Il d’agit d’une énigme car le visiteur reste perplexe devant cette oeuvre magistrale peinte sur deux murs seulement, sur les quatre de la pièce. Il y a également ce regard du marquis à son secrétaire qui semble vouloir traverser le mur. Et quelle est la raison d’être de cet oculus ? Quelles sont les sources d’inspirations littéraires des fresques ? Existe-t-il une explication d’ensemble qui permette, à la fois, de donner un sens aux deux scènes distinctes, et de replacer l’oculus dans une perspective centrale de la chambre ? Cet article est issu de l’article plus vaste de ce Blog, une grande famille de la Renaissance: les Gonzague de Mantoue.
Le sommet de l’art sera atteint dans la salle que l’on appelle aujourd’hui la chambre des Epoux (degli Sposi), du Palazzo Ducale au Castello San Giorgio, qui s’est appelée grande chambre jusqu’en 1462, puis grande et peinte, en 1475, puis simplement peinte (camera picta) à partir de 1492[i]. Des études récentes montrent que la chambre n’a guère pu être utilisée comme chambre à coucher.

Vue de Mantoue de nuit Image du Guide Touristique de Mantoue
Son auteur, Andrea Mantegna, en a réalisé la décoration de 1465 jusqu’en 1474, à la demande de Ludovic Gonzague. Louis III s’est rapproché de Mantegna dès le 5 janvier 1457 mais le peintre, occupé à la réalisation du triptyque de San Zeno à Vérone, décline l’invitation. Louis se tourne alors vers un peintre ferrarais Michele Pannonio, marqué par le style gothique tardif. Mais ce dernier, occupé, ne peut donner suite. Finalement, en 1459, Andrea Mantegna s’engage à venir travailler à Mantoue auprès du marquis.

Castello San Giorgio à Mantoue Site Guide touristique de Mantoue
Dès 1459, Louis III interroge Mantegna sur ses projets décoratifs, car il pense à l’utiliser pour ses résidences de Goïto, de Cavriano, de Saviola, de Gonzaga et de Marmirolo. Il est probable que Mantegna ait commencé par la villa (aujourd’hui disparue) de Goïto, qui est à l’époque la résidence favorite de Louis III, où il mourra de la peste en 1478. Une de ses premières œuvres pour les Gonzague, est probablement la décoration de la chapelle du Castello Vecchio et c’est sans doute à ce travail, que se rapporte le célèbre triptyque de l’Adoration des Mages, l’Ascension et la Circoncision, aujourd’hui au Musée des Offices, à Florence. C’est sans doute vers la même époque, qu’il réalise le tableau de la mort de la Vierge, qui sera revendu en 1627 au roi Charles 1er d’Angleterre, après la mort duquel, le tableau sera acheté par l’ambassadeur d’Espagne, raison pour laquelle, le tableau fait aujourd’hui partie de la collection du musée du Prado, à Madrid.

L’adoration des Mages Triptyque de Mantegna Image Web Gallery of Art Musee des Offices Florence

Andrea Mantegna La mort de la vierge Musée du Prado Madrid Image de l’exposition Mantegna au Louvre
Le marquis souhaite utiliser son peintre de cour officiel, depuis 1459, a sa représentation, en majesté, par la décoration de sa forteresse à tours carrées de Castello di Corte, qui plonge ses murs dans les eaux du Mincio. On ne sait pas précisément à quelle date le travail est commencé : on pense qu’il doit l’être vers 1465. En revanche, pour la date de fin, une inscription du tympan de la porte du milieu, note l’année 1474.
André Blum dans sa Biographie critique de Mantegna[i], nous offre une description des peintures de Mantegna : « Mantegna cherche pour Mantoue, l’idée d’une peinture décorative, telle, qu’elle puisse donner l’illusion de la réalité à un spectateur, en quelque endroit qu’il soit placé, en utilisant le procédé du trompe-l’œil. Mais la nouveauté du procédé consiste, pour le peintre des fresques de Mantoue, ayant à composer une série de portraits dans le cadre restreint d’une chambre, au lieu de les peindre isolément, de leur donner tant de mouvement, qu’il réussit, pour ainsi dire, à les faire sortir des limites des murs de la pièce.

Andrea Mantegna La chambre des Epoux Vue d’Ensemble Image Web Gallery of Art
La Camera degli sposi est une chambre quadrangulaire, éclairée par deux fenêtres, à l’est et à l’ouest. Pour la décoration du plafond, Mantegna emploie un système d’architecture à arcades, dont les retombées forment autant de cadres pour les scènes de chaque paroi des murailles. Dans le haut, une série de voussures ornementales en trompe-l’œil, simulant le bas-relief, reposent sur des pilastres qui imitent le marbre. Elles représentent les premiers Césars. (…) En dessous, douze petites lunettes sont décorées de peintures en camaïeu représentant des épisodes des travaux d’Hercule et de la vie d’Orphée. (…) Au milieu du plafond, une ouverture circulaire, formant coupole, bordée par une balustrade de marbre, montre le ciel où glissent des nuages. (…) Dans ce plafond, Mantegna est un précurseur qui annonce déjà les fresques du palais Labbia de Tiepolo et les décorations de Parme du Corrège.

Andrea Mantegna Chambre des Epoux Oculus Image Web Gallery of Art Palais ducal de Mantoue Castello San Giorgio

Le Correge 1489-1534 La montée du Christ au Paradis (1520-1523) Eglise San-Giovanni Evangélista Parme
La paroi nord, nous montre le marquis Ludovic Gonzague et sa famille. Sur la muraille, l’artiste a peint une riche portière qui a l’air d’un rideau de théâtre. C’est ainsi que, par un habile arrangement, la cheminée lui sert d’entablement pour un pilier central qui divise la fresque en deux compartiments : la fresque est un tableau de la famille seigneuriale des Gonzague. Au centre est assise la marquise Barbara, entourée de ses enfants, derrière elle, son fils, Jean François, né en 1446, devant elle, une jeune fille essaie d’attirer son attention en lui présentant une pomme. Mais la marquise regarde avec curiosité son mari auquel on vient de remettre une lettre. A la gauche du marquis, il y a Frédéric, les mains posées sur les épaules de Louis, le plus jeune fils du marquis. Entre Frédéric et Jean François, un vieillard, que l’on a identifié avec l’astrologue de la famille.

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Dans cet ensemble de portraits de la famille, il y a un personnage qui ne figure pas : c’est le second fils du marquis, le cardinal François. Mantegna lui a consacré la paroi des fresques en face du lac : la rencontre du marquis Ludovic et du cardinal Francesco Gonzague. Le sujet représenté est l’arrivée du cardinal François chez son père, à Mantoue, le 12 août 1462.

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Le marquis s’avance au-devant de son fils, emmenant avec lui ses deux petits-fils, François, né en 1466 et Sigismond, né en 1469. Le cardinal François se tient devant lui dans une attitude pleine de gravité. Il donne la main à son frère Louis ».

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Le trio du cardinal est formé des membres des Gonzague destinés à l’église. « Cette disposition complexe permet de montrer, par le jeu des mains, la continuité du destin religieux de la famille, tout en mettant face à leurs pères respectifs, leurs fils », nous dit Daniel Arasse dans son article L’art et l’illustration du pouvoir. Le paysage à l’arrière, se développe « de gauche à droite, depuis des citadelles en cours de fortification jusqu’au panorama d’une ville humaniste où se perçoivent de forts échos romains » (Daniel Arasse).
Mantegna a su réussir la gageure de mettre en scène toute une famille, sans que leur réunion ne paraisse artificielle. Mantegna a su décrire une individualité propre à chaque personnage, tout en les faisant participer à une action commune, comme saisie sur le vif.
L’interprétation des fresques de Mantegna de la Camera degli Sposi
Un texte littéraire a-t-il servi de fil conducteur pour régler l’inspiration de Mantegna ?
Le remarquable article de Daniel Arasse de la revue Persée en note VII, « L’art et l’illustration du pouvoir » précise que l’ensemble des deux scènes se «déroule» sous l’œil des «serviteurs» rassemblés dans l’oculus central de la voûte et dont la présence est sans doute expliquée par la source textuelle antique du programme de la salle, le Panégyrique de Trajan, où Pline déclare: «La grande fortune a cela de particulier qu’elle ne laisse rien de caché, rien de secret; elle ouvre non seulement les demeures des princes, mais même leurs appartements et leurs intimes retraites; elle exhibe et expose aux yeux de la renommée tous les arcanes. Mais, pour toi, César, rien ne peut servir plus ta gloire que d’être vu jusqu’au fond. Sans doute ce que tu montres au public est-il remarquable, mais ce que tu renfermes dans tes murs ne l’est pas moins»[iii].
Examinons d’abord le sens de cette représentation en laissant la parole à Daniel Arasse.
L’auteur nous apprend d’abord « que le programme pictural a été élaboré en deux temps, de 1465 à 1474 : ili ne prévoyait sans doute initialement que la scène de La Cour. La Camera picta ne trouve son unité qu’à travers le réemploi de cette première structure. Mais, du même coup, ce réemploi marque l’appropriation par le Prince d’un système allégorique de représentation du Pouvoir.
« Juxtaposant en sa partie centrale les figures immobiles et hiérarchiquement disposées de la famille princière, la Cour est une allégorie du bon gouvernement en son principe, le pouvoir du prince, qui ne s’anime qu’en ses marges – intime du conseiller, publique des consultants; mettant en scène un prince descendu de cheval devant un paysage rythmé d’architectures civiles et militaires, La Rencontre connote le parcours assuré d’un territoire et représente allégoriquement les effets d’un bon gouvernement.
Les personnages représentés sont bien identifiables comme Ludovic III Gonzague, sa femme Barbara de Brandebourg, ses enfants et ses familiers, mais il s’agit de beaucoup plus que de portraiture ou, pour mieux dire, il s’agit fondamentalement d’autre chose. Ainsi investis par une structure allégorique, le Prince et sa famille ne sont pas seulement héroïsés, ils incarnent les Principes mêmes du Bon Gouvernement et le dispositif réemployé dans la Camera picta réduit d’un coup la distance (infinie) qui séparait le Principe et le Gouvernement. L’impact informatif de la structure représentative fait, très simplement mais très efficacement, que le Prince est assimilé, en sa présence concrète, à l’entité dont il n’aurait pu être auparavant, stricto sensu, que le représentant ».
L’auteur de l’article fait cependant remarquer que l’explication d’une interprétation par le Panégyrique de Trajan, de Pline, est juste, jusqu’à un certain point.
Quel est le sens particulier de ce murmure entre Louis de Gonzague et son conseiller ?
D’autre part, «l’approche iconographique n’explique pas pourquoi les quatre murs de la salle sont décorés de deux scènes seulement, les deux autres murs étant comme cachés par des tentures peintes qui, sur les deux premières parois, sont soulevées pour révéler les «scènes»».
Voilà une question intéressante. L’œuvre aurait-elle un sens caché ?
L’auteur commence tout d’abord par observer que «l’absence de décor figuré ne signifie, par ailleurs, nullement l’absence de peinture : l’enduit qui recouvre l’appareil du mur est également peint à fresque et les tentures fictives qui s’y inscrivent jouent pleinement leur rôle de sens dans l’économie signifiante de l’ensemble. Alors que, sur les deux autres murs, ces tentures mêmes fictives sont relevées pour laisser voir les scènes représentées, elles sont ici abaissées; ce qui est peint sur ces deux murs n’est ni plus ni moins qu’une visibilité impossible, interdite : le caché du Prince, ce qui n’est pas l’objet d’une exposition au regard dans la représentation de son pouvoir ou, pour le dire plus précisément, n’est exposé à ce regard que sous l’espèce d’une non-visibilité ».
On peut donc en conclure que c’est volontairement que deux murs seulement ont été peints.
« Or, on l’a vu, le thème iconographique suggéré par l’oculus central de la voûte pose au contraire la nécessaire visibilité absolue du Prince, jusqu’en ses cubicula ».
Ce qui veut dire que même si le spectateur ne peut rien voir par-delà les rideaux baissés, le prince, lui, voit tout. Il ne s’agit donc pas d’une illustration, à la lettre, du texte de Pline. D’autre part, « le caché du prince », fait nécessairement partie du sens de l’œuvre, puisqu’il est visible à partir de l’oculus.
D’où l’interprétation finale de l’œuvre : « Ce que ces tentures énoncent, en leur fonction de voile, c’est qu’il existe un caché manifeste du Prince; son secret, qui fonde son Bon Gouvernement. La Cour énonce le même Principe : tenant à la main un billet (illisible pour le spectateur), le Prince, seule figure animée du groupe familial, se détourne de l’espace public vers son conseiller qui se penche vers lui et, à la marge de l’image, les deux figures se livrent à une communication d’autant plus inaudible qu’elle se déroule bouches fermées. Incarné dans la personne du Prince, le Bon Gouvernement se donne désormais à voir aussi sous l’espèce d’un secret devenu principe vertueux du Prince. »
Ce qui permet à l’auteur de conclure : « Les deux murs «non figurés» de la Chambre des Époux contribuent ainsi à articuler plus complètement les contenus qui sont implicites dans l’appropriation par le prince du système allégorique d’autoreprésentation du pouvoir; incarnant en sa personne les Principes de ce gouvernement, le Prince est, en toute légitimité et malgré ce que suggère un première lecture du Panégyrique, investi d’un droit au secret, souvenir-déplacement-réélaboration de cette invisibilité qui définissait jadis l’autorité morale des Vertus qui ne se donnaient à voir qu’à travers leurs «représentants». La personnalisation des Principes du Bon gouvernement dans la personne du Prince entraîne avec elle une moralisation du secret d’État, droit et fondement du bon gouvernement. »
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[i] André Blum, Biographie critique de Mantegna page 48, Henri Laurens éditeur. Librairie Renouard.
[ii] Article L’art et l’illustration du pouvoir de Daniel Arasse Persée Publications de l’École française de Rome Année 1985 Volume 82 Numéro 1 pp. 231-244, note de bas de page 238.
[iii] Note 15 de l’article de Daniel Arasse : Pline le Jeune, Panégyrique de Trajan, 83, trad. Marcel Durry, Paris, 1947, p. 83. C’est G. Mulazzani qui a identifié la source littéraire de la Chambre des époux : La fonte letteraria della Camera degli Sposi, dans Arte lombarda, 50, 1978, p. 33-46. On trouvera sur le site Mediterranées.net le texte entier du Panégyrique de Trajan.
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