L’île de Chio, particulièrement riche à cause de ses mines de mastic et de marbre l’était également par sa proximité avec les mines d’alun de Phocée (à 70 km au nord de Smyrne ou Izmir) exploitées initialement par la même famille génoise des Zaccharia, sur une concession faite par l’empereur Byzantin Michel Paléologue, en 1275.

Ile de Chio Exposition La mer BNF
L’alun[i] est utilisé pour le dégraissage des fibres et c’est un mordant indispensable, pour l’apprêt des tissus avant la teinture et pour la stabilisation des tissus colorés. Les principaux clients de l’alun dans le monde sont les industriels des tissus à Florence et Bruges. L’alun est utilisé pour l’une des sources de la richesse de Florence (voir l’article sur ce Blog).
L’empereur de Constantinople, Andronic III, souhaitant renforcer ses finances, s’était emparé par surprise de Chio en 1329, après la mort du dernier Zaccharia en 1314 et sa substitution par une autre famille génoise, les Calaneo della Volta. Les Zaccharia avaient bâti un business model révolutionnaire pour l’époque, permettant d’abaisser les coûts de production grâce à l’utilisation d’une main d’œuvre locale bon marché et l’intégration de toutes les marges, du producteur initial, du transporteur jusqu’au commerçant florentin, acquéreur. La production phocéenne était de l’ordre de 850 tonnes par an, un chiffre considérable pour l’époque.

Théodose Ier confiant Byzance à Arcadius (au fond), Théodose Ier et Valentinien II (au premier plan)
Vrelant Willem (avant 1410-1481) FRANCAIS 310 Folio2 Miroir historial. – Bruges. Vers 1455. Auteur : Vincent de Beauvais (1190?-1264?). Traducteur : Jean de Vignay (1282?-13..). Collection : Louis de Bruges ; librairie de Blois Paris, Bibliothèque nationale de France (BnF)
Les Génois avec Giustiniani, avaient utilisé les forces réunies initialement contre les Grimaldi de Monaco (voir l’article de ce Blog sur Gênes, l’émergence d’une grande puissance maritime), partis pour Crécy, et monté une expédition en 1346 (6 000 soldats dont 1 500 arbalétriers), commandée par Simon Vignoso, qui avait réussi, avec de nombreuses difficultés, à la reconquérir : l’île elle-même avait été conquise en trois jours mais la citadelle avait résisté héroïquement, trois mois. Après Chio, les Génois avaient reconquis l’ancienne et la nouvelle Phocée, riches de leurs mines d’alun.

La Mahone de Chio en 1400 Carte créée avec Euratlas Periodis Expert © Euratlas-Nüssli 2010, tous droits réservés
La compagnie ayant financé la construction des navires de l’expédition va s’appeler la « mahona de Chio » : l’un de ses membres, Giustiniani, va exploiter au nom de la compagnie, les ressources de Chio et de Phocée, et de plusieurs îles voisines dont Samos et Nikaïa, pour une durée initiale de vingt ans, reconduite régulièrement après.
La mahona de Chio vend « à ferme » tous les dix ans, le droit d’exploiter l’alun de Phocée. L’exploitation de l’alun est une très grosse affaire et généralement, la ferme de Phocée est concédée à des sociétés de marchands qui ont mis en commun leurs capitaux et leurs réseaux de commercialisation avec une spécialisation progressive des fonctions de production qui regroupent surtout des financiers et de commercialisation. Pour exécuter les commandes des clients finaux de Florence ou de Bruges, la société de commercialisation sous-traite à des armateurs de transports maritimes, tels ce Lomellini, qui se voit confier un contrat de 60 000 cantares [ii] soit 2 800 tonnes d’alun en deux ans.

Pâris quittant Troie
Colombe Jean (1430/35-1493) NAF 24920 folio10recto Manuscrit : « Histoire de la destruction de Troie »
1495?-1500?
Auteur : Guido delle Colonne Paris, Bibliothèque nationale de France (BnF)
Francesco Draperio et la compagnie du 1er avril 1449
Le milieu du quinzième siècle est l’époque où un autre Génois, Francesco Draperio, commence à faire parler de lui. Francesco est intimement lié à l’histoire du commerce et, plus encore, à celle de la politique de la colonie. L’importance des relations que, par son négoce, il entretient dans tout l’Orient et sa richesse considérable lui permettent de jouer le rôle d’une sorte de « puissance » indépendante. Il s’est vite concilié les faveurs du Sultan et son crédit à la cour des Osmalis est bien assuré. Lorsque Gênes a besoin de bois pour reconstruire sa flotte, en 1449, c’est à lui qu’elle fait appel pour qu’il en achète dans les provinces turques. Mais dans la lutte entre l’Empereur et le Sultan, que peu d’ailleurs voient décisive, Draperio joue la carte turque. En 1455, il se trouve à la tête de la flotte turque qui s’empare de Phocée. Diplomate, politique, capitaine à l’occasion, Francesco Draperio est surtout un marchand. Draperio a ainsi obtenu des Turcs, la ferme de tous les impôts et gabelles de Phocée. En ce qui concerne l’alun, les renseignements sont plus précis encore. Draperio est fermier des aluminières de Phocée que Nicolaô de Sestri exploite en son nom de 1445 à 1451.
Il a racheté aux Gattilusio la ferme des « aluminières de Grèce et de Turquie » dont l’exploitation est assurée, en son nom, par Cristoforo Giustiniani, déjà en place en 1446. Cette dernière ferme a une production beaucoup plus importante que celle de Phocée. De 1445 à 1450, Francesco Draperio a réussi à concentrer entre ses mains la quasi totalité de la production annuelle de l’alun d’orient.
Néanmoins, s’il lui arrive de vendre des quantités très importantes à Venise ou en Turquie, l’essentiel des exportations reste sous contrôle des négociants génois, basés le plus souvent à Chio: les Giustiniani, les Adorno et surtout, les Doria.
La société « la Maone« , formée le 1er avril 1449 par Francesco Draperio, réalise la concentration totale de tous les intérêts génois engagés dans le commerce de l’alun: il faut en effet éviter toute concurrence afin que la surproduction et la baisse des prix, déjà inquiétantes, ne deviennent catastrophiques. Depuis le début du siècle, les prix de l’alun n’ont cessé de baisser de 0,75 ducat d’or à 0,375. Le but de la nouvelle société est de remédier à cet effondrement des prix.
L’originalité de cette société est de regrouper tous les acteurs génois du commerce de l’alun, pour une durée de six ans, durée fort longue pour des négociants génois habitués au court voire au très court terme. Mais le but est surtout de contrôler la production, une sorte d’OPEP de l’alun au quinzième siècle: les négociants s’engagent à ne pas produire pour leur compte sans informer au préalable la société. Mytilène doit ainsi s’engager à renoncer pour dix ans à l’exploitation de son alun.
Les moyens de la société « la Maone » sont considérables: son capital est fixé à cinq cent mille cantares d’alun, soit deux cents mille ducats d’or (près de 700 kgs d’or fin), sans doute le capital le plus élevé de toutes les sociétés existant depuis l’origine du monde jusqu’au quinzième siècle. Draperio en possède la moitié des parts. Mais il ne possède que quatre voix sur les douze du conseil d’administration dont les décisions sont prises à sept voix. Car Draperio est avant tout un financier. Il a accepté de limiter son influence pour intégrer les négociants de Chio, mieux au courant des conditions du négoce en Occident et possédant des représentants sur tous les marchés. La compagnie fixe à Chio, le point de départ de tous les embarquements d’alun. L’île de Chio devient ainsi la plaque tournante de tout l’alun oriental et donc la première place financière de l’alun.

Récolte du bois d’aloès, extraction de l’or, extraction de l’alun, extraction de l’antimoine
Testard Robinet (actif de 1475 à 1523) enlumineur FRANCAIS 12322 Folio 168 Recueil : « Livre des simples médecines ». Vers 1520-1530 Paris, Bibliothèque nationale de France (BnF)
Cette société ne tarde pas à démontrer son efficacité car les cours remontent immédiatement, preuve que la baisse précédente ne résultait que d’un défaut d’organisation de l’offre d’alun.
L’article remarquable de Marie Louise Heers (voir le lien en note i ci dessous), souligne du reste que l’organisation particulière de la société qui ne couvre que l’activité de l’alun pratiquée par ses membres, n’est pas du tout un cas isolé au moyen-âge: les compagnies fondées pour l’exploitation du liège au Portugal, du mercure en Espagne et du corail dans le Royaume de Tunis possèdent une organisation comparable.
L’exportation de l’alun de Chio
Dès le début du quinzième siècle, Chio se substitue à Pera (Constantinople) comme plate forme d’échanges de l’alun. A Chio, beaucoup plus facile à défendre, les Génois contrôlent tout et surtout la ville n’est pas confrontée périodiquement à des sièges de l’armée turque, comme l’est Constantinople.
Regroupant les entrepôts de tout le commerce de l’alun génois, la ville devient bientôt la plate forme de tout le commerce génois en Orient. Un « hub » en quelque sorte, point d’aboutissement et de réexpédition pour toutes les destinations.
La société de 1449 augmente encore cette spécialisation de Chio: des flottes de moyen tonnage sont exclusivement utilisées pour ramener l’alun à Chio où il est déchargé dans les entrepôts, avant d’être réexpédié, par des navires de fort tonnage vers les ports d’occident. Avant le départ, l’entrepreneur de transport est dans l’obligation de déposer son plan de route et les ports dans lesquels il prévoit de faire escale. L’alun étant un produit industriel d’une faible valeur intrinsèque, son transport est réalisé uniquement sur des unités de fort tonnage, des caraques, permettant d’emporter de 10 000 à 20 000 cantares (480 à 960 tonnes), avec des équipages de 80 à 100 hommes tout au plus, pour réduire les frais de transport.

Gravure Plutarchi apophthegmata : interprete Francisco Philelpho Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Latin 6142 Folio 13v
Grâce à cette organisation, le prix du transport se maintient, pendant la première motié du quinzième siècle autour de 0,4 ducat d’or par cantare (8,3 ducats par tonne).

Pourpre excellent pour vestir le Grand Roy
Collault Etienne (16e siècle) enlumineur français ; Paris FRANCAIS 1537 Folio16verso Paris, Bibliothèque nationale de France (BnF)
Les principaux marchés de l’alun
Les marchés d’orient sont négligeables et s’approvisionnent essentiellement pour leurs besoins, auprès de Phocée, directement, sans passer par Chio. En revanche, tout le trafic pour l’Occident, passe par les Génois, qui interdisent à toutes les nations de participer aux échanges internationaux, s’en réservant le moonopole. Les Florentins et les Vénitiens sont autorisés à avoir des négociants qui s’occupent de satisfaire leurs besoins pour leur propre industrie.
Gênes est loin d’être le principal marché de l’alun en Occident. L’industrie lainière de la ville est beaucoup moins florissante que celle de Florence (Gênes est surtout la ville de la soie). D’autre part, il semble que les grands centres lainiers de l’intérieur : Milan, Crémone, Plaisance, s’approvisionnent ailleurs qu’à Gênes.
Le rôle de Gênes est surtout de financer, de contrôler et d’organiser ce commerce. De Gênes, les «gouverneurs» président à la distribution de l’alun dans tout l’Occident. Ils peuvent détourner lés navires de leur route initiale pour satisfaire des demandes plus urgentes.
L’Angleterre et la Flandre constituent grâce à leurs puissantes industries lainières les deux marchés d’importation les plus importants. La position commerciale des Génois est très forte à Southampton et à Bruges. Certes, leurs activités sont moins complexes et moins considérables que celles des Vénitiens ou des Florentins, mais ils l’emportent très nettement en ce qui concerne les transports maritimes. Leurs navires sont les plus nombreux sur la ligne Méditerranée-Mer du Nord.
C’est à Bruges et en Angleterre que la Société de 1449 juge nécessaire d’installer des gouverneurs permanents. Le rôle de Bruges est, d’ailleurs, en ce domaine, très différent de celui de Southampton ou de Londres. Les marchands génois y ont formé la « nation » la plus puissante et la mieux organisée. La situation y est beaucoup plus sûre qu’en Angleterre, où le mouvement xénophobe est assez vif et où les Italiens sont en butte à des vexations de toutes sortes. La Flandre défend les intérêts commerciaux des marchands génois dans tous les pays d’Occident ; Gênes a même recours à elle pour représenter la République devant le roi de France.

Le Marché de vin à Bruges
Bening Simon (vers 1483-1561) Allemagne, Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Abteilung Karten und Bilder
La crise de l’alun en 1460
A partir de 1453, date de la chute de Constantinople et de la perte de Pera, le quartier génois de Constantinople, tous les actifs des Génois en orient sont confiés à la Banque de Saint Georges (voir l’article sur Gênes, entre insurrection et soumission), compagnie bancaire formée par des négociants génois. A partir de 1455, Phocée tombe aux mains des Turcs.
Dès 1453, le Sultan impose à la Mahona un tribut de 6 000 ducats ; en 1456, il en exige 10.000. Enfin, en 1457, nouveaux sacrifices : les membres de la Mahona doivent se réunir en séance extraordinaire afin de trouver les 30 000 ducats récemment réclamés par le Sultan.

Codex Vindobonensis, series nova 2644 : Couturier vendant des vêtement de soie Inv n° CAL-F-004944-0000 Tacuinum sanitatis (Tableau de santé). Folio 104 verso.
1370-1400 Autriche, Vienne, Österreichischen Nationalbibliothek
Malgré toutes ces difficultés, la pénurie d’alun ne se fait pas sentir immédiatement. On en reçoit encore un peu de Grèce et, surtout, on utilise les stocks se trouvant à Chio.
A partir de 1458, l’alun d’Orient disparaît à peu près des marchés occidentaux. Les stocks de Chio sont épuisés. De plus, l’année 1462 voit les Gattilusio, déjà chassés de Thrace, perdre Mytilène et disparaître de la carte politique de la mer Egée.

Codex Vindobonensis, series nova 2644: Les Vêtements de lin n° d’inv CAL-F-004943-0000 Tacuinum sanitatis (Tableau de santé)
1370-1400 Autriche, Vienne, Österreichischen Nationalbibliothek
A Gênes même, l’alun manque dès la fin de 1458. Le 10 octobre, note Marie-Louise HEERS, une délégation des artisans de la laine expose au Doge et aux anciens qu’il est devenu impossible de travailler la laine à Gênes du fait de la pénurie totale d’alun. La situation est certainement plus mauvaise encore à Bruges, où la consommation est beaucoup plus importante. Cette situation a naturellement pour conséquence une hausse brutale des prix. L’alun, dont la valeur à Gênes est estimée par les collecteurs des douanes à deux lires et demie le cantare en 1445, et dont le prix reste à peu près stationnaire jusqu’en 1453, se fait brusquement plus cher. Dès 1455, il est vendu six lires et demie à Gênes et les collecteurs de 1458 l’évaluent à 8 et même 10 lires. De même, l’alun de Sicile, les années suivantes, se vend au moins dix lires et demie le cantare.
Cette hausse des prix (ils se trouvent multipliés ainsi par cinq en moins de 15 ans) est à la source de sérieuses difficultés dans l’industrie lainière. Cependant, pour l’économie génoise, la perte du monopole et, d’une façon générale, la diminution de la production est beaucoup plus grave car Gênes perd ainsi un monopole qui avait largement structuré sa flotte de transport. Heureusement, les transports génois ont anticipé sur cette crise et réorganisé leurs flux (voir à ce propos, l’article sur ce Blog sur le commerce du sucre par les Génois).
Mais, dès 1462, sont découvertes les mines de Tolfa près de Rome, qui ouvrent de nouvelles perspectives au marché de l’alun.
Cet article se poursuit avec L’alun du pape.
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[i] Cet article est issu principalement de « l’Histoire de la république de Gênes », Volume 1 par Emile Vincens et surtout de l’excellent et très documenté article LES GÉNOIS ET LE COMMERCE DE L’ALUN A LA FIN DU MOYEN AGE de Marie-Louise HEERS Source: Revue d’histoire économique et sociale, 32e Volume, No. 1 (1954), pp. 31-53 sur JSTOR.
[ii] Cantare : une ancienne mesure génoise de 48 kgs : voir l’ouvrage sur « Les anciennes mesures locales du Midi méditerranéen d’aprés les tables de ... » par Pierre Charbonnier.
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