La fondation de la « casa gioconda », une école de formation pour les jeunes nobles, va faire la grandeur et la réputation de Mantoue à l’échelle internationale. Elle doit cette réputation à Victorin de Feltre, son pédagogue. Cet article est extrait de l’article plus vaste de ce Blog sur Une grande famille de la Renaissance: les Gonzague de Mantoue.
Vittorino Ramboldini ou Victorin de Feltre
Vittorino Ramboldini ou Victorin de Feltre[i], naît en 1378 dans la petite ville de Feltre, à quatre-vingt kilomètres au nord-ouest de Venise, dans la marche Trévisane, au pied des Alpes. Né de parents pauvres, son éducation reste très élémentaire quoiqu’il cherche par tous les moyens à élever le niveau de ses connaissances.
A l’âge de vingt ans, il se rend à Padoue où il subvient tant bien que mal à ses besoins en donnant des leçons de lecture et d’écriture tout en se mettant en rapport avec Jean de Ravenne, un ancien élève de Pétrarque, professeur de rhétorique et d’éloquence à Padoue puis à Florence, qui sera le formateur du Pogge (voir sur ce Blog l’article sur La première renaissance littéraire à Florence : Le Pogge). Jean de Ravenne, séduit par les capacités intellectuelles du jeune homme, l’aide à suivre ses enseignements et ceux de ses collègues.
Il suit notamment les enseignements de Gasparino Barzizza, l’un des restaurateurs de la bonne et exigeante latinité, de Paolo Nicoletti pour la philosophie et la théologie et de Biaggio Pelacane de Parme, qui enseigne la philosophie et les mathématiques. Pour parvenir à suivre les leçons de mathématiques de ce dernier, qui fait payer très cher ses enseignements, Victorin n’hésite pas à se faire engager comme domestique de l’avare enseignant et il parvient en deux ans à s’approprier tout Euclide et la plupart des livres de mathématiques de son maître, grâce à quoi, il donnera ensuite des cours bon marché à tous les étudiants, qui vont déserter ceux de Pelacane.
Après l’obtention d’un diplôme intermédiaire, il approfondit ses connaissances à l’Université, pour obtenir le grade de docteur. Il se rend à Venise, pour apprendre le grec classique, auprès de Guarino de Vérone, qui devient son ami et qui lui confiera plus tard, l’éducation de son fils, Battista.
Guarino de Vérone remet sa traduction de Strabon à Jacopo Antonio Marcello 1459
Détrempe sur parchemin; H. : 37 cm ; L. : 25 cm Albi, Médiathèque municipale Pierre – Amalric, RES.MS 77 : folio 3v°
© Médiathèque et bibliothèques municipales, Albi” Image provenant du site de l’exposition Mantegna du Louvre
Puis il revient à Padoue pour y enseigner la philosophie et la rhétorique. Rapidement, les étudiants lui arrivent en foule et sa réputation de sagesse est telle qu’on vient de tous côtés, le consulter. Il donne les conseils demandés, à titre gratuit lorsque les demandeurs sont peu fortunés. En 1422, l’université lui offre la chaire de rhétorique et de philosophie, devenue vacante. Tenté par la vie monastique il hésite, puis il accepte. Car il a un autre projet personnel, qu’il souhaite mener à bien : il établit dans sa propre maison, une école pour l’instruction des jeunes gens qui se distinguent par leurs talents et leurs dispositions morales. Il n’établit d’autre différence, entre les riches et les pauvres, que de faire payer aux premiers, l’instruction des derniers.
Mais cet homme pieux ne peut s’accommoder du libertinage de ses confrères et de la corruption des mœurs à Padoue. En 1423, il remet sa démission et retourne à Venise, sur l’invitation de la ville, qui lui confie l’enseignement des lettres classiques. Il fonde à Venise la même école qu’il avait commencée à Padoue, prenant notamment comme élève, Battista, le fils de son maître Guarino de Vérone.
L’éducation des princes de Mantoue
Jean François de Gonzague recherche à cette époque, en 1425, un précepteur pour éduquer ses enfants. Victorin lui est recommandé par les patriciens de Venise auquel il s’est adressé. Ce dernier, après bien des hésitations, car il craint que le luxe qui entoure les enfants du marquis ne vienne contrevenir à ses méthodes éducatives, accepte de partir pour Mantoue, bien résolu à s’en aller s’il rencontre des obstacles insurmontables à son projet.
Victorin ne se laisse pas impressionner par le faste qui entoure le marquis. Il lui déclare tout net qu’il entend conserver une liberté entière dans sa façon d’éduquer les enfants et qu’il partira de Mantoue, dès lors qu’il constatera l’impossibilité de mener à bien sa pédagogie. Le marquis lui répond du tac au tac que, confiant dans la réputation du pédagogue, il lui abandonne l’éducation, ne conservant pour lui que l’affection d’un père pour ses enfants. A ces mots, Victorin accepte la mission qui lui est confiée mais il exige d’avoir un total blanc-seing pour éliminer de la proximité des enfants, tout élément de leur entourage qui ne lui conviendrait pas. Victorin qui méprise l’argent, s’en remet à la générosité du marquis, lequel lui accorde la somme de vingt sequins par mois, une somme tout à fait considérable pour l’époque.
On aménage pour l’éducation des jeunes princes, une maison de Mantoue, la « Giocosa » ou maison joyeuse. Sa construction est élégante, des jardins agréables, de vastes galeries, des appartements ornés de peintures et de sculptures soignées. Ce local répond parfaitement à l’idée de gymnase pour Victorin (voir à ce sujet l’article de ce Blog L’université de Rome dans tous ses états : du gymnase de Léon X à la Sapienza).
Victorin commence par étudier le terrain. Ce qu’il constate lui déplaît souverainement. La cour dans laquelle les princes gravitent est marquée par le luxe et la mollesse. Les princes sont servis dans de la vaisselle d’or, ils sont entourés d’un essaim de laquais obséquieux et serviles. Un grand nombre de jeunes nobles faisant office de flatteurs vivent dans l’entourage des princes, qui sont habitués à une vie efféminée, passant plusieurs heures par jour à table.
Puis il prend des décisions radicales. Il congédie les serviteurs jugés dangereux ou inutiles, supprime la pompe qui règne partout, réforme la table et il soumet, sans les consulter, les jeunes princes à des occupations régulières. Jean François de Gonzague qui a pu se rendre compte du caractère un peu particulier de son précepteur, a la bonne grâce de le laisser faire, quoi qu’il lui en coûte.
Les deux premiers enfants du marquis sont d’aspect peu avenant. Le premier est replet, lourd et glouton. Le second est grand, osseux, d’une maigreur extrême et particulièrement gauche dans ses mouvements et ses manières. Victorin parvient à combattre, à l’aide de ses méthodes éducatives, les défauts de la nature, en soumettant les jeunes princes à des activités physiques régulières et variées, une grande frugalité, au point qu’ils acquièrent, tous les deux à la fois souplesse et robustesse : il les désignera plus tard avec affection « mon Hector et mon Achille ». Ces exercices corporels sont la natation, l’escrime, l’équitation et la course. La formation des jeunes princes va jusqu’à l’apprentissage des tactiques militaires au point de simuler de petites guerres où l’on fortifie des collines ou des villages et où on livre de vraies petites batailles.
Il habitue ses élèves à supporter les températures extrêmes, le chaud comme le froid et les incite à s’habiller avec des tenues légères en plein hiver. Il leur donne une nourriture simple, fortifiante, sans aucun adjuvant comme le vin, en se soumettant au même régime qu’eux. Un jour que ses élèves se révoltent contre ce régime sec, il leur répond : « Combien nos vues sont différentes ! Vous désirez qu’il ne manque rien à mes repas et moi, je veille à ce que les vôtres ne renferment rien de superflu ».
A l’instar de Pythagore, Victorin considère la corpulence comme un défaut de l’âme. Pour la combattre, il exige que ses élèves se lèvent de bonne heure pour se livrer à des activités physiques, car il considère que rien ne favorise tant l’obésité que la paresse.
Enfin, il veille tout particulièrement à la bonne tenue corporelle et vestimentaire de ses élèves en établissant un lien étroit entre la bonne éducation et le respect de soi et des autres. Il combattait impitoyablement toutes les perversions, considérant que les mauvaises habitudes du corps favorisaient de mauvaises inclinations morales.
L’éducation intellectuelle des princes était aussi poussée que leur éducation physique. Et ses soins, il les apporte avec autant de sollicitude aux petits qu’aux grands, en sachant adapter sa pédagogie à son public. Il s’efforce de rendre son enseignement agréable et amusant afin de prévenir le découragement. Il pense que les plaisirs de l’étude, doivent en faire oublier les peines.
Dans l’enseignement de la lecture, par exemple, il se sert, sur le modèle de Quintilien, de lettres mobiles peintes sur de petites tablettes. Il les montrait à ses élèves pour leur apprendre à les reconnaître puis il les mélangeait avec eux en les combinant, pour leur apprendre à former des mots.
Cet enseignement si soucieux de pédagogie révolutionne ouvertement toutes les théories éducatives de l’époque et il aura une influence déterminante sur des traités comme celui de Battista Guarino «De ordine docendi et studendi », rédigé en 1459 (voir sur ce Blog l’article sur Isabelle d’Este ou l’art d’être femme à la Renaissance »).
Michel de Montaigne, cent cinquante ans plus tard, en France, aura ce jugement abrupt sur les méthodes éducatives couramment pratiquées : « Venez contempler, parents et conducteurs du peuple, comment on instruit vos enfants dans les écoles. Vous ne voyez partout que des maîtres rouges de colère se pour le caractère du maître laissant aller sans retenue aux mouvements de leur humeur, et vous ne cessez d’entendre les clameurs sans fin des enfants que le maître a frappés de sa férule ! Est-ce par ce moyen qu’on entend inspirer aux jeunes gens le goût de l’étude ? Et n’est-il pas possible de les conduire autrement que la mains armée d’une verge ? Ces procédés sont déraisonnables et inhumains ».
Victorin applique beaucoup de soins à étudier le caractère de ses élèves conscient que le bonheur ou le malheur de bien des êtres, dans leur existence future, dépendra plus ou moins, du choix initial de leur vocation. Il enseigne sans gêne ni affectation, de façon familière, sans moyen accessoire (tel que livre ou note), en s’attachant à être compris même des plus faibles. Il aime à faire apprendre par cœur, lorsqu’ils sont compris, des morceaux entiers tirés des poètes, des philosophes ou des orateurs, surtout Virgile, Cicéron et Horace.
Avec un tel zèle et un tel engagement personnel, la réputation de Victorin de Feltre dépasse très rapidement les frontières de Mantoue, d’autant que les premiers à en bénéficier, le marquis Louis III de Mantoue et Frédéric de Montefeltre, le grand condottiere (voir sur ce Blog l’article sur Frédéric de Montefeltre le grand condottiere : les premières armes) répandent partout en Italie, le renom du pédagogue. Il lui arrive désormais des élèves de partout en Europe : de France, notamment, d’Allemagne, mais également de Grèce. Parmi les élèves passés entre ses mains on cite, outre la famille du marquis de Mantoue, Gregorio Correr, Theodoro Gaza, le duc d’Urbino Guidobaldo de Montefeltre et bien d’autres.
Il garde auprès de lui et des jeunes nobles dont l’éducation lui est confiée, les talents les plus remarquables, renvoyant les autres dans une maison voisine qu’il a achetée et fait arranger pour cet usage. Il a recruté des maîtres, payés par lui, pour l’enseignement des sciences et des arts d’agrément. Il eut jusqu’à quatre savants distingués, de Grèce, qui enseignaient ensemble. Un même nombre de copistes sont utilisés pour transcrire, recopier ou traduire en latin des manuscrits grecs. Un auteur contemporain, Francesco de Castiglione dira que « pour le caractère du maître, le nombre des écoliers, la perfection des méthodes, et l’abondance des secours de l’instruction, il semblait que l’académie de Platon se fut renouvelée à Mantoue ».
La sévérité de Victorin est extrême pour tout ce qui concerne le respect dû à la religion, à tel point qu’il ignore alors, la propre règle d’un délai de réflexion, qu’il a lui-même édictée, comme en témoigne le récit par un témoin de l’exemple suivant: « Charles de Gonzague, le fils cadet du marquis, est en train de jouer au ballon en présence de nombreux spectateurs dont son maître, Victorin. Plusieurs fois de suite, le prince a l’humiliation de manquer le ballon. Dans sa colère, revenant pour une fois à ses anciennes habitudes, il profère un blasphème contre les Saints. A ce mot, Victorin se lève furieux et le saisit brutalement par les cheveux en le soffletant. Tu as parlé, lui dit-il, comme un ennemi de Dieu. Tu as maudit ceux qu’il aime. Tu es indigne de lever les yeux devant ton père, ton maître et tes concitoyens. Ces paroles font l’effet de la foudre sur le jeune homme qui tombe à genoux devant son maître, confessant sa faute et implorant son pardon. Cette humilité soudaine et spontanée de la part d’un jeune homme athlétique, émeuvent Victorin jusqu’aux larmes. Il s’écrie alors en l’embrassant : je remercie Dieu de m’avoir donné un tel élève ».
Le pape Eugène IV, qui a un infini respect pour Victorin de Feltre, permet au chanoine Jacques de Cassanio d’entrer dans l’établissement laïque fondé à Mantoue par le pédagogue, la « casa gioconda », en lui disant : « va mon fils. Je te remets volontiers entre les mains d’un homme qui honore également la science et la religion et dont la droiture et la piété me sont suffisamment démontrées ».
Victorin de Feltre meurt en 1446, à l’âge de soixante-six ans, deux ans après son maître, Jean François de Gonzague.
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[i] Les éléments sur la biographie de Victorin de Feltre sont issus de deux ouvrages : l’Histoire universelle de la pédagogie renfermant les systèmes d’éducation par Jules Paroz, pages 79 et suivantes. et La Bibliothèque britannique, ou, Recueil extrait des ouvrages …, Volume 54. Le plus détaillé est, de loin le second, le premier étant davantage un résumé succinct. Les deux ouvrages empruntent leur contenu à La vie de Victorin de Feltre par le chevalier Charles de Rosmini (Bassano 1801), qui se basait lui-même sur des manuscrits des élèves de Victorin, qu’il avait trouvés dans les bibliothèques de Capilupi à Mantoue et de Strozzi à Florence. Il doit être noté également qu’un des élèves de Victorin de Feltre, lorsqu’il était à Venise, Battista Guarino, le fils de Guarino de Verone, qui sera plus tard enseignant à l’Université de Ferrare et qui formera la jeune Isabelle d’Este, a rédigé en 1459, un traité sur l’éducation: « De ordine docendi et studendi », dans lequel il bannit les châtiments corporels et où il joue sur la motivation des élèves en établissant un état de concurrence mutuelle, idées qui sont au coeur de la “méthode” de Victorin de Feltre.
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