Boccace De mulieribus claris Traduction Laurent de Premierfait Illustrations Robinet Testard Français 599, fol. 78v, Agrippine la Jeune BNF
Il s’agit du quatre-vingt-dixième portrait de la galerie des cent-six Cleres et nobles femmes de Boccace, qui présente Agrippine (15-59), la fille de Germanicus et d’Agrippine l’aînée, soeur de Calligula (12-41), la nièce et quatrième épouse de l’empereur Claude (11-54). Agrippine au moment de son mariage, a déjà un fils, Néron (37-68), l’héritier du trône étant le fils de Claude et de Messaline, Britannicus (41-55).
En 49, Agrippine obtient de Claude, qu’il adopte Néron. En 55, elle fait assassiner Claude, d’après Tacite. Néron accède au pouvoir à la mort de Claude. Britannicus meurt un an plus tard d’une rupture d’anévrisme liée à son épilepsie. Néron assure l’intérim et sa mère, Agrippine, pense qu’elle va pouvoir conserver le pouvoir. Mais, comme le raconte Tacite, les relations entre Néron et sa mère se tendent brutalement, à cause d’un amour de jeunesse: Acté.
“Néron amoureux d’Acté
XII. Cependant le pouvoir d’Agrippine fut ébranlé peu à peu par l’amour auquel son fils s’abandonna pour une affranchie nommée Acté, et l’ascendant que prirent deux jeunes et beaux favoris qu’il mit dans sa confidence, Othon, issu d’une famille consulaire, et Sénécion, fils d’un affranchi du palais. Leur liaison avec le prince, ignorée d’abord, puis vainement combattue par sa mère, était née au sein des plaisirs, et avait acquis, dans d’équivoques et mystérieuses relations, une intimité chaque jour plus étroite. Au reste, ceux même des amis de Néron qui étaient plus sévères ne mettaient pas d’obstacle à son penchant pour Acté ; ce n’était après tout qu’une femme obscure, et les désirs du prince étaient satisfaits sans que personne eût à se plaindre. Car son épouse Octavie joignait en vain la noblesse à la vertu : soit fatalité, soit attrait plus puissant des voluptés défendues, il n’avait que de l’aversion pour elle ; et il était à craindre que, si on lui disputait l’objet de sa fantaisie, il ne portât le déshonneur dans les plus illustres maisons.
“Agrippine jalouse
XIII. Mais Agrippine, avec toute l’aigreur d’une femme offensée ; se plaint qu’on lui donne une affranchie pour rivale, une esclave pour bru. Au lieu d’attendre le repentir de son fils ou la satiété, elle éclate en reproches, et plus elle l’en accable, plus elle allume sa passion. Enfin Néron, dompté par la violence de son amour, dépouille tout respect pour sa mère, et s’abandonne à Sénèque. Déjà un ami de ce dernier, Annéus Sérénus, feignant d’aimer lui-même l’affranchie, avait prêté son nom pour voiler la passion naissante du jeune prince ; et les secrètes libéralités de Néron passaient en public pour des présents de Sérénus. Alors Agrippine change de système, et emploie pour armes les caresses : c’est son appartement, c’est le sein maternel, qu’elle offre pour cacher des plaisirs dont un si jeune âge et une si haute fortune ne sauraient se passer. Elle s’accuse même d’une rigueur hors de saison ; et ouvrant son trésor, presque aussi riche que celui du prince, elle l’épuise en largesses ; naguère sévère à l’excès pour son fils, maintenant prosternée à ses pieds. Ce changement ne fit pas illusion à Néron. D’ailleurs les plus intimes de ses amis voyaient le danger, et le conjuraient de se tenir en garde contre les pièges d’une femme toujours implacable, et alors implacable à la fois et dissimulée. Il arriva que vers ce temps Néron fit la revue des ornements dont s’étaient parées les épouses et les mères des empereurs, et choisit une robe et des pierreries qu’il envoya en présent à sa mère. Il n’avait rien épargné : il offrait les objets les plus beaux, et ces objets, que plus d’une femme avait désirés, il les offrait sans qu’on les demandât. Mais Agrippine s’écria : “que c’était moins l’enrichir d’une parure nouvelle que la priver de toutes les autres, et que son fils lui faisait sa part dans un héritage qu’il tenait d’elle tout entier.” On ne manqua pas de répéter ce mot et de l’envenimer.
“Disgrâce de Pallas – Agrippine hystérique
XIV. Irrité contre ceux dont s’appuyait cet orgueil d’une femme, le prince ôte à Pallas la charge qu’il tenait de Claude, et qui mettait en quelque sorte le pouvoir dans ses mains. On rapporte qu’en le voyant se retirer suivi d’un immense cortège, Néron dit assez plaisamment que Pallas allait abdiquer : il est certain que cet affranchi avait fait la condition que le passé ne donnerait lieu contre lui à aucune recherche, et qu’il serait quitte envers la république. Cependant Agrippine, forcenée de colère, semait autour d’elle l’épouvante et la menace ; et, sans épargner même les oreilles du prince, elle s’écriait “que Britannicus n’était plus un enfant ; que c’était le véritable fils de Claude, le digne héritier de ce trône, qu’un intrus et un adopté n’occupait que pour outrager sa mère. Il ne tiendrait pas à elle que tous les malheurs d’une maison infortunée ne fussent mis au grand jour, à commencer par l’inceste et le poison. Grâce aux dieux et à sa prévoyance, son beau-fils au moins vivait encore : elle irait avec lui dans le camp ; on entendrait d’un côté la fille de Germanicus, et de l’autre l’estropié Burrus et l’exilé Sénèque, venant, l’un avec son bras mutilé, l’autre avec sa voix de rhéteur, solliciter l’empire de l’univers.” Elle accompagne ces discours de gestes violents, accumule les invectives, en appelle à la divinité de Claude, aux mânes des Silanus, à tant de forfaits inutilement commis.1. Pallas était maître des comptes et trésorier de Claude ; indépendamment des revenus particuliers de l’empereur, il administrait encore les finances de l’État”.
Néron a reculé jusque là devant le meurtre de son demi-frère, Britannicus, l’héritier légitime. Mais les remarques de sa mère lui montrent qu’il faut passer à l’acte. Une première tentative d’empoisonnement sur Britannicus échoue. La deuxième sera la bonne, d’après Tacite.
“Néron se méfie de sa mère
XVIII (…) Mais aucune libéralité n’apaisa-le courroux de sa mère : elle serre Octavie dans ses bras ; elle a de fréquentes et secrètes conférences avec ses amis ; à son avarice naturelle parait se joindre une autre prévoyance, et elle ramasse de l’argent de tous côtés, accueillant d’un air gracieux tribuns et centurions, honorant les noms illustres et les vertus que Rome possède encore, comme si elle cherchait un chef et des partisans. Agrippine conservait, comme mère de l’empereur, la garde qu’elle avait eue en qualité d’épouse : Néron, instruit de ses manoeuvres, ordonna qu’elle en fût privée, ainsi que des soldats germains qu’il y avait ajoutés par surcroît d’honneur. Pour éloigner d’elle la foule des courtisans, il sépara leurs deux maisons et transporta sa mère dans l’ancien palais d’Antonia. Lui-même n’y allait jamais qu’escorté de centurions, et il se retirait après un simple baiser.
“Complot d’Agrippine
XIX. Rien au monde n’est aussi fragile et aussi fugitif qu’un renom de pouvoir qui n’est pas appuyé sur une force réelle. Le seuil d’Agrippine est aussitôt désert ; personne ne la console, personne ne la visite, si ce n’est quelques femmes qu’attire l’amitié, ou la haine peut-être. Parmi elles était Junia Silana, que Messaline avait chassée, comme je l’ai raconté plus haut, du lit de Silius. Silana, célèbre par sa naissance, sa beauté, la licence de ses moeurs, fut longtemps chérie d’Agrippine. De secrètes inimitiés avaient rompu leur intelligence, depuis qu’Agrippine, à force de répéter que c’était une femme dissolue et surannée, avait dégoûté de sa main un jeune noble, Sextius Africanus ; non sans doute en vue de se réserver Sextius pour elle-même, mais afin d’empêcher les biens de Silana, riche et sans enfants, de tomber au pouvoir d’un mari. Celle-ci crut tenir l’occasion de se venger : elle suscite parmi ses clients deux accusateurs, Iturius et Calvisius. Sans s’arrêter aux reproches tant de fois renouvelés de pleurer Britannicus, de divulguer les chagrins d’Octavie, ce qu’elle dénonce est plus grave : “Agrippine médite une révolution en faveur de Rubellius Plautus, descendant d’Auguste par les femmes au même degré que Néron ; ensuite, par le partage de son lit et de son trône, elle envahira de nouveau la puissance suprême.” Iturius et Calvisius révèlent ces projets à un affranchi de Domitia, tante de Néron, nommé Atimétus. Joyeux de cette confidence (car il régnait entre Agrippine et Domitia une mortelle jalousie), Atimétus détermine un autre affranchi de Domina, l’histrion Paris, à courir chez le prince et à présenter la dénonciation sous les plus noires couleurs.
“L’histion Paris dénonce le complot à Néron (…)
“Agrippine se défend
XXI. La frayeur du prince fut un peu calmée, et au retour de la lumière on alla chez Agrippine, afin que, l’accusation entendue, elle se justifiât ou fût punie. Burrus porta la parole en présence de Sénèque : quelques affranchis assistaient comme témoins de l’entretien. Après avoir exposé les griefs et nommé les dénonciateurs, Burrus prit le ton de la menace. Alors Agrippine, rappelant toute sa fierté : “Je ne m’étonne pas, dit-elle, que Silana, qui n’eut jamais d’enfants, ne connaisse point le coeur d’une mère ; non, une mère ne change pas de fils comme une prostituée d’amants. Si Calvisius et Iturius, après avoir dévoré leur fortune, n’ont d’autre ressource que de vendre à une vieille courtisane leurs délations mercenaires, faut-il que j’encoure le soupçon d’un parricide, ou que César en subisse le remords ? Quant à Domitia, je rendrais grâce à sa haine, si elle disputait avec moi de tendresse pour mon cher Néron. Mais la voilà qui arrange avec son favori Atimétus et l’histrion Paris des scènes de théâtre. Elle construisait à Baïes ses magnifiques réservoirs, tandis que Néron, adopté, revêtu de la puissance proconsulaire, désigné consul, voyait tomber par mes soins toutes les barrières qui le séparaient du trône. Qu’une voix s’élève et me convainque d’avoir sollicité une cohorte dans Rome, ébranlé la fidélité des provinces, corrompu des esclaves ou des affranchis. Hélas ! pouvais-je espérer de vivre, si Britannicus eût régné ? Et maintenant, que Plautus ou tout autre s’empare du pouvoir et devienne mon juge, manquerai-je d’accusateurs prêts à me reprocher, non des paroles indiscrètes, échappées à une tendresse jalouse, mais des crimes dont mon fils seul peut absoudre sa mère ? ” Ceux qui étaient présents furent vivement émus et cherchèrent à calmer ses transports. Elle demanda alors une entrevue avec son fils : elle n’y parla ni de son innocence, dont elle eût paru se défier, ni de ses bienfaits, ce qui eût semblé un reproche ; mais elle obtint la punition de ses dénonciateurs, et des récompenses pour ses amis.
Livre XIV
Poppée contre Agrippine
I. Sous le consulat de C. Vipstanus et de Fontéius, Néron ne différa plus le crime qu’il méditait depuis longtemps. Une longue possession de l’empire avait affermi son audace, et sa passion pour Poppée devenait chaque jour plus ardente. Cette femme, qui voyait dans la vie d’Agrippine un obstacle à son mariage et au divorce d’Octavie, accusait le prince et le raillait tour à tour, l’appelant un pupille, un esclave des volontés d’autrui, qui se croyait empereur et n’était pas même libre. “Car pourquoi différer leur union ? Sa figure déplaît apparemment, ou les triomphes de ses aïeux, ou sa fécondité et son amour sincère ? Ah! l’on craint qu’une épouse, du moins, ne révèle les plaintes du sénat offensé et la colère du peuple, soulevée contre l’orgueil et l’avarice d’une mère. Si Agrippine ne peut souffrir pour bru qu’une ennemie de son fils, que l’on rende Poppée à celui dont elle est la femme : elle ira, s’il le faut, aux extrémités du monde ; et, si la renommée lui apprend qu’on outrage l’empereur, elle ne verra pas sa honte, elle ne sera pas mêlée à ses périls.” Ces traits, que les pleurs et l’art d’une amante rendaient plus pénétrants, on n’y opposait rien : tous désiraient l’abaissement d’Agrippine, et personne ne croyait que la haine d’un fils dût aller jamais jusqu’à tuer sa mère.
L’inceste ?
II. Cluvius rapporte qu’entraînée par l’ardeur de conserver le pouvoir, Agrippine en vint à ce point, qu’au milieu du jour, quand le vin et la bonne chère allumaient les sens de Néron, elle s’offrit plusieurs fois au jeune homme ivre, voluptueusement parée et prête à l’inceste. Déjà des baisers lascifs et des caresses, préludes du crime, étaient remarqués des courtisans, lorsque Sénèque chercha, dans les séductions d’une femme, un remède aux attaques de l’autre, et fit paraître l’affranchie Acté. Celle-ci, alarmée tout à la fois pour elle-même et pour l’honneur de Néron, l’avertit “qu’on parlait publiquement de ses amours incestueuses ; que sa mère en faisait trophée, et qu’un chef impur serait bientôt rejeté des soldats.” Selon Fabius Rusticus, ce ne fut point Agrippine, mais Néron, qui conçut un criminel désir ; et la même affranchie eut l’adresse d’en empêcher le succès. Mais Cluvius est ici d’accord avec les autres écrivains, et l’opinion générale penche pour son récit ; soit qu’un si monstrueux dessein fût éclos en effet dans l’âme d’Agrippine, soit que ce raffinement inouï de débauche paraisse plus vraisemblable chez une femme que l’ambition mit, encore enfant, dans les bras de Lépide, que la même passion prostitua depuis aux plaisirs d’un Pallas, et que l’hymen de son oncle avait instruite à ne rougir d’aucune infamie.
Comment tuer sa mère ? (…)
Le crime se fera sur la mer
IV. Cette invention fut goûtée, et les circonstances la favorisaient. L’empereur célébrait à Baïes les fêtes de Minerve ; il y attire sa mère, à force de répéter qu’il faut souffrir l’humeur de ses parents, et apaiser les ressentiments de son coeur : discours calculés pour autoriser des bruits de réconciliation, qui seraient reçus d’Agrippine avec cette crédulité de la joie, si naturelle aux femmes. Agrippine venait d’Antium ; il alla au-devant d’elle le long du rivage, lui donna la main, l’embrassa et la conduisit à Baules (1) ; c’est le nom d’une maison de plaisance, située sur une pointe et baignée par la mer, entre le promontoire de Misène et le lac de Baïes (2). Un vaisseau plus orné que les autres attendait la mère du prince, comme si son fils eût voulu lui offrir encore cette distinction ; car elle montait ordinairement une trirème, et se servait des rameurs de la flotte : enfin, un repas où on l’avait invitée donnait le moyen d’envelopper le crime dans les ombres de la nuit. C’est une opinion assez accréditée que le secret fut trahi, et qu’Agrippine, avertie du complot et ne sachant si elle y devait croire, se rendit en litière à Baies. Là, les caresses de son fils dissipèrent ses craintes ; il la combla de prévenances, la fit place, à table au-dessus de lui. Des entretiens variés, où Néron affecta tour à tour la familiarité du jeune âge et toute la gravité d’une confidence auguste, prolongèrent le festin. Il la reconduisit à son départ, couvrant de baisers ses yeux et son sein ; soit qu’il voulût mettre le comble à sa dissimulation, soit que la vue d’une mère qui allait périr attendrit en ce dernier instant cette âme dénaturée.
V. Une nuit brillante d’étoiles, et dont la paix s’unissait au calme de la mer, semblait préparée par les dieux pour mettre le crime dans toute son évidence. Le navire n’avait pas encore fait beaucoup de chemin. Avec Agrippine étaient deux personnes de sa cour, Crépéréius Gallus et Acerronie. Le premier se tenait debout prés du gouvernail ; Acerronie, appuyée sur le pied du lit où reposait sa maîtresse, exaltait, avec l’effusion de la joie, le repentir du fils et le crédit recouvré par la mère. Tout à coup, à un signal donné, le plafond de la chambre s’écroule sous une charge énorme de plomb. Crépéréius écrasé reste sans vie. Agrippine et Acerronie sont défendues par les côtés du lit qui s’élevaient au-dessus d’elles, et qui se trouvèrent assez forts pour résister au poids. Cependant le vaisseau tardait à s’ouvrir, parce que, dans le désordre général, ceux qui n’étaient pas du complot embarrassaient les autres. Il vint à l’esprit des rameurs de peser tous du même côté, et de submerger ainsi le navire. Mais, dans ce dessein formé subitement, le concert ne fut point assez prompt ; et une partie, en faisant contre-poids, ménagea aux naufragés une chute plus douce. Acerronie eut l’imprudence de s’écrier “qu’elle était Agrippine, qu’on sauvât la mère du prince ;” et elle fut tuée à coups de crocs, de rames, et des autres instruments qui tombaient sous la main. Agrippine, qui gardait le silence, fut moins remarquée, et reçut cependant une blessure à l’épaule. Après avoir nagé quelque temps, elle rencontra des barques qui la conduisirent dans le lac Lucrin, d’où elle se fit porter à sa maison de campagne.
Agrippine saine et sauve
VI. Là, rapprochant toutes les circonstances, et la lettre perfide, et tant d’honneurs prodigués pour une telle fin, et ce naufrage près du port, ce vaisseau qui, sans être battu par les vents ni poussé contre un écueil, s’était rompu par le haut comme un édifice qui s’écroule ; songeant en même temps au meurtre d’Acerronie, et jetant les yeux sur sa propre blessure, elle comprit que le seul moyen d’échapper aux embûches était de ne pas les deviner. Elle envoya l’affranchi Agérinus annoncer à son fils “que la bonté des dieux et la fortune de l’empereur l’avaient sauvée d’un grand péril ; qu’elle le priait, tout effrayé qu’il pouvait être du danger de sa mère, de différer sa visite ; qu’elle avait en ce moment besoin de repos.” Cependant, avec une sécurité affectée, elle fait panser sa blessure et prend soin de son corps. Elle ordonne qu’on recherche le testament d’Acerronie, et qu’on mette le scellé sur ses biens : en cela seulement elle ne dissimulait pas.
Panique de Néron
VII. Néron attendait qu’on lui apprît le succès du complot, lorsqu’il reçut la nouvelle qu’Agrippine s’était sauvée avec une légère blessure, et n’avait couru que ce qu’il fallait de danger pour ne pouvoir en méconnaître l’auteur. Éperdu, hors de lui même, il croit déjà la voir accourir avide de vengeance. “Elle allait armer ses esclaves, soulever les soldats, ou bien se, jeter dans les bras du sénat et du peuple, et leur dénoncer son naufrage, sa blessure, le meurtre de ses amis : quel appui restait-il au prince, si Burrus et Sénèque ne se prononçaient ?” Il les avait mandés dés le premier moment : on ignore si auparavant ils étaient instruits. Tous deux gardèrent un long silence, pour ne pas faire des remontrances vaines ; ou peut-être croyaient-ils les choses arrivées à cette extrémité, que, si l’on ne prévenait Agrippine, Néron était perdu. Enfin Sénèque, pour seule initiative, regarda Burrus et lui demanda s’il fallait ordonner le meurtre aux gens de guerre. Burrus répondit “que les prétoriens, attachés à toute la maison des Césars, et pleins du souvenir de Germanicus, n’oseraient armer leurs bras contre sa fille. Qu’Anicet achevât ce qu’il avait promis.” Celui-ci se charge avec empressement de consommer le crime. A l’instant Néron s’écrie “que c’est en ce jour qu’il reçoit l’empire, et qu’il tient de son affranchi ce magnifique présent ; qu’Anicet parte au plus vite et emmène avec lui des hommes dévoués.” De son côté, apprenant que l’envoyé d’Agrippine, Agérinus, demandait audience, il prépare aussitôt une scène accusatrice. Pendant qu’Agérinus expose son message, il jette une épée entre les jambes de cet homme ; ensuite il le fait garrotter comme un assassin pris en flagrant délit, afin de pouvoir feindre que sa mère avait attenté aux jours du prince, et que, honteuse de voir son crime découvert, elle s’en était punie par la mort.
Mort d’Agrippine
VIII. Cependant, au premier bruit du danger d’Agrippine, que l’on attribuait au hasard, chacun se précipite vers le rivage. Ceux-ci montent sur les digues ; ceux-là se jettent dans des barques ; d’autres s’avancent dans la mer, aussi loin qu’ils peuvent ; quelques-uns tendent les mains. Toute la côte retentit de plaintes, de voeux, du bruit confus de mille questions diverses, de mille réponses incertaines. Une foule immense était accourue avec des flambeaux : enfin l’on sut Agrippine vivante, et déjà on se disposait à la féliciter, quand la vue d’une troupe armée et menaçante dissipa ce concours. Anicet investit la maison, brise la porte, saisit les esclaves qu’il rencontre, et parvient à l’entrée de l’appartement. Il y trouva peu de monde ; presque tous, à son approche, avaient fui épouvantés. Dans la chambre, il n’y avait qu’une faible lumière, une seule esclave, et Agrippine, de plus en plus inquiète de ne voir venir personne de chez son fils, pas même Agérinus. La face des lieux subitement changée, cette solitude, ce tumulte soudain, tout lui présage le dernier des malheurs. Comme la suivante elle-même s’éloignait : “Et toi aussi, tu m’abandonnes,” lui dit-elle : puis elle se retourne et voit Anicet, accompagné du triérarque Herculéus et d’Oloarite, centurion de la flotte. Elle lui dit “que, s’il était envoyé pour la visiter, il pouvait annoncer qu’elle était remise ; que, s’il venait pour un crime, elle en croyait son fils innocent ; que le prince n’avait point commandé un parricide.” Les assassins environnent son lit, et le triérarque lui décharge le premier un coup de bâton sur la tête. Le centurion tirait son glaive pour lui donner la mort. “Frappe ici,” s’écria-t-elle en lui montrant son ventre, et elle expira percée de plusieurs coups“.
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[i] Tacite Annales Livre XIII et Livre XIV.
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