L’ambition du Prince est d’asseoir son pouvoir. Pour cette démonstration, Il peut être intéressant de s’inspirer des exemples donnés par l’histoire et notamment par César Borgia. Si César Borgia a influencé Machiavel, son ombre diabolisée a perverti l’image du Prince et contribué à la mise à l’index de cette œuvre fondatrice de la science politique.
Le lecteur qui n’a aucune connaissance sur la vie de Machiavel et les évènements historiques qui se sont déroulés à son époque, est invité à lire l’article de ce Blog sur Niccolo Machiavel : une œuvre qui a bouleversé le monde. Pour aller plus loin, il peut également télécharger le Prince sur Gallica BNF en cliquant sur le lien en note de bas de page. [i]
Machiavel a rencontré César Borgia à trois reprises, une première fois le 24 juin 1502, une seconde fois, le 7 octobre octobre 1502 et une troisième fois, fin octobre 1503. Machiavel est alors un diplomate employé par la République de Florence pour des missions exigeant du tact et de l’habileté. Quant à César Borgia, il vient de conquérir, en deux ans depuis la fin de l’année 1499, la Romagne pour le compte de l’Eglise et du Pape qui lui érige ses conquêtes en duché de Romagne. Ces missions de Machiavel se situent au cours de la dernière année d’Alexandre VI sur le trône de l’Eglise à Rome.
Le cadre historique des rencontres
Première rencontre
La conquête du duché d’Urbin est réalisée par surprise, sans déclaration préalable de César Borgia qui fait converger trois troupes vers Urbin, via trois routes différentes. Le duc d’Urbin n’a que le temps de s’enfuir le 21 juin 1502. Quelques heures plus tard, César entre en maître à Urbin. Aussitôt, il engage des discussions avec Florence qui lui envoie en urgence, l’Evêque de Volterra, Francesco Soderini, accompagné de Machiavel.
Deuxième rencontre
Machiavel est venu seul, cette fois-ci. Sa lettre de mission est strictement de sonder le duc de Romagne sur ses intentions à l’égard de Florence. Un condottiere au service du duc de Valentinois, Vitellozo Vitelli, vient en effet de s’emparer de la ville florentine d’Arezzo que la République est parvenue à récupérer grâce à l’armée française, dans le cadre d’un traité qui vient d’être signé entre les deux Etats. Machiavel a été chargé de récupérer la cité, en mai 1502, des mains du général de l’armée française.
La facile conquête de la Romagne, grâce à l’appui décisif de l’armée française, a surpris tout le monde, y compris le roi Louis XII, qui commence à craindre pour ses alliés, Florence, Ferrare et quelques grands féodaux comme les Orsini, qui sont ses alliés naturels depuis la première guerre d’Italie de Charles VIII. L’armée française s’est donc repliée sur ses positions et César Borgia a dû la remplacer par un recrutement local (chaque famille de Romagne est contrainte de fournir un homme d’arme au nouveau duc) et par des contrats de condotta avec des condottieres.
Entre la première rencontre et la seconde, la république de Florence a reçu le soutien du roi Louis XII qui a interdit au duc de Valentinois, de s’en prendre aux Florentins.
Machiavel rencontre César Borgia le 7 octobre 1502 à Imola où il va rester depuis le 6 octobree 1502 jusqu’à la mi-janvier 1503.
Troisième rencontre
La troisième rencontre entre les deux hommes se situe à la fin du mois d’octobre 1503 : Alexandre VI est mort depuis le 18 août précédent et, depuis lors, César Borgia est alité, gravement malade des suites d’un empoisonnement, au cours du même repas ayant provoqué la mort d’Alexandre VI, peut-être, par de la viande avariée. Un nouveau pape a été élu, Pïe III, grâce au soutien des cardinaux espagnols qui suivent César Borgia. Mais ce pape vient de mourir à son tour. C’est Jules II, l’ancien cardinal della Rovere, légat du pape à Avignon, l’ennemi absolu d’Alexandre VI, qui se présente et qui a les plus grandes chances de l’emporter. César est alors désemparé, affaibli personnellement par la maladie et politiquement par la perte de son armée [ii]. Sa dernière force est liée aux cardinaux espagnols élevés par la grâce de son père, Alexandre VI, qui votent dans le sens souhaité par César Borgia.
L’évolution du portrait de César Borgia par Machiavel
Au cours de ses trois rencontres successives, la perception du duc de Romagne par le diplomate florentin évolue considérablement [iii].
A l’issue de sa campagne éclair sur Urbin, par un stratagème, César est triomphant : il a fixé l’attention du duc d’Urbin sur Camerino dont l’armée entreprend le siège, puis il s’est dirigé, à marche forcée avec ses troupes, sur Urbin. Il prend avec Florence un ton de maître.
Dans sa dépêche du 24 juin, rapportée par Jean Jacques Marchand, Machiavel présente un portrait ombrageux et dominateur : « Ce gouvernement [iv] ne me plait pas et je ne peux pas avoir confiance en lui; il faut que vous le changiez et si vous ne voudrez pas de moi comme ami, vous me subirez comme ennemi». Cette violence teintée de mépris («n’attendez pas que je commence ä vous rendre des bienfaits, car non seulement vous ne les avez pas mérités, mais vous les avez démentis») ou de cruauté puérile («non seulement je n’ai pas été mécontent de ce que vous avez perdu, mais j’en ai même éprouvé du plaisir») culmine dans la dernière phrase qui n’est autre qu’un ultimatum: «mais il faut vous résoudre rapidement, parce qu’ici je ne peux pas garder mon armée et qu’entre vous et moi il n’y a pas de place pour les faux-fuyants. Il faut que vous soyez ou mes amis ou mes ennemis».
Portrait de Jeune homme Altobello Attribué à Cesare Borgia Académie Carrara Bergame
Le portrait du duc par Machiavel, au cours de la seconde rencontre, a considérablement évolué. La situation internationale s’est précisée. Les troupes françaises de Louis XII sont entrées à Asti, en Italie, le 7 juillet et à Florence, rassurée par Louis XII, qui a expédié un messager au duc de Valentinois, l’exhortant à ne rien entreprendre contre Florence, le gouvernement a décidé de déchirer purement et simplement le projet de traité en cours de rédaction avec le duc de Romagne.
Le duc s’est, d’autre part, cassé les dents sur Bologne, dont les Bentivoglio, sommés par Alexandre VI, refusent de se rendre à Rome. Enfin, les principaux condottieres de César se sont réunis avec les Orsini au château de Magione pour s’opposer aux entreprises du duc de Romagne. Ce dernier, abandonné par ses troupes doit coûte-que-coûte, reconstituer ses forces le plus vite possible. Sa position a donc considérablement évolué : de dominateur, il est passé à un statut contesté voire affaibli.
Le duc n’est plus en position de menacer Florence. Dès la première rencontre, nous dit Jean François Marchand, « la différence de ton et de propos est évidente : de violents et offensifs, ils sont devenus défensifs et apologétiques et Machiavel ne se fait pas faute de les rapporter avec une certaine complaisance… »..
La première lettre est empreinte de scepticisme. Machiavel cite César Borgia en prenant ses distances, comme s’il ne croyait pas ce qu’il entend.
La deuxième lettre par contre est redevenue plus favorable comme si Machiavel s’intéressait à nouveau au personnage. Dans un contexte défavorable, César Borgia est capable de réagir et de prendre toutes les décisions permettant d’assurer la victoire finale de ses armes. Il est clair, il voit loin. Il a une intense activité diplomatique. Il retire ses forces d’Urbin et se repositionne en position défensive en Romagne. Au fil des lettres, le portrait se rationalise et les qualités d’organisation du personnage tendent à prendre le dessus.
Jean François Marchand synthétise : « les traits principaux sont évidents : énergie, courage, rapidité ; en outre, la fortune qui l’a toujours accompagnée, le soutient encore en lui offrant l’occasion de profiter de la lenteur, de l’irrésolution, de la discorde de ses ennemis qui sont déjà prêts à entrer en contact avec lui… ».
Puis, survient en fin d’année, l’épisode de Sinegaglia (raconté dans l’article de ce Blog La conjuration de Magione: il faut arrêter Cesar Borgia et dans le Duc de Valentinois Deuxième partie) : César a combiné la diplomatie, la ruse et la force. Il a triomphé en un tournemain de tous ses ennemis à la fois, qu’il a arrêtés.
Le portrait au cours de la troisième rencontre, est davantage en demi-teinte.
copie tableau Bartolomeo Veneto Cesare Borgia Duc de Valentinois Musee National du Palais de Venise
Alexandre VI est mort et César Borgia n’a plus d’armée. Il a fait élire Jules II sur de vagues promesses de ce dernier. Le maître en tromperies a cru benoîtement ce que lui racontait un autre maître en duplicité. L’attitude de César Borgia est devenue passive. C’est un homme qui est le jouet des événements sur lesquels il n’a plus aucune prise. Machiavel est incrédule : cette image du duc ballotté par les événements, impuissant à les corriger, « d’un raté exaspéré de son impuissance », est totalement contradictoire du précédent portrait. Devant l’attaque des Vénitiens qui ont repris Faenza, le duc se répand en plaintes et récriminations puériles et inutiles.
Pour Machiavel, César Borgia a déjà perdu la partie.
La statue est tombée de son piédestal : dans ses conditions, comment expliquer la présentation de César Borgia dans le Prince ? César Borgia est-il vraiment le Prince ?
Le Prince de Machiavel
Machiavel raconte, dans une lettre adressée à Vettori, l’ambassadeur de Florence à Rome, ses journées, à partir de 1513, dans une petite maison de campagne appelée la Strada, près de San Casciano, sur la route de Florence à Rome, où il passe sa retraite:
« Le soir venu, je retourne chez moi et j’entre dans mon cabinet. Je me dépouille sur la porte de mes habits de paysan, souillés de poussière et de boue. Je me revêts d’habits de cour, ou de mon costume et je pénètre dans l’antique sanctuaire des grands hommes des temps passés. Accueilli par eux avec bonté et bienveillance, je me repais de cette nourriture qui, seule, est faite pour moi et pour laquelle je suis né. Je m’entretiens avec eux, je leur demande compte de mes actions, ils me répondent avec bonté et, pendant quatre heures, j’échappe à tout ennui. J’oublie mes chagrins, je ne crains plus la pauvreté et la mort, elle-même, ne saurait plus m’épouvanter. Et comme Dante à dit : il n’y a point de science si l’on ne retient ce que l’on a entendu. J’ai noté dans leur conversation tout ce qui m’a paru de quelque importance et j’en ai composé un opuscule, De Principatibus, où je me plonge, autant que je peux, dans les profondeurs de mon sujet ».
Le Traite des Principautés ou De Principatibus, ou encore Le Prince, n’évoque César Borgia qu’au chapitre VII, c’est-à-dire environ vingt-cinq pages sur un ouvrage qui en comporte deux-cents. Assimiler le Prince à César Borgia apparaît donc très exagéré.
Le titre du chapitre VII s’intitule « Des principautés que l’on acquiert avec les forces et le secours d’autrui ou que l’on doit à sa bonne fortune ». Mais il y a également un chapitre consacré aux principautés héréditaires, un aux principautés mixtes (qui appartiennent à deux pouvoirs successifs), un aux principautés que l’on acquiert par sa valeur et ses propres armes, un aux principautés ecclésiastiques et un à celles que l’on acquiert par des crimes. Les principautés sont multiples et le modèle César Borgia ne s’applique qu’à l’une d’entre elles, chacune ayant son modèle ou plutôt son exemple.
Ainsi, le chapitre VIII qui traite de « ceux qui sont arrivés à la souveraineté par des crimes », donne-t-il pour exemple, le cas de Oliverotto de Fermo, un condottiere de César Borgia qui s’est emparé de la seigneurie de Fermo, au sud d’Ancône, en assassinant traîtreusement son oncle qui l’avait accueilli. Le récit de ce meurtre, abominable, n’a jamais donné lieu à une confusion entre le Prince et Oliverotto de Fermo (son histoire est racontée en détail dans La conjuration de Magiona: il faut arrêter Cesar Borgia).
Pourquoi alors, de nombreux auteurs ont voulu voir la personnification du Prince en César Borgia ?
Une première réponse non satisfaisante est sans dante qu’ils n’avaient pas lu ou pas bien lu ou pas complètement lu le Prince. Une deuxième réponse est peut-être, qu’ils ont souhaité voir qui pouvait être représenté dans ce Prince. Mais si tel est le cas, il y a un grave malentendu car le travail de Machiavel, De Principatibus, ne peut pas être traduit par le Prince mais plutôt par Traite des Principautés !
La question fondamentale est de savoir à quoi pense Machiavel quand il écrit cette grande œuvre, qu’il dédie en 1515 à Laurent II de Médicis. Il est en retraite forcée et il espère faire la preuve de ses compétences et reprendre du service pour les Médicis à qui il dédie cette œuvre. Il s’agit, non pas de désigner un homme comme exemple d’actions à entreprendre, mais de suggérer, par une série d’exemples tirés de l’époque actuelle ou de l’antiquité, une réflexion par l’homme politique sur les moyens à mettre en oeuvre pour résoudre une problématique quelconque. Il s’agit d’une œuvre militante, d’action, censée suggérer au jeune Médicis qui reprend le pouvoir à Florence après dix-neuf ans d’exil des Médicis, de prendre l’avis de personnes compétentes, en mesure de décrypter les informations qu’elles reçoivent.
Machiavel ne pense pas plus à César Borgia qu’à n’importe lequel des séries d’exemples qu’il fournit pour chaque cas étudié. Ce qui est évident par ailleurs, c’est que le Prince ne doit pas être lu au premier degré. Il ne faut pas oublier que Machiavel est un diplomate de première force qui a acquis l’habitude, de ne jamais se livrer personnellement dans ses dépêches. Il fournit dans le Prince des analyses scientifiques, dégagées de toute espèce de sentiment. Il a écrit un manuel à l’usage du Prince qui, à la rubrique de la ruse, donne comme exemple des ruses de César Borgia. Rien de plus, rien de moins.
A la rubrique « rétablissement de l’ordre en Romagne », il cite l’action du lieutenant de César, Ramiro d’Orco. L’état d’anarchie du duché, impliquait (concept de nécessité) une reprise en main vigoureuse,.qui est réalisée en peu de temps. Voyant que les cruautés de Ramiro avaient suscité de la haine chez ses sujets, César établit alors un tribunal civil, confié à un homme bénéficiant de l’estime publique. Puis il fait arrêter Ramiro qui est promptement exécuté, son cadavre exposé en place publique afin de montrer au peuple que le zèle cruel de Ramiro a été puni par le duc, qui est donc déchargé de toute responsabilité des actes de Ramiro. .
A aucun moment Machiavel ne semble approuver l’action de César Borgia : il dit simplement que, constatant tel problème, il a pris telle décision. Ce qui est intéressant pour Machiavel, ce n’est pas la posture de César Borgia mais la décision à prendre en fonction d’un problème diagnostiqué : faut-il user de force ou de compréhension ? La cruauté est-elle nécessaire ? Pour combien de temps ? A l’égard de qui ? Dans quel type de principauté ? Etc…
Ce qui est flagrant dans le Prince, c’est l’absence absolue de référence à la morale. pour prendre une décision. Le Prince agit par rapport à des stimuli sans jamais que ses décisions ne soient inspirées par la morale de ses actions.
Du reste, à son époque, les actions politiques des Princes ou des Etats (France, Espagne, Royaume de Naples, Pape) ne sont qu’une succession de tromperies, changements d’alliances, trahisons calculées : Machiavel ne fait que décrire le monde politique qu’il observe.
Exemple du machiavélisme de l’Aragon par rapport à la France
Prenons un exemple contemporain de César Borgia et de Machiavel, mais non analysé par ce dernier : le roi Louis XII a décidé de conquérir le royaume de Naples (voir sur ce Blog l’article sur Georges d’Amboise). Le premier Ministre de Louis XII, le cardinal d’Amboise, propose à Ferdinand d’Aragon un partage du Royaume de Naples. L’Aragon qui possède déjà la Sicile depuis les « Vêpres Siciliennes » de 1282, aura la partie sud du royaume. La France, elle, s’emparera de la partie nord et de la ville de Naples. Le royaume napolitain avait essayé de plaider sa cause auprès de Louis XII en proposant de s’établir comme vassal de la France. Il n’a pas été écouté.
Cardinal d’Amboise Château de Versailles
En 1501, l’armée française s’empare en un tournemain de Naples tandis que les Aragonais s’emparent des territoires de la botte italienne. La dynastie Trastamare qui avait régné depuis soixante ans, tombe. Les deux alliés se séparent, l’armée française est démobilisée et une fraction seulement des forces reste en garnison dans plusieurs forteresses. C’est le moment que choisissent les espagnols, sous le commandement du vice-roi Gonzalve de Cordoue, pour reconquérir une à une chacune des villes passées entre les mains françaises. Au lieu d’attendre des secours, d’Aubigny décide d’affronter les troupes de Leyva, un général espagnol, mais il est sévèrement battu à la bataille de Seminara. Nemours, le vice-roi français, est alors en position de grande faiblesse : il décide d’affronter Gonzalve de Cordoue avant que les forces de ce dernier ne fassent leur jonction avec celles de Leyva. Il poursuit Cordoba qui se retranche à Cérisoles, derrière des fossés remplis d’arquebusiers. L’armée française est massacrée. En dix-huit mois, tout le royaume napolitain est perdu pour la France. La France va engager trois armées nouvelles contre l’Aragon : l’une se fera battre par Gonzalve de Cordoue sur le Garigliano près de Naples et les deux autres ne produiront aucun résultat concret.
Machiavel va tirer les leçons de cet échec en faisant observer que la France avait tout à gagner à maintenir des petites puissances en face d’elle. Au lieu de cela, elle a introduit une grande puissance, l’Aragon, par laquelle elle a été chassée de Naples. Au lieu de maintenir le Pape dans un état de faiblesse, elle a fait tout le contraire, en procurant à César Borgia les armées requises pour conquérir la Romagne. La France n’a pas su gérer le rapport de forces italien en sa faveur !
Faut-il stigmatiser le double langage de Ferdinand d’Aragon ? La France s’en accommodera très bien par un mariage, trois ans plus tard, entre Germaine de Foix, nièce de Louis XII et Ferdinand d’Aragon. C’est la preuve que la trahison comme mode de fonctionnement est parfaitement admise dans les relations internationales.
Pourquoi faudrait-il en vouloir à l’analyste politique qui décrit ces modes opératoires ?
Les premières réactions négatives au Prince
La première réaction[v] de Clément VII, le deuxième pape Médicis, est d’autoriser la publication du Prince, en 1531. Mais des voix vont rapidement s’élever contre le Prince, à commencer par le cardinal Pole, en exil en Italie, depuis que son maître, Henry VIII a décidé de divorcer. Porte-t-il une critique sur les idées de Machiavel ou sur la présence de César Borgia ?
En 1559, les ennemis de Machiavel triomphent à Rome et les œuvres de Machiavel sont mises à l’index. Par Paul IV. Louis Le Roy, le célèbre humaniste français du XVIème siècle estime Machiavel sans conscience ni religion.
Les premières attaques systématiques seront réalisées en France après la Saint-Barthélémy en 1572. On va amalgamer la florentine Catherine de Médicis et le florentin Machiavel avec la plus parfaite mauvaise foi.
Car la plupart des analyses se focalisent sur la notion de Prince. A Florence, où des contemporains sont interrogés dans les années 1550 par le Cardinal Pole, on précise que Machiavel a moins voulu décrire un manuel de gouvernement à l’usage du Prince que présenter un tyran.
Interrogé en 1652, Bacon déclare qu’il faut « rendre grâce à Machiavel et aux écrivains de cette sorte, qui énoncent ouvertement et sans dissimulation ce que les hommes ont coutume de faire et non pas ce qu’ils doivent faire ».
Comment lire le Prince ?
Dans cette observation se trouve exprimé tout le drame de la réception de l’œuvre de Machiavel au cours des siècles précédents. Le Prince a été souvent lu au premier degré comme une œuvre apportant des conseils de gouvernement alors que l’intention de l’écrivain est de susciter une réflexion qui permette de prendre des décisions en fonction de l’analyse des différents paramètres de la situation politique en présence. Ce qui est important dans le Prince c’est davantage le non-dit que l’énoncé. Car ce qu’il faut faire, ce n’est pas nécessairement ce que les exemples donnés ont fait.
Une analyse qui prendrait à la lettre les commentaires du Prince comme des conseils, ne manquerait pas d’être ballottée entre les exigences contradictoires de l’efficacité et de la morale. Les crimes de César Borgia, énoncés pour leur valeur exemplaire, deviennent monstrueux et intolérables.
Lu au second degré, le Prince est une problématique. Au premier degré, César Borgia, le criminel, étend son ombre sur l’œuvre de Machiavel. Car comme le dit Andreas Lang [vi] dans « Le César Borgia de Machiavel », « si l’éloge de Borgia a paru longtemps coupable d’un aloi à la fois suspect et faisandé, c’est parce que le nom de Borgia charrie non seulement la représentation d’une pratique politique pervertie par un cynique amoralisme mais aussi l’idée d’une alliance diabolique de la force et de la fraude au service d’une ambition politique personnelle ».
Tous ceux, et ils sont nombreux, qui ont pris Machiavel au pied-de-la-lettre, se sont exposés à devenir les otages de César Borgia. Il est donc naturel qu’au nom de la morale, ils aient rejeté l’œuvre de Machiavel.
La référence à César Borgia dans le Prince de Machiavel a créé une double relation d’asservissement : du Prince à César Borgia et de César Borgia au prince. Car l’importance universelle de l’œuvre de Machiavel a ressuscité, génération après génération, la polémique sur la présence de César Borgia dans le Prince.
Les auteurs du XIXème siècle, et Victor Hugo notamment, dans son Lucrèce Borgia (adapté à l’opéra par Donizetti), se sont emparés de la légende noire des Borgia, assassins, empoisonneurs, incestueux, portant cette famille à la dimension d’un mythe.
Pourquoi les Borgia sont-ils toujours aussi vivants aujourd’hui ? En petite partie grâce à Machiavel !
Pourquoi Machiavel est-il jugé si machiavélique ? En partie grâce à César Borgia.
Si le contenu du Prince est destiné à poser une problématique, une dernière question se pose. Quelle est la finalité du Prince ?
La finalité du Prince: la relation avec César Borgia
Il faut arriver au dernier chapitre XXVI du Prince pour que Machiavel énonce le grand mystère de son livre.
“Lorsque je passe en revue les objets exposés dans ce livre, que j’examine si les circonstances seraient favorables à l’établissement d’un gouvernement nouveau, qui serait aussi honorable pour son auteur qu’avantageux pour l’Italie”, (…) je constate qu’il “a fallu pour apprécier les mérites d’un libérateur de l’Italie, que notre malheureux pays ait été plus cruellement maltraité que la Perse. Sans doute il s’est élevé quelquefois des hommes d’un tel mérite, mais la fortune, jalouse, semble avoir pris la tâche de les abandonner au milieu de leur course.
En sorte que notre infortunée patrie gémit encore dans l’attente d’un libérateur qui mette fin aux dévastations de la Lombardie, de la Toscane et du royaume de Naples. Elle demande au ciel de susciter un prince qui l’affranchisse du joug humiliant et odieux des étrangers...”.
Ce prince c’est naturellement le Médicis, Laurent II, auquel cet ouvrage est dédié.
Laurent II de Medicis Duc d-Urbin (Raffaello Sanzio ou Santi) Lorenzo de’ Medici, 1518 Huile sur toile (97 x 79 cm) Crédit Photo © Christie’s Images Ltd. 2007 Coll Privée
Mais ne peut on penser que le César Borgia triomphant de la première rencontre et le Borgia qui lutte et qui se rebelle de la seconde rencontre, n’ont pas incité Machiavel à ressusciter César Borgia dans le Prince pour que son exemple puisse être suivi par d’autres ?
Machiavel nationaliste, Machiavel patriote, imagine déjà un destin commun à la Lombardie, la Toscane et le royaume de Naples, réunis. C’est un rêve bien sûr. Mais ce sont les rêves qui peuvent transformer le monde.
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[i] Les éléments biographiques sur Machiavel sont tirés du remarquable ouvrage téléchargé sur GALLICA BNF, de A.F. ARTAUD, Machiavel, son génie, ses erreurs Paris Firmin-Didot 1833 Tome 1, Tome 2 Pour l’Art de la Guerre, voir sur GALLICA BNF, Oeuvres complètes de Niccolo Machiavel par J.A.C Buchon Paris DESREZ 1837 Tome 1 et les Oeuvres littéraires de Machiavel par M CH Louandre Paris Charpentier . On pourra également faire son profit des Oeuvres politiques de Machiavel Paris Charpentier 1881.Edition téléchargée sur GALLICA BNF de L Derome (traduction de Guiraudet), Paris Garnier Frères 1884. Le lecteur pourra également faire son profit des Extraits de l’Art de la guerre proposés par le site de l’Université du Quebec UCAQ Les classiques des Sciences sociales.
[ii] Le vice-roi de Naples, Gonzalve de Cordoue, qui représente le roi d’Aragon, s’est emparé du royaume napolitain. Il est opposé à l’armée française qui est descendue sur le Garigliano. Le vice-roi interdit alors, le 14 octobre 1503, à tous les nationaux espagnols de servir César Borgia, allié de la France. Les capitaines espagnols (la majeure partie des capitaines étaient espagnols comme les Borgia) désertent et emportent leurs effectifs qui désertent avec eux, tandis que César Borgia, alité, ne peut pas faire grand-chose pour s’y opposer.
[iii] Voir à ce sujet l’article L’évolution de la figure de César Borgia dans la pensée de Machiavel par Jean Jacques Marchand Revue Suisse d’Histoire.
[iv] Florence changera effectivement de gouvernement en élisant un gonfalonier à vie, en la personne de Pier Soderini, le frère de l’Evêque de Volterra, Francesco Soderini, le 10 septembre 1502.
[v] Voir à ce sujet Machiavel, son génie, ses erreurs Tome I et II.
[vi] Andreas Lang dans « Le César Borgia de Machiavel ou l’école de la nécessité”.
C’est un veritable plaisir passez a lire ce billet, je vous remercie enormement !!!
Bonjour
Je vous remercie pour votre appréciation. Si un sujet quelconque sur cette période vous interpelle, et si je n’ai pas la réponse, je ferai les recherches pour rédiger un article qui vous sera dédié.
Bien cordialement
Gratien