L’Ambassade de Louis XII au Soudan [1] d’Egypte, se place à une époque de grandes turbulences pour l’Egypte. Les marins portugais, qui viennent de découvrir la route du Cap, contournant l’Afrique, commencent à tarir les sources de l’opulence égyptienne et coupent les égyptiens de leurs bases d’approvisionnement en captant à leur profit le marché très lucratif des épices[2]. D’autre part, la puissance déclinante de l’Empire Mamelouk tente vainement de s’opposer à l’extension de l’Empire Ottoman, notamment sur les frontières contestées de Cilicie et de Cappadoce. Enfin, la persécution religieuse des juifs d’Espagne à partir du Traité de l’Alhambra (du 31 mars 1492) puis celle des musulmans, expulsés d’Espagne en 1501, réveille la conscience musulmane d’un bout à l’autre de la Méditerranée. Les principautés du bassin Méditerranéen, du Maroc à la Tunisie, ne cessent de demander au Sultan de prendre la tête d’une ligue anti espagnole et réclament l’expulsion de tous les marchands chrétiens des pays du levant et l’interdiction des lieux saints aux pèlerins chrétiens.
A la fin du XVème siècle, l’Empire Mamelouk, où règne depuis plus de cent ans une dynastie de Sultans d’origine Tcherkesse ou Circassienne[3], traverse une phase de turbulences. Sur le plan politique, les luttes intestines des émirs du Caire entraînent une forte instabilité à la tête de l’Etat. De 1496 à 1501, cinq Sultans se succèdent avant la prise de pouvoir de Qânsûh Al-Ghûrî [4].
Ce dernier accède au pouvoir à l’âge de soixante ans et son règne (1501-1516) durera jusqu’à la veille de la soumission de l’Empire Mamelouk à l’Empire Ottoman de Sélim 1er. L’Empire était alors exsangue, toute l’activité économique paralysée et le pouvoir politique, exercé par des chefs locaux, qui se livraient à toutes sortes d’exactions. Les principaux émirs se rendirent vite compte que l’anarchie pouvait entraîner la disparition de l’Empire Mamelouk et ils décidèrent de désigner Al-Ghûri en qualité de Sultan.
Le sultan Al-Ghûri par Paul Jove
Courtesy of the Pitts Theology Library, Candler School of Theology, Emory University.
Al-Ghûri[5], d’origine circassienne, avait été esclave de Qaitbay le dernier grand Sultan Mamelouk qui avait régné vingt-huit ans de 1468 à 1496. Affranchi, il était entré dans les « Djandars » Mamelouks[6], où il accéda rapidement au grade de Khasseky[7] puis à celui de Gouverneur de la Haute-Egypte. Il fut envoyé ensuite à Alep puis expédié en Cilicie en qualité de Hadjib[8] en 1488. Son ascension se poursuivit encore avec les successeurs de Qaitbay : nommé Emir de mille lances par le fils de Qaitbay, il fut élevé ensuite au grade de « Ras Naubet En Nouwab »[9], puis celle de « Devadar », de Vizir, et de Maître d’Hôtel. Après la mort du dernier des descendants de Qaitbay, les Emirs, principaux fonctionnaires de l’Empire, lui confièrent le pouvoir.
Carte créée avec Euratlas Periodis Expert © Euratlas-Nüssli 2010, tous droits réservés
Afin de conjurer le risque de devoir s’opposer à la grande puissance de l’Est du bassin Méditerranéen, les rois catholiques décidèrent d’expédier une ambassade au Caire, conduite par un sujet italien du duché de Milan, Pierre Martyr d’Anghiera, passé au service des rois catholiques, qui débarqua à Alexandrie en septembre 1501 soit moins de six mois après l’élection au trône d’Al Ghuri.
Ce dernier, excité contre l’Espagne, par ses conseillers juifs et musulmans, refusa au début de recevoir l’ambassadeur puis il se ravisa, sans doute poussé par le grand Drogman Tangriberdy[10] et il accepta de recevoir l’ambassadeur le 16 janvier 1502 : au cours d’une audience publique des phrases violentes et des menaces furent échangées mais elles furent suivies d’une audience secrète au cours de laquelle le Sultan accepta d’autoriser la réparation et l’entretien des lieux saints et il s’engagea à tenir les pèlerins à l’abri des vexations dont ils avaient été les victimes les années précédentes. L’acte constatant les engagements du Sultan fut remis à Pierre Martyr le 27 janvier 1502.
Les voyages de Vasco de Gama changèrent alors le cours de l’histoire.
Source : Revue l’Histoire n°231 – Avril 1999
En 1502, après le succès de son premier périple autour du monde, il repart pour Calicut[11], avec la ferme intention de s’en emparer. Il y coule un navire arabe transportant des pèlerins vers la Mecque[12] et il coupe l’approvisionnement de l’Egypte en épices en laissant une escadre de cinq navires commandés par son oncle, soit la première présence maritime permanente européenne dans l’océan indien. Dès 1503, les galères vénitiennes n’ayant pas pu acheter suffisamment de marchandises à Alexandrie, le marché européen du poivre se déplaça de Venise à Lisbonne.
BnF – Vue duPortdeLisbonne – GeorgBraun et Franz Hogenberg Gravure sur bois aquarellée
Exposition BNF – L’Age d’or des cartes marines du 23 octobre 2012 au 27 janvier 2013
Le Sultan d’Egypte se décida à riposter en demandant au Zamorin[13] de Calicut de refuser de recevoir les caravelles européennes, ce que ce dernier ne fit pas, tout en refusant d’accorder aux portugais des avantages discriminants[14]. Le Sultan Al Ghuri dépêcha alors Fra Mauro di San Bernardino, gardien franciscain du couvent du Mont Sion[15] et deux autres religieux, en ambassade auprès du pape Jules II, de Venise et des rois d’Espagne et du Portugal pour demander réparation du navire de pèlerins coulé et du transfert du monopole du commerce des épices aux Portugais. Les émissaires étaient chargés également de protester contre l’intensification des persécutions des musulmans en Espagne. S’il n’était pas donné suite à ses demandes, le Sultan menaçait de massacrer tous les chrétiens résidant sur ses territoires et de raser les édifices religieux chrétiens en terre sainte.
Le pape Jules II s’inquiéta fort de ces menaces mais le roi du Portugal, enrichi par le négoce lui fit remettre une forte somme d’argent en lui indiquant qu’il fallait se préoccuper de souder d’abord les princes chrétiens entre eux au lieu de chercher à les diviser.
Fra Mauro revint au Caire dépité mais le Sultan ne mit pas ses menaces à exécution. En dépit des assurances données par Venise au Sultan que les agissements des Portugais en Inde ne portaient pas un impact moindre au commerce vénitien qu’à celui de l’Egypte, tout le courroux du Sultan se retourna contre Venise, principale puissance chrétienne en Méditerranée. Cependant, la réduction drastique des revenus de l’Empire Mamelouk, conduisit le Sultan à davantage de réalisme. Il expédia à Venise une ambassade conduite par son grand Drogman, lequel revint en 1507 avec un traité d’amitié et d’assistance mutuelle. Mais Venise, bien que l’opinion fût en faveur du Traité, finit par reculer devant les conséquences diplomatiques que provoquerait un soutien trop ouvert au Sultan Mamelouk.
Al-Ghuri se tourna alors vers Bajazet, le Sultan Ottoman, qui accepta de soutenir l’Egypte contre les Portugais, en expédiant les fournitures nécessaires à la construction de trente galères et trois cents canons, nouvelle qui fut accueillie par des transports de joie à Venise. La flotte devait être assemblée sous la surveillance d’ingénieurs turcs. Cette joie fut cependant de courte durée car vingt-huit galères égyptiennes étant venues dans le golfe d’Ayas[16], pour y charger du bois et des munitions de guerre, le Grand Maître des Chevaliers de Rhodes, Aimery d’Amboise, y dépêcha dix galères aguerries lesquelles surprirent la flotte égyptienne à l’ancre, qui fut détruite et capturée.
La colère du Sultan se retourna contre tous les navires francs et étrangers, qui furent saisis et leurs équipages enchaînés et emprisonnés. Venise, alors en guerre contre la France, eut beau jeu de souligner que des français en étaient seuls responsables[17]. Ils obtinrent que les vénitiens fussent relâchés. Philippe de Peretz, le représentant des francs et des catalans en Egypte, qui était resté emprisonné, malgré le soutien du grand Drogman, fit valoir au Sultan qu’il fallait en appeler au roi de France Louis XII, le plus important souverain de la chrétienté. Ce dernier avait eu pour ministre le cardinal George d’Amboise[18], le jeune frère du grand Maître des Chevaliers de Rhodes : il serait donc en mesure de faire pression sur l’Ordre pour obtenir la restitution des galères capturées. Ces arguments convainquirent le Sultan.
Un marchand Ragusais[19] , dont le navire avait été saisi, fut expédié en ambassade auprès de Louis XII. Ce n’était pas le premier contact de Louis XII avec l’Orient. En 1499, un an après son accession au trône, il avait expédié Montjoye, le roi d’armes français, pour protester auprès de Bajazet des incursions de ce dernier en territoires Vénitiens[20]. Ce premier contact avait suscité beaucoup d’intérêt à Constantinople mais Louis XII, pressé par le Pape, refusa de donner suite aux propositions qui lui furent faites de représentations diplomatiques permanentes.
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Cette ouverture du Soudan d’Egypte fut accueillie avec faveur à la cour de Louis XII. Après avoir éliminé le nom de Guillebert Chauveau ou Montjoye, le Roy d’armes de Louis XII, dont la diplomatie n’était pas la qualité première, Florimond Robertet proposa le nom de l’un de ses secrétaires, André le Roy qui avait réalisé avec succès plusieurs missions exigeant du doigté.
Entre temps, les relations entre Venise et le Caire s’étaient à nouveau détériorées, le Consul de Venise à Alep, Pietro Zen, soupçonné de connivence avec des puissances en guerre avec l’empire Mamelouk, ayant été arrêté. Tous les commerçants vénitiens furent arrêtés et enchaînés et leurs biens saisis. La communauté fit appel au Conseil des Dix pour qu’une ambassade soit adressée au Sultan. On informait en même temps Venise de l’imminence d’une offensive diplomatique française. Il était donc indispensable d’expédier un grand personnage doté de tous pouvoirs de négociation.
Le choix se porta, le 11 novembre 1511 sur Domenico Trevisan. Ce dernier était un diplomate chevronné qui s’était déjà rendu dans la plupart des capitales européennes. En 1491 il fut désigné ambassadeur auprès de Bajazet, en 1495 auprès de Charles VIII, en 1497 auprès du roi Ferdinand d’Aragon, en 1500 auprès de Louis XII, en 1503 auprès du Pape et en 1509, une nouvelle fois, auprès du Pape pour négocier la paix. C’était l’un des personnages les plus avisés de la République Sérénissime.
Les Ambassadeurs Hans Holbein le Jeune (1497-1553) Inventaire NG 1314 Londres National Gallery
Le roi Louis XII n’étant pas intervenu personnellement pour faire pression sur le Grand Maître, ce dernier ne fit aucun effort pour répondre aux demandes d’André Le Roy qui en resta pour ses frais. Ne venant pas avec des propositions tangibles de nature à intéresser le Sultan, les négociations Françaises traînèrent en longueur. Des dissensions intervinrent rapidement entre les membres de la mission qui avaient reçu, chacun, des instructions particulières et qui cherchaient surtout à atteindre leurs objectifs particuliers, parfois au détriment du bien commun.
De son côté, l’ambassade Vénitienne, qui connaissait mieux la psychologie de ses interlocuteurs, se mit en frais de discriminer l’ambassade française. Elle dépensa sans compter en frais de réception pour le Sultan, ses officiers et conseillers. Toute la communauté se resserra autour de l’Ambassade pour lui apporter tout ce qui lui était nécessaire.
Le Sultan restait furieux contre le consul de Venise à Alep. Avec tact et prudence, Trevisan désamorça sa colère en s’engageant à ce que les actions de Pietro Zen fassent l’objet d’une enquête minutieuse à l’issue de laquelle, s’il était reconnu coupable, le consul serait puni par la République. Au mois de juillet 1512, Trevisan obtint les capitulations garantissant la situation des Vénitiens en Egypte alors que l’Ambassade Française n’avait encore rien obtenu. Après avoir si bien défendu ses intérêts, Trevisan demanda au Sultan de rétablir les droits des religieux de Terre Sainte ce qu’accepta Al Ghuri, alors qu’il avait refusé la même demande aux Français.
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