L’hermétisme de la décoration de l’appartement Borgia du Vatican a très longtemps suscité de nombreuses questions. Une chambre surtout, la « camera segreta », que l’auteure d’un article extraordinaire[i] de précision et d’érudition, publié en 1991, désigne comme la salle des Saints, concentre le message hermétique. De très larges extraits en italique de cet article, sont livrés au lecteur : le contenu est tellement dense et ébouriffant d’érudition, qu’il était inutile d’en reprendre la formulation.
Que signifient ces histoires égyptiennes et ces mythes grecs, dans les appartements privés du pape Alexandre VI, Rodrigo Borgia ? Quel rapport ces mythes entretiennent-ils avec la Chrétienté pour que le pontife les introduise ainsi dans le lieu même, la chambre de la Signature, qui symbolise le plus l’exercice de son pouvoir ?
L’auteure nous guide à travers la pensée hermétique et cabalistique de Pic de la Mirandole et d’Annius de Viterbe ou bien les exigences du pape Alexandre VI, qui se manifestent par l’utilisation de la Légende dorée de Jacques de Voragine, pour découvrir le sens caché des images et des allégories, en reliant les images aux textes qui les ont inspirées.
On ne pourrait pas comprendre ces histoires sans un bref retour en arrière sur un certain Giovanni Pico della Mirandola (Pic de la Mirandole), le génie aux neuf cents thèses et sans l’humaniste Annius de Viterbe, qui a dirigé l’entreprise décoratrice des salles Borgia par le Pinturicchio et son atelier.
Pic de la Mirandole, un humaniste défrisant
Les développements qui suivent sont un résumé de l’article de ce Blog sur Pic de la Mirandole, l’outrecuidance d’un génie au carrefour de deux mondes.
Né en 1463 à la Mirandole, Jean Pic est le troisième fils d’une fratrie de trois frères et quatre sœurs de la haute aristocratie. Son frère aîné, Galeotto a épousé la sœur du duc de Ferrare et l’une de ses sœurs, le prince de Carpi. Lui-même est comte indivis de Concordia avec un autre de ses frères.
Sa mère, Julia Boiardo est originaire d’une riche famille de lettrés de Scandiano : son frère est poète et le gouverneur de Reggio d’Emilie au nom du duc de Ferrare. Grâce aux soins empressés de sa mère, le jeune Pic va bénéficier de la meilleure éducation. Très tôt dans sa jeunesse il manifeste des dons exceptionnels : il est ainsi capable, après trois lectures seulement, de trois pages, de les réciter dans la succession des mots ou dans l’ordre inverse.
Ces qualités décident pour lui de son avenir, comme sa mère en a décidé : il sera d’Eglise, la seule carrière ouverte aux lettrés. Dès 1477, sa mère négocie pour lui auprès du pape Sixte IV, l’obtention du titre de protonotaire apostolique, qui lui est accordé. Pic ira à Bologne suivre des études de droit canon.
A l’Université, Pic fait immédiatement une immense découverte, celle des langues anciennes et notamment du grec pour l’étude duquel il est pris d’une véritable passion. Il délaisse les études de droit pour lequel il s’avoue peu d’affinités.
Julia Boiardo meurt en 1478, laissant à son troisième fils, pour compenser l’absence d’héritage, sa grosse fortune personnelle : le jeune co-comte de Concordia est désormais à l’abri du besoin. Il laisse tomber les études de droit et va à Ferrare puis Padoue, étudier la scholastique et approfondir ses connaissances des philosophes grecs et notamment d’Aristote. A Padoue, il découvre l’hébreu qui devient une seconde passion. Grâce à l’appui de plusieurs Juifs, convertis ou non, il va lire des milliers de pages de textes religieux juifs.
Puis, il va à Florence où son ami le Politien, le grand poète de Laurent le Magnifique, l’a appelé. Il hésite un temps sur le chemin qui sera le sien : la poésie ou la philosophie ?
Le Politien va l’aider rapidement à choisir avec une critique sévère de ses poèmes, qu’il jette au feu. Il sera donc philosophe. Il fraye longuement avec Marsile Ficin et l’école néoplatonicienne de Florence dont il découvre avec ravissement la pensée. Il s’immerge dans la lecture de Plotin et dévore les livres des Platoniciens.
A l’instar du maître, Marsile Ficin qui consacre sa Théologie à l’établissement d’un lien entre la philosophie néoplatonicienne et l’amour de Dieu, Pic de la Mirandole, va s’atteler, à Florence, à la tâche immense de démontrer la vérité du nouveau Testament par l’étude des procédés Kabbalistiques juifs.
Il est le premier dans l’histoire à se livrer à cette exégèse de la bible, par l’étude des textes juifs, araméens, chaldéens ou arabes anciens. Pic est un homme de synthèses, qui s’efforce de concilier les contraires. Il va être suivi dans cette voie par de nombreux successeurs comme Jean Reuchlin, le scolastique renommé et résurrecteur de la littérature orientale en Europe (1455-1522), Henri Corneille Agrippa, philosophe et physicien (1486-1535), Jean Baptiste von Helmont, un remarquable physicien et philosophe (1574-1637) et le Docteur Henry More (1614-1687).
Puis, Pic de la Mirandole se déplace en France, à la Sorbonne, pour y rencontrer les grands intellectuels français en guerre sourde avec le Vatican sur une série de sujets dont Pic va essayer de faire la synthèse, en y rajoutant ses propres sujets de prédilection. C’est ainsi que naît son projet de sept-cents puis neuf-cents thèses, qu’il veut présenter devant le pape, comme le dit le site de l’Agora[ii] : « c’est alors que, dans la splendide arrogance de sa jeunesse — il a tout juste 23 ans — il conçoit le projet inouï de convoquer en un vaste débat les esprits les plus doctes de la Chrétienté, pour y discuter publiquement d’une longue série de «thèses» couvrant tous les champs du savoir. Impatient d’atteindre d’un coup aux plus hauts sommets de la gloire littéraire et voulant donner à sa «disputation» une portée universelle, il décide que c’est à Rome que le débat devra avoir lieu. Prétention puérile ou geste de grand seigneur, il propose d’assumer les dépenses de ceux parmi les docteurs que les frais du voyage échauderaient ». .
Il termine son travail en novembre 1486 et le fait publier à Rome en décembre. Au début, il bénéficie de la mansuétude du pape Innocent VIII, plutôt amusé d’une telle témérité. Mais cette arrogance de la jeunesse va susciter la réprobation unanime des têtes chenues et conservatrices du Vatican qui vont se constituer en lobby pour exiger du pape qu’il ordonne la constitution d’un comité d’étude et d’investigation, une cellule consultative, normalement, sans autorité de décision.
Le comité de seize membres représentant la diversité des courants théologiques et des ordres chrétiens est décidé par un bref pontifical du 20 février 1487. Rapidement, sous la pression de certains membres particulièrement remontés contre le jeune Pic, comme l’évêque d’Ussel, Pedro Garcia, la discussion va tourner à la réprobation puis au jugement de ses Thèses ou Conclusions.
Pic est rapidement cloué au pilori tandis que se déchaînent les opinions de ses détracteurs qui, par pression sur les membres de la commission les plus ouverts au dialogue, aboutissent à déclarer trois thèses sur les neuf-cents, hérétiques, clôturant de fait la disputatio. Pic dégoûté, refuse désormais de participer aux débats.
Il était venu plein de dévotion pour le pape pour ouvrir un débat intellectuel. Il se retrouve taxé d’hérésie et l’objet de la réprobation unanime. Le pape, auquel le rapport a été soumis, le somme de se rétracter des thèses incriminées. Mais Pic, têtu, commence à rédiger un texte, l’Apologia, dans lequel il expose sa position et celle de ses détracteurs.
Le pape en entend parler. Du coup, il ordonne la constitution d’un tribunal inquisitorial formé de deux des commissaires les plus virulents. Le 31 juillet 1487, le jugement est signifié par un notaire et Pic se soumet en signant un engagement sous serment de huit lignes, dont le texte lui a probablement été imposé.
Sur ce, son Apologia est publiée, antidatée du 15 mai 1487. Le scandale est énorme. Le pape est placé dans l’obligation de sévir. Pic a rompu son serment : il est déclaré relaps. Il est dans l’obligation de fuir. Vers où se tourner, sinon la France, où il compte de très nombreux soutiens, par avance acquis à ses thèses ?
Le pape qui bénéficie de services de poste rapide, expédie des courriers dans toutes les directions. L’un de ces courriers arrive à Lyon où se trouve une mission diplomatique en route vers la cour du roi Charles VIII. Le gouverneur de Bresse, Philippe de Savoie (le père de Louise de Savoie et le grand père de François 1er), fait arrêter Pic de la Mirandole qui est ensuite conduit à Paris et enfermé au donjon de Vincennes.
Malgré le discours des nonces, envoyés par le pape, qui désignent Pic comme un hérétique, de nombreux dignitaires de l’Eglise plaident en sa faveur ainsi que quelques grands seigneurs comme le comte de Montpensier, cousin éloigné du roi. Ce courant de sympathie conduit le roi à expulser Pic de France, plaçant le pape devant le fait accompli.
Pic revient en Italie où lui parvient, au printemps 1488, via Marsile Ficin, l’invitation à résider à Florence, où Laurent le Magnifique va assurer sa protection contre le pape.
Il faudra attendre la mort d’Innocent VIII puis l’élection de son successeur, le cardinal de valence, Rodrigo Borgia, qui va s’appeler Alexandre VI, pour que, un an plus tard, ce dernier signe des bulles d’absolution.
Un homme est peut-être intervenu auprès du pape pour obtenir cette réhabilitation du libre-penseur : le moine dominicain et humaniste, Annius de Viterbe.
Annius de Viterbe
Les développements qui suivent sont un résumé de l’article de ce Blog sur Une imposture littéraire à la Renaissance : Annius de Viterbe.
Jean Nanni est né à Viterbe en 1437 dans une famille d’origine modeste. Il s’engage dans l’Ordre Dominicain à l’âge de onze ans, ce qui lui permet de poursuivre des études supérieures. Il obtient son diplôme de Maître en théologie à Rome, où il fréquente l’Academia Romana de Pomponio Leto : c’est alors qu’il adopte son nom d’humaniste, d’après la gens Annia. Rentré à Viterbe, il devient l’un des Dominicains en vue en se signalant par des recherches littéraires poussées et une grande éloquence qui lui donne une vraie compétence de prédicateur.
Il passe une année à Florence, où il rencontre Marsile Ficin et, sans doute, Pic de la Mirandole : il prend connaissance du « Pimandre », traduit par Ficin, le premier livre de ce qui deviendra plus tard le « corpus hermeticum » et il s’initie à la Kabbale et à l’hermétisme.
Il est appelé à Gênes comme prédicateur et professeur de grammaire, en 1471. Il va y passer près de vingt ans. Dès le début de son séjour, il a la chance de rencontrer le cardinal Paul Fregoso, ancien doge de Gênes, dont il devient le conseiller. Il fait de ce fait partie de tous les déplacements du cardinal qui succède à son père, Battista, sur le trône de Doge de Gênes, en 1483.
Annius de Viterbe a déjà publié à plusieurs reprises des textes qui l’ont fait connaître de l’entourage du pape à Rome. En1491, il publie son histoire de Viterbe, qu’il dédie à Pierre-Louis Farnese, le père de la Bella, qui est devenue la concubine de Rodrigo Borgia, le futur pape Alexandre VI : c’est peut-être par le canal de cette dernière qu’Annius entre au service d’Alexandre VI en 1492.
Il est chargé par le pape de conseiller le Pinturicchio pour la décoration des appartements Borgia du Vatican, décoration qui est achevée en 1496. Puis il rédige son œuvre maîtresse, les « Antiquités » qui sont des commentaires sur des œuvres disparues d’auteurs antiques, qu’il dit avoir miraculeusement retrouvées, œuvre qu’il publie en 1498.
Est-ce à cause de cette publication qu’il est nommé Maître du Palais en 1499 ? Il devient l’un des plus proches officiers du pontife pendant trois ans. Il meurt empoisonné, dit-on, en 1502, d’ordre de Cesare Borgia.
Il ne faudra pas attendre cinquante ans après sa mort pour que les premières mises en doute s’élèvent à propos des textes des auteurs qu’il a publiés. Ce sera ensuite un déchaînement de passions qui va entraîner aux siècles suivants, la publication de dizaines d’ouvrage à charge du Dominicain, ou à décharge.
Car ses textes sont tous inventés, dans une intention révisionniste de l’histoire. Le fin mot de l’histoire sera identifié par un universitaire américain qui va publier un ouvrage explicitant le détail de la supercherie en 1979.
Ce qui est en revanche certain, c’est que la plupart des thèmes illustrés par la peinture de Pinturicchio et de son atelier, dans les appartements Borgia du Vatican, se retrouvent dans son ouvrage des Antiquités, dont l’objectif est d’établir la continuité de l’histoire entre Noé et le pape Alexandre VI par une révision apocryphe de l’histoire et, pour tout dire, inepte.
La décoration des appartements Borgia du Vatican[iii]
La décoration des « camerae papae » a été conduite de 1493 à 1496. Cette dénomination indique un usage privé pour les pièces de l’aile du pape Nicolas V. Notons cependant, la présence, à l’étage inférieur, de la bibliothèque Vaticane (voir l’article sur ce Blog sur la Bibliothèque Sixtine et ses préfets à la Renaissance) implique un usage totalement public tout comme les chambres de la tour Borgia qui ont la fonction de garde-robe et de chambre du Trésor.
L’existence d’une bibliothèque privée du pape a souvent été suggérée, notamment dans la salle des arts libéraux, « sur la base d’une correspondance thématique avec sa décoration et de la présence sous les lunettes peintes à fresque, d’une corniche de marbre qui court le long des murs à une hauteur permettant une éventuelle installation de rayons pour les livres ».
L’auteure raconte que, selon le « Diarium de Burchardo, dans un compte rendu postérieur à la mort d’Alexandre VI, en date du 30 septembre 1503, il est rapporté que le nouveau pape Pie III Piccolomini qui n’était alors que cardinal-diacre, reçut les ordres majeurs et fut fait évêque dans la salle des Arts Libéraux ». Ils poursuivent en notant que « la tenue de séances du tribunal de la Signature dans une des camerae papae est confirmée par des documents relatifs aux serments prêtés par les cardinaux et à l’investiture du royaume de Naples, ainsi que la présence de représentations sur le thème de la justice dans les octogones situés sur le grand arc séparant les deux travées de la salle des Arts Libéraux ».
Ce qui sous-tend que les camerae papae avaient un usage public, autant que privé. Leur décoration n’était donc pas à l’usage du pape seul, mais également de tous ses visiteurs.
« Dans l’appartement Borgia le rôle prééminent du pape qui ressort en particulier du programme décoratif de la salle des Saints est lié à la fonction et à la valeur symbolique de la Signature qui fut appelée « audience » ou « consistoire du Prince » : elle représentait la personne immédiate du pape en tant que juge suprême de Eglise ». Les auteurs notent à ce propos, que la salle des Saints est la seule que l’on puisse identifier avec cette chambre secrète, dont parle Burchardo.
Annius de Virerbe a été chargé par Alexandre VI de fournir au Pinturicchio le matériel allégorico-symbolique pour la décoration de l’appartement, une décoration unitaire mais articulée suivant la fonction de chaque salle.
« En entrant dans l’appartement par l’escalier secret aujourd’hui détruit qui le reliait à la cour Borgia et en traversant les salles des Sibylles, du Credo, des Arts, des Saints et des Mystères de la foi, on peut immédiatement percevoir une variation d’intensité décorative ».
« Elle est très riche sur la voûte de la première salle entre les voûtains et les octogones, des motifs zoomorphes dérivés d’un répertoire antique précis et des bestiaires médiévaux sont à relier dans leur utilisation symbolique à la thématique d’expiation et de purification développée dans les scènes sacrificielles occupant les tondi (profils) ».
« La répétition des motifs ornementaux est plus monotone dans la salle du Credo. Dans celle des Arts, l’emploi presque exclusif des motifs héraldiques rehaussés d’or et d’azurite, compose une sorte de triomphe pour le commanditaire directement célébré au centre du plafond par le soleil rayonnant, élément de son blason. Toujours dans la même salle, la frise qui court sous les lunettes développe un système ornemental riche de significations où motifs antiques et objet liturgiques cohabitent avec des attributs de la vie intellectuelle, livres, sabliers ou instruments de musique qui, en illustrant le cycle des Sciences représentées dans les lunettes, contribuent à la célébration du Seigneur par le biais de la connaissance ».
En nulle autre salle que celle des Saints, la décoration n’est aussi exubérante. Elle révèle de la part du Pinturicchio, une sensibilité pour un emploi symbolique et sémantique de l’image, comme le montre l’image du bœuf Borgia au-dessus de l’arc de triomphe de la Dispute de Sainte Catherine.
Appartement Borgia Salle des Saints Pinturicchio Dispute de Sainte Catherine Image Wikimedia
« Le motif héraldique dont l’emploi est généralement simplement ornemental dans les autres salles, prend ici la valeur d’une image symbolique intermédiaire entre la terre et le ciel et d’un moyen de divination. C’est à Diodore de Sicile et à Plutarque qui s’appuyaient sur les recherches d’Aristote et de Ciceron que nous devons la première association entre le symbolisme animal et la spéculation théologique. Selon les deux auteurs classiques, la connexion des lettres « grammata » avec les opérations occultes du monde naturel explique leurs liens avec la théologie. Plutarque affirme que les Egyptiens fondèrent leur symbolisme sacré sur des phénomènes naturels qui contiennent un enseignement ésotérique concernant la nature des dieux. Dans la salle des Saints une étroite intégration entre le symbolisme animal et la spéculation théologique ressort de la récupération au travers d’Osiris-Apis, de l’antique religiosité des mystères païens en tant que composante d’une renaissance de l’Antiquité classique. Le mythe d’Osiris est raconté dans l’oeuvre d’Annius de Viterbe, tant dans son « Viterbiae Historiae Epitome » que dans les « Antiquitates » ».
Appartement Borgia Pinturicchio Salle des Saints Osiris Apis Image Wikimedia
On s’est étonné du choix arbitraire des épisodes tirés du mythe égyptien et on s’est interrogé sur la coexistence, au plafond, d’images païennes à côté de scènes bibliques, déclarent les auteurs, qui poursuivent :
« Le mythe d’Osiris qui se rattache aux cultes orientaux axés sur le thème de la mort et de la résurrection de la divinité est représenté ici pour célébrer le pape à travers l’emblème héraldique du taureau, dans une sorte d’apothéose qui se manifeste par l’assimilation d’Alexandre VI avec Osiris et donc métaphoriquement, avec le Christ selon le thème commun de la résurrection. En effet le mystère de l’incarnation de la mort et de la résurrection du Christ, déjà prophétisé par les Sibylles et les Prophètes dans la première salle de l’appartement, est au centre des Disputations de sainte Catherine d’Alexandrie. La représentation de la sainte devant Maximin et les sages orientaux, dans l’attitude de la « disputatio », occupe entièrement la paroi nord de la salle et assume un rôle central dans le programme iconographique en reliant les représentations mythologiques de la voûte aux épisodes hagiographiques des lunettes et correspond à la fonction présumée de « Signatura » de la salle, sainte Catherine étant la patronne du tribunal de la Sacra Rota ».
La dispute de Sainte Catherine s’est, géographiquement, déroulée à Alexandrie. Mais elle est, symboliquement, ramenée à Rome, malgré les habits orientaux des personnages, comme en témoigne l’arc de triomphe romain qui occupe une grande partie de la scène.
« La référence à Alexandre le Grand est plus étroitement liée au programme iconographique de la salle par le jeu d’une allusion homonymique au pape Borgia et de son assimilation implicite au fondateur de la cité égyptienne. La représentation d’Alexandre le Grand dans un médaillon placé sur l’intrados de la fenêtre de la salle des Saints, propose la beauté idéale d’un jeune dieu dont la couronne de boucles autour du visage renvoie l’image solaire d’Alexandre parfois inscrite dans un médaillon, selon un modèle dérivé d’une antique figuration orientale du souverain « cosmocrator » où le cercle représente le monde ».
« De plus, à travers Osiris, Alexandre le Grand pouvait s’identifier à Dionysos le dieu qui meurt et ressuscite tout comme le soleil. La transformation du souverain en divinité astrale est en effet le propre d’une conception orientalo-babylonienne qui, en réservant au soleil un rôle primordial, considère le souverain comme un reflet direct de la hiérarchie céleste ».
« La signification solaire de l’image Alexandre est confirmée en l’occurrence par le voisinage d’un autre médaillon avec la tête de Diane, fille d’Isis et donc en rapport étroit avec le sujet des fresques : la déesse est une personnification de la lune et, à ce titre, elle gouverne la nature et est liée à la terre.
Une identification précise d’Osiris et Isis avec le soleil et la lune se trouve dans la « Biblioteca » de Diodore de Sicile, une des sources du programme iconographique à laquelle fait également référence Annius de Viterbe dans ses « Antiquitates ». La lune et le soleil sont donc les deux principes qui sous-tendent le programme iconographique de la salle et introduisent une bipartition du décor tout en partageant de manière significative avec les « Hieroglyphica » d’Horapollon (philosophe d’Alexandrie au Vème siècle), une même approche philosophique naturaliste. Une partie est dédiée à la lune c’est-à-dire la fertilité de la nature, la régénération des saisons et l’autre au soleil, qui préside la dimension ultra-terrestre donc la résurrection ».
« Le mythe d’Isis et Osiris a pour point de départ le récit par Ovide dans ses « Métamorphoses », de la métamorphose de la nymphe Io (transformée en génisse par Jupiter) en Isis reine et déesse des Egyptiens auxquels elle donna des lois et enseigna l’écriture » (voir sur ce Blog l’article sur Isis la reine d’Egypte, huitième portrait de la galerie des Clères et nobles femmes de Boccace).
« Le personnage sur la droite semble avoir les traits de Mercure, meurtrier d’Argus selon l’épisode tiré d’Ovide, représenté dans un des octogones de l’arc, identifié par Ciceron, comme Hermès Trismégiste, qui se rend en Egypte où il édicte des lois et invente alphabet ».
Pinturicchio Appartement Borgia Salle des Saints Voûte épisodes de Mercure Isis et Moise Image Wikimedia
Pimandre : la traduction du « Corpus hermeticum » par Marsile Ficin
Quelques explications sont ici nécessaires[iv].
En 1450, un manuscrit est ramené de Macédoine à Cosme de Médicis. Il est immédiatement attribué à Hermes Trismegiste, le « trois fois Grand ». L’idée d’une antique théologie (prisca theologia), a triomphé à Florence, avec Marsile Ficin, suivi par Pic de la Mirandole. Ainsi Marsile Ficin, note-t-il en 1463, dans sa préface du Pimandre : « parmi les philosophes, il (Hermès Trismégiste) fut appelé le premier théologien; il fut suivi par Orphée, qui initia Aglaophème aux saintes vérités, et Pythagore succéda en théologie à Orphée, qui fut suivi par Philolaos, maître de notre Platon. C’est pourquoi il n’y eut qu’une seule secte de la Prisca theologia ». D’après cette conception, le savoir initiatique est transmis secrètement de maître en maître au cours des âges depuis la plus haute Antiquité.
L’enthousiasme est tel que Cosme, le père de Laurent le Magnifique, demande à Marsile Ficin de suspendre ses travaux de traduction des Dialogues de Platon et de traduire immédiatement cet ouvrage, relativement court, composé de quatorze brefs traités en grec. L’entreprise s’achève en 1463 et Marsile Ficin, qui croit que l’ouvrage est composé d’un seul volume, lui donne le nom du premier livre, Pymandre, nom que l’ouvrage va garder pendant plusieurs siècles. Il est imprimé pour la première fois en 1471 sous le nom de « Mercurii Trismegisti Pimander seu liber de potestate ac sapientia Dei », après avoir longtemps circulé sous de nombreuses copies manuscrites. L’ouvrage est un succès de librairie et va connaître au moins vingt-cinq rééditions avant 1641.
Plus tard, le « corpus hermeticum » sera constitué à partir de cet ouvrage qui en est le principal, auquel vont venir s’ajouter successivement, plusieurs textes supplémentaires, rédigés par plusieurs auteurs différents entre le IIème siècle avant Jésus Christ et le IIIème siècle de notre ère.
La présentation de Daniel Prevost fournit une introduction particulièrement claire et utile aux enseignements d’Hermes Trismegiste.
A partir de l’installation sur le trône des pharaons d’un général grec d’Alexandre le Grand, Ptolémée, fondateur de la dynastie des Lagides, les deux plus anciennes civilisations du monde, la Grèce et l’Egypte, vont mélanger leurs destins, leur culture, leurs mœurs et même leurs cultes.
« L’Hermès grec, messager des dieux, fut alors identifié à Thot, le dieu égyptien du savoir. Cette divine figure syncrétique nous est parvenue sous l’appellation plus tardive d’Hermès Trismégiste, “Hermès, le trois fois grand” ».
Représentation d’Hermès Trismegiste sur le parterre de la cathédrale de Sienne Image Wikipedia
Hermès Trismegiste
Hermès Trismégiste, nait de la synthèse de deux symboles divins des civilisations grecques et égyptiennes : l’Hermès grec, inventeur de l’alphabet, messager des dieux, est le “psychopompe”, guidant les âmes dans l’autre monde, et le Thot égyptien, inventeur de l’écriture, maître des cultes et de la magie qui conduit également l’âme des défunts vers le tribunal infernal (Thot psychopompe).
Comme le précise le site de Jacques Prevost, « L’attribut “Trismégiste” évoque les trois manifestations successives d”Hermès. Il aurait d’abord vécu pour inventer l’astronomie et la cosmogonie. Il se serait réincarné pour patronner la philosophie et la médecine, puis encore pour révéler l’idée du macrocosme microcosme, la similitude du cosmos et de l’homme. La théorie débouche sur le grand œuvre des Alchimistes, la transformation physique et mentale personnelle préludant à la connaissance universelle. Elle est la base de “l’hermétisme” en général, ainsi que de “l’herméneutique” ».
Hermès
Fils de Zeus et de Maia, et petit-fils d’Atlas, Hermès nait dans une caverne, en Arcadie. Il invente la lyre qu’il cède à Apollon dont il avait volé les bœufs. Il en reçoit une houlette d’or et en désunit deux serpents qui, s’enroulant autour, forment le “Caducée”. Messager des dieux, Hermès porte souvent manteau et chapeau, parfois un casque ailé ou de petites ailes attachées aux talons. Il intervient souvent dans les destinées humaines et, sous divers noms, il est tour à tour le dieu des troupeaux, le gardien des routes et des carrefours, le dieu des marchés, du commerce et des voleurs, le dieu des gains, celui de l’éloquence et des concours. Les Grecs en font aussi l’inventeur de l’alphabet, de la musique, de l’astronomie, et même de la gymnastique. Hermès conduisait également les âmes des morts jusqu’au Styx et il portait alors le nom d’Hermès Psychopompe.
Thot
« Le dieu égyptien Thot, ou Djéhuti, était qualifié d’inventeur de l’écriture, seigneur des sages, maître du culte de la magie et des savoirs cachés. C’est de lui que les hommes auraient reçu les hiéroglyphes donnant accès à la sagesse. Patron des scribes, gardien des rituels, des savoirs magiques ou sacrés, et maître des paroles divines, Thot était une figure majeure du panthéon égyptien. Son sanctuaire principal se situait à Hermopolis, en Haute Egypte, mais on le révérait aussi à Thèbes et à Héliopolis. Il fut souvent représenté sous la forme d’un babouin, d’un ibis noir ou blanc, ou d’un humain avec une tête d’ibis. Ce dieu lunaire personnifiait la lune elle-même. Seigneur du temps et des calculs, il était en charge des mathématiques, du calendrier, de la médecine et de l’astronomie. Il était aidé par Seshat, son épouse, la maîtresse des livres, qui gérait les archives et rédigeait les chroniques des rois du temple d’Héliopolis. Thot conduisait aussi les âmes des défunts vers le tribunal infernal (Thot psychopompe) et vérifiait la justesse de la balance du tribunal d’Osiris, lors de la pesée des âmes. Et, à la Basse Epoque, Thot devint un symbole cosmique universel, Hermès Trismégiste »(même site).
La relation entre Hermès Trismegiste et les appartements Borgia
« La relation entre le récit ovidien de la mort d’Argus aux cent yeux et l’introduction de la civilisation en Egypte grâce à Mercure-Hermès Trismégiste auquel sont reliés l’origine et le développement de la mythique sagesse orientale, se trouve développée sur la voûte, dans le mythe d’Osiris et d’Isis, alors que la présence sur la gauche d’Osiris, de Moïse, que l’on reconnaît dans l’homme au turban avec deux cornes évocatrices des rayons célestes, affirme la continuité entre l’antique savoir égyptien et la tradition hébraïque. Peu d’années auparavant, en 1482, dans la mosaïque du pavement de la cathédrale de Sienne, à l’entrée de la nef centrale, on avait placé sous la figure d’Hermès Trismégiste, une inscription qui déclarait la contemporanéité de la divinité égyptienne et de Moïse, tandis qu’une autre inscription, du côté d’Hermès, renvoie aux premières lignes du Pimandre »(article sur la décoration des appartements Borgia).
« Selon la conception humaniste, il existait un parallélisme entre les écrits d’Hermès, le Moïse égyptien, et la cabale, une tradition mystique hébraïque à caractère ésotérique, rendue accessible à quelques rares initiés, par Moïse, qui révélait les mystères de la Genèse ».
« Il est donc clair que l’antique sagesse égyptienne se rattache à la tradition hermétique et cabalistique fondée sur la valeur mystique des images et des lettres. Ceci ressort tant de la représentation d’Isis, Moïse et Mercure Trismégiste dans l’octogone, que de l’ensemble de la décoration où l’utilisation symbolique et talismanique des images trouve une justification philosophique précise dans la pensée de Pic de la Mirandole ».
Appartement Borgia Pinturicchio Salle des Saints Isis, Hermes Trismegiste et Moïse Image Wikimedia
« C’est à lui (Pic de la Mirandole) que l’on doit l’union entre hermétisme et la cabale en tant qu’efficace contribution à la doctrine chrétienne : « il n’existe aucune science qui puisse mieux attester la divinité du Christ que la magie et la cabale » dira Pic de la Mirandole. Ses thèses, condamnées par Innocent VIII reçurent en 1493, l’absolution d’Alexandre VI, favorable à de telles idées, peut-être à cause de ses origines espagnoles, pays où la cabale s’était développée pendant le Moyen-Age. Dans la salle des Saints en tout cas, les références au symbolisme hébraïque tout comme à l’Ancien Testament, sont insérées dans le cadre d’un système iconographique et contribuent à définir le sens du programme avec l’articulation des influences lunaire et solaire ».
« Le cycle s’ouvre sur le mariage d’Isis et d’Osiris c’est-à-dire de la Lune et du Soleil. Sur la droite, un cygne, l’un des animaux consacrés à Apollon-Soleil, se rapporte à Osiris la Lune, en particulier, qui préside la culture des champs et des vignes. Il est fait référence dans la première travée où Osiris, assis sur un trône enseigne l’agriculture et la culture des arbres fruitiers comme on peut le lire dans les inscriptions empruntées à Tibulle, placées sous les édicules du trône d’Osiris. L’accent est donc mis sur le gouvernement juste et bon d’Isis et d’Osiris ».
« C’est à la justice qu’il faut rattacher les deux héros de Ancien Testament placés au-dessus des mêmes édicules : Judith tuant Holopherne et David victorieux de Goliath. David a aussi été identifié à Horus, le fils Osiris qui tue Typhon pour venger son père. Les deux éperviers aux pieds de David confirment cette interprétation car ils peuvent être rattachés à Horus pour symboliser la victoire de la lumière et du bien sur les ténèbres et le mal. La victoire de David sur Goliath se présente comme une forme d’ « imitatio Christi », saint Augustin l’associant à celle du Christ sur le diable. De la même façon, Judith est assimilée à Marie, elle aussi victorieuse du démon ».
« Ce motif de l’opposition entre le bien et le mal, divin et humain, est souligné par la présence emblématique, à la base des édicules, d’animaux sacrés symboliques pour les Egyptiens : l’ibis tueur de serpents, les aspics et les sphinx. Les deux têtes de boucs à la base du trône, peuvent être identifiées à Mendes, l’animal vénéré par les Egyptiens tout comme l’ibis épervier et le cynocéphale. Enfin les représentations aux tympans des édicules de deux couples de crabes sont à rapprocher du domicile zodiacal de la lune ».
« La première travée qui se rattache au thème lunaire de la fécondité de la nature est dédiée précisément à l’activité agricole en tant que civilisation naturelle et elle illustre donc le règne d’Isis et Osiris ».
« La seconde travée, dominée par le soleil, est inversement dédiée à la mort et la résurrection/divinisation d’Osiris-Apis. La première scène de la seconde travée suit le récit mythique et représente le meurtre d’Osiris par son frère Typhon. La présence d’un sépulcre pharaonique dans l’édicule du voûtain suivant fait référence au passage des Moralia où est décrite l’édification par Isis d’un seul tombeau qui devait recueillir les membres dispersés d’Osiris ».
Appartement Borgia Salle des Saints Pinturicchio Meurtre d’Osiris par son frère Typhon Image Wikimedia
« Au-dessus des édicules de la seconde travée, deux figures mythologiques font pendant aux héros de l’Ancien Testament de la travée précédente : Neptune et Hercule. Neptune avec ses attributs, le trident et le dauphin, surmonte le tombeau d’Osiris : il devient l’image allégorique du salut comme le démontre déjà dans le contexte funéraire de l’Antiquité tardive et des débuts du christianisme, le bas-relief d’un sarcophage de l’église romaine de Santa Maria Antiqua. La présence, aux côtés du dieu marin, de taureaux et de satyres dans une attitude votive d’offrande de paniers de fruits tend à mettre en évidence l’espérance de la résurrection liée au tombeau qui se trouve au-dessous ».
« L’édicule où Osiris, toujours sous la forme du bœuf Apis est porté en triomphe est surmonté par l’image d’Hercule, le héros classique, fils Osiris, comme Neptune, auquel Alexandre le Grand tend à s’identifier en se faisant représenter sous son apparence. Aux côtés du héros classique, deux chimères, monstres indomptables et immortels, qui font partie du cortège infernal et vomissent du feu par la gueule, font allusion au dernier de ses douze travaux c’est-à-dire la descente aux Enfers à la suite de laquelle le héros fut divinisé. Hercule donc, allégorie de la mort et de la résurrection en reproposant le mythe d’Osiris, est assimilé à la figure du Christ dans l’épisode de la descente aux Limbes qui précéda sa résurrection : Osiris en effet, comme le Messie, après avoir vécu en faisant le bien pour les hommes, meurt et ressuscite pour leur salut selon les mots d’Annius de Viterbe paraphrasant Diodore de Sicile ».
« Mutatis mutandi, la célébration du pape Borgia à travers l’apothéose du bœuf Apis dans l’interprétation christologique du mythe d’Osiris conduit à une équivalence d’Alexandre VI avec le Christ comme juge suprême. Sagesse incarnée par le biais du mythe solaire auquel le pape est associé comme il ressort de sa position sous le char du soleil sur la voûte de la salle des Sibylles et qui constitue un des thèmes fondamentaux de la culture hermétique du Quattrocento ».
Appartement Borgia Salle des Sybilles Astrologie Pinturicchio Image Wikimedia
« Une telle interprétation naturaliste d’Osiris est du reste reprise par Pomponio Léto (voir l’article de ce Blog sur Pomponio Leto et l’Academia Romana), ami et collaborateur d’Alexandre VI et principal animateur de l’Académie romaine, qui inspire donc le programme iconographique des fresques de la salle des Saints où l’apothéose d’Alexandre, transformé en divinité solaire conduit également à une identification avec Alexandre le Grand dont la présence dans la salle sert de lien entre les traditions orientale et occidentale. Une vaste célébration d’Alexandre VI est donc formulée dans ce décor en parfait accord avec la fonction de « signatura gratiae » de cette salle où le pape exerçait sa souveraineté juridique ».
L’inspiration de la décoration : Annius de Viterbe
« L’utilisation complexe de la décoration ornementale et chargée de sens est donc savamment liée à la célébration du pontife en prenant appui sur la tradition hermétique qui, dans la continuité entre la sagesse antique et la tradition hébraïque, justifie l’usage allégorique du mythe égyptien, dont le sens eschatologique se dégage aussi en termes christologiques de l’œuvre d’Annius de Viterbe ».
L’appartenance d’Annius de Viterbe à l’ordre des dominicains est-elle un motif suffisant pour expliquer la ligne culturelle officiellement adoptée dans l’organisation du programme iconographique ?
Les auteurs répondent en soulignant la spécificité du parcours du Dominicain : « l’encyclopédisme médiéval reconfirme la toute-puissance de la Scolastique dans la culture officielle sur les tendances philosophiques et culturelles plus récentes, déjà avancées par l’école florentine et développée de manière plus dangereuse dans les thèses de Pic de la Mirandole. Mais c’est justement vers de tels intérêts culturels que semble pencher Alexandre VI : la preuve, l’absolution qu’il accorda à Pic et la présence dans la bibliothèque de Viterbe, de textes hermétiques notamment le « Pimandre », « l’Asclepios » et le « Crater Hermetis ». C’est au sein du milieu viterbois loin du caractère officiel de la cour pontificale romaine que se précisent dès le début des années 1490, les rapports entre Annius de Viterbe, un dominicain aux intérêts fort peu orthodoxes, les Farnese et le pape lui-même et ceci, après le séjour génois du dominicain qui avait précédemment habité à Florence, en 1471, année cruciale de la publication du Pimandre. Annius de Viterbe peut donc avoir servi d’intermédiaire encre Florence, Gènes et Rome pour la connaissance des écrits hermétiques, bien accueillis dans la bibliothèque de Viterbe. Dans ce programme culturel officiel et orthodoxe d’inspiration dominicaine, on peut reconnaître un second niveau de lecture conforme à la tradition hermétique et aux écrits de Pic de la Mirandole : les images allégoriques des fresques Borgia ayant un caractère symbolique parfaitement cohérent avec un tel choix culturel ».
« Le rôle d’Annius de Viterbe doit donc être, à notre avis, entendu, non pas sous la forme d’une transcription en images de ses écrits surtout des « Antiquités », mais bien plutôt en tant que responsable d’une organisation idéologique du cycle qui interprète le mythe d’Osiris comme une allégorie christologique ».
« Les « Antiquitates » publiées en 1498 furent connues et partiellement rédigées probablement dès le début des années 1490 puisqu’elles sont brièvement résumées dans « Alexandrina elucubratio de origine italica » un ouvrage à la gloire d’Alexandre Farnese (le frère de la Bella, nommé cardinal par Alexandre VI et qui deviendra pape en 1534), qui lui est dédié, composé par Annius de Viterbe, entre 1492 et 1495. Dans les « Antiquitates » on peut retrouver quelques suggestions liées en particulier au mythe d’Osiris, déjà perceptibles dans les fresques de la salle des Saints : apparence royale d’Osiris, son enseignement du labour et de la culture de la vigne et surtout le passage dans lequel Osiris est censé avoir enseigné à Melchisédech, roi de Justice semblable à Moïse et prêtre du Très-Haut, l’offrande à Dieu, du pain et du vin. Cette interprétation dérive d’une paraphrase de l’Ancien Testament concernant l’Eucharistie ».
L’inspiration de la décoration : Pic de la Mirandole
« La référence la lune et au soleil comme principes directeurs de la représentation des deux travées définit aussi le lien entre les figurations de la voûte et celles des lunettes en s’appuyant sur la pensée de Pic de la Mirandole ».
« Si l’on peut considérer le bon gouvernement d’Isis et Osiris comme une représentation allégorique de l’Eglise à laquelle font allusion Marie dans la Visitation, Suzanne et Sébastien, martyrisé devant la Rome pontificale, la divinisation d’Osiris-Soleil traduit en termes mythiques basés sur les mystères païens le dogme de l’Incarnation du Christ en attestant sa nature divine ».
« Le thème, déjà prophétisé par les Sibylles et les Prophètes, est au centre des Disputations de sainte Catherine et se trouve symboliquement exprimé par la tour trinitaire de sainte Barbe et par le pain eucharistique que se partagent Paul et Antoine ».
« Dans « l’Eptaplus », Pic parle du soleil comme du vrai Messie et de la lune comme l’Eglise. Partout dans les Ecritures on parle de l’amour de l’époux et de l’épouse, du Christ et de l’Eglise, du soleil et de la lune, passage qui nous ramène au début du récit mythique, au mariage d’Isis-Lune avec Osiris-Soleil ».
Une autre source d’inspiration : « la légende dorée »
La dispute de Sainte Catherine, qui s’intègre dans le programme iconographique de la salle des Saints, qui est focalisé sur le mystère de l’incarnation de la mort et de la résurrection du Christ dans son rôle de libérateur du démon n’est pas inspirée de motifs hermétiques, mais de la Légende dorée de Jacques de Voragine, diffusée en Occident à partir du XIIIème siècle et source principale des différents épisodes, racontés dans les lunettes. Il est probable que la source d’inspiration de la Légende dorée a été imposée par Alexandre VI Borgia à Annius de Viterbe.
« Au milieu d’une assemblée de cinquante philosophes sainte Catherine expose les dogmes fondamentaux du christianisme parmi lesquels le mystère du Verbe incarné prend une évidence particulière comme on peut le déduire de l’analyse du texte du « Martyrium Sanctae et Magnae Aecaterinae ».
Appartement Borgia Salle des Saints Pinturicchio Dispute de Sainte Catherine Image Wikimedia
Si au moyen du comput digital qui symbolise le raisonnement savant, sainte Catherine fait état des dogmes chrétiens en particulier de l’incarnation de la mort et de la résurrection du Christ qui constituent, on l’a dit, les thèmes fondamentaux de l’appartement Borgia, déjà clairement annoncés dans les cartouches des Sibylles et des Prophètes dans la salle homonyme, l’épisode de sainte Barbe sur la gauche fait plus spécifiquement allusion à la Trinité, représentée symboliquement, selon Jacques de Voragine, par les trois fenêtres de la tour. Le dogme trinitaire avait en effet été défini à l’occasion de la VIème session du concile de Florence de 1439 où s’était dénoué entre les églises latine et grecque, le schisme né autour du problème du « Filioque » : le décret d’union affirme l’unité de l’essence, la Trinité et l’égalité des personnes ».
« Parmi les dogmes en discussion à cette époque, celui de la transsubstantiation avait été au centre de la controverse entre Franciscains et Dominicains. Alexandre VI, qui avait une dévotion particulière pour l’Eucharistie avait ordonné d’exposer l’hostie consacrée devant lui dans la procession, le jour de son couronnement. L’Eucharistie, attribut de sainte Barbe, qui portait le viatique aux mourants est la clé du geste significatif d’Antoine et de Paul, représentés dans la lunette droite de la Dispute : le geste de la « Fractio panis » dont la valeur symbolique est évidente constitue en effet le foyer central de la composition. La scène se réfère à l’épisode de la rencontre des deux ermites raconté au IVe siècle dans la « Vita Antonii » de saint Anastase et transmis en Occident par la Légende Dorée. Les mystères du sacrifice du Christ, de son incarnation, de sa mort et de sa résurrection trouvent une savante expression allégorique dans certains épisodes de la vie des saints placés sous la voûte où le mythe Osiris est l’emblème mythologique du sacrifice du Christ.
Appartement Borgia Pinturicchio Ermites Saint Paul et Saint Antoine Image Wikimedia
« En face de la Dispute de sainte Catherine dans la lunette au-dessus de la fenêtre, est représenté saint Sébastien. Son rôle de « miles christianus » particulièrement apprécié au XVe siècle, au moment de la croisade contre les Turcs pour la libération de l’empire chrétien de Constantinople, en fait un défenseur contre l’hérésie. Saint Sébastien traduit en images le mystère du Christ à travers son assimilation au Christ lui-même. C’est encore dans la Légende Dorée que nous trouvons l’épisode du martyre de saint Sébastien probablement dérivé d’une « Passio S. Sebastiani » du Vème siècle. La scène, située à Rome, souligne par la centralité de la figure christologique du saint, une référence précise à l’Eglise romaine (…) en tant qu’allégorie de l’Ecclesia fondée par le Christ et scellée par son sacrifice que symbolise le martyre de saint Sébastien ».
Pinturicchio & collaborateurs Martyre de Saint Sebastien Appartements Borgia Image Wikimedia
A droite, Sainte Suzanne s’identifie à l’Ecclesia et les deux vieillards calomniateurs, aux Juifs et aux païens qui persécutèrent comme les hérétiques l’Eglise du Christ. Cette interprétation est confirmée par une référence dans le texte de saint Hippolyte « Susanna Ecclesiam prefigurabat ». La supériorité de l’Eglise triomphante sur les Infidèles et son sens spirituel comme corps mystique sont donc préfigurés dans l’épisode biblique.
Pinturicchio Suzanne et les vieillards Appartement Borgia Salle des Saints Image Wimedia
Suzanne se rattache aux saints représentés dans les autres lunettes de la salle par une référence commune à « l’imitatio Christi », qui est l’idée centrale du martyre. Ce n’est qu’en suivant l’exemple du Christ qui s’est sacrifié pour la rédemption du genre humain, que l’homme peut se racheter du péché d’Adam.
Appartement Borgia Pinturicchio Salle des Saints Martyre de Sainte Barbara Image Wikimedia
« L’épisode de la Visitation, à gauche de la lunette avec saint Sébastien se révèle apparemment le plus hétérogène par rapport aux autres ne serait-ce que par l’absence d’allusion directe à la vie du saint : la présence de saint Jean se devine mais n’est pas visible. La Visitation, en réalité, peut être aussi mise en rapport avec la lutte contre les hérésies et les Infidèles. Déjà instituée à l’occasion du Grand Schisme (1389), la bulle sur la Visitation fut confirmée par Sixte IV en 1475, année où Alexandre VI était chancelier du pape. A l’occasion de la fête de la Visitation, on implorait Marie pour être protégé de tous les périls intérieurs et extérieurs ».
Pinturicchio La visitation Salle des Saints Appartements Borgia Image Wikimedia
« Au premier plan, presque au centre de la composition, est représentée la rencontre de Marie avec sa cousine Elisabeth d’après le récit de saint Luc, repris dans la Légende Dorée de Jacques de Voragine, à propos de la fête de la Nativité de saint Jean-Baptiste ».
« Avec la Visitation sont donc illustrés les premiers instants de l’Incarnation du Christ, caché dans le ventre maternel qui prévient de sa présence, tout en ne la manifestant pas de manière sensible. En même temps l’importance de Marie est soulignée : c’est en elle que le Christ a assumé son corps physique et c’est à travers elle qu’il annonce l’accomplissement du mystère de l’Incarnation. En union hypostatique avec la nature humaine, le Verbe est uni spirituellement avec chaque croyant. Le Verbe incarné a ainsi deux corps : un corps physique qui a pris place dans le sein de Marie et un corps mystique formé par l’ensemble des fidèles qui constituent l’Eglise. Marie, en tant que mère du Christ est aussi la mère spirituelle de tout chrétien et donc de l’Eglise. Le fidèle participe au corps mystique du Christ par le baptême auquel se rattache saint Jean-Baptiste ».
« C’est à la Vierge, enfin, qu’est dédiée la dernière salle de appartements Borgia, celle des Mystères qui, dans le chemin vers la Sagesse divine, occupent la sphère la plus haute, inaccessible à l’homme par la raison, accessible seulement par la foi ».
« La présence de la « menorah » (chandelier à sept branches des Hébreux) au faîte des motifs ornementaux grotesques qui s’accumulent en un effet pictural de haute qualité sur les bandeaux médians des murs de la salle des Sybilles, lui confère son sens ultime en termes hermétiques et cabalistiques à travers l’image de la sphère céleste représentée par le soleil et les sept planètes que symbolisent les sept branches du chandelier, figuration allégorique du « logos » comme principe sapiental de vie ».
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[i] site PERSEE: Cieri-Via Claudia, Blamoutier Nadine (traductrice). «Characteres et figuras in opere magico». Pinturicchio et la décoration de la «camera segreta» de l’appartement Borgia. In: Revue de l’Art, 1991, n°94. pp. 11-26; doi : 10.3406/rvart.1991.404518. Site PERSEE.
[ii] Encyclopédie de l’Agora, Article Pic de la Mirandole.
[iii] Cette partie exploite l’article remarquable sur la décoration des appartements Borgia au Vatican, paru sur le site PERSEE: Cieri-Via Claudia. «Characteres et figuras in opere magico». Pinturicchio et la décoration de la «camera segreta» de l’appartement Borgia. In: Revue de l’Art, 1991, n°94. pp. 11-26; doi : 10.3406/rvart.1991.404518.
[iv] Voir à ce sujet : l’article Hermetica sur Wikipedia, qui présente succinctement mais synthétiquement le sujet. Une présentation plus poussée est donnée sur le site de Jacques Prevost. Voir également l’article de la grande loge bleue internationale sur le “Corpus Hermeticum” et enfin l’article sur l’Hermétisme de Wikipedia. On trouvera enfin une traduction complète d’Hermes Trismegiste, précédée d’une étude sur l’origine des livres hermétiques, par Louis Ménard sur le site Archives Internet.
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