La découverte du Laocoon en janvier 1506 va opposer les conceptions de l’art et influencer profondément la peinture et la sculpture, en générant des mouvements intellectuels, des querelles entre peintres, poètes et sculpteurs qui vont bouleverser les chemins de la création artistique.
Au mois de janvier 1506, des ouvriers retournent la terre dans la vigne de Felice di Fredis située sur l’Esquilin : le pape Jules II n’encourage-t-il pas tous les Romains à réaliser des fouilles ?
Le propriétaire des lieux sait qu’il se trouve au-dessus d’importantes ruines romaines. Est-ce le palais de Titus ? La Domus Aurea de Néron ? C’est alors que le fer des terrassiers bute contre une pierre. On creuse doucement de part et d’autre et l’on voit peu-à-peu émerger un bloc de marbre profondément engagé dans une niche et enveloppé d’une large gangue de terre.
Le groupe est devenu fébrile : A mesure qu’on dégage le marbre, on commence à comprendre que la découverte est importante. Il y a d’abord un personnage, puis, un deuxième, puis un troisième, qui émergent successivement.
On appelle des voisins, qui à leur tour ameutent leurs voisins. Bientôt c’est de tout Rome que l’on accourt pour voir la merveille. Les peintres, les sculpteurs, ont accouru à leur tour. Le pape a aussitôt fait dire à Giuliano de Sangallo, l’architecte lettré, qui emmène Michel Ange, alors toujours proche de lui, de se rendre sur place pour évaluer la découverte. Car le pape Jules II est un grand connaisseur et collectionneur de l’art antique. L’affaire est racontée par une lettre de Francesco di San-Gallo, le fils de Giuliano, présent, sur les lieux.
Tout de suite, l’envoyé du pape reconnaît que l’œuvre est d’importance. Dès qu’il aperçoit la statue, Giuliano de San Gallo, qui travaille, pour l’heure, au renforcement des défenses du Mausolée d’Adrien, devenu le château Sant’Angelo, se remémore le passage de l’Histoire naturelle, de Pline[i], livre XXXVI, qui précise : « tel est le Laocoon, dans le palais de Titus, morceau préférable à toutes les productions soit de la peinture, soit de la statuaire; il est d’un seul bloc, ainsi que les enfants et les replis admirables des serpents. Ce groupe a été fait de concert par trois excellents artistes rhodiens, Agésandros, , Polydoros et Athénodoros».
Pline affirme ainsi que le Laocoon a été réalisé en un seul bloc. Mais quand les découvreurs dégagent le groupe de sa gangue de terre dans laquelle il est resté enfermé pendant plus de dix siècles, les deux sculpteurs présents sur les lieux, Giovanni Cristofano et Michel-Ange, constatent quatre assemblages , mais joints ensemble à une place si cachée, et si bien ajustés et soudés, qu’ils ne peuvent être aperçus que par des personnes très habiles
dans l’art de la sculpture.
On n’a jamais vu jusqu’à présent une telle intensité dramatique dans une œuvre antique. Giuliano de San Gallo revient aussitôt rendre un rapport enthousiaste au pape qui convoque Felice di Fredis. Ce dernier ne veut pas se séparer de sa trouvaille. Mais le pape se montre pressant. Finalement on conclut un accord rémunérateur pour le propriétaire qui va se voir attribuer une partie du revenu des droits de gabelle imposés aux marchandises qui entrent à Rome, par la porte de Saint Jean de Latran. Mais Léon X, onze ans plus tard, fait retour de ces revenus à l’Eglise et il donne, en compensation, à Fredis, la place de Secrétaire apostolique par un bref du 9 novembre 1517. Le découvreur est ainsi remercié à l’égal du plus brillant des serviteurs de l’Etat, tant cette découverte est importante aux yeux de ses contemporains.
Aussitôt, le pape décide de déménager l’œuvre qui va devenir le point de mire de ses collections qu’il a réunies dans un jardin, au pied du palais du Vatican. Dès le lendemain, la statue, ornée de fleurs et de verdure, traverse la ville, au son de la musique et des tambourins, accompagnée des chants joyeux de tout un peuple : le Laocoon fait son entrée triomphale au Vatican (Voir à ce sujet l’article de ce Blog sur L’Antiquarium, le jardin d’un pape esthète de la renaissance).
Le langage corporel du Laocoon
Winckelmann est un allemand, antiquaire et historien de l’art, qui a vécu au dix-huitième siècle. Il est considéré comme l’un des fondateurs de l’histoire de l’art et l’archéologie moderne. Son jugement ci-après sur le Laocoon sera repris par Lessing (voir plus loin, la section sur la querelle du paragone):
« De même que le fond de la mer, reste toujours calme, quelque agitée qu’en soit la surface, de même dans les œuvres d’art des Grecs, sous l’empire de quelque passion que ce soit, l’expression nous montre une âme grande et paisible.
Cette âme se peint au milieu des plus violentes souffrances du Laocoon, et non pas seulement sur son visage. Cette douleur, qui se fait voir dans tous les muscles et dans tous les tendons, et que, sans s’occuper du visage et des autres parties, on croit découvrir même, pour ainsi dire, rien que dans l’abdomen douloureusement contracté, cette douleur, dis-je, ne se montre avec aucune violence sur le visage ni dans toute l’attitude.
Il ne pousse pas un cri terrible, comme Virgile le dit de son Laocoon ; l’ouverture de la bouche ne l’indique pas, c’est bien plutôt un soupir étouffé et plein d’angoisses tel que le décrit Sadolet. La douleur du corps et la grandeur de l’âme sont réparties avec une même force et distribuées avec une mesure parfaite dans tout l’ensemble.
Laocoon souffre mais il souffre comme le Philoctète de Sophocle ; sa douleur nous va jusqu’à l’âme, mais nous voudrions pouvoir supporter la douleur comme ce grand homme.
L’art de représenter une âme si grande est bien au-dessus de l’imitation de la belle nature; il fallait que l’artiste sentît en lui cette force morale qu’il imprégnait dans le marbre. La Grèce avait des artistes qui étaient en même temps philosophes, et elle produisit plus d’un Métrodore. La sagesse prêtait la main à l’art, et animait ses œuvres d’une âme au-dessus du vulgaire».
Jules II a convoqué au palais les plus brillants artistes de la Renaissance. Tous s’exclament. L’œuvre est bouleversante. A-t-on jamais vu une telle expression de force et de douleur ? Car ce qui saute aux yeux c’est l’énergie indomptable, ramassée, du personnage et la détresse des enfants. L’œuvre déclenche une immense émotion. Tous les cardinaux, les ambassadeurs, tous les Romains, veulent la voir. Et l’on défile, curieux, par milliers.
Des questions aussi se posent : quel est donc le sujet de cette œuvre poignante ? Où a-t-elle été découverte ? Est-il possible de trouver d’autres œuvres de même valeur ?
Il s’agit donc d’une représentation du Laocoon, cette fameuse statue de l’antiquité, déjà célèbre au premier siècle de notre ère ? Mais le mystère semble s’approfondir au fur et à mesure où l’on apprend davantage.
Est-ce le palais de Titus qui a abrité cette œuvre ? Peut-on faire une confiance aveugle à Pline l’Ancien ? Peut-être s’agit-il des thermes de Titus, qui en sont voisins ? A moins que ce ne soit la Domus Aurea de Néron ?
A quelle légende se rapporte le groupe ?
« Timeo Danaos et dona ferentes »
Pline nous donne le sujet, certes. Mais quelle est la légende exacte ? Aussitôt tous retournent à leurs lectures. Les nombreux et brillants hellénistes du Vatican, ne tardent pas à retrouver les traces du mythe. Mais il existe plusieurs versions de ce dernier, notamment, celle d’Appolodore et celle, plus récente, de Virgile.
Toutes les versions du mythe s’accordent sur un point : Lacoon est un prêtre troyen d’Apollon ou de Poseidon. Il aurait offensé Athéna ou Poséidon : la première, parce qu’il aurait cherché à empêcher l’entrée du cheval de Troie dans la ville en le frappant de sa lance : Athena, déesse protectrice des Grecs, se serait vengée en lui envoyant deux serpents ; le second, parce qu’il aurait offensé Poséidon en se mariant et en cachant son épouse dans le temple, à l’insu des Troyens.
Il semble que la préférence des sculpteurs de Rhodes, ait été donnée à la version de Virgile[ii] :
« Laocoon, qu’entoure une foule nombreuse,
De loin s’écrie : «Ô Troie ! ô ville malheureuse !
Citoyens insensés, dit-il, que faites-vous ?
Croyez-vous qu’en effet les Grecs soient loin de nous,
Que même leurs présents soient exempts d’artifice ?
Ignorez-vous leur fourbe, ignorez-vous Ulysse ?
Ou les Grecs sont cachés dans ces vastes contours,
Ou ce colosse altier, qui domine nos tours,
Vient observer Pergame ; ou l’affreuse machine,
De nos murs imprudents médite la ruine.
Craignez les Grecs, craignez leurs présents désastreux :
Les dons d’un ennemi sont toujours dangereux»
(…)
Quand deux affreux serpents, sortis de Ténédos,
(J’en tremble encore d’horreur) s’allongent sur les flots ;
Par un calme profond, fendant l’onde écumante,
Le cou dressé, levant une crête sanglante,
De leur tête orgueilleuse ils dominent les eaux ;
Leur corps au loin se traîne en immenses anneaux.
Tous deux nagent de front, tous deux des mers profondes
Sous leurs vastes élans font bouillonner les ondes.
Enfin, de vague en vague, ils abordent ; leurs yeux
Roulent, ardents de rage, et de sang, et de feux ;
Et les rapides dards de leur langue brillante
S’agitent en sifflant dans leur gueule béante.
Tout fuit épouvanté. Le couple monstrueux
Marche droit au grand prêtre, et leur corps tortueux
D’abord vers ses deux fils en orbe se déploie,
Dans un cercle écaillé saisit sa faible proie,
La ronge de ses dents, l’étouffe de ses plis.
Les armes à la main, au secours de ses fils
Le père accourt : tous deux à son tour le saisissent,
D’épouvantables nœuds, tout entier l’investissent,
Deux fois par le milieu leurs plis l’ont embrassé,
Par deux fois sur son cou leur corps s’est enlacé.
Ils redoublent leurs nœuds, et leur superbe crête
Dépasse encore son front et domine sa tête.
Lui, dégouttant de sang, souillé de noirs poisons
Qui du bandeau sacré profanent les festons,
Raidissant ses deux bras contre ces nœuds terribles,
Exhale sa douleur en hurlements horribles… ».
Le mystère de la couleur du Laocoon
Et pourquoi donc Pline fait-il référence à « un morceau préférable à toutes les productions soit de la peinture, soit de la statuaire » ?
Un article récent[iii] a permis de résoudre le mystère : les statues grecques étaient peintes ! Les progrès accomplis dans la photographie, ont permis de mettre en évidence des traces de peinture et de fard sur nombre de statues hellènes de Délos. Le groupe du Laocoon ne devrait donc pas faire exception, selon l’auteur de l’article, François Queyrel.
L’auteur se livre à une hypothèse nouvelle et ingénieuse : Laocoon est-il aveugle ? Est-il aveuglé par la souffrance et le poison des serpents ? Ou bien est-il déjà aveugle ? L’auteur fait ainsi référence à une version distincte de la légende de Laocoon dans le poème de Quintus de Smyrne, postérieur à la sculpture de la statue, mais porteur d’une légende antique, déjà connue des sculpteurs rhodiens au IIème siècle avant jésus Christ : « Une version antique de la légende, rarement invoquée à propos du groupe sculpté, relate avec force détails l’aveuglement du devin Laocoon par la déesse Athéna, qui le punit d’avoir osé se mettre en travers des destins en tentant de dissuader les Troyens de faire entrer dans la ville le cheval qui cache les Grecs dans ses flancs ».
Selon ce poème, après la première attaque, « Laocoon sent sa tête plonger dans une nuit noire : une atroce douleur lui tombe sur les paupières et brouille ses regards sous les sourcils épais. Les globes de ses yeux, percés de cruels élancements, sont ébranlés depuis la racine et se révulsent dans leurs orbites sous les effets d’un mal intérieur. La terrible douleur se propage jusque dans les méninges et dans les assises du cerveau. Ses yeux apparaissent tantôt tout injectés de sang, tantôt au contraire vitreux, comme s’ils étaient atteints d’un glaucome incurable». La seconde attaque le laisse complètement aveugle: «Ses yeux, sous les paupières, deviennent fixes et blancs après le coup de sang fatal», écrit Quintus de Smyrne. C’est en cet état que l’on voit Laocoon dans le groupe sculpté : la cornée est alors devenue blanche et opaque ».
« Si l’on retient l’interprétation que je présente de la polychromie des yeux de Laocoon, poursuit François Queyrel, il faut souligner que la notation peinte n’est pas purement décorative : elle livre la clé de l’interprétation de la scène. Dans le groupe, les enfants ne peuvent être protégés par leur père, incapable de voir, qui entend, impuissant, leur plainte. Le spectateur antique ne pouvait qu’être sensible au pathétique obtenu grâce à l’ajout du détail peint des yeux ».
« On serait tenté, de prime abord, d’attribuer aux sculpteurs rhodiens du Laocoon cette polychromie. Cependant, on sait que des peintres assistaient les sculpteurs : l’exemple le plus fameux est celui du peintre Nikias collaborateur du sculpteur Praxitèle au IVe siècle av. J.-C.; aux dires de Pline, «c’est de Nikias que Praxitèle disait, comme on lui demandait lequel de ses marbres il aimait le mieux : « Ceux auxquels Nikias a mis la main », tant il estimait ses retouches.» La note de A.-J. Reinach précise ce qu’étaient ces «retouches» : «La circumlitio consiste en la mise en couleurs dans des parties accessoires de la statue: cheveux, draperie, etc».
La modernité de l’oeuvre
Désormais, l’histoire du Laocoon est claire et l’on comprend le sens profond de cette œuvre qui ne laisse aucun des spectateurs, indifférent.
Le premier à réagir, est Michel Ange, dont les recherches personnelles sur la plastique des corps trouvent une singulière illustration dans la statue. Il passe de longues journées à la regarder de tous côtés, tant la perfection de l’œuvre le remue intérieurement et lui ouvre des perspectives nouvelles. Il comprend, en tournant autour de la statue, que toutes ses intuitions trouvent leur réponse. Il découvre sa voie.
Les éléments de langage du Laocoon vont inspirer Michel Ange, le peintre immortel, tant dans la décoration de la voûte, réalisée à partir de 1508 pour Jules II que dans la deuxième séquence de travaux sur la Chapelle Sixtine, lors de la réalisation du Jugement dernier, effectué pour le pape Paul III.
Il devait revenir à un poète, Jacques Sadolet, de faire connaître au monde cette sculpture prestigieuse. Jacques sadolet, vient d’être ordonné à Naples par son protecteur le cardinal Carafa et il vient d’arriver à Rome en 1511, chez son nouveau protecteur, l’évêque de Gubio, Frédéric Frégoso. Jacques Sadolet est l’un des plus éminents latinistes du moment et un homme d’un rare talent. Il entretient depuis 1503 une abondante correspondance avec Pietro Bembo (voir l’article sur ce Blog sur Le cardinal Bembo : la religion de l’amour).
Dès son arrivée à Rome il tombe en admiration éperdue pour le groupe du Laocoon, qui lui inspire un poème en latin « Carmen De Laocontis Statua », qui se répand bientôt comme une traînée de poudre chez tous les lettrés de Rome. Il est difficile de trouver une traduction en français de ce poème, que l’on trouve plus facilement, en anglais. Voici une traduction de ce poème du Laocoon, que j’ai retrouvée sur un ouvrage publié au début du XIXème siècle[iv] arrangé en vers par P.Durand.
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Ce poème de Jacques Sadolet, qui se répand rapidement dans tous les milieux humanistes, permet à tous ceux qui, comme Pietro Bembo, ne sont pas encore venus à Rome, de se pénétrer de l’œuvre. Il est bientôt dans toutes les mémoires à Rome, mais également à Naples, à Florence et à Venise.
Le Laocoon à Venise
C’est un cardinal vénitien, Grimani, sans doute le plus important des collectionneurs de statues antiques de son temps, qui acquiert[v] la première réduction en bronze du groupe antique et qui fait connaître le Laocoon à Venise. A la mort du cardinal Grimani en 1523, ce dernier lègue son bréviaire (voir l’article sur ce Blog sur le Bréviaire Grimani : splendeur de l’école ganto-brugeoise) à son neveu, Marino Grimani, patriarche d’Aquilée, qui le cède en jouissance à son frère, Giovanni (1506-1593), qui devient Evêque de Ceneda lorsque son frère devient cardinal, en 1527. Humaniste cultivé, Giovanni est accusé d’hérésie et doit se justifier lors du concile de Trente en 1563. Depuis lors et jusqu’à sa mort, il va se consacrer à l’épanouissement de ses immenses collections d’art antique, qui sont exposées dans son Palais de Santa Maria Formosa, à Venise, qu’il fait agrandir. Il donnera à la république de Venise en 1587, ses collections de sculptures antiques et son bréviaire.
Vasari rapporte, dans une anecdote célèbre, qu’un concours fut organisé entre différents sculpteurs, sans doute en 1508, pour réaliser une copie du groupe. Jacopo Sansovino sortit vainqueur de l’épreuve et Domenico Grimani acquit immédiatement une fonte en bronze de la cire qu’il avait exécutée. C’est à cette occasion que se nouèrent les liens entre le cardinal et l’artiste, qui allait, grâce à la protection des Grimani, s’installer ensuite à Venise. Ce petit bronze et son prestigieux propriétaire durent certainement exciter la curiosité des Vénitiens.
On ne sait pas exactement, toutefois, à quelle date ils purent le découvrir. A sa mort en 1523, il lègue le bronze à la république de Venise qui va en faire don au cardinal de Lorraine, en 1534.
En 1523, les ambassadeurs vénitiens font au Sénat un compte rendu de leur visite à Rome, pour l’avènement de Clément VII. Ils font une description vivante et enflammée du groupe statuaire qui emprunte probablement ses accents au poème de Sadolet, alors bien connu des milieux humanistes de Venise, grâce, notamment, à Pietro Bembo, qui l’avait fait circuler.
C’est donc sans doute entre 1508 et 1523 que le Titien va être confronté au groupe du Laocoon, qui va exercer sur sa carrière une influence profonde, d’abord attractive, puis répulsive.
Le premier tableau à en faire l’écho est Bachus et Ariane, en 1523. Puis, en 1543, c’est au tour du couronnement d’épines, qui fait entrer le Titien dans le maniérisme. Comme le souligne Michel Hochman « Titien, dans sa volonté d’égaler ses rivaux romains, introduisit au contraire à Venise ce que Warburg appelle le style idéal antiquisant avec ses formules pathétiques. Ses figures sont en effet en proie à des torsions, leur musculature, les traits de leurs visages témoignent d’une nouvelle volonté de monumentalité et d’éloquence ».
Mais bientôt, dans la carrière du Titien, l’entrée dans la polémique des Cicéroniens (voir l’article sur ce Blog, sur le cardinal Bembo, la religion de l’amour), va lui faire tourner le dos à une imitation servile du Laocoon. Cette controverse surtout littéraire, qui comprend néanmoins des enjeux politiques, concerne le problème de savoir qui doit être imité : Pic de la Mirandole, le neveu de Jean, l’homme aux neuf cents thèses, qui a repris à son compte une polémique antérieure entre le Politien et Paolo Cortesi, secrétaire apostolique de plusieurs papes, prône le choix éclectique des meilleurs exemples offerts par tous les auteurs. Pietro Bembo adopte le point de vue contraire, celui de l’élection d’un auteur jugé supérieur à tous les autres, imité en tout. C’est le point de vue de Bembo qui l’emporte, à Rome, peut-être sous l’influence du Laocoon.
A Venise, ville, par tradition, opposée à Rome, le Titien adopte le point de vue opposé et, d’après Ridolfi, serait l’auteur de la célèbre caricature représentant le Laocoon sous la forme de trois singes. Cette caricature raille la vénération, jugée exagérée, pour l’antiquité.
Pour illustrer ce propos, l’auteur cite Cornelio Castaldi qui écrit, à propos de ceux qui imitent le style de Pétrarque sans se préoccuper du contenu de leurs œuvres : « Qu’il ne se vante pas, celui dont le style ressemble le plus à celui de Pétrarque, si son poème n’a pas d’autre ornement. Ou bien un vil singe serait plus respecté qu’un lion courageux, puisqu’il a une figure plus semblable à celle de l’homme. »
Comme le conclut l’auteur de cet article remarquable, « certes, dans le tableau de la National Gallery, le motif de l’homme enserré par les serpents provient aussi de la source littéraire que le peintre devait illustrer, c’est-à-dire de Catulle, mais on y reconnaît clairement le marbre du Belvédère (l’expression du visage, la position de la main droite sont presque identiques). Cependant, celui-ci est aussi profondément altéré : la position des jambes est inversée, et, surtout, la figure est représentée de profil, ce qui est un point de vue inaccoutumé pour une sculpture conçue pour être vue de face. Cette vue insolite nous permet de comprendre la façon dont Titien s’inspirait de la sculpture.
« Il ne s’agissait pas pour lui, en effet, de se contenter d’une plate imitation, il voulait dépasser ses modèles et construire une langue artistique qui lui fût propre. Or, le paragone lui permettait de concevoir ce qui faisait la spécificité de la peinture. L’un des grands thèmes de cette querelle tenait en effet précisément à la question du point de vue : les sculpteurs affirmaient que leur art était supérieur à la peinture dans la mesure où leurs œuvres pouvaient être observées de tous les côtés, alors que les figures peintes n’offraient qu’une seule de leurs faces au regard du spectateur.
On sait que cette discussion rencontra un grand succès à Venise. Giorgione et Savoldo, en particulier, voulurent prouver qu’ils pouvaient eux aussi présenter simultanément plusieurs vues d’un même modèle en projetant ses reflets dans des miroirs, des armures ou dans l’eau. Titien lui-même peignit, en écho à ces querelles, la Schiavona (Londres, National Gallery), où l’on voit une femme de face s’appuyer sur un bas-relief où elle est sculptée de profil.
Le point de vue insolite du Laocoon que Titien choisit dans son Bacchus et Ariane obéit donc au même type de préoccupations, le peintre montre son indépendance face à la sculpture antique en nous la faisant voir sous un aspect profondément inhabituel ».
D’après Michel Hochman, cette orientation touche de près à la querelle du « paragone », entre les peintres et les sculpteurs.
La querelle du paragone
Jacqueline Lichtenstein[vi], a rédigé un article sur la théorie du « paragone » ou « ut pictura poesis », qui est un genre littéraire qui s’est développé à partir de la Renaissance, qui consiste en un parallèle entre les arts du visible et ceux du discours : peinture et sculpture d’une part, arts poétiques de l’autre.
D’après l’auteur, La comparaison entre les arts de la vue et ceux de l’ouïe s’inscrit dans une longue tradition qui, selon Platon, remonterait à Simonide, et qui s’est diffusée à la Renaissance à travers la lecture d’Horace. C’est une phrase d’Horace de l’Epître aux Pisons[vii], qui joua historiquement un rôle déterminant, celle où il mettait en parallèle la peinture et la poésie : « ut pictura poesis erit » : il en est de la poésie comme de la peinture. Selon l’auteur latin un poème particulier peut, comme un tableau, nous donner une impression de plaisir grâce à un savoir-faire et un tour de main particulier. Selon Horace la peinture fournissait donc un modèle à partir duquel pouvait être pensé le poème.
La citation a cependant été détournée de son sens dès la Renaissance : les théoriciens classiques ont renversé le schéma comparatif, en faisant au contraire de la littérature le modèle de toute peinture.
A la Renaissance[viii], nous dit Dora Schneller, ce n’est pas encore la philosophie, mais la doctrine de l’Ut pictura poesis qui sert de principal argument à la revendication picturale du « sens ». L’auteur poursuit en relevant : « cette caution esthétique est précisément alléguée à la Renaissance, alors que se distend le lien très fort que le Moyen Âge avait instauré entre texte et peinture, lien qui, s’articulant à partir de la Bible et de la littérature religieuse, ne nécessitait aucune réflexion conceptuelle particulière. La mode est au paragone, la « comparaison » entre les arts.
Un grand peintre s’élève déjà alors contre la domination de l’écrit, Léonard de Vinci : » La peinture est une poésie muette et la poésie une peinture aveugle; l’une et l’autre tendent à l’imitation de la nature selon leurs moyens ». Léonard de Vinci affirme la supériorité de la peinture sur tous les arts, y compris la poésie, parce qu’elle ne morcelle pas ce qu’elle représente, mais le donne à voir tout ensemble.
La position de Vinci reste cependant paradoxale et très minoritaire pour son époque, puisque c’est dans la littérature que la plupart des peintres renaissants vont chercher une légitimité à leur art.
En s’assimilant aux poètes, ils tentent d’accéder à la dignité d’un art « libéral », – c’est-à-dire pratiqué par un homme libre dont on attend une vision personnelle et une réflexion – en faisant oublier le caractère de « métier mécanique » dans lequel la peinture était jusque-là confinée. À partir de la Renaissance les tableaux à prétexte littéraire se multiplient, bénéficiant notamment, en plus du fond religieux déjà exploité au Moyen Âge, de la découverte de la mythologie antique. La Renaissance marque ainsi le début de la peinture « littéraire ».
« La publication par Lessing de son « Laocoon » a mis fin à l’hégémonie théorique de « l’Ut pictura poesis ». Le livre, paru à Berlin en 1766, est une critique en règle de la correspondance entre littérature et peinture qui avait servi de caution à la création picturale depuis la fin du Moyen Âge. La réflexion de Lessing prend appui sur la sculpture hellénique du Laocoon qui passait pour le modèle de l’idéal antique.
Le groupe sculpté représente, entouré de ses deux fils, le prêtre Laocoon qui avait mis en garde les Troyens contre le cheval introduit dans la ville par les Grecs. Les trois personnages épouvantés se débattent contre deux serpents, surgis de la mer, en train de les étouffer. L’analyse de Lessing se fixe sur l’expression de la douleur dans cette œuvre qu’il compare aux textes littéraires évoquant le même épisode de la guerre de Troie : il montre, en citant Winckelmann, que le sculpteur a été obligé d’atténuer la manifestation de la souffrance, de modérer le cri en gémissement, non parce que le cri indique une âme basse, mais parce qu’il donne au visage un aspect repoussant.
« C’est que l’artiste, ne pouvant représenter qu’un instant, doit s’imposer des choix, alors que le poète peut développer successivement plusieurs évocations. Les moyens propres de chaque art sont donc différents et imposent des conséquences radicales dans le choix des sujets : le langage étant successif, les actions sont l’objet propre de la poésie, alors que la peinture est vouée à la représentation du corps dans l’espace et de scènes statiques : sa fin est de représenter la beauté physique.
« Les analyses de Lessing n’étaient pas, dans leur principe, originales : l’idée de la nécessité pour le peintre de condenser plusieurs moments d’une action était déjà au cœur des préoccupations de Léonard de Vinci qui en tirait des conclusions inverses : la supériorité de la peinture venait précisément pour lui de cette capacité de condensation. L’ouvrage de Lessing a rencontré un écho considérable, en permettant une émancipation, au moins théorique, de la pensée classique ».
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[i] Pline l’Ancien « L’histoire Naturelle » Tome second Livre XXXVI. Traduction française É. LITTRÉ, site Remacle.
[ii] VIRGILE « L’Eneide » Livre II . Site Remacle.
[iii] « Les couleurs du Laocoon » par François Queyrel,
[iv] « Satire de Pétrone par P.Durand » par Petronius Arbiter, P. Durand Tome second pp166 à 170 Paris Gérard 1805.
[v] Voir l’article « Le Laocoon à Venise« par Michel Hochman, Revue germanique internationale, Éditeur : CNRS Éditions, site Revues.org.
[vi] Jacqueline Lichtenstein « La comparaison des arts« .
[vii] Horace « L’épître aux Pisons » « [361] Un poème est comme un tableau : tel plaira à être vu de près, tel autre à être regardé de loin; l’un demande le demi-jour, l’autre la pleine lumière, sans avoir à redouter la pénétration du critique; [365] l’un plaît une fois, l’autre, cent fois exposé, plaira toujours ». « L’Art poétique ou Épître aux Pisons », traduction Richard, Garnier 1944.
[viii] Voir l’article de Dora Schneller, « Écrire la peinture : la doctrine de l’Ut pictura poesis dans la littérature française de la première moitié du XXe siècle ».
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