Le 6 juillet 1495, le roi Charles VIII, qui avait émietté son armée en petits contingents pour garder les places italiennes qu’il avait emportées, se retrouve avec huit mille hommes face aux vingt-cinq mille coalisés du marquis de Mantoue. La bataille de Fornoue s’engage. L’affrontement est violent. La « furia francese »fait plier les ennemis en une heure, mais les bagages et les provisions de l’armée sont pillés et Charles VIII perd tout le fruit des rapines de la première guerre d’Italie.
C’est donc une armée bredouille qui franchit les cols pour revenir en France. Bredouille ? Pas complètement. Elle est riche de souvenirs qui allèrent pendant les cinquante années suivantes provoquer dix guerres d’Italie et ruiner ce pays auparavant prospère.
Et elle ramène un trésor immatériel : la connaissance des arts, de l’architecture, des peintures, des sculptures, des merveilleux jardins italiens qui allait créer le choc de la Renaissance en France.
Amboise : les balbutiements de la Renaissance
Amboise, la perle du domaine royal dans cette douce vallée de la Loire !
Amboise Tableau du XIXème – Pas de source identifiée Image extraite du site France Balade
Son rattachement à la Couronne était assez récent puis qu’il remontait à 1434 et à Charles VII, lequel avait fait condamner comme traître, Louis d’Amboise, Vicomte de Thouars, qui avait pris le parti des Anglais contre son roi. Charles VII, sorti vainqueur des Anglais, fit condamner à mort le rebelle par le Parlement de Poitiers [i] et confisquer tous ses biens qui furent immédiatement réunis à la Couronne.
Amboise devint alors une des résidences royales les plus fréquentes du roi Louis XI et de sa cour. C’est à Amboise que naquit le futur roi Charles VIII le 30 juin 1470. C’est à Amboise que Louis XI fonda, le 1er août 1469, le très prestigieux Ordre de chevalerie de Saint-Michel [ii].
Paris, BnF, Manuscrits Français n°19819 Jean Fouquet Statuts de l’Ordre de Saint Michel Image extraite du site Le manuscrit médiéval
En 1481, le roi Louis XI, affecté par de graves problèmes de santé et à qui on avait parlé des miracles de l’ermite napolitain, avait demandé au pape Sixte IV de faire venir en France François de Paule. Ce dernier fut installé en 1483 au Château de Plessis-les-Tours et Charles VIII, par lettres patentes de 1487, lui avait confirmé l’attribution de la cour basse de ce château.
Charles VIII fit également construire pour le saint ermite, fondateur de l’Ordre des Minimes, un monastère en bordure du parc du château, qui reçut d’abord le nom, de Jesus-Maria, puis celui de Saint-François [iii]. Charles VIII qui tenait en grande faveur le saint ermite, lui accorda le privilège de faire bâtir dans la ville d’Amboise un second monastère. Il lui demande de tenir le dauphin Charles-Orland sur les fonts baptismaux, le 13 octobre 1492.
Saint François de Paule par Jean Bourdichon en 1507 – Pas d’indication de source. Image provenant du site de l’Ordre des Minimes Comme l’indique le texte sous le tableau, il ne s’agit ici que d’une copie, l’original ayant été expédié à Rome par François 1er au pape Léon X qui canonisa le saint en 1519
Le saint ermite fut choyé par trois rois (Louis XI, Charles VIII et Louis XII), de 1483 à sa mort en 1507. Ces souverains lui vouèrent une estime absolue. Mais celle qui tint à marquer sa reconnaissance de la façon la plus formelle, fut Louise de Savoie, qui n’eut de cesse, à partir de l’accession au trône de son fils en 1515, de réclamer au Pape la sanctification de l’ermite de Plessis-les-Tours, qu’elle obtint par une procédure exceptionnellement rapide en 1519. Ce dernier lui avait en effet prédit, au début des années 1490, qu’elle aurait un fils (alors que le comte d’Angoulême n’avait eu que des filles), et que son fils serait roi, alors qu’un dauphin (Charles-Orland) venait tout juste de naître au roi Charles VIII.
Le poète Colletet [iv] lui rendit l’hommage suivant :
Il fut simple, pauvre, abstinent, charitable,
Fidèle, juste, saint, chaste et dévotieux,
Et de tant de vertus, le concert admirable,
Le fait vivre sur terre et triompher aux cieux.
Le château d’Amboise fut une des demeures favorites de Louis XI avec le château de Plessis-Les-Tours. Le roi ne tarda pas à se trouver à l’étroit dans cette demeure médiévale et à souhaiter disposer d’une ouverture plus moderne sur le magnifique panorama de la Loire en ouvrant largement la demeure princière à la lumière.
Jacques-Androuet du Cerceau Gravure du Château d’Amboise d’après son livre « Les plux Excellents bastiments de France »- Cette gravure a été coloriée pour identifier les parties disparues en rouge
D’après Diane du site Châteaux-jardins-etc, Louis XI fait rénover la partie la plus fortifiée du château d’Amboise et le donjon, qui était situé à proximité de la chapelle Saint-Hubert comme le montre la gravure d’Androuet du Cerceau en 1576, reproduite par le Blog de Diane[v] :. Il fait construire le logis de la reine, futur logis d’Anne de Bretagne et un oratoire. Il fut le premier à ouvrir le château à la lumière [vi].
Aussitôt marié avec Anne de Bretagne, Charles VIII se libère en 1489 de la tutelle de la Duchesse de Bourbon, Anne de Beaujeu, sa sœur, et décide de marquer à son tour de son empreinte le château d’Amboise en ajoutant une nouvelle aile au château, le « Logis des sept vertus » aujourd’hui disparu, initialement proche de la tour Heurtault, dont il décida de la construction en même temps que la Tour des Minimes. Enfin, il engagea la construction de la chapelle Saint-Hubert construite à l’emplacement de l’oratoire de Louis XI.
Photo sans nom d’auteur extraite du site Très gros patrimoine
Charles VIII qui avait fait démolir le Petit-Fort en 1485 pour construire la tour des Minimes, donna l’espace libéré à la ville d’Amboise pour y construire une maison de ville [vii]. Commencé en 1485, l’hôtel de ville fut achevé en 1486.
Les historiens de l’art se sont disputés pour déterminer quelle fut l’influence réelle des vingt-trois artistes italiens ramenés par Charles VIII. Car ne subsiste aujourd’hui aucun monument que l’on puisse leur attribuer de façon certaine. Et le logis des sept vertus, construit par Charles VIII, auquel ils auraient pu contribuer à leur arrivée en France, ce logis a été détruit au début du XIXème siècle.
Parmi ces artistes, Fra Giocondo mérite que l’on s’intéresse tout particulièrement à lui : il fut l’un des esprits universels de la Renaissance, précurseur de Léonard de Vinci et très respecté des grands humanistes français comme Guillaume Budé et Jacques Lefèvre d’Etaples [viii]. Vasari lui a consacré quelques pages dans sa Vie des Peintres, sculpteurs et Architectes [ix].
Vasari nous dit que Fra Giovanni Giocondo, qui avait pris l’habit de dominicain, avait pour principale occupation la littérature. Il était non seulement versé en philosophie et en théologie mais il parlait en outre couramment le grec ancien, une qualité très rare pour l’époque, selon Vasari. Il avait également une solide formation en architecture comme le souligna plus tard Guillaume Budé dans son « De Asse ». Il resta plusieurs années auprès de l’Empereur Maximilien, en ses multiples qualités de lettré et d’architecte de la perspective et il enseigna le latin et le grec à Scaliger [x]. Il nourrissait une telle passion pour la littérature que Scaliger dira de lui plus tard « qu’il était une bibliothèque ancienne et moderne en toutes sortes d’arts libéraux »[xi].
D’après la Revue Archéologique de Touraine, il fit partie de l’académie Aldine, une réunion d’humanistes érudits fondée par le florentin Aldo Manuzio. Il rejoignit dans ce cénacle, d’illustres lettrés comme les cardinaux Aleandro et Bembo, Erasme ou Constantin Lascaris. [xii] . Il était passionné de recherches littéraires en inscriptions latines dont il recueillit un très grand nombre. Il réunit certaines d’entre elles dans un ouvrage qu’il dédia à Laurent le Magnifique. Il étudia la botanique, l’agriculture et les sciences les plus variées.
Mais la science qui recueillit sa préférence fut celle de l’architecture. Il remit à l’honneur Vitruve, le seul architecte romain qui ait laissé des écrits pour la postérité. Les connaissances en architecture de Fra Giocondo jointes à une incroyable érudition le firent qualifier par Guillaume Budé de « très parfait architecte » et par Vasari de « eccelentissimo architetto ».
Fra Giocondo circula dans plusieurs capitales italiennes où il laissa quelques réalisations notoires : à Venise, on lui attribue l’Entrepôt des Allemands, à Padoue des travaux d’ingénieur militaire pour adapter les murailles à la défense contre l’artillerie, à Vérone, le Palazzo del Consiglio. A Rome, il s’employa à des travaux d’Antiquaire et au relevé d’inscriptions, domaines dans lesquels il excellait. Il fut appelé à Naples pour prendre le relais de Giuliano da Maiano, l’architecte de Poggio Reale. Il y fit la connaissance de Jacopo Sanazzaro un brillant poète napolitain, qui vint en France, accompagner le roi de Naples en exil de 1501 à sa mort en 1504.
Fra Giocondo était toujours à Naples en 1495 à l’arrivée des Français et Charles VIII fut très impressionné par le génie et l’érudition du moine dominicain. Il lui offrit de s’attacher à lui. On le retrouve alors à Amboise en 1497 en qualité de « deviseur en bâtiments »
Appointé aux gages de trente ducats carlins par mois, il devait en qualité de deviseur, exécuter les plans et devis : il exécutait le dessin et le chef d’œuvre de l’ouvrage en relief, qui permettait de juger de l’aspect final du bâtiment. A Amboise, la démolition de nombre de bâtiments ne permet plus aujourd’hui d’identifier la marque de l’architecte du roi.
La société archéologique de Touraine estime que la maison de Joyeuse à Amboise aurait été la maison occupée par Fra Giocondo lors de son séjour à Amboise. Après la mort de Charles VIII, Louis XII appela Fra Gioconde à Blois.
Il donna pendant un an des cours sur Vitruve à l’Université de Paris et se lia à tous les grands humanistes de la capitale. Il poursuivit également ses recherches « d’antiquaire » (de bibliothécaire) dans les « librairies » de la capitale où il put retrouver des textes de Pline qu’il fut le premier à faire éditer et redécouvrir. Il fit imprimer en 1513 à Venise, chez son ami Aldo Manuzio sa première édition de Vitruve qui eut un retentissement extraordinaire en Italie.
Il fut l’un des immenses esprits de la Renaissance, un homme d’une magnifique érudition et doté de multiples talents: un grand précurseur de Leonard de Vinci.
Pendant le séjour en France de Fra Giocondo, de 1495 à 1505, il eut à réaliser d’après la Société archéologique de Touraine, de nombreux travaux dont : des plans pour la reconstruction du pont Notre Dame qui s’était effondré en 1499 [xiii] , l’hôtel de la Chambre des Comptes (aujourd’hui disparu). Néanmoins, tous les travaux qui lui furent attribués lui furent également contestés de sorte que l’on est encore à se demander quelle fut sa contribution réelle à l’émergence de la Renaissance en France.
Nous en sommes donc réduits aux conjectures. On constate du reste que la France est restée très attachée au style gothique et ce n’est qu’à partir de 1515 que l’on trouve des accès relativement discrets à la structure extérieure des bâtiments. Il faudra attendre la réalisation à partir de 1536, du château d’Ecouen, du connétable de France, Anne de Montmorency, pour voir le style italien acquérir ses lettres de noblesse en France.
Cependant, quand l’on observe le plan d’Amboise par Androuet du Cerceau, on ne peut qu’être frappé par les imposantes dimensions des tours des Minimes et Heurtault qui rappellent à l’évidence les fonctions médiévales défensives du château féodal.
Mais l’originalité de ces tours, dont la réalisation semble avoir été programmée dès 1489, c’est qu’elles n’ont aucun rôle défensif car on peut y entrer depuis l’extérieur par une porte au bas des murs ! Car ce ne sont pas des tours de défense mais des rampes permettant d’accéder du niveau de la ville à celui du château. Pour la tour des Minimes, il s’agit d’une rampe circulaire permettant de monter à cheval ou en charrette depuis la ville jusqu’au niveau du palais !
La réalisation de ces rampes, uniques en leur genre à cette époque en France, qui n’est pas sans rapport avec celle du Château Saint-Ange, à Rome, ne résulte-t-elle pas de l’influence du génie italien qui se serait contenté de toucher la dimension fonctionnelle intérieure du bâtiment de style gothique ?
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[i] Voir l’article sur ce blog sur le Parlement de Poitiers
[ii] Cette miniature du manuscrit a été commentée par Paul Durrieu, ce grand spécialiste des miniatures du XVème siècle au Musée du Louvre à la fin du XIXème siècle, dans un ouvrage communiqué par le site du manuscrit médiéval Paul Durrieu, Les manuscrits des statuts de l’Ordre de Saint-Michel. Paris, 1911, p. 17-47. (Extrait du Bulletin de la Société française de reproduction de manuscrits à peintures, 1ere année). Voir c.r. de Max Prinet, dans Bibliothèque de l’école des chartes, 74, 1913, p. 169-170.
[iii] Le château d’Amboise par J. Vatout Paris Didier 1852
[iv] Cité dans Le château d’Amboise et ses environs Tours Guilland-Verger
[v] Voir le blog très fouillé Châteaux-Jardins-etc de cette historienne de l’art et la gravure d’Androuet du Cerceau complétée d’indications très opportunes sur les bâtiments dont une grande partie ont été détruits.
[vi] Contrairement à ce que j’indique dans mon roman où j’avais attribué à Charles VIII ces changements alors que ces derniers n’étaient que la poursuite de ceux, introduits par Louis XI.
[vii] Mémoires de la Société Archéologique de Touraine, « AMBOISE le château, la ville et le canton », publié chez Péricat à Tours en 1897 .
[viii] Voir l’article sur ce Blog sur François de Moulins de Rochefort
[ix] Georgio VASARI Vie des Peintres, sculpteurs et architectes Tome 7 Paris Just Tessier 1841
[x] Jules Cesar Scaliger (1484-1558) fut un érudit, poète et traducteur de latin. D’après Wikipedia, c’est lui qui définit en premier la règle des trois unités de temps, de lieu et d’action pour les pièces de théâtre.
[xi] Mémoires de la Société Archéologique de Touraine, « AMBOISE le château, la ville et le canton », publié chez Péricat à Tours en 1897
[xii] Aldo Manuzio (1449-1515) fut un imprimeur renommé qui joua un rôle important dans la diffusion de la pensée humaniste en Italie et notamment de la littérature grecque. Constantin Lascaris, byzantin, arriva en Sicile après la chute de Constantinople : il fut le plus grand grammairien de son temps et il introduisit l’enseignement du grec en Italie. Sa réputation était si grande que ses élèves accourraient d’Italie, de France ou d’Espagne pour suivre ses cours. Le cardinal Pietro Bembo (1470-1547) fut l’un de ses élèves. Le cardinal Girolamo Aleandro (1480-1542), fut très tôt un grand érudit dont la réputation franchit les frontières : il fut appelé par Louis XII à Paris où il exerça quelque temps la fonction de recteur de l’Université. Il devint cardinal en 1536.
[xiii] Voir l’article sur ce Blog sur Anthoine Vérard qui habitait sur ce pont.
[…] Il n’a subsisté qu’un seul exemplaire de son œuvre [v] écrite vers -25 et dédiée à l’empereur Auguste. Le traité a été rapporté des îles britanniques par Alcuin à la cour de Charlemagne où il a été étudié pour sa seule valeur philologique. Plusieurs copies en ont été faites dont il est prouvé que des auteurs comme Petrarque et Boccace en ont eu connaissance. Le livre a été redécouvert dans les archives de la bibliothèque de Saint-Gall en 1416, pendant le concile de Constance. Il est publié pour la première fois à Rome en 1486. Puis il fait l’objet d’une seconde édition, illustrée par les soins de Fra Giocondo, architecte célèbre de la Renaissance (voir l’article sur ce Blog sur le retour du roi Charles VIII à Amboise : les balbutiements de la Renaissance) […]