Le succès du « divin » Arétin, comme il s’appelle lui-même, repose sur la maîtrise de l’imprimerie alliée à une plume experte et l’esprit de la satire. Dans un siècle qui découvre l’imprimerie il va extorquer aux princes de la terre des sommes folles grâce au pouvoir de sa plume et de l’opinion publique.
Dans la ville d’Arezzo, qui dépend de la république de Florence, en cette fin du quinzième siècle, naît, en 1498, d’un milieu social indéterminé, Pierre l’Arétin, le 29 avril 1492[i]. Sa mère une certaine Tita ou Caterina, est une très belle femme, d’un milieu modeste, qui a servi de modèle à la vierge de l’Annonciation sur le portail de l’église de Saint-Pierre d’Arezzo. Son père est-il cordonnier de son état ? Ou bien Pietro est-il le fils bâtard de Pietro Bacci, d’une grande famille de la ville, qui pour tout bien, ne lui aurait légué que son prénom ?
Le fait qu’à peine adolescent, le jeune Pietro l’Arétin quitte la ville, plaide en faveur d’un homme sans attaches. A-t-il été contraint de s’exiler par suite d’une épigramme de mauvais vers, un peu exagérée, comme la légende le prétend ? Ou bien va-t-il à Pérouse chercher un emploi devenu impossible dans sa ville natale ? Car Pietro est déjà un peintre de qualité passable. Il est probable que son départ est lié à une peccadille qui lui rende impossible la poursuite de sa vie à Arezzo.
Ce n’est pas dans sa patrie, la république florentine, qu’il trouve un abri, mais à Pérouse, une ville qui fait partie de l’Etat pontifical, dont la famille Baglioni s’est érigée en maître, au quinzième siècle, et qui vient d’être reconquise par le pape Jules II. Pierre l’Arétin semble alors y avoir travaillé surtout à la reliure de livres imprimés, un métier qui n’a rien à voir avec sa formation initiale.
Ce que l’on sait c’est qu’en 1517, l’homme est alors âgé de vingt-cinq ans, Pierre l’Arétin prend la route de Rome, à pied, bien décidé à faire fortune. Le relieur est redevenu peintre. Il semble que sa décision de partir à Rome résulte d’un échec personnel. Il sait admirablement bien se glisser parmi une population donnée pour en assimiler immédiatement les codes et les habitudes. Mais il a horreur des pugilats et des rixes. C’est un couard qui fuit les lieux où il a été battu. Est-ce la raison de ses départs d’Arezzo et de Pérouse ?
Il devient à Rome, un courtisan, un familier de l’entourage du pape Léon X, puis de celui de son cousin, le cardinal Jules de Médicis, qui deviendra pape en 1523 sous le nom de Clément VII. Pierre l’Arétin divertit beaucoup le cardinal Jules, par son génie de l’épigramme et de la satire, ses critiques au vitriol des membres de la Curie qui font pleurer de rire le prince de l’Eglise. Son protégé s’est fait une spécialité de macaronées satiriques en mauvais vers, ses Giudizi, qui épinglent tour à tour l’un ou l’autre. L’inspiration de l’Arétin vient des commérages des valets, des racontars, c’est la voix de la rue.
Au moment de son élection au trône pontifical, peut-être désireux de l’éloigner de Rome, Clément VII, qui vit alors à Florence, prête l’Arétin au marquis de Mantoue, Frédéric, qui exerce la charge de gonfalonier de l’Eglise, qui correspond peu ou prou à la fonction de commandant des troupes pontificales. Frédéric connaît très bien les Médicis à Rome, ayant passé dans cette ville la plus grande partie de son adolescence, en qualité d’otage du pape, en contrepartie d’un accord entre le pape et Venise pour la libération de prison de son père, François de Mantoue. Frédéric cherche un compagnon qui puisse le divertir.
L’Arétin est arrivé à Mantoue dans les bagages de Baldassare Castiglione, l’ancien ambassadeur de Mantoue à Rome, devenu par la grâce de Clément VII, dont il est l’ami, le nonce pontifical à la cour de l’empereur Charles-Quint, à Madrid, en 1523. Ce dernier est venu à Mantoue avec Giulio Pippi (voir sur ce Blog l’article sur Giulio Romano, le titan de la peinture et de l’architecture), sur le chemin de Madrid. Le marquis Frédéric succombe à son tour à l’enthousiasme pour les satires de son protégé et il expédie des lettres de remerciements au pape. Mais l’Arétin ne se plaît guère à Mantoue. Sa verve exige un terrain d’action plus vaste. Au rebours de Frédéric qui est complètement raffolé de lui. L’Arétin décide de fuir à Rome, à pied.
Mais, désireux de ne pas se brouiller avec son protecteur il lui expédie des lettres de louanges, accompagnées de petits cadeaux, bon marché, pour corriger l’image détestable des conditions de son départ. Le marquis se divertit fort de ses canzonieri et remercie fort son auteur, auquel il confirme qu’il pourra continuer de le servir à Rome. Mais cette fuite de l’Arétin à Rome n’est pas du tout du goût de Clément VII, qui ne lui pardonne pas cette incartade (et qui n’est peut-être pas très heureux, maintenant qu’il est devenu pape, de devenir à son tour, la cible de ses sarcasmes). Finalement, l’Arétin se résout à entrer dans Rome, à la fin de l’année 1524. Il a été, tout compte fait, bien accueilli par Clément VII, qui l’a nommé Chevalier des hospitaliers de Rhodes. L’Arétin a repris, naturellement, ses entrées à la cour de Clément VII.
Depuis qu’il est arrivé à Rome, il est hébergé au palais Chigi (Villa Farnesina) inoccupé, depuis la mort du banquier quelques années plus tôt. Le nouvel ambassadeur de Mantoue à Rome, c’est Ferdinand de Guastalla âgé de dix-sept ans seulement, à l’époque, qui fera une si brillante carrière de généralissime des armées impériales. Il recourt largement aux entrées de l’Arétin auprès du Saint-Père, pour obtenir de ce dernier une copie du portrait de Léon X, exécuté par Raphael, que le cardinal Jules possédait dans son palais de Florence. Le pape qui a alors grand besoin d’appuis, s’exécute immédiatement.
Dès son retour à Rome, l’Arétin reprend le cours de ses habitudes. Il écrit des pamphlets sur les princes, les cardinaux, les ambassadeurs, les grands officiers, les grands vassaux du pape, rédigés à partir de ragots recueillis à droite et à gauche, qu’il publie sur des feuilles volantes qui sont vendues dans les rues par des crieurs publics. « Rien ne rendait un nom plus vite populaire que cette publicité de carrefour à cette époque où l’on n’en avait pas encore abusé » nous dit Pierre Gauthiez. Dans cette ville où tous parlent en latin, l’Arétin est le premier à rédiger des journaux « d’information » en langue vulgaire, compréhensible par tous. Il se fait ensuite payer fort cher par les grands de ce monde pour arrêter ses attaques ou pour les poursuivre contre des princes qui ne l’ont pas suffisamment payé.
L’ambassadeur de Mantoue se complaît à rapporter à son frère, les louanges que l’Arétin dispense à longueur de jour sur le marquis de Mantoue. Ce dernier adresse une lettre à l’Arétin, en le félicitant, tout à fait sérieusement, de haïr le vice de l’adulation ! On croit rêver ! Pourquoi le marquis n’hésite-il pas à à son tour répandre les louanges les plus improbables, à la truelle, sur son protégé à Rome ?
Parce qu’il s’est aperçu que ce dernier pouvait se retourner très rapidement contre lui, inversant le feu de ses épigrammes, si les petits cadeaux attendus par l’Arétin ne lui étaient pas apportés à temps. Aussi le marquis presse-t-il son secrétaire de se hâter d’adresser des chemises à l’Arétin dont « le zèle passait, suivant les dons qu’il recevait ou ne recevait pas, aux températures les plus différentes ».
Mais l’Arétin sait par ailleurs se rendre indispensable à ses maîtres. Il obtient ainsi de Jacopo Sansovino, que ce dernier réalise un moulage du Laocoon (voir sur ce Blog l’article sur le Laocoon), à la suite de celui qu’il vient de réaliser pour le cardinal Grimani, à Venise, qui est aussitôt expédié à la marquise Isabelle d’Este, pour le cabinet des Antiques de son studiolo. Mais bientôt à Mantoue, on ne se satisfait plus de copies : on veut des originaux : l’Arétin devient le courtier acheteur d’antiques à Rome, pour les marquis de Mantoue.
En parallèle de son activité pour le compte du marquis, l’Arétin exerce une activité pour compte propre : sa plume est à vendre au plus offrant. Il égratigne dans ses libelles, d’ordre de son commanditaire, la cible qu’on lui désigne. Cette activité ne peut que finir par lui attirer des ennuis.
Le 25 juillet 1526, de nuit, l’Arétin est à cheval lorsqu’il est attaqué, vers deux heures du matin, par un piéton qui lui flanque deux coups de poignard, dont l’un devait être mortel. L’agresseur est un certain Achille della Volta, de l’entourage du dataire Ghiberti. Mais l’Arétin a la vie chevillée au corps. Le 25 août, il est déclaré guéri par Ferdinand de Gonzague. Il décide alors de quitter Rome le plus vite possible.
Il se réfugie alors auprès de Jean des Bandes Noires (voir sur ce Blog l’article sur Jean des Bandes Noires), le fils de la comtesse de Forli, Caterina Sforza et d’un cousin de Laurent le Magnifique. L’amitié du prince de Médicis et de l’Arétin est fulgurante mais brève. Il est probable que l’Arétin aura partagé la couche du condottiere, comme cela est assez fréquent chez les militaires. Il promet à l’Arétin de le faire nommer par les Florentins, commissaire d’Arezzo. Mais la blessure mortelle du condottiere, survenue fin novembre 1526, met fin prématurément à cette idylle. L’Arétin a perdu son protecteur : il est au plus bas. Car il s’est coupé définitivement du pape, ayant commis l’imprudence d’attaquer son entourage qu’il suspecte d’avoir tenté de le faire assassiner. Il est devenu suspect et compromettant. Le marquis Frédéric, devenu très circonspect, n’a garde de répondre à l’appel du pied du libelliste à la rue. Il l’accueille à Mantoue mais il ne fait rien pour le retenir. Il a cependant fait appel au Florentin Guichardin, le lieutenant Général du pape auprès de l’armée du duc d’Urbin, pour tenter de raccommoder Clément VII et l’Arétin. Mais ce dernier n’a pu se retenir de continuer à éclabousser toute la hiérarchie cléricale par des ragots de bas étage qui font échouer la négociation, à peine engagée.
Mais une autre affaire est portée à la connaissance du marquis de Mantoue, survenue l’année précédente, à Rome, qui explique sans doute la défiance de l’entourage du pape à l’égard du libelliste : la publication à Rome des « Modi », cette série de vingt estampes sur les diverses positions copulatoires, dessinées par Giulio Romano et gravées par Mercantonio Raimondi. Ce dernier a été emprisonné à Rome, d’ordre du dataire Ghiberti, alors que Giulio Romano, à Mantoue, est protégé par le marquis. L’Arétin, par provocation, a choisi de rédiger alors, une série de sonnets, les « Sonnets luxurieux », qui viennent illustrer les estampes de Raimondi.
De fait, l’Arétin devient non fréquentable pour le marquis. Soucieux de se débarrasser de l’importun, le marquis Frédéric lui montre de sa main gauche un poignard et de sa main droite, cent écus. L’Arétin choisit les écus et il prend la route de Venise où il arrive le 27 mars 1527.
Le libelliste a désormais trente-cinq ans et toute une vie à reconstruire. Car il ne connaît personne. La chance va se présenter cependant à lui, en la personne d’Andrea Gritti, élu doge en mai 1523. Ce dernier l’accueille et lui promet de le mettre à l’abri de toutes les poursuites éventuelles, à une condition : qu’il ne porte pas tort aux intérêts vénitiens. Mais une autre chance se présente également : l’imprimerie, dont Venise est devenue la capitale européenne, avec près de six cents ouvrages publiés en dix ans contre dix fois moins dans les autres capitales européennes.
Comme le dit l’auteur, Pierre Gauthiez : « cette arme, c’est l’imprimerie, la publicité large et rapide, la stampa : c’est par ce merveilleux instrument dont le premier, il a senti la force, sinon la grandeur, qu’il va se gagner une cour, un palais, un sérail, la vie opulente et sans règles, et se placer aventurier, maître de l’opinion publique, de plain-pied avec les maîtres de l’art et de la pensée. Il les rançonne en servant leurs intérêts, au-dessus des rois et des seigneurs ; il les exploite en les taxant ».
A peine arrivé à Venise, l’Arétin a retrouvé le peintre Tiziano Vecellio, le Titien, qu’il a connu à Mantoue quatre ans auparavant. Une solide amitié va lier les deux hommes, qui n’ont que quelques années de différence. Si l’Arétin n’a jamais réussi à s’imposer comme peintre, en revanche ses qualités d’observation, son sens du détail, lui permettent de trouver dans un tableau le détail secret, la faille qui font que son avis devient vite recherché comme critique d’art. Et d’autant plus que pour les peintres concernés, qui n’admettent généralement pour seule critique, que la louange, il était indispensable d’être au mieux avec le critique d’art qui «est loin d’être incorruptible ».
L’Arétin a la langue facile et enjôleuse. Il laisse accroire à ses interlocuteurs qu’il a été aimé par Raphael, d’une affection fraternelle. Le Titien a d’autant plus de raison de le croire qu’il n’a pas connu lui-même Raphael et que l’Arétin est resté le meilleur ami de Mercantonio Raimondi et de Giulio Pippi. C’est à la Casa Giustiniani à Padoue que le Titien va peindre le premier tableau de son ami, peu de temps après son arrivée à Venise. A Venise, l’Arétin publie des libelles d’une violence inouïe contre le pape Clément VII.
Ce dernier ne réplique pas car il est dans une très grande situation de faiblesse après le sac de Rome du 6 mai 1527. Mais sitôt la paix négociée avec Charles-Quint, il s’occupe de régler le cas de l’Arétin en donnant l’ordre à Berni de décocher à ce dernier le sonnet le plus injurieux qu’on n’ait jamais vu, avec des mots qui n’ont rien à envier à ceux de son fervent détracteur. La cité de Venise est très contente de voir la ville de Rome, sa rivale, ainsi rabaissée. Le sac de Rome a appauvri tous les mécènes, de sorte qu’il n’y a plus d’argent pour les commandes. Les artistes romains vont essaimer à travers l’Europe et notamment à Venise. Jacopo Sansovino, que l’Arétin a connu à Rome cinq ans plus tôt pour lui demander une copie du Laocoon, puis Sebastiano le Vénitien, le peintre du palais Chigi, l’ami de toujours, sont rentrés à leur tour à Venise : « le caractère enjoué de Fra Bastiano, son talent de joueur de luth et de chanteur, étaient précieux pour divertir la compagnie d’artistes et d’écrivains où sa naissance, son talent, lui donnaient accès ».
L’Arétin qui presse chacun de ses clients avec quelque rudesse, ne tarde pas à se fâcher avec le marquis Frédéric.
L’Arétin fait alors feu de tout bois contre le marquis Frédéric, notamment chez l’ambassadeur de France à Venise. L’ambassadeur de Mantoue, qui connaît le talon d’Achille de l’Arétin, n’hésite pas à lui prédire que quelque soit l’endroit où il pourra se terrer, les sicaires dépêchés par le marquis, le retrouveront pour le mettre à mort. L’Arétin est terrifié par la menace : « il se répand en excuses et en prières. L’homme qui tremblera devant le pistolet inoffensif du Tintoret, s’annonçait déjà : effronté et couard, tout ensemble, impudent lorsqu’on reculait, rampant devant qui le rabroue et l’attaque en face ».
Mais l’impudent réclame des écus au marquis, qui lui fait un cadeau de prix : « une robe de velours noire, frangée de galons d’or, avec la jupe de dessous en toile d’or, le pourpoint et les caleçons en brocart ». Le marquis ajoute à ce magnifique habit à la Vénitienne, une « sienne commère, moult plaisante ». L’Arétin sait décidément se sortir des pires situations, à son avantage. Il profite d’un voyage à Venise du dataire Ghiberti pour faire sa soumission et il offre un magnifique poignard au marquis de Mantoue, qui porte aux nues son protégé.
En 1530, trois ans seulement après son arrivée à Venise, l’Arétin est devenu l’interlocuteur des princes souverains de ce monde. Le doge Andrea Gritti fait don de sa personne pour tenter de raccommoder l’impudent personnage avec le pape Clément VII. On parle de l’Arétin chez le Grand Turc lui-même paraît-il et il reçoit du reste de Constantinople « une turque belle et de prix ». Le marquis de Montferrat s’arrête-t-il à Venise ? L’Arétin est comblé d’honneurs et de cadeaux.
A un homme public de cette importance, il faut désormais un palais sur le grand canal. « Le train d’un homme public ne va pas sans une table ouverte. L’Arétin l’avait et servie par cinq serviteurs richement vêtus. Il échangeait avec les princes des cadeaux princiers. Il régalait de ses grands vins leurs ambassadeurs, dans des salles regorgeant de courtisanes, d’aventuriers et d’artistes ».
Le fugitif d’Arezzo est désormais reconnu par sa ville natale comme un homme d’influence. Arezzo est alors, début 1530, sous la menace de l’armée impériale, commandée en second, par le frère cadet du marquis, devenu duc de Mantoue, Ferdinand de Guastalla. L’Arétin est tout heureux de montrer sa puissance : il fait écrire par le duc de Mantoue à son frère, qui décide alors d’étendre sa protection sur la cité. L’Arétin reçoit le titre de sauveur de la patrie.
Au début de l’année 1531, l’Arétin tombe auprès du duc de Mantoue, Frédéric, dans une brutale, absolue et irrémédiable disgrâce. Comme souvent, il suffit d’une goutte d’eau pour faire déborder le vase. Le duc est-il davantage imbu de lui-même, depuis son élévation par l’empereur ? Est-il dégoûté par les courbettes serviles de l’Arétin devant le nouveau duc de Toscane, le fils bâtard légitimé, du cardinal Jules de Médicis, devenu Clément VII ? Est-il mieux conseillé en matière de poésie ? Ce qui est sûr, c’est que le duc prend soudain conscience de la véritable nature de l’Arétin : celle d’un escroc et d’un médiocre poète.
L’Arétin a du flair et il fera tout pour se rattraper. Mais la disgrâce va se poursuivre jusqu’à la veille de la mort du duc, dix ans plus tard, grâce à Paul Jove, qui va s’entremettre. Mais désormais, la fortune de l’Arétin est trop bien assise auprès de l’ensemble de ses « victimes » pour être durablement affectée par la disgrâce du duc de Mantoue.
Ce n’est pas le nouveau duc de Toscane qui prend le relais. Alexandre de Médicis s’occupe tout d’abord en effet, de tyranniser le peuple de Florence en attendant d’épouser une des filles naturelles de Charles Quint. Il ne porte que peu d’attention à l’Arétin. Ce dernier trouve une victime toute désignée en abusant de la crédulité d’un militaire, le marquis del Vasto, le cousin du marquis de Pescara, vainqueur de Pavie, qui va devenir généralissime des armées impériales, contre les Turcs à Vienne puis contre Barberousse, lors de la campagne contre Alger.
Un autre Vénitien fameux, Pietro Bembo, vient consolider la réussite de l’aventurier. Bembo est alors en conflit avec Antoine Broccardo, un jeune poète vénitien. L’Arétin, en service commandé, taille de sa plume une critique au vitriol du jeune poète qui va en mourir de chagrin. Dès lors, les succès s’additionnent les uns aux autres. En 1533, François 1er adresse à l’Arétin une magnifique chaîne symbolique de langues d’or imbriquées, portant une inscription en latin, en hommage au fameux libelliste. En 1536, Charles Quint lui accorde une pension annuelle de deux cents écus.
Et en 1537, la publication de son premier recueil de Lettres, met le comble à sa renommée et donc à sa puissance. Car cette correspondance, c’est trente-cinq années de lettres expédiées aux plus grands princes de la terre, la plupart encore vivants. L’ouvrage est un très grand succès de librairie que tout le monde s’arrache et qui contribue à faire connaître l’Arétin dans les territoires européens les plus reculés.
Le succès incroyable de l’Arétin dans sa capacité à rançonner les princes, les rois et même l’empereur, vient de son contrôle des médias : il est le premier du genre dans l’histoire de l’humanité, à contrôler l’opinion publique, par le pouvoir de l’imprimerie. Il importe que le prince donne à bonne date ses écus car sinon la machine à vomir des insinuations, des calomnies, se met en route. Le prince doit cracher au bassinet du ruffian.
L’argent coule à flot vers l’Arétin qui le disperse aussi rapidement qu’il est entré. Sa prodigalité égale la magnificence de ses bienfaiteurs. Il est rare qu’un pauvre hère qui lui réclame une libéralité, ne parte satisfait de chez lui. L’Arétin est très généreux avec les pauvres.
Les grands seigneurs de son temps, les ducs, lui versent chaque mois des rentes. Un duc espagnol lui verse une rente pour avoir le droit d’être l’un des tout premiers à disposer de ses feuilles imprimées, de ses fameux almanachs. Lorsqu’un grand seigneur se lasse de cracher au bassinet et s’arrête, il s’en trouve dix pour le remplacer. Ils sont des dizaines à s’engager à lui accorder des rentes qu’ils ne payent ensuite qu’avec retard, quand ils les payent. Aussi, lorsque l’Arétin se déplace en voyage, il y a toujours, où qu’il passe, un arrérage à récupérer : les débiteurs n’ont pas d’argent ? Qu’importe ! L’arétin se contente de cadeaux de prix, emportant un tableau, une statue de valeur bien supérieure, que l’éminent critique d’art sait reconnaître chez son débiteur, qui cède, de guerre lasse.
Les princes lui servent à toutes choses, même à doter ses filles : « Charles Quint se voyait prier de donner quelque peu pour la dot de l’une des deux filles octroyées à son serviteur par la nature et par Dieu. Titien, comme le duc d’Albe, devaient rappeler ce devoir à l’empereur. Il ne se lassait pas de prendre et de renouveler sa fortune qui se renouvelait sans cesse. Dans un même mois, Antonio de Leyva lui envoyait deux coupes d’or, le roi de France, Charles Quint et le cardinal de Médicis, chacun une chaîne d’or, lesquelles choses toutes ensemble, valaient mille cinq cents couronnes… ». L’Arétin avoue encaisser plus de deux mille écus de rente, chaque mois, de ses « bienfaiteurs ». C’est le revenu moyen d’un cardinal ces princes de l’Eglise.
L’Arétin proposait ouvertement ses marchés : « Faites-moi Seigneur, un peu de bien, je le mérite. Et si je ne le mérite pas, que la courtoisie de Votre Excellence m’enseigne à le mériter. Il allait répétant que l’avarice est la sépulture du mérite, la libéralité, l’urne funéraire des vices ». Gare à celui qui n’obéit pas aux injonctions.
Il a un art invraisemblable pour attirer l’argent à lui, comme le raconte une anecdote : « Charles Quint passant en 1543 sur les Etats de Venise, le Sénat députa Guidobaldo della Rovere, duc d’Urbin, qui était généralissime des armées de la république. Ce seigneur qui aimait l’Arétin, lui proposa d’être du voyage. Charles était à cheval lorsque les ambassadeurs le joignirent. A peine eut-il aperçu l’Arétin, qui lui fit signe d’approcher, le mit à sa droite et s’entretint avec lui, le long du chemin. Ce fut dans cette occasion que l’Arétin récita le poème qu’il avait composé en son honneur et que, profitant de la satisfaction qui avait paru sur le visage de l’empereur, il hasarda quelques plaintes sur les retards apportés par le marquis del Vasto, au versement de sa pension. Le monarque se mit à rire et déclara qu’il voulait être le médiateur dans cette affaire et le raccommoder avec le gouverneur de Milan. Le lendemain, il ordonna à Davila de lui verser une somme considérable, indépendamment des arrérages qui pouvaient lui être dus… ».
La succession de Paul III à Clément VII, lui fait perdre toute mesure. Il ose réclamer pour lui un chapeau de cardinal, via le duc de Parme. Cette fois, le pontife le lui refuse. Mais il va tout de même lui enrober son refus dans une nomination de chevalier du Latran, assorti du médiocre revenu de quatre-vingts écus l’an et d’une libéralité de cent écus !
Tous finissent par s’exécuter. Le roi d’Angleterre lui promet une gratification de cinq cents écus en contrepartie de cinq années d’importunité. Mais la somme tarde à lui être versée. Il en vient à accuser l’ambassadeur d’Angleterre, le comte d’Arundel, d’avoir détourné la somme à son profit. Ce dernier le fait bastonner, ce qui crée une émotion considérable à Venise. L’Arétin, qui ne comprend que le langage de l’intimidation, se le tient pour dit et se calfeutre chez lui, mais il déclare ne pas vouloir porter plainte. Les gens se mettent alors à murmurer, la rumeur enfle. Pour finir, l’ambassadeur d’Espagne propose ses bons offices, comme médiateur : l’ambassadeur d’Angleterre va s’exécuter et payer les cinq cents écus litigieux.
Nul ne sait quand intervient la mort de l’Arétin. « Lorenzini raconte qu’un jour, en écoutant le récit d’un tour qu’une de ses sœurs avait joué à quelque galant, il lui prit un rire si violent qu’il tomba de son siège et se cassa la tête. Quelque singulière que paraisse cette catastrophe, le goût que l’Arétin eut toute sa vie pour ces sortes de contes, la rend vraisemblable ».
Il mourut vers 1557, âgé de soixante-cinq ans.
Personne ne va pleurer l’Arétin d’être mort. Les princes sont enfin débarrassés d’un importun dont le génie leur a mené la vie dure. S’ils croient être débarrassés du gêneur, ils sont naïfs car des myriades d’imitateurs vont s’engouffrer dans les pas de l’illustre prédécesseur sans jamais atteindre le même succès, débouchant progressivement sur un corps respectable, au fil des siècles, celui de la presse et du journalisme.
L’Aretino, le premier journaliste satirique ?
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[i] Cet article est un résumé de la thèse de Pierre GAUTHIEZ, présentée à la faculté de Paris, « L’Arétin (1492-1556) », Hachette 1895, publiée par le site Archives Internet. Les phrases entre guillemets sont des extraits de cet ouvrage. L’article s’appuie également sur l’Appendice de la vie de l’Arétin, réalisé par Dujardin, d’après Mazuchelli, dans ses Œuvres traduites en français, figurant en fin de l’ouvrage de ses œuvres, parues au Mercure de France en 1917.
[…] à Correggio. Mais il y en a d’autres comme Pierre l’Aretin (voir l’article de ce Blog sur Pierre l’Arétin : l’homme qui rançonnait les rois), au service du marquis de Mantoue, qui deviendra un protégé de la comtesse Veronica, ou encore, […]