
Boccace De mulieribus claris Traduction Laurent de Premierfait Illustrations Robinet Testard FrançaisFrançais 599, fol. 59, Lamentations d Harmonia BNF
Il s’agit du soixante-troisième portrait de la galerie des cent-six Cleres et nobles femmes de Boccace, qui présente le sort cruel d’Harmonia, la nièce du roi Hiéron, et de toutes les femmes de sa maison, après l’assassinat de Hiéronyme, le successeur de Hieron. Le mari d’Harmonia, Themistius, fait partie d’un complot organisé par Adranodore, destiné à élever ce dernier à la royauté en s’appuyant sur les soldats d’Hannibal.
L’histoire du complot d’Adranodore est racontée par Tite Live[i] .
« [24,4] Situation en Sicile (215)
» En Sicile, la mort d’Hiéron et la montée sur le trône d’Hiéronyme, son petit-fils, avaient tout changé pour les Romains. Hiéronyme était un enfant capable à peine de supporter convenablement la liberté, bien loin d’être assez fort pour le pouvoir. Son âge, son caractère, ses tuteurs, ses amis le précipitèrent dans toute espèce de vices. Hiéron, qui avait prévu ce qui devait arriver, voulut, dit-on, dans sa vieillesse, laisser Syracuse libre de peur que, sous la domination d’un enfant, ce pouvoir qu’il avait acquis et affermi par une si noble conduite, ne pérît au milieu du mépris général. Les filles d’Hiéron s’opposèrent de toute leur force à ce projet, bien sûres que cet enfant n’aurait que le nom de roi, et que tout le pouvoir leur appartiendrait à elles et à leurs maris, Adranodore et Zoïppus, laissés par Hiéron comme les premiers tuteurs d’Hiéronyme.
« À l’âge de quatre-vingt-dix ans, assiégé jour et nuit par des caresses de femmes, il n’était pas facile à Hiéron de conserver une âme libre, et de ne penser qu’aux affaires de l’état, sans s’occuper de celles de sa famille. Il donna quinze tuteurs au jeune homme, les suppliant, avant de mourir, de conserver intacte la foi que pendant cinquante ans il avait gardée au peuple romain, et de faire en sorte que le jeune roi ne s’écartât jamais des traces de son grand-père, ni des principes dans lesquels il avait été élevé. Telles furent ses recommandations.
« Dès qu’il eut cessé de vivre, les tuteurs du roi rendirent le testament public; ils produisirent dans l’assemblée le jeune homme qui avait alors à peu près quinze ans. Un petit nombre seulement de citoyens qu’ils avaient disposés dans l’assemblée pour exciter les acclamations, approuvèrent le testament. Les autres, comme s’ils eussent perdu leur père, ne témoignaient que de la crainte au milieu de la cité en deuil. On célébra les funérailles du roi, où l’amour, la tendresse des citoyens se firent remarquer bien plus que les soins de sa famille. Bientôt après, Adranodore écarte tous les autres tuteurs, disant hautement qu’Hiéronyme était homme déjà, et capable de gouverner. Renonçant lui-même à la tutelle qui lui était commune avec plusieurs autres, il concentre en sa personne le pouvoir de tous. »
Dès son accession au trône, Hiéronyme se montre hautain et méprisant avec ses sujets et il ne cesse d’accumuler des erreurs. Un complot contre sa personne est découvert mais l’un des auteurs oriente l’attention du roi sur des innocents favorables à l’alliance avec Rome. Leur élimination permet à Adranodore, devenu tout puissant, d’orienter Hiéronyme vers la rupture avec Rome et l’alliance avec Carthage. Une ambassade est expédiée à Syracuse par Hannibal, tandis que les Romains recommandent à Hiéronyme d’y repenser à deux fois avant de changer d’alliance. Les exactions commises par le roi ont lassé les Siciliens: un complot pour assassiner le roi est organisé au printemps -214. Après la mort de Hiéronyme, Adranodore s’assure du soutien de Themistius, époux d’Harmonia, une des nièces de Hiéron pour assurer la légitimité du coup d’Etat qu’il prépare.
« Adranodore avait rempli de troupes l’île, la citadelle et tous les autres postes avantageux dont il avait pu s’emparer. Dans l’île, Adranodore s’assure avant tout des greniers publics. Ce sont des bâtiments entourés d’un mur de pierres de taille, fortifiés à la manière d’une citadelle. La jeunesse, à qui la défense en avait été confiée, s’en empare, et envoie dans l’Achradine annoncer au sénat que les greniers et le blé sont à sa disposition.
« [24,22] Polyène calme les esprits
Au point du jour, tout le peuple, armé ou sans armes, se rend dans l’Achradine auprès du sénat. Là, devant l’autel de la Concorde qui se trouve dans ce quartier, l’un des principaux citoyens, nommé Polyène, adressa au peuple un discours plein de sentiments libres et toutefois modérés. « Longtemps soumis à une indigne servitude, ils s’étaient révoltés quand ils avaient senti toute l’étendue de leurs maux. Quant aux malheurs qu’entraînent les discordes civiles, les Syracusains les connaissent d’après les récits de leurs pères, plutôt que par leur propre expérience. Il louait ses concitoyens de ce qu’ils avaient couru sans hésiter aux armes; il les louerait plus encore s’ils ne s’en servaient qu’à la dernière extrémité. Pour l’instant, son avis était qu’il fallait envoyer à Adranodore l’ordre de se soumettre au pouvoir du sénat et du peuple, d’ouvrir les portes de l’île et d’en livrer la garnison; (5) que s’il voulait faire de son titre de tuteur de roi une royauté, lui, Polyène, était d’avis qu’il fallait mettre bien plus d’ardeur à reconquérir la liberté sur Adranodore que sur Hiéronyme. » Après ce discours, on fit partir les députés; et dès ce jour le sénat recommença de siéger. Maintenus sous le règne d’Hiéron comme conseil public, depuis la mort de ce roi jusqu’à ce jour, les sénateurs n’avaient été ni convoqués ni consultés sur aucune affaire.
À l’arrivée de la députation, Adranodore fut ébranlé en voyant cet accord de tous les citoyens, et aussi de ce qu’ils avaient en leur pouvoir la plus grande partie de la ville, et cette portion de l’île, la mieux fortifiée, que venait de lui enlever la trahison. Mais sa femme, Damarata, la fille d’Hiéron, ayant conservé tout l’orgueil du sang royal dans le coeur passionné d’une femme, le prenant à part, lui rappelle ce mot répété tant de fois par Denys le Tyran, qu’un roi ne doit jamais renoncer à la tyrannie que quand on le tire par les pieds, et non pas tant qu’il est à cheval. Il est facile, à l’instant où l’envie en prend, de renoncer à une haute fortune, mais difficile et dangereux de se la faire et de s’y établir. Il faut donc qu’il demande à la députation quelque temps pour se consulter, et qu’il emploie ce temps à faire venir des troupes de Léontium; en leur promettant une part dans le trésor du roi, il lui sera aisé de s’emparer de la souveraine puissance. »
« Adranodore ne dédaigna pas tout à fait ces conseils de sa femme; mais il ne les adopta pas sur-le-champ. Il crut que le meilleur moyen pour arriver au pouvoir, c’était de céder cette heure aux circonstances. Il charge donc les députés de répondre de sa part qu’il allait se mettre à la disposition du sénat et du peuple. Le lendemain, au point du jour, il fait ouvrir les portes de l’île et se rend au forum dans l’Achradine. Là il monte à l’autel de la Concorde, d’où la veille Polyène avait prononcé son discours, et commence la harangue suivante, demandant d’abord qu’on lui pardonnât ses délais. « Il avait tenu ses portes fermées, non qu’il eût séparé sa cause de la cause publique, mais parce que l’épée, une fois tirée, il avait attendu avec crainte quelle serait la fin des massacres, si l’on se contenterait de la mort du tyran, qui suffisait à la liberté, ou si tous ceux que les liens du sang, l’intimité ou quelques fonctions attachaient au palais seraient mis à mort comme accusés des crimes qui n’étaient pas les leurs. Voyant bien maintenant que ceux qui avaient délivré la patrie voulaient aussi la conserver libre, et que de toutes parts on s’occupait des intérêts publics, il n’avait pas hésité à remettre au pays et sa propre personne et tout ce qui avait été confié à sa foi et à sa garde, celui qui le lui avait commis ayant péri victime de sa folie. » Se tournant alors vers les meurtriers du tyran et appelant par leurs noms Théodotus et Sosis: « Vous avez fait, dit-il, une action mémorable; mais, croyez-moi, votre gloire ne fait que commencer et n’est pas à son sommet: il est encore bien à craindre, si vous ne mettez tous vos soins à assurer la paix et la concorde, que la république ne se laisse entraîner à la licence. » (…)
« [24,24] Double assassinat à la curie de Syracuse
Une multitude d’hommes, disposés à écouter et à croire de tels bruits, affluait à Syracuse et y grossissait de jour en jour. Aussi non seulement Épicyde, mais Adranodore lui-même, commençaient à espérer une révolution. Adranodore, fatigué, se rend enfin aux conseils de sa femme: « c’était, disait-elle, le moment de s’emparer du pouvoir, au milieu du trouble et du désordre occasionnés par cette liberté nouvelle, maintenant qu’il avait avec lui des soldats nourris de la solde du roi, et des généraux envoyés par Hannibal, accoutumés aux soldats et capables de l’aider dans son entreprise. »
« Il s’associe avec Thémistus, qui avait épousé la fille de Gélon, et peu de jours après il s’en ouvre imprudemment à un acteur tragique, nommé Ariston, confident de tous ses autres secrets. Ariston avait de la naissance et une position honorable, à laquelle ne nuisait point l’exercice de son art, cette profession n’ayant rien d’avilissant chez les Grecs. Il pensa qu’il devait avant tout fidélité à sa patrie, et déclara tout aux préteurs. Ceux-ci, d’après des indices certains, voyant que l’affaire est sérieuse, consultent les plus vieux des sénateurs. D’après leur conseil, ayant placé des gardes à la porte de la curie, ils font tuer Thémistus et Adranodore, à l’instant même où ils entraient.
« À cette action si cruelle en apparence, et dont les autres ignoraient le motif, un violent tumulte s’éleva. Le silence rétabli, les préteurs introduisent le dénonciateur. Ariston révèle tout le complot; il dit que la conjuration date du mariage d’Harmonia, fille de Gélon, avec Thémistus; que les auxiliaires africains et espagnols ont été chargés du meurtre des préteurs et des principaux citoyens, dont les assassins devaient se partager la fortune; que les mercenaires, accoutumés à obéir à Adranodore, s’étaient mis en mesure de s’emparer une seconde fois de l’île; enfin, il met sous les yeux du sénat tout le détail des opérations de chacun et des forces, tant en hommes qu’en armes, dont les conjurés disposaient. Le sénat pensa que leur mort était aussi juste que celle d’Hiéronyme.
« Devant la curie, dans le vestibule, la multitude, incertaine de ce qui se passait et divisée d’opinions, faisait entendre des cris et des menaces horribles; mais, à la vue des cadavres des conjurés, elle fut saisie d’une telle crainte qu’elle suivit en silence à l’assemblée ceux du peuple qui n’avaient pas trempé dans le complot. Sopater fut chargé par le sénat et ses collègues de prononcer une harangue.
[24,25] Massacre de la famille royale
Alors, comme s’il accusait Adranodore et Thémistus devant un tribunal, Sopater examinant leur conduite avant la conjuration, leur attribua tous les attentats qui avaient été commis depuis la mort d’Hiéron. « En effet, que faisait de lui-même Hiéronyme enfant, qu’avait-il pu faire, étant à peine en l’âge de puberté? Ses tuteurs, ses maîtres, avaient régné, protégés par la haine qui retombait sur un autre qu’eux. Ils auraient donc dû périr avant ou tout au moins, avec Hiéronyme. Et pourtant ces hommes, promis d’avance à une mort qui leur était due, depuis que le tyran n’était plus, avaient médité de nouveaux crimes. D’abord ouvertement, Adranodore, fermant les portes de l’île, avait pensé à l’hérédité du trône et avait retenu comme si il en était le maître ce dont il n’avait que l’administration. Abandonné ensuite par ceux qui étaient dans l’île, assiégé par tous les citoyens qui occupaient l’Achradine, il avait en secret et par ruse essayé de s’emparer d’un pouvoir qu’il avait en vain voulu emporter ouvertement et à la vue de tous. Les bienfaits mêmes et les honneurs n’avaient pu le vaincre. En vain, associé aux libérateurs de la patrie, lui, l’ennemi secret de la liberté, il avait été nommé préteur. Qui leur avait inspiré à tous deux cette ambition de régner, si ce n’est d’avoir épousé deux filles de rois, l’une, celle d’Hiéron, l’autre, celle de Gélon? »
À ces mots, de tous les côtés de l’assemblée on s’écrie qu’aucune d’elles ne doit plus vivre, qu’il ne doit plus rester personne de la race des tyrans. Telle est la nature de la multitude, ou bassement esclave, ou tyranniquement maîtresse. La liberté, placée entre ces deux excès, ils ne savent ni la mépriser ni en jouir avec mesure; et il ne manque jamais de complaisants ministres de leur colère qui poussent au sang et au meurtre ces esprits ardents et impétueux du peuple. On en eut alors un exemple: les préteurs proposèrent une loi, et cette loi fut acceptée, pour ainsi dire, avant d’être promulguée. Elle portait que toute la famille royale serait mise à mort. Les préteurs envoyèrent égorger Damarata et Harmonia, filles, l’une d’Hiéron, et l’autre de Gélon, et femmes d’Adranodore et de Thémistus.
[24,26] Mort d’Héracléa et de ses filles
Héracléa était fille d’Hiéron, et femme de Zoïppus. Zoïppus, envoyé en ambassade par Hiéronyme auprès du roi Ptolémée, s’était condamné à un exil volontaire. Héracléa, ayant appris que les assassins se dirigeaient vers sa demeure, se réfugia aux pieds de l’autel domestique et des dieux pénates, ayant avec elle ses deux filles, les cheveux épars et dans un état bien propre à exciter la pitié. Elle y joignit les prières, au nom de son père Hiéron, et de Gélon son frère, suppliant les meurtriers « de ne point envelopper une femme innocente dans la haine qu’avait soulevée Hiéronyme. Qu’au règne de ce prince elle n’avait gagné que l’exil de son mari; que sa fortune, pendant la vie d’Hiéronyme, n’avait pas été la même que celle de sa soeur, et que Hiéronyme une fois mort, sa cause n’était pas non plus la même. Si Adranodore avait réussi dans ses projets, Damarata eût régné avec son mari; mais Héracléa aurait dû être esclave avec tout le peuple. Si quelqu’un allait annoncer à Zoïppus qu’Hiéronyme est mort, que Syracuse est libre, pourrait-on douter qu’il ne s’embarquât aussitôt pour revenir dans sa patrie? Ô combien les espérances des hommes sont trompeuses! Dans sa patrie devenue libre, sa femme et ses enfants se débattent pour conserver la vie! Comment pouvaient-elles être un obstacle à la liberté ou aux lois? Qui pouvait redouter quelque chose d’elle, seule comme elle est, presque veuve, et de deux jeunes filles privées de leur père? Mais peut-être sans causer de craintes, leur sang royal excitait la haine. Oh! qu’alors on les relègue loin de Syracuse et de la Sicile, qu’on les transporte à Alexandrie, elle auprès de son mari, ses filles auprès de leur père. »
« Mais leurs oreilles et leurs âmes étaient fermées à ces prières, et déjà quelques-uns tiraient leurs épées pour épargner le temps. Alors, cessant de supplier pour elle-même, elle persiste à demander grâce du moins pour ses filles, dont l’âge fléchirait même des ennemis irrités. « En punissant des tyrans ils ne doivent pas imiter leurs crimes. » Les assassins l’arrachent de l’autel et l’égorgent; puis ils se précipitent sur les jeunes filles couvertes du sang de leur mère. Égarées par la douleur et, la crainte, et comme saisies de démence, elles s’élancent loin de l’autel avec tant de rapidité que, si elles eussent trouvé quelque moyen de fuir vers la ville, elles l’eussent remplie de tumulte. Alors même, dans l’espace si étroit de cette maison, au milieu de tant d’hommes armés, elles échappèrent quelque temps sans blessures et s’arrachèrent aux bras vigoureux qui les retenaient et dont elles trompaient l’effort.
Enfin, atteintes de plusieurs coups, remplissant tout de leur sang, elles tombèrent sans vie. Ce meurtre, si déplorable par lui-même, le devint plus encore par l’arrivée d’un messager qui, peu de temps après, apporta la défense qu’on les immolât, les esprits s’étant bientôt tournés à la compassion. Mais cette compassion fit ensuite place à la colère, un supplice si prompt n’ayant laissé de temps ni au repentir ni à un retour vers des sentiments plus doux. La multitude frémit et demanda que les comices fussent réunis pour la nomination des successeurs d’Adranodore et de Thémistus, qui tous deux avaient été préteurs. Ces comices ne devaient pas tourner selon les vues des préteurs en charge ».
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[i] Tite Live Histoire Romaine Livre XXII : Les événements des années 217 et 216.
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