
Il faudra attendre la mort de son vieil ami, Fregoso, l’évêque de Gubio, le 22 juillet 1541, pour que le pape songe à Pietro Bembo, en lui affectant le diocèse de Gubbio.
En Octobre 1543, à l’âge de soixante-treize ans, il a marié ses deux filles, ce qui lui a ôté un grand poids mais qui l’a obligé à hypothéquer la moitié de ses revenus. Il a compris qu’il lui faut résider à Gubbio, s’il veut équilibrer son budget, comme l’ont fait Fregoso, son prédécesseur et son ami Sadoletto, dont il vient d’apprendre la mort, à Carpentras. Il a reçu plusieurs promotions successives : Cardinal de San Chrysogono en 1542, de San Clemente en 1544.
Avant sa mort, en 1547, la même année que François 1er, Pietro Bembo a achevé douze livres de son histoire de Venise en latin, couvrant la période de 1486 à 1513. Entre 1544 et 1546, il a traduit son Histoire en italien. En revanche, ces travaux et son intense activité épistolaire, ont absorbé tous ses efforts et il n’a plus rien produit en littérature et en poésie depuis 1530.
Pietro Bembo s’éteint, à l’âge de soixante-dix-sept ans, le 18 janvier 1547, à deux heures du matin. Il est enterré, sur instruction de Paul III dans l’église Santa Maria Sopra Minerva au pied de la statue de Léon X que le pape vient de faire déplacer depuis la basilique Saint-Pierre.
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[i] Article rédigé à partir du livre de Carol Kidwell, « Pietro Bembo, Lover, Linguist, Cardinal ». Il s’agit d’une étude biographique très poussée et très documentée, parfois un peu difficile à lire car l’auteur reconstitue la biographie du sujet à partir de ses lettres.
[ii] Voir à ce sujet le remarquable article de Lina Bolzoni « Les Asolani de Pietro Bembo, ou le double portrait de l’amour », dans la revue Italique, 11-2006.
[iii] Voir Annales de l’Imprimerie des Alde par Antoine Augustin Renouard 1825 Tome troisième – Livre google book.
[iv] La syphilis, apparue à Naples en 1495, au moment de l’arrivée des Français de Charles VIII. Voir l’article sur ce Blog sur la Syphilis et celui sur l’Epidémie de Danse de Strasbourg.
[v] Histoire de Léon X par Jean Marie Audin Paris 1846.
[vi] Voir l’ouvrage Christophe de Longueil, Humaniste (1488-1522) par Th.Simar Université de Louvain 1911.
[vii] Henri Hauvette Histoire des Littératures – La Littérature italienne. Armand Colin 1932. BNF.
[viii] Le cardinal Farnèse a dû sa nomination à l’entregent de sa sœur Giulia, la maîtresse d’Alexandre VI Borgia (voir l’article sur ce Blog sur Giulia Farnese). Le cardinal Farnese, pendant son pontificat, va s’acharner à faire disparaître de tous les lieux publics (peintures et sculptures), le visage de sa sœur, qui rappelait trop les conditions de sa nomination.
[…] son imprimerie à Venise, près de l’église Sant’Agostino (voir sur ce Blog l’article sur Pietro Bembo : la religion de l’amour). Il s’est lancé dès 1495, dans la publication des écrits d’Aristote dont un certain nombre […]