Boccace De mulieribus claris Traduction Laurent de Premierfait Illustrations Robinet Testard Français 599, fol. 42v, Suicide de Lucrèce BNF
Il s’agit du quarante-sixième portrait de la galerie des cent-six Cleres et nobles femmes de Boccace, qui aborde ici la mort de Lucrèce, une aristocrate romaine, fidèle à son époux et violée par le fils du roi Tarquin l’outrancier. Cette histoire est racontée par Tite Live[i].
“Viol de Lucrétia
Siège d’Ardée et inactivité forcée
Au retour du voyage, les préparatifs de la guerre contre les Rutules mobilisaient les énergies. Établis à Ardée, les Rutules étaient, au vu de la région et de l’époque, un peuple dont la prépondérance s’appuyait sur sa richesse. Celle-ci fut la cause même de la guerre, car le roi de Rome visait d’abord à s’enrichir lui-même après s’être ruiné dans de grandioses travaux publics. Mais Lucius Tarquin comptait aussi sur du butin pour calmer la rancoeur de la population. Sans oublier ses autres outrances, les gens exprimaent aussi leur hostilité à la royauté, révoltés qu’ils étaient d’avoir été si longtemps astreints par le roi à travailler comme des ouvriers et des esclaves.
Lucius Tarquin fit une tentative pour voir si Ardée pouvait être prise au premier assaut. Comme le résultat s’avérait assez peu concluant, il se mit à faire pression sur l’ennemi en l’assiégeant et en creusant des tranchées. Dans cette guerre de positions, les déplacements étaient assez libres, comme il se doit au cours d’hostilités plus longues qu’acharnées.
Lucrétia, la meilleure des épouses
Ces permissions concernaient l’état-major bien plus que les simples soldats. Les princes royaux tuaient donc parfois des moments d’inactivité en festins et autres parties de plaisir. Le hasard voulut qu’au cours d’une beuverie chez Sextus Tarquin, où un fils d’Égérius, Tarquin Collatin, dînait aussi, les convives se missent à parler de leurs épouses. Le ton de la discussion monta et Collatin affirma que rien ne servait de parler, mais qu’il leur suffirait de quelques heures pour se rendre compte de combien sa Lucrétia chérie l’emportait sur toutes les autres épouses.
“Mais, ajouta-t-il, nous sommes, n’est-ce-pas, des jeunes gens pleins de force ! Pourquoi ne sautons-nous pas sur nos chevaux pour contrôler sur place ce que nos femmes ont dans la tête ? Ce que nous, les maris, nous verrons de nos yeux en débarquant à l’improviste, sera pour chacun de nous la meilleure preuve”.
Échauffés par le vin, ils crièrent tous “On y va!” Ils galopèrent vers Rome ventre à terre. À leur arrivée, l’obscurité commençait à tomber. Ils se rendirent alors à Collatia. Là, contrairement aux belles-filles du roi qu’ils avaient vues bien occupées à partager un fastueux festin avec des convives de leur âge, ils découvrirent Lucrétia assise au centre de sa maison. Entourée de ses servantes, elle travaillait la laine à la lueur d’une lampe à cette heure avancée de la nuit. L’unanimité se fit sur Lucrétia, mettant fin à cette discussion sur les mérites des épouses.
Perversité de Sextus Tarquin
En voyant arriver son mari, Lucrétia l’accueillit de tout son coeur ainsi que les Tarquins, et l’époux vainqueur invita courtoisement les princes royaux. Alors, le désir pervers de souiller Lucrétia de force s’empara de Sextus Tarquin, qu’excitaient sa beauté et tout autant sa pureté exemplaire.
Après s’être amusés comme des jeunes toute la nuit, les princes regagnèrent le camp. Sextus Tarquin laissa passer quelques jours, puis, à l’insu de Collatin, se rendit à Collatia escorté d’un seul homme. Dans l’ignorance de son dessein, on lui fit un accueil cordial. Après le repas il fut conduit dans la chambre réservée aux hôtes.
Il brûlait d’amour et, quand il crut qu’il ne risquait rien et que toute la maisonnée dormait, il dégaina son glaive et vint auprès de Lucrétia endormie.
Chantage au déshonneur
De sa main gauche il pressa le sein de la femme: “Silence, Lucrétia, dit-il, c’est moi, Sextus Tarquin ! J’ai un glaive en main. Tu mourras, si tu cries.” La femme s’était éveillée, paralysée de frayeur et ne voyait aucun moyen d’échapper à la mort qui la menaçait. Alors Tarquin de lui avouer son amour, de la supplier, de mêler menaces et prières, tiraillant ce coeur de femme dans tous les sens.
Mais il la voyait toute décidée à se refuser. Même la peur de la mort ne la faisait pas céder. Alors il ajouta à cette peur la menace du déshonneur. “Quand elle serait morte, dit-il, il mettrait à côté d’elle le corps nu d’un esclave égorgé, pour qu’on dît d’elle qu’elle avait été tuée en flagrant délit d’un adultère de bas étage .”
Il avait réussi à ébranler Lucrétia et, comme si sa passion triomphait, il vint à bout de la pudeur qu’elle s’obstinait à préserver. Il s’en alla tout fier d’avoir pris l’honneur d’une femme assiégée.
Mourir pour l’honneur perdu
Abattue par un si grand malheur, Lucrétia envoie le même messager à Rome à son père et à Ardée à son mari. Elle leur demandait “de venir chacun avec un ami sûr. Ils devaient le faire tout de suite. Quelque chose d’affreux était arrivé.” Spurius Lucrétius arriva avec Publius Valérius, fils de Volésus, et Collatin avec Junius Brutus, avec lequel il regagnait justement Rome et avait croisé le messager de son épouse.
Ils trouvèrent Lucrétia assise dans sa chambre. Affligée, elle fondit en larmes à l’arrivée des siens. Son mari lui demanda : “Qu’est-ce qui ne va pas ?” – “Plus rien ne va, répondit-elle. Que reste-t-il à une femme, quand elle a perdu son honneur ? Il y a la trace, Collatin, ici dans ton lit, d’un autre homme que toi. Seul mon corps a été violé. Mon coeur est pur. Ma mort en témoignera. Mais joignez vos mains droites et jurez que mon suborneur sera puni. C’est Sextus, le fils de Tarquin, qui est venu en hôte hostile. Il était armé cette nuit quand il a, par la force, arraché d’ici une jouissance funeste pour moi. Pour lui aussi, si vous êtes des hommes !” Tous s’engagèrent tour à tour. Ils consolèrent la femme affligée en attribuant à l’auteur du délit la faute à laquelle elle avait été contrainte. “C’est l’esprit qui fait le mal, disaient-ils, non le corps, et là où il n’y a pas d’intention, il n’y a pas de culpabilité.”
“Puissiez-vous voir, dit-elle, ce qui lui est dû. Mais moi, tout en m’absolvant de la faute, je ne me soustrais pas au châtiment. Pas une seule femme impudique ne vivra en se réclamant de Lucrétia.”
Sous ses habits se dissimulait un couteau. Lucrétia s’en frappa en plein coeur. Elle s’affaissa sur sa blessure et tomba mourante, au milieu des cris de son mari et de son père“.
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[i] Site de Biblioteca Classica Selecta Tite-Live Histoire de Rome depuis sa fondation, Livre I Le viol de Lucretia. Faculté de Philosophie et Lettres de Louvain à l’initiative de Jean Schumacher.
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