A la base de l’équation, il y a trois livres d’heures parmi les plus beaux jamais exécutés : les “Très riches heures du duc de Berry” des Frères Limbourg, le “Bréviaire Grimani” et les “Heures de Hennessy” par Simon Bening. Plusieurs miniatures des deux derniers livres d’heures sont des emprunts manifestes aux très riches heures du duc de Berry.
Comment un livre d’heures réalisé entre 1411 et 1416, conservé avec un soin jaloux par ses différents propriétaires, le duc de Berry puis le duc de Savoie, a-t-il été en mesure d’influencer l’art flamand de Simon Bening ?
Une proximité déroutante
Car voici deux œuvres réalisées à plus d’un siècle d’intervalle qui s’inspirent plus ou moins étroitement des « Très riches heures ».
La question est restée un mystère. Tous les auteurs ont noté cette influence mais sans parvenir à établir le lien, le chaînon manquant.
Le grand historien de l’art belge Hulin de Loo s’écrira à propos du manuscrit des « Très riches heures » : « le calendrier du livre d’heures de Chantilly a exercé une influence énorme sur les miniaturistes flamands subséquents. Mais on ne sait comment il a été connu en Flandre » !
Cette question pourrait se doubler d’une autre question : pourquoi faut-il attendre un siècle pour que cette influence se manifeste, au travers de deux réalisations de l’école Ganto-Brugeoise ?
Un grand historien de l’art de la fin du XIXème siècle est parvenu à établir ce lien. Il s’agit de Paul Durrieu, conservateur adjoint du département des peintures du Louvre en 1888, et grand spécialiste du quinzième siècle. Mais l’article où il a développé son analyse si fine et si précise, s’est perdu dans les très nombreux ouvrages qu’il a réalisés, de telle sorte qu’aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui se posent encore la question.
Le bréviaire Grimani
L’histoire du Bréviaire Grimani (0,295 x 0,195), l’un des plus beaux livres d’heures jamais réalisé, est imprécise quant à ses origines. Il est la propriété depuis cinq siècles de la ville de Venise qui le considère comme son manuscrit le plus précieux.
Son histoire est originale car c’est une œuvre collective de plusieurs peintres de l’école ganto-brugeoise, selon la terminologie de Paul Durrieu, apparue mystérieusement sur le marché entre 1515 et 1520, sans qu’il soit possible de déterminer le commanditaire initial, probablement mort dans l’intervalle.
Le site de la Bibliothèque Nationale Marciana à Venise, fournit l’histoire de ce manuscrit flamand qu’elle considère particulièrement intéressant par la beauté de ses miniatures et l’inventivité de son inspiration par rapport au style flamand de l’époque.
Les mois du calendrier du Bréviaire Grimani ont une forte dette à l’égard des Très riches Heures du duc de Berry et l’inventivité soulignée par le site du Musée Marciana, se trouve en fait largement réduite à une appropriation par le style flamand de l’inventivité du manuscrit de Chantilly. Le comte Paul Durrieu, le grand spécialiste de l’histoire de l’art du début du XXème siècle, reprochait[i] du reste à l’école Ganto-brugeoise un certain manque d’originalité, les auteurs se copiant les uns sur les autres « avec des compositions, finalement, assez monotones ».
Le bréviaire est établi d’après la règle franciscaine ce qui pourrait orienter les recherches sur le commanditaire initial. Sur le bord du folio 81r, figurent de manière peu pertinente, les armes d’Antonio Siciliano, chambellan de Maximilien Sforza, duc de Milan. Ce dernier était ambassadeur de Milan, de 1515 à 1520, accrédité auprès de Marguerite d’Autriche. L’hypothèse a donc été formulée que l’ambassadeur aurait acheté le manuscrit à Bruges et qu’il l’aurait revendu, de retour en Italie, au richissime cardinal vénitien Domenico Grimani[ii], grand collectionneur d’art, notamment flamand, et particulièrement, des œuvres de Hieronymus Bosch et de Hans Memling.
Le tableau ci-dessus de Hieronymus Bosch du Musée du Palais Grimani à Venise, a fait partie de la collection d’art du cardinal Domenico Grimani[iii]
A la mort du cardinal Grimani en 1523, ce dernier lègue son précieux Bréviaire à son neveu, Marino Grimani, patriarche d’Aquilée, qui le cède en jouissance à son frère, Giovanni (1506-1593), qui devient Evêque de Ceneda lorsque son frère devient cardinal, en 1527. Humaniste cultivé, Giovanni est accusé d’hérésie et doit se justifier lors du concile de Trente en 1563. Depuis lors et jusqu’à sa mort, il va se consacrer à l’épanouissement de ses immenses collections d’art antique, qui sont exposées dans son Palais de santa Maria Formosa, à Venise, qu’il fait agrandir.
Il donne à la république de Venise en 1587, ses collections de sculptures antiques et son Brévaire[iv]. A sa mort, en 1593, les deux cents plus belles statues, qu’il avait conservées au Palais Grimani, viennent former la Statuaire de la Sérénissime, dans le Vestibule de la Libreria di San Marco. Le Bréviaire Grimani est consigné auprès des Procureurs de la Libreria di San Marco en 1594, puis au trésor de la chapelle ducale où il reste jusqu’en 1801, date à laquelle il est définitivement transféré à la Biblioteca Nazionale Marciana.
Le Bréviaire Grimani est considéré comme l’œuvre la plus éminente de l’art flamand de la Renaissance, au début du seizième siècle. C’est une œuvre collective à laquelle ont participé plusieurs artistes de l’école Ganto-brugeoise.
Paul Durrieu dans son ouvrage déjà cité, « La miniature flamande au temps de la cour de Bourgogne (1415-1530) », note que l’école Ganto-Brugeoise qui se forma peu après la mort du duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, en 1477, se différencie de l’art antérieur par plusieurs caractères principaux : “les miniatures sont plus souples et plus larges, les personnages sont de plus grande dimensions et, par conséquent, leurs traits mieux dessinés. La nature humaine est représentée de façon plus souriante et plus aimable en lignée avec des artistes tels que Memling, Gérard David ou Quentin Matsys. D’autre part, les bordures prennent un grand développement, et sur les fonds dorés ou teintés, se détachent des fleurs, des fruits, des insectes et des oiseaux, des pièces d’orfèvrerie, des vases de faïence, le tout, peint avec une science remarquable du modelé et du clair-obscur“.
Alexander Bening, qui pourrait être né en 1444 à Gand, selon une mention du Bréviaire Grimani, est le fondateur de cette école. C’est un artiste de transition qui a contribué à plusieurs des miniatures du Bréviaire. Mais les deux auteurs les plus marquants sont Gérard Horenbout qui a réalisé plusieurs miniatures dont celle du mois de décembre illustrant la curée, et Simon Bening, le fils d’Alexander, qui est l’auteur de la majeure partie de la magnifique série des mois du calendrier qui fait toute la beauté et la renommée du Bréviaire.
Quant à Gérard Horenbout qui est employé de 1515 à 1521 pour Marguerite d’Autriche, il travaille à la fois sur le Bréviaire Grimani et sur une commande particulière de Marguerite d’Autriche. La présence de deux miniatures identiques (avec bordures différentes) dans les deux manuscrits, est une signature : Gérard Horenbout a effectivement contribué aux deux manuscrits entre 1515 et 1520.
Gérard Horenbout est né dans les années 1460 et mort en 1541. Il est considéré comme le meilleur miniaturiste flamand, précédant Simon Bening. Lorsqu’il se met à travailler pour Marguerite d’Autriche, en 1515, il a déjà à son actif les Heures de Jacques IV d’Ecosse et il est probablement en train de travailler aux heures de Spinola. C’est un artiste au faîte de sa carrière, qui a probablement déjà travaillé sur les Heures de Jacques IV avec le jeune Simon Bening (1483-1561).
La collaboration entre les deux artistes, le premier à Gand et le second à Bruges, se renouvelle pour le Bréviaire Grimani avec Simon Bening, qui, à cette occasion a dû pouvoir accéder, grâce à Gérard Horenbout, au manuscrit des Très riches Heures, conservé par Marguerite d’Autriche. Ce manuscrit va exercer une très profonde et durable influence sur Simon Bening. Dans des couleurs riantes et gaies, Simon Bening va revisiter la séquence des mois du calendrier des « Très riches heures », en s’inspirant très largement des motifs (personnages et décors architecturaux) tout en modifiant les scènes et l’agencement.
Les Heures de Notre Dame, dites “Heures de Hennessy”
Ce magnifique livre d’Heures, conservé à la Bibliothèque royale de Belgique, a fait l’objet d’une étude remarquable par Joseph Destrée, publiée en 1896[v]. Joseph Destrée est un grand spécialiste en histoire de l’art du Moyen-âge et de la renaissance, à la fin du XIXème siècle, conservateur des musées royaux des arts décoratifs et industriels de Belgique.
Charles Ruelens, conservateur des Musées royaux de Belgique n’hésitait pas à dire à propos de ce manuscrit : « nous regardons ce manuscrit comme le chant du cygne de l’art de la miniature aux Pays-Bas ; après lui, il se produisit encore çà et là, quelques œuvres remarquables, mais avant le milieu du siècle, à l’avènement des guerres religieuses, le manuscrit illustré laisse tout à fait la place au livre orné de gravures ».
Les Heures de Notre-Dame sont également connues sous le nom d’Heures de Jeanne La Folle. Rien ne s’oppose à ce que la mère de Charles Quint, qui est morte en 1555 à l’âge de 75 ans, ait détenu ce manuscrit. Mais aucun indice dans le manuscrit ne justifie semblable attribution. Par le témoignage de l’un des derniers propriétaires de l’œuvre en 1852, le manuscrit se trouvait alors depuis plus de cent cinquante ans dans la famille irlandaise de Hennessy mais aucun document ne permet de déterminer comment cette famille est entrée en possession de ce livre d’heures.
En ce qui concerne le lieu décrit par les miniatures, l’auteur invoque qu’il n’est pas possible de méconnaître le caractère flamand des paysages. Joseph Destrée ajoute qu’en consultant le plan de Bruges dressé par Marc Gérard en 1562, il a pu retrouver plusieurs points de vue, des tours de moulins-à-vent, des édifices, qui figurent dans les vignettes du manuscrit, qui désignerait donc les alentours de Bruges.
Ce manuscrit est daté, sans aucun doute pour l’auteur, du premier tiers du XVIème siècle. L’excellence du travail montre que les Heures sortent de l’un des ateliers les plus réputés de Bruges.
Il y avait justement à l’époque, un enlumineur de grand talent, Simon Bening, jouissant d’une très grande considération. Un contemporain, François de Hollande, s’exprimait en ces termes : « Maître Simon de Bruges, fut le plus gracieux coloriste et celui qui fit le mieux les arbres et les lointains ».
Afin de déterminer sans erreur possible l’attribution des Heures à Simon Bening, l’auteur a comparé les Heures avec un ouvrage attribué de façon certaine à Simon Bening, le missel de Dixmude. Il est très vite apparu qu’une vignette décorant ce missel, réalisé en 1530 pour le magistrat de Dixmude, était reprise, trait pour trait, dans les Heures de Hennessy.
Joseph Destrée a donc estimé la réalisation de l’œuvre à 1530, une date contemporaine du missel de Dixmude car cette date correspond à la meilleure époque de la carrière artistique de Simon Bening.
Simon Bening est le fils d’Alexander ou Sanders Bening, qui a signé “Alexander second” une de ses œuvres. Il y aurait donc eu un premier Alexander dont Sanders serait le deuxième Bening à porter le prénom. Alexander second réside la plus grande partie de sa carrière à Gand. Mais il réside également à Bruges puisqu’il s’acquitte à plusieurs reprises de sa contribution annuelle de confrère de la guilde des enlumineurs de Bruges. Quant à Simon, après un long apprentissage du métier dans l’atelier de son père à Gand, il se fixe à Bruges en 1508, à l’âge de vingt-cinq ans et il y résidera toute sa carrière, à l’exception de quatre années, de 1512 à 1516 où son nom ne figure pas sur les registres de la guilde de Saint-Jean l’évangéliste, dont il fait partie.
A la mort de son père en 1519, il acquiert le droit de bourgeoisie[vi], qui requiert un simple séjour d’un an et un jour dans la ville. Le droit de bourgeoisie permettait à son titulaire de bénéficier de juridictions d’exception (les bourgeois ne peuvent être traînés devant un tribunal civil ni cités à comparaître devant un tribunal ecclésiastique).
Le style et la manière de Simon Bening tranchent avec ceux de son père. Alexandre, né dans les années 1440, a été élevé avec l’ancienne école des ducs de Bourgogne où dominaient les Hugo van der Goes ou Rogier van der Weiden. Dans sa maturité, il a subi l’ascendant de Memling.
Simon Bening, poursuit Joseph Destrée, a subi lui les transformations de l’art induites par les Van Orley, Mabuse ou Gérard David, qui mêlent à leur art un élément plus savant, plus recherché, qui leur vient du contact avec l’art italien et la formulation des concepts par le « de pictura » d’Alberti.
Finis les paysages calmes et sereins : désormais l’heure est à l’étude de la nature dont on s’efforce de rendre, sous le pinceau, toutes les subtilités. En s’élargissant, le tableau est en mesure désormais de rendre l’infinité des détails, tandis que l’on commence à lire, sur le visage des personnages, leurs émotions.
Ce n’est pas le point le plus fort de Simon Bening qui, en revanche, est un paysagiste hors pair où la richesse des détails n’est parfois accessible qu’à la loupe !
Quand l’on examine les miniatures des Heures de Notre-Dame, le rapport n’est plus que lointain avec le manuscrit de Chantilly. C’est toujours ce manuscrit qui inspire les saisons, mais l’inspiration des heures de Hennessy semble plutôt puiser ses sources dans le Bréviaire Grimani dont Simon Bening a contribué à la réalisation, près de quinze ans plus tôt.
« Les Très riches heures » : Petite histoire d’un grand manuscrit
Il est revenu à Léopold Delisle, la chance d’avoir été l’un des tout premiers historiens, à présenter dans la Gazette des Beaux-Arts en 1884, un inventaire des livres d’heures du duc de Berry et une analyse du plus précieux des livres[vii], le magnifique ouvrage des Frères Limbourg.
Léopold Delisle (1826-1910)[viii], a été administrateur général de la Bibliothèque Nationale, de 1874 à 1905. Il était considéré comme le spécialiste le plus érudit d’Europe sur la période du Moyen-Age et la plus grande autorité de son temps sur les manuscrits.
Le roi des manuscrits comme l’appelle Léopold Delisle, est, selon lui, la plus belle production qu’ait jamais peint le Moyen-Age. Il présente en démonstration la miniature Folio 54 dite de « la purification de la vierge » en s’écriant, admiratif, « qu’il eût été difficile de mieux disposer les groupes, de donner plus de vie aux personnages, de les draper avec plus d’ampleur et de tirer un meilleur parti des détails d’une architecture à la fois simple et majestueuse ».
Il poursuit en observant, à propos des douze mois du calendrier, que « l’art du moyen-âge n’a rien produit de plus achevé que le tableau des faucheurs et des faneuses, que celui des deux paysans dont l’un herse la terre et l’autre, jette la semence, que celui du sanglier déchiré par les chiens dans une clairière de forêt. L’intérêt de ces peintures est encore singulièrement relevé par les représentations de châteaux qui forment les derniers plans et qui, prises isolément, constituent des documents topographiques et archéologiques, d’une valeur tout-à-fait exceptionnelle ».
Le duc Jean de Berry (1340-1416)[ix], est le frère cadet du roi Charles V. Il est apanagé comte de Poitou en 1357 et duc de Berry en 1360 par son père, le roi Jean le Bon. Il n’exerce durant sa vie qu’une faible activité politique tout en se signalant dans ses différentes responsabilités par une rapacité sans bornes et un manque total de sens politique.
Jean est un bâtisseur qui va procéder à la rénovation de ses nombreux châteaux. C’est également un mécène qui va constituer progressivement une collection de manuscrits rares et enluminés parmi les plus importantes de son époque. On estime que sa bibliothèque comporte, à la fin de sa vie, près de 300 manuscrits.
Lors de l’ouverture de l’inventaire des biens du défunt, nous dit Léopold Delisle, figure la mention suivante : « item en une layette, plusieurs cayers d’unes très riches heures que faisoient Pol et ses frères, très richement historiez et enluminez, … ».
Il s’agit à l’évidence des « Très riches heures » qui se présentent à l’époque sous la forme de plusieurs cahiers non encore reliés. Pour les conserver, ils ont été placés dans une caissette en bois qui, nous dit Léopold Delisle, semble avoir été offerte à leur Maître en 1410, par les frères Limbourg : « item, un livre contrefait, d’un pièce de bois peinte en semblance d’un livre, où il n’a nulz fueuillez ne riens escrispt, couvert de veluyau blanc, à deux fermoers d’argent dorez, esmaillez aux armes de Monseigneur, lequel livre Pol de Limbourg et ses deux frères, donnèrent à mon dit seigneur aux estraines mil CCCC et dix ».
Pourquoi les cahiers ne sont-ils pas reliés ? Parce qu’ils ne sont pas terminés. De nombreuses pages restent blanches dans le manuscrit. Car les frères Limbourg, Pol, Jan et Hermann, qui travaillent au service du duc Jean de Berry depuis 1404 et, sur ce manuscrit, depuis 1412, meurent tous les trois en 1416.
Video You Tube de présentation du manuscrit de Chantilly par le Musée Condé
Suivant les études réalisées par Millard Meiss puis Raymond Cazelles[x], un grand nombre de peintres différents ont contribué à la réalisation des « Très riches Heures », manuscrit qui aurait été réalisé en trois étapes :
- De 1412 à 1416 par les frères Limbourg et d’autres peintres enlumineurs de lettrines notamment,
- De 1440 à 1450 par un Maître « intermédiaire » qui pourrait avoir été Barthélémy d’Eyck,
- En 1485-1486 par Jean Colombe.
La video ci-dessus du Musée Chantilly-Condé, note que les peintures des signes du zodiaque du calendrier, semblent avoir été réalisées par un peintre différent des scènes animées au dessous. Ce pourrait être le travail du Maître Intermédiaire qui aurait concerné l’achèvement des mois de Mars, Juin, Septembre, Octobre et Décembre.
Barthélémy d’Eyck est un peintre flamand actif entre 1440 et 1470, employé à la cour de René d’Anjou, roi de Naples, comte de Provence et de Poitou. Il est l’auteur d’une dizaine de manuscrits réalisés pour René d’Anjou.
Quant à la miniature de Novembre, elle aurait été terminée par Jean Colombe en 1485.
Que va devenir ce manuscrit ?
Les avis sont partagés. Pour Millard Meiss, ils vont rester en France, à Paris, au moins jusqu’à 1436, année de la libération de Paris.
Pourquoi Paris ? Alors qu’ils ont été réalisés à Bourges où le duc de Berry avait d’ailleurs offert une belle maison aux frères Limbourg pour qu’ils soient plus confortablement installés ?
Après la mort de Jean de Berry, en 1416, il était prévu que ses biens passent en possession du dauphin Jean, duc de Touraine, lequel décède en 1417, laissant finalement les biens du fastueux duc de Berry, à Charles de Ponthieu, futur Charles VII, lequel occupe immédiatement les châteaux de son grand-oncle à Bourges et Mehun-sur-Yevre. Il n’y a aucune raison du reste de remonter le manuscrit à Paris car la guerre fait désormais rage entre les Armagnacs et les Bourguignons, depuis les massacres de Paris, du 30 mai 1418 et la route de Paris est fermée.
Pour que le manuscrit de Chantilly se retrouve à Paris, il aurait fallu qu’il y soit avant 1418. La plus grande probabilité est cependant que le livre soit effectivement resté dans la famille royale, non à Paris mais à Bourges.
Ceci-dit, Léopold Delisle nous fait observer que le duc d’Aumale qui a ramené de Gênes le livre d’heures, avait remarqué, sur plusieurs pages les armes de Montferrat et de Savoie.
Or, on sait qu’en 1485 le livre est en possession des ducs de Savoie. A quelle date pourrait-il avoir été en possession des marquis de Montferrat pour qu’ils aient apposé leurs armes ?
L’auteur souligne alors que la fille de Jean de Berry, Bonne, avait épousé Amédée VII, comte de Savoie dont elle avait eu un fils et deux filles. La cadette, Jeanne, avait épousé en 1407, Jean-Jacques Paléologue, Marquis de Montferrat.
Les manuscrits sont-ils passés entre les mains de la petite-fille du duc de Berry, dès sa mort en 1416 ? Une telle hypothèse est sujette à caution car les biens d’un fils de France sont sauf exception, intégralement récupérés par la Couronne en cas de décès sans postérité mâle.
Car l’héritier naturel de tous les biens de Jean de Berry, resté sans postérité mâle, est la Couronne : le roi Charles VII ne s’est-il pas immédiatement installé dans toutes les possessions de son aïeul ? La probabilité est donc que le livre soit resté dans les biens de la Couronne pendant plus de soixante ans.
Ce qui accréditerait l’hypothèse émise par Nicole Reynaud[xi] , d’un legs de ce livre par testament, de Charlotte de Savoie, épouse de Louis XI, à son neveu, Charles 1er, duc de Savoie. Mais comment expliquer qu’un bien de la couronne devienne la propriété personnelle de la reine ? Le roi Louis XI le lui aurait-il offert en pleine propriété ? C’est possible et même probable compte tenu du faible intérêt de Louis XI pour l’art et, au contraire, de l’intérêt marqué de la reine pour les livres et les enluminures.
Si ces conjectures sont admises, le duc Charles de Savoie, aurait récupéré les « Très riches heures » à la mort de Charlotte, soit vers la fin de l’année 1483. Aurait-il parlé avec sa tante avant sa mort, de faire achever l’ouvrage ? Charlotte lui aurait-elle suggéré de le faire ? Il y a une probabilité. Car vers qui se tourne Charles de Savoie ? Vers un artiste de Bourges, protégé de la reine Charlotte, Jean Colombe !
Ce dernier se voit confier en 1485, l’achèvement de l’ouvrage avec 27 grandes images et 40 petites. Jean Colombe s’est-il vu remettre la totalité des cahiers ? Lui a-t-on seulement remis les pages des petites miniatures ? Les artistes berrichons ont-ils pu approcher les « Très riches heures » ou seulement les miniatures réalisées par Jean Colombe ?
Depuis soixante-dix ans, les « Très riches heures » sont restées à l’état de cahiers non reliés, raison pour laquelle ils étaient conservés dans une boîte de bois ou layette. Ce qui va permettre, au moment de l’achèvement de l’ouvrage par Jean Colombe, de faire jouer les cahiers entre eux[xii] et de modifier certains cahiers.
Charles 1er de Savoie, nous fait observer Paul Durrieu, a épousé en 1485 Blanche de Montferrat. Voilà la raison pour laquelle le duc d’Aumale a repéré les armes de Savoie et de Montferrat, ce devaient être celles du duc et de son épouse au moment de l’intervention de Jean Colombe.
Le manuscrit achevé, va rester pendant dix-neuf ans encore, en possession des ducs de Savoie. A la mort de Philibert, le frère cadet de Louise de Savoie, en 1504, sa veuve, Marguerite d’Autriche, va emporter avec elle en Flandre, à Malines, un certain nombre de livres tirés de la bibliothèque des ducs de Savoie, dont, très probablement, les magnifiques « Très riches heures ». Paul Durrieu qui raconte cette anecdote, cite également l’exemple de « l’Apocalypse Figurée », ouvrage aujourd’hui à l’Escorial et d’un manuscrit n°9503 de la Bibliothèque Royale de Bruxelles, sur lequel figurent les armoiries de Savoie et, en fin de volume, une note de la main de Marguerite d’Autriche précisant que le livre lui appartenait. Ce manuscrit comportait les cotes de la Bibliothèque de Marguerite à Malines.
On peut donc, poursuit Paul Durrieu, tenir pour acquis, qu’un certain nombre de volumes provenant de la bibliothèque de Savoie, sont restés entre les mains de Marguerite d’Autriche. Les « Très riches heures » en font elles partie ?
Le manuscrit de Chantilly ne porte pas de cote ancienne : donc, s’il a été en possession de Marguerite, il n’a pas été classé parmi les livres de sa bibliothèque. Cela ne prouve toujours pas que Marguerite l’ait eu en sa possession.
Ce qui est certain, c’est qu’après la mort de la tante de Charles Quint, tous ses livres ont été transférés à la maison royale d’Espagne. Or, il n’existe aucun signe que le manuscrit de Chantilly n’ait jamais été en possession de la Couronne d’Espagne. En conséquence, il est probable que, si le manuscrit a bien été en possession de Marguerite d’Autriche, il n’a pas été transféré avec les autres livres de Marguerite.
Pourquoi ? Parce qu’il aurait été placé en dehors de la bibliothèque !
Il faudrait nécessairement qu’à sa mort, pour une raison quelconque, le livre ait été distrait de sa succession. S’agissait-il d’un prêt par le duc de Savoie, pour la vie de Marguerite d’Autriche ? A-t-il été convenu avec les ducs de Savoie, que le livre ferait retour à la Savoie après sa mort ?
Toujours est-il que l’inventaire de Marguerite mentionne, parmi les ornements de velours et de soie de la chapelle, un manuscrit isolé, de grande taille (tout comme les « Très riches heures »), arrivé à Marguerite sans ses fermoirs et sa couverture de velours, que cette dernière a fait installer. Une note additionnelle a été apposée, après la mort de Marguerite, précisant : « délivré au sieur de Neufville, trésorier général des finances ». Or, le sieur de Neufville était l’un des exécuteurs testamentaires de Marguerite, désigné par elle dans son testament du 28 novembre 1530.
Paul Durrieu avoue ignorer pourquoi les « Très riches heures » ont été ainsi séparées des autres biens de Marguerite. Nous en sommes donc réduits aux conjectures.
Mais le fait que l’on retrouve ensuite le manuscrit en Savoie, semble montrer que son retour a du faire l’objet d’une négociation, du vivant même de Marguerite d’Autriche, raison pour laquelle il ne figure pas dans l’inventaire, tout en étant remis à l’exécuteur testamentaire.
Tout ceci tendrait à prouver qu’entre 1504 et 1530, date de sa mort, le manuscrit de Chantilly s’est trouvé chez Marguerite d’Autriche à Malines.
Or, Marguerite faisait travailler plusieurs enlumineurs flamands, dont Gérard Horenbout notamment, pour un ouvrage dénommé « Hortulus Animae » aujourd’hui, à la Bibliothèque Nationale d’Autriche[xiii] (n°2907) mais également pour son livre de musiques (Librairie Royale de Belgique, Ms. 11239).
Gérard Horenbout est un miniaturiste de l’école « Ganto-Brugeoise », selon la terminologie de Paul Durrieu, dont font notamment partie Alexander puis Simon Bening, l’auteur des Heures de Hennessy. Il existe au moins une miniature du Brévaire Grimani reproduite à l’identique dans l’Hortulus Animae, avec des décors différents, preuve que Gérard Horenbout, ou son atelier, a travaillé dans les deux ouvrages.
Marguerite d’Autriche a pu autoriser, à cette occasion, ses miniaturistes flamands, à venir admirer les « Très riches heures », pour leur permettre de s’en inspirer. C’est notamment le cas de la miniature du mois de décembre du Bréviaire Grimani.
« Les Très riches Heures » et les Heures de Bedford
L’influence des « Très riches heures » va se faire sentir également sur d’autres livres d’heures prestigieux comme les « heures de Bedford », et ce, dès le début du quinzième siècle. Un article de Patricia Stirnemann[xiv] établit ainsi que le Maître de Bedford[xv] ayant réutilisé plusieurs compositions du manuscrit de Chantilly, la question se posait de savoir quand et pour qui le manuscrit Bedford avait-il été initialement exécuté.
L’auteur parvient ainsi à faire remonter la date d’une probable collaboration entre les frères Limbourg et le Maître de Bedford, à l’année 1415. Le site de la British Library reprend à son compte l’hypothèse de Patricia Stirnemann d’une réalisation en plusieurs étapes des heures de Bedford, la commande initiale étant passée pour le compte du dauphin Louis de Guyenne, mort en 1415. Cependant, tous les historiens de l’art ne sont pas d’accord sur cette datation.
Patricia Stirnemann a été intriguée par les décors de miniatures qu’elle a retrouvés dans les Heures de Bedford et celles du manuscrit de Chantilly. Elle a pu établir la preuve que le Maître de Bedford, lui-même, avait peint quatre des miniatures des « Très riches heures ».
____________
Le manuscrit de Chantilly a certes été largement innovant, mais une partie de son originalité est liée à sa capacité à intégrer les œuvres d’artistes de diverses origines (selon la thèse de Millard Meiss qui a identifié pas moins de 27 peintres différents en trois époques), qui ont contribué à façonner l’originalité et l’inventivité de ce livre d’heures, ce qui ne réduit en rien le mérite des frères Limbourg mais qui contribue à donner à cette œuvre, un caractère unique : un chef-d’œuvre.
_____________________________________
[i] Comte Paul Durrieu : « La miniature flamande au temps de la cour de Bourgogne (1415-1530) ». Bruxelles et Paris G. van Oest 1921, cité par Persée, Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, Année 1922 Volume 83, numéro 83, pages 194-199.
[ii] Fils d’Antonio Grimani qui a été élu doge de Venise de 1521 à 1523. Antonio Grimani avait accumulé une fortune considérable dans les activités commerciales dont bénéficiera son fils Domenico. Ce dernier (1461-1523), bibliophile passionné, créé cardinal en 1493 par Alexandre VI Borgia et doté de riches commendes, achète en 1498 l’importante collection de Jean Pic de la Mirandole, composée de 1190 volumes, collection qu’il ne cessera d’enrichir: il laissera à sa mort l’une des plus grandes bibliothèques du monde, de 15 000 volumes, qui disparaîtront, pour la plupart, au XVIIème siècle dans un incendie de la bibliothèque du couvent Sant’Antonio di Castello, à l’exception de quelques dizaines de volumes distraits par les moines, à court de fonds, et revendus au profit de quelques bibliophiles passionnés. Voir à ce sujet l’article suivant de Margaret L. King sur la « Bibliotheca graeca manuscripta cardinalis Dominici Grimani (1461-1523) ».
[iii] D’après le PDF élaboré par le Musée Marciana.
[iv] S’il n’avait pas légué par testament ses collections à la ville de Venise, le Vatican, héritier naturel de toute la hiérarchie cléricale en aurait hérité.
[v] Joseph Destrée « Les Heures de Notre Dame » – A Bruxelles Editions Lyon-Claesen 1896, exemplaire détenu par la Bibliothèque Municipale de Münich.
[vi] Voir l’article Persée sur « le Droit de bourgeoisie et particularisme urbain dans la Flandre bourguignonne et habsbourgeoise (1384-1585) »
[vii] La Gazette des Beaux-Arts 1884 : « Les livres d’heures du duc de Berry » par Leopold Delisle.
[viii] Voir la biographie de Léopold Delisle dans l’article Wikipedia éponyme.
[ix] Voir à ce sujet l’article Wikipedia sur Jean de Berry.
[x] Voir l’article Wikipedia sur les Très riches heures du duc de Berry. Cet article très informé est particulièrement précis, complet et argumenté. Il présente intelligemment l’analyse de l’œuvre sous différents angles d’attaque et il structure la chronologie de l’œuvre en fonction des contributions des différents enlumineurs, à partir des analyses de Millard Meiss et de Raymond Cazelles. Millard Meiss (1904-1975) est un spécialiste américain de l’histoire de l’art du moyen-âge et de la Renaissance. Il a présenté de nouvelles analyses sur la chronologie de réalisation du manuscrit de Chantilly en identifiant un Maître intermédiaire, qui pourrait être Barthélémy d’Eyck, qui aurait réalisé les miniatures les plus imaginatives et les plus novatrices du fameux livre d’heures.
[xi] Nicole Reynaud est une historienne de l’art spécialiste des manuscrits du Moyen-âge et de la Renaissance, ayant écrit de nombreux ouvrages parmi lesquels « Les manuscrits à peintures en France 1440-1520 », ouvrage pour lequel elle a collaboré avec François Avril le grand spécialiste français.
[xii] Voir à ce sujet l’article du comte Paul Durrieu « Les Très Riches Heures du duc de Berry conservées à Chantilly, au Musée Condé, et le bréviaire Grimani » In: Bibliothèque de l’école des chartes. 1903, tome 64. pp. 321-328.
[xiii] Le spécialiste (M.Woltmann) ayant analysé cet ouvrage a estimé qu’il était destiné à Marguerite d’Autriche à cause de plusieurs détails (décors de perles, de marguerites, initiales M en marges, etc..). Cet ouvrage semble avoir été illustré par Gérard Horenbout ou Gérard de Gand, peintre enlumineur employé par Marguerite d’Autriche de 1515 à 1521, sur son Hortulus Animae notamment et sur d’autres ouvrages et livres d’heures.
[xiv] “Les très riches heures et les heures Bedford“, Patricia Stirnemann CNRS Orléans
[xv] Les Heures Bedford – Londres, British Library,Additional 18550.
Laisser un commentaire