Philippe Strozzi est un surdoué, un véritable génie des affaires financières. Grâce au soutien des deux papes Médicis, Léon X et Clément VII, il accumulera une fortune impressionnante, sans doute la toute première d’Europe. Diplomate dans l’âme, doté d’une énergie peu commune pour ses affaires, ce n’est pas un politicien. Il va cependant, à la fin de sa vie, incarner la cause des exilés de Florence, épris de liberté, en lutte contre la monarchie de Florence, soutenue par le Saint Empire.
Philippe Strozzi[i] naît le 4 janvier 1489 : il s’appelle Jean-Baptiste, Philippe, Strozzi, mais sa mère, Salvaggia Gianfigliazzi[ii], [iii] à la mort de son père, en 1491, le désigne à partir de cette date par son second prénom qui est également celui de son père, sans doute par esprit de continuité pour les affaires de ce dernier.
Son père, Philippe Strozzi l’ancien (1428-1491) est banquier, exilé à Naples après la prise du pouvoir par Cosme de Médicis en 1434 (voir les deux articles sur ce Blog sur Une dynastie à la tête de Florence et Les Medicis, la prise du pouvoir). Il a accumulé une belle fortune dont son fils va hériter partiellement plus tard, pour bâtir la sienne.
Son second mariage avec Salvaggia qui le repositionne dans l’aristocratie florentine s’avère bénéfique pour Philippe l’ancien. Depuis son retour d’exil, en 1471, il a fondé à Florence une compagnie commerciale puis une troisième à Rome. Sa fortune, qui est de plus de trente mille florins en 1471, est passée, selon ses livres de comptes, à 112 281 florins en 1483, ce qui le place parmi les plus grosses fortunes de Florence et, selon le jugement de ses contemporains, l’homme le plus riche d’Europe après le banquier allemand Jacob Fugger.
Philippe Strozzi l’ancien a eu d’un premier lit, avec Fiametta di Donato Adimari un fils aîné Alfonso, né en 1467 et trois filles, Fiametta, Alessandra et Maria. De son second mariage avec Selvaggia di Bartolomeo Gianfigliazzi, en 1477, il a deux fils, Lorenzo, né en 1482 et Filippo, né en 1489 et une fille, Caterina. Lorenzo (1482-1549), va fonder, par mariage, la lignée des princes de Forano, qui subsiste aujourd’hui encore tandis que son frère cadet, présenté ici, va prendre une part importante dans les soubresauts de la république de Florence agonisante et donner une lignée de militaires qui vont s’illustrer en France, grâce à Catherine de Médicis.
Alphonse, le fils aîné, hérite au moment de la mort de son père, de la plus grande partie de la fortune familiale. Laurent et Philippe, se partagent la compagnie bancaire de Rome, administrée sous la tutelle de Salvaggia. Une part minoritaire dans la fortune du père qui place tout de même les jeunes Strozzi parmi l’élite des quatre-vingts familles (les Ottimani) les plus riches de Florence, détenant une fortune d’au moins cinquante mille florins.
Cette dernière décèle très tôt chez son fils, une passion pour la lecture, très au-dessus de son âge, qu’elle encourage. Malheureusement, davantage inspirée par des motifs chrétiens que par une réelle éducation humaniste, elle accordera sa confiance à des religieux qui ne sauront pas l’instruire autant que les capacités du jeune adolescent le permettraient, chose dont il se plaindra à plusieurs reprises à son frère, Lorenzo, plus tard.
Selvaggia s’efforce de renforcer le réseau d’alliances de la famille, affirmant ainsi une grande autorité. C’est ainsi qu’elle organise, en 1493, le mariage de Fiametta, la sœur aîné de Philippe, avec Tommaso Soderini, le neveu de Piero Soderini, le futur gonfalonier à vie (Voir l’article sur ce Blog sur Niccolo Machiavel, une œuvre qui a bouleversé le monde). Elle marie Alexandra avec Niccolo Caponi, le futur gonfalonier de la dernière république de Florence (voir sur ce Blog, l’article sur La jeunesse de Catherine de Médicis, la dernière république de Florence). Elle complète les alliances avec la famille Caponi, par le mariage de Caterina en 1502. Quant à Lorenzo, il épouse en 1503 la fille de Bernardo Rucellai[iv], suivant une promesse de mariage contractée dix ans plus tôt entre les deux familles, par Salvaggia.
Bien que l’éducation de Philippe n’ait pas été, aux dires de ce dernier, aussi poussée qu’il l’aurait souhaitée, elle est conforme aux usages de la grande aristocratie de son temps. Francesco Zeffi, qui consacra en 1529, une biographie laudative à Philippe Strozzi, note les nombreuses vertus des jeunes Strozzi, exemplaires par leur esprit civique et il souligne que Philippe était renommé pour sa clairvoyance et son intelligence, sa modestie, sa grâce et la noblesse de son maintien.
Car Philippe est un jeune homme d’une rare intelligence, un surdoué. Dès qu’il est en mesure de le faire, il sélectionne lui-même ses professeurs et, « sur la recommandation de Bernardo Rucellai, il se passionne pour la rhétorique de Niccolo da Bucine et l’étude des mathématiques. Il étudie le latin avec Marcello Virgilio et le grec avec Fra Zanobi Acciaiuoli. Nous pouvons établir certaines de ses lectures entre 1508 et 1511, qui incluent des œuvres de Cicéron, de Lucrèce commenté, diverses traductions du grec, une grammaire grecque par Frate Urbino et une autre par Demetrio et des œuvres de Poliziano et Leonardo Bruni »[v]. Il étudie la musique et le chant : les deux frères se signalent par leurs prestations dans diverses fêtes de Florence. Philippe versifie avec assez de bonheur et il compose des madrigaux et des chansons.
Un mariage politique controversé
Philippe a dix-neuf ans en 1508. Il s’est tenu jusques là à l’écart de la politique. Depuis l’exil des Médicis en 1494[vi], la République a été successivement gouvernée par Savonarole de 1495 à 1498, puis, après quatre ans d’anarchie et de désordres, par la dictature de Piero Soderini, l’oncle de son beau-frère, nommé Gonfalonier à vie. Les Médicis se sont tenus à l’écart de Florence et ils résident à Rome, auprès du cardinal Jean de Médicis. Les Strozzi sont clairement associés à la coalition anti-Médicis et, en 1497, une conspiration, éventée, destinée à rétablir Pierre de Médicis à Florence, comporte un plan de pillage et de destruction du palais Strozzi. Alphonse est le leader incontesté de l’opposition aux Médicis, dans la famille Strozzi.
Bien que Laurent et Philippe ne puissent être suspectés de sentiments favorables aux Médicis, ils sont les amis de plusieurs jeunes gens qui joueront plus tard, en 1513, un rôle essentiel dans le rétablissement des Médicis : Anton Francesco degli Albizzi, Prinzivalle della Stufa et Mercantonio Colonna. Mais celui qui va exercer sur Salvaggia, l’influence déterminante, c’est Bernardo Rucellai, le beau-père de Laurent et le conseiller le plus écouté de cette dernière. Quelques années après l’élection de Piero Soderini, Bernardo Rucellai a rejoint un groupe d’aristocrates désenchantés et favorables au retour des Médicis. Il encourage alors Salvaggia à envisager une union entre les familles Strozzi et Médicis.
Cette union est jugée favorable par les deux familles. Pour Salvaggia, elle préserve les Strozzi d’une vengeance des Médicis en ces de retour probable au pouvoir de ces derniers et pour les Médicis, il s’agit d’une famille importante pour la reconquête du pouvoir à Florence, qui constitue l’objectif non déguisé du chef de famille, le cardinal Jean de Médicis. Aussi, ce dernier désigne-t-il Clarice, sa nièce, pour épouser Philippe Strozzi.
Ce n’est pas la première tentative de rapprochement entre les Médicis et une grande famille florentine. Déjà, deux ans plus tôt, Jean de Médicis avait échoué à marier Clarice avec Francesco di Piero Pitti, aussitôt attaqué pour trahison par le Gonfalonier à vie, Piero Soderini. C’est la raison pour laquelle, la négociation qui débouche sur la signature du contrat de mariage, en juillet 1508, exige le secret absolu.
Dans la crainte d’être arrêté pour traîtrise à la République, Philippe quitte ostentatoirement Florence, à la mi-septembre 1508, avec sa mère, pour effectuer un pèlerinage à Notre Dame de Loreto, près d’Ancône. Il a prévu d’aller d’abord à Naples puis, de là-bas, gagner Rome. Mais une rumeur sur le mariage, filtre bientôt à Florence, courant novembre. Alphonse écume de rage. Il somme, par lettre, son frère de se justifier. Lorsque l’engagement de Philippe Strozzi devient officiel, il soulève l’opposition de la quasi-totalité de la famille Strozzi, opposée depuis plus de soixante-quinze années aux Médicis. Un conseil de famille se réunit le 3 décembre qui désigne un groupe de représentants pour protester auprès de la Seigneurie, de leur totale ignorance de ce mariage et pour désavouer publiquement Philippe et Salvaggia. Une délégation du conseil de famille, est expédiée, avec l’accord de la Seigneurie, auprès du cardinal Jean de Médicis, pour présenter une pétition signée par tous les Strozzi, demandant d’annuler le mariage entre Clarice et Philippe, sous peine de condamnation à mort de Philippe Strozzi. Jean de Médicis, balaie cette pétition d’un revers de manche, tandis que Philippe, maintenant menacé de mort à Florence, est invité à se mettre d’urgence à couvert.
La nouvelle de la trahison de Philippe Strozzi a soulevé à Florence un énorme scandale. Car il n’est pas question seulement d’un simple contrat de mariage. C’est un chambardement politique complet qui révèle les fissures de la coalition politique au pouvoir. Le camp des opposants au contrat de mariage, qui comprend tous les Strozzi, se fond dans celui des partisans de Soderini tandis que toutes les familles favorables aux Médicis soutiennent le contrat de mariage.
Le 25 décembre, Piero Soderini somme Philippe Strozzi de se présenter à Florence. A défaut, la sentence tombera : il sera exilé de Florence pour dix ans et ses biens seront confisqués. Piero Soderini comprend que Philippe Strozzi n’est pas le seul responsable de cette manœuvre qui est d’abord une conspiration politique de la part de Jean de Médicis. Il soupçonne immédiatement Bernardo Rucellai et Jacopo Salviati, le riche diplomate et banquier, qui a épousé Lucrèce de Médicis, la fille de Laurent le Magnifique.
La férocité de la réaction de Piero Soderini a complètement surpris Philippe Strozzi. Mais elle n’a constitué que le premier acte du drame. Car Soderini a allumé lui-même la mèche à retardement qui va le conduire, quatre ans plus tard, à la chute et à l’exil. Un nombre croissant de citoyens apporte en effet son soutien à Philippe Strozzi, fissurant la coalition au pouvoir et affaiblissant le régime de Piero Soderini, tandis que toutes les factions hostiles au Gonfalonier à vie, se mettent à soutenir politiquement le mariage Médicis. Le pape Jules II, qui n’a que très peu de sympathie pour Soderini, prend parti pour Clarice, une jeune orpheline, sur laquelle il étend sa protection personnelle.
Le conseil de famille Strozzi voit le vent tourner en faveur de Philippe Strozzi. Un deuxième conseil de famille décide de renoncer à la position d’opposition publique au contrat de mariage. Les appels à la clémence pour Philippe Strozzi se multiplient. Ce dernier, conseillé par ses parents et amis, se présente à la Seigneurie de Florence, réunie en assemblée, le 25 décembre 1508.
Il est accusé d’avoir violé des règlements de 1393 prohibant des contacts avec des exilés de la République. Philippe se défend en faisant valoir qu’il n’a eu aucun contact avec des exilés, ayant eu pour seuls interlocuteurs l’Ordre des Dominicains, le cardinal Jean de Médicis et Jules de Médicis, qui n’ont jamais été condamnés à l’exil. Il argue que l’accusation portée contre lui est un détournement des lois de 1393 qui n’ont pas été publiées dans un tel objectif.
Ces arguments emportent la conviction de ses juges qui ne peuvent cependant pas désavouer Piero Soderini. Philippe est autorisé à épouser Clarice de Médicis, mais il doit payer une amende de cinq-cents florins d’or et il devra résider au royaume de Naples pendant trois ans.
Toute cette affaire a affaibli considérablement le pouvoir de Piero Soderini et renforcé celui du parti Médicis de Florence qui a réussi à mobiliser, autour du nom de Philippe Strozzi, l’important levier de toutes les familles favorables aux Médicis.
Le 3 février 1509, Philippe Strozzi épouse Clarice de Médicis à Rome, en toute discrétion, puis il prend, seul, la route de Naples, accompagné jusqu’à la frontière, par Julien de Médicis, le futur duc de Nemours, qui épousera, six ans plus tard, la plus jeune tante de François 1er. Clarice est restée à Rome : elle est invitée à rejoindre sa belle-mère, Salvaggia, revenue au palais Strozzi de Florence.
Jules de Médicis l’accompagne en grande pompe à Sienne où est venue l’accueillir une délégation des Strozzi. Le maintien modeste et respectueux de la jeune épousée va lui gagner les cœurs et de nombreuses voix vont s’élever pour obtenir la levée de la sanction sévère contre son époux.
En décembre 1509, Philippe Strozzi est autorisé à rentrer à Florence.
Le rétablissement des Médicis
Un an après son retour de Naples, en décembre 1510, une semaine avant Noël, Philippe reçoit son ami Prinzivalle della Stufa, qui arrive de Bologne où il a rencontré le cardinal Jean de Médicis, légat du pape en cette ville. Ce dernier crédite Philippe de sentiments anti-Soderini et il vient lui révéler une conspiration ourdie pour renverser le régime de Soderini : leur ami commun, le condottiere Marc-Antoine Colonna, attend à quelques milles de la ville avec une bande armée, à la solde du pape Jules II, prête à envahir Florence.
Mais Philippe Strozzi est bien placé pour juger de la faiblesse de caractère de son ami, dont il se méfie. La sentence qui pèse sur lui n’est que suspendue. Il craint de constituer la victime collatérale d’un complot, dont les chances de réussite ne lui apparaissent pas excellentes. Il enjoint à son ami de sortir immédiatement de Florence en allant prévenir Colonna et il court d’un trait informer son cousin, Leonardo Strozzi, membre du Conseil des Dix. Au matin, ils vont, ensemble, révéler à Soderini la conspiration.
Son comportement pendant cette affaire va conduire le cardinal Jean de Médicis à mettre Philippe à l’écart, lorsqu’il engage la révolution qui va rétablir le pouvoir des Médicis : les leaders du mouvement, Paolo Vettori, Bartolomeo Valori, Antonfrancesco degli Albizzi, Giovanni et Palla di Bernardo Ruccellai, sur le conseil de Julien de Médicis, le meilleur ami de Philippe Strozzi, ont reçu l’instruction de le maintenir à l’écart.

Julien II de Medicis Duc de Nemours Rafael copie anonyme du tableau perdu de Rafael Metropolitan Museum of Art New York
La victoire de Ravenne obtenue par les Français de Louis XII, en 1512, a ressoudé l’alliance du Pape, du Saint Empire et de Venise qui ont envoyé une armée impériale, accompagnée du cardinal Jean de Médicis, faire le siège de Prato, ville florentine située à quarante kilomètres au nord de Florence. Le 26 août, les ambassadeurs du vice-roi de Naples, Ramon Folch de Cardona-Anglesola, duc de Somma, sont venus à Florence exiger de Soderini, le rétablissement des Médicis.
Mais ce dernier, qui n’a pas les moyens de défendre Florence, s’oppose à toute négociation comportant, en préalable, le rétablissement des Médicis. Soderini et la Seigneurie font arrêter, en prévention de mouvements futurs, une quarantaine de citoyens suspects, parmi lesquels, Philippe Strozzi. Mais le 29 et le 30 août, la ville de Prato est investie et mise à sac par les troupes impériales, ce qui accentue la pression sur Soderini, qui est sommé d’abdiquer pour éviter à Florence de subir un sort identique.
Le 31 août, aucune solution n’est trouvée et tous craignent de devoir se résoudre à une reddition pure et simple de la ville avec toutes les conséquences en découlant. C’est alors qu’Antonfrancesco degli Albizzi, à la tête d’une bande de jeunes conspirateurs, fait irruption dans le palais de la Seigneurie et il réussit à obtenir le départ de Soderini, en contrepartie d’une promesse de garantie de sécurité et la libération des Florentins arrêtés cinq jours auparavant. La Seigneurie est alors sommée de déléguer au vice-roi de Naples, une ambassade pour arranger la restauration des Médicis et négocier le paiement d’une rançon pour le retrait des troupes impériales. Philippe Strozzi accompagne les trois ambassadeurs venus négocier avec le cardinal Jean de Médicis et le vice-roi de Naples.
En échange de ce service rendu aux Médicis, l’Empereur exige de Florence une rétribution de 40 000 ducats, le règlement de la solde des troupes pour 80 000 ducats et une prime personnelle pour le commandant des troupes, le vice-roi de Naples, de 20 000 ducats. En contrepartie, les Médicis sont autorisés à retourner à Florence, après dix-sept ans d’absence, comme « de simples particuliers » et remis dans la possession de l’ensemble de leurs biens.
Le départ, sans remplacement, de Soderini laisse Florence dans l’anarchie. Ce n’est que deux semaines plus tard, le 17 septembre 1512, que les Médicis se résolvent à convoquer sur la place publique, une balia de tous les citoyens, pour prononcer la dissolution du Grand Conseil et imposer leur propre gouvernement.
Le gouvernement de Laurent de Médicis
Les Strozzi, très compromis dans le précédent gouvernement, n’ont plus aucune place dans le gouvernement Médicis, de même qu’un grand nombre des familles des Ottimani. Exclus des affaires publiques, les Strozzi revendiquent alors, Philippe en tête, une introduction dans les affaires financières de la papauté.
Philippe Strozzi accompagne le cardinal Jean de Médicis, qui retourne à Rome, à la fin du mois de février, pour l’élection du nouveau pontife, à la suite de la mort de Jules II. Le 11 mars, l’élection du cardinal Jean de Médicis, sous le nom de Léon X, est accueillie par des transports de joie à Florence et chez Philippe Strozzi, qui pressent la pluie de bonnes fortunes qu’il pourra en retirer
Le couronnement du pape se déroule le 11 avril dans les rues de Rome. Ses frères, Laurent et Alphonse, sont venus de Florence, escorter Julien de Médicis, frère de Léon X.
Les Florentins qui ont imaginé que l’élection d’un Médicis sur le trône de Saint-Pierre, allait les favoriser, vont rapidement déchanter car Léon X entend récompenser d’abord, les Médicis ou leurs parents les plus proches ou encore les acteurs les plus impliqués dans leur rétablissement à Florence.
Philippe Strozzi qui, par son mariage avec Clarice, est devenu l’un des plus proches parents du pape Léon X, est contraint de constater que, dans l’immédiat, les fonctions financières qu’il convoite, ne sont pas à sa portée car leurs titulaires les occupent encore pour une ou deux années. Il se rend compte que son futur immédiat passe par Florence, davantage que par Rome. A la fin mai 1513, il décide d’accompagner Laurent de Médicis[vii] à Florence en juin, à l’occasion de la fête du saint patron de la ville, Saint Jean le Baptiste.
Philippe s’est rendu compte qu’avant de pouvoir postuler pour des fonctions financières importantes, il doit s’être imposé auprès des Médicis comme un partisan loyal. Le gouvernement de Laurent de Médicis à Florence est l’opportunité pour Philippe Strozzi de se présenter comme le conseiller le plus écouté et le plus proche parent de Laurent. Il jouit alors, grâce à sa femme, Clarice, d’une excellente réputation et il devient, de tous les Strozzi, le plus emblématique. Mais il ne participe toujours pas à la gestion des affaires publiques.
Il s’est résigné à contre cœur à une vie de courtisan alors qu’il ne souhaite que se cultiver et s’absorber dans des études littéraires. Il s’accommode au caractère de son beau-frère, s’appliquant à faire bénéficier sa parentèle de toutes les opportunités qui se présentent. Car les Strozzi, tant sous le gouvernement du cardinal de Médicis, que de celui de son frère Julien, après son élection au pontificat, ont été systématiquement éliminés des charges publiques. Laurent crée à la place du tribunal des huit de Balia, le Tribunal des soixante-dix, chargé de juger en dernier ressort les affaires judiciaires. En principe, il est interdit que deux membres d’une même famille soient membres de ce tribunal. Pourtant, Philippe parvient à y faire entrer deux de ses cousins, particulièrement recommandables par leurs compétences et qui parvinrent tous deux plus tard, à la magistrature suprême de gonfalonier de justice.
Depuis le début du gouvernement de Laurent, en 1513, Julien, le frère cadet du pape ayant préféré se rapprocher de Rome après quelques mois de gouvernement, jusqu’à 1519, date de la mort de Laurent, il n’y a pas à Florence de citoyen mieux considéré par le chef des Médicis, que Philippe Strozzi. Ce dernier se comporte avec une modération digne d’éloges. Mais l’homme est habile. Peu lui importent les charges de Florence : il regarde en direction de Rome. Il lui faut coûte que coûte plaire au pape en plaisant à son neveu.
Dépositaire général de la Chambre apostolique
Car, dès 1513, Philippe a postulé pour la charge de dépositaire Général de la chambre apostolique, avec le soutien de sa belle-mère, Alfonsina Orsini et du tout nouveau cardinal Jules de Médicis, cousin germain du pape.
Dans cette quête aux faveurs, il est au coude-à-coude avec les autres frères et sœurs du pape, dont Lucrezia Salviati, Contessina Ridolfi, Maddalena Cibo et Julien de Médicis. Chacun de ces derniers a libre accès au pape et n’hésite pas, à l’occasion, à tacler les décisions du pape en faveur de tel ou tel bénéficiaire, ce qui nécessite l’intervention régulière d’Alfonsina en sa faveur, moins pour sa qualité de gendre que par les soucis financiers constants de Laurent à Florence auxquels la charge de Dépositaire général, confiée à Philippe, aurait permis de suppléer. Mais Lucrezia, la sœur aînée, aspire à cette même charge en faveur de son époux, Jacques Salviati, ce qui lui permettrait de quitter Florence pour venir à Rome. Mais Léon X hésite car il a confié la charge à la banque Sauli de Gênes, en récompense du soutien du cardinal Sauli à son élection.
Car les négociations avec le pape sont entrées, depuis août 1514, dans une phase décisive. Le pape lui a promis à mots couverts la charge d’ici six mois à la condition que Philippe constitue une nouvelle banque. La compagnie bancaire fondée par son père trente ans plus tôt a été confiée à Berto Berti jusqu’en 1494, puis reprise par son frère Alfonso qui l’a gérée plus ou moins bien depuis Florence, avec une fermeture après 1502.
Il ouvre donc une nouvelle compagnie bancaire à Rome, le 1er novembre 1514, « Filippo Strozzi e Compagni » capitalisée à hauteur de vingt-cinq mille ducats d’or, détenue à plus de quatre-vingts pour cent par Philippe Strozzi et le solde par Antonio Strozzi son directeur à Rome.
Il brigue pendant l’été 1515, la charge de Dépositaire de la Seigneurie de Florence et des Huit de Pratique (Otto di Pratica), une commission chargée notamment de l’entretien des forteresses sur tout le territoire florentin. Laurent a destitué son précédent titulaire, Galeotto, dont la popularité laissait craindre une possible concurrence politique ultérieure. Et Philippe Strozzi peut commencer à encaisser les dividendes de sa patiente attitude de soumission depuis 1513.
Car les dépenses militaires de Florence explosent avec la guerre pour le duché d’Urbin qui commence en 1516. Le pape Léon X a en effet dépossédé le duc en titre, Francesco Maria della Rovere, petit-fils du comte de Montefeltre, adopté par son oncle, Guidobaldo, pour confier le duché à Laurent de Médicis. Le duc dépossédé a décidé de se défendre. S’ensuit une longue guerre de 1516 à 1523, entièrement financée par Florence, qui va coûter des centaines de milliers de florins à la République. Ces dépenses sont financées par de lourdes taxes pesant sur tous les citoyens de Florence. Et la banque Strozzi prêtera à tous, les liquidités nécessaires au paiement des impôts, grâce aux dépôts de la Seigneurie et de la chambre apostolique.
Car, en mai 1515, le contrat de la banque Sauli est venu à expiration. Julien de Médicis, le frère cadet du pape, a préconisé de poursuivre l’appointement de la banque Sauli. Alfonsina est, bien entendu, revenue à la charge : le pape a cependant hésité un mois supplémentaire. Le 14 juin, le cardinal Jules de Médicis a invité Philippe à se présenter d’urgence à Rome ou à déléguer un mandataire, car il vient de parler à Léon X en sa faveur. Et le 19 juin, à Florence, Philippe signe le contrat pour assumer la charge de Dépositaire général de la chambre apostolique, point de départ de son immense fortune, qui deviendra la première d’Europe.
Pourtant, depuis 1514, la charge est devenue structurellement déficitaire, les ressources devant être systématiquement suppléées par des emprunts. Aucune charge ne peut rester durablement déficitaire, d’autant que le prêt à intérêts reste prohibé. Il faut donc penser que les ressources considérables dont va bénéficier Philippe Strozzi vont venir d’autres origines. Il est probable que le prestige de cette charge va attirer à la banque Strozzi les dépôts de toute la hiérarchie cléricale de la Chrétienté ainsi que ceux de la noblesse. Et si le prêt à intérêt est interdit, il n’en va pas de même pour les dépôts qui font l’objet de commissions annuelles très élevées (environ 4,5% par an). Chaque prêt est assorti de garanties mobilières et immobilières, qui restent acquises à la banque, en cas de défaut. La couverture des besoins élevés de financement des papes nécessite une croissance importante des dépôts des clients, pour disposer des liquidités nécessaires. Elle exige également de disposer de nombreuses charges complémentaires pour neutraliser le risque politique lié à la mort d’un souverain pontife.
En 1517, deux ans après la fondation de sa banque, Philippe Strozzi détient déjà une filiale à Lyon, une autre à Séville et une troisième à Florence. Chaque implantation nouvelle constitue l’opportunité de briguer de nouvelles charges. Lorsque la banque Strozzi reçoit la charge de l’encaissement de la décime du clergé à Naples, elle ouvre ainsi dans le royaume napolitain une nouvelle filiale, qui en assumera l’entière responsabilité.
Car le principal avantage d’une charge déficitaire est de constituer un point d’entrée idéal pour l’obtention privilégiée, de très nombreuses charges complémentaires, très lucratives.
Quelques techniques des banques de la Renaissance
Pourquoi une banque doit-elle nécessairement avoir des filiales à l’étranger ?
Parce que, au début du seizième siècle, le prêt à intérêt n’est autorisé que pour les particuliers qui, par suite de la pénurie de moyens monétaires, sont dans l’obligation d’emprunter pour payer leurs impôts, par exemple. L’intérêt est considéré comme une appropriation illégale du bien d’autrui. Le premier religieux à accepter l’idée du prêt à intérêt, est un protestant, au XVIème siècle : Jean Calvin.
Pourtant, lorsqu’ils empruntent des capitaux à des marchands, les financiers doivent leur reverser un intérêt non apparent. Comme l’explique le résumé par Jean Favier de la remarquable étude sur « Le Commerce de l’argent à Gênes au XVe et au XVIe siècle »[viii], l’intérêt versé, qui peut être considérable (en moyenne 10 à 15% par an, pouvant atteindre 25% à 33% lors des crises monétaires) résulte simplement de la monnaie de remboursement stipulée dans le contrat. En réclamant un remboursement en une monnaie quelconque, on fait simplement varier la date de l’échéance pour obtenir le taux d’intérêt qui reste non écrit. Les lettres de change d’une monnaie à l’autre comportent du crédit qui n’est pas rémunéré. La seule rémunération autorisée étant celle de l’avantage de change ou « vantagio » (d’où serait dérivé le terme agios).
Ainsi, la réalisation d’opérations en plusieurs monnaies est, pour un banquier, la seule façon de pouvoir encaisser, légalement, des intérêts, sans le dire, sur le crédit effectué. Ce qui nécessite de disposer de filiales installées dans plusieurs pays différents, qui réalisent des opérations de change entre elles.
Les dépôts des clients ne sont pas rémunérés officiellement. Mais les banques peuvent leur reverser un intéressement non officiel, sur les profits réalisés, variable entre 5 et 10%.
En ces périodes de guerres et d’incertitude, le principal service rendu par les banques aux déposants, est de leur éviter l’incertitude des chemins. On rémunère en quelque sorte le transport des fonds, lequel s’effectue par lettres de change. Mais le banquier réalise également le financement du décalage des termes d’encaissement de la recette publique et le paiement échelonné du particulier, lequel accepte de payer, à tempérament, une somme globale supérieure au montant de la somme exigée pour le paiement de l’impôt par exemple, le différentiel résultant simplement du choix d’une monnaie de remboursement de valeur plus élevée que celle du versement.
Le camouflage systématique du taux d’intérêt aboutit à des opérations similaires à de l’escompte : le banquier verse une valeur actuelle inférieure à celle qu’il récupèrera sur son client.
Ces techniques ne peuvent cependant pas être utilisées avec les souverains et les papes, qui empruntent sans intérêt nominal et dans leur propre monnaie. La rémunération des concours non rémunérés aux souverains n’est possible que si un nombre d’opérations rémunérées, beaucoup plus important, est réalisé avec des clients extérieurs.
Dans ces conditions, les banques se font déléguer par leurs emprunteurs souverains, des garanties sur lesquelles ils se feront payer ou des revenus qu’ils encaisseront à la place de leurs débiteurs, l’intérêt pouvant résulter des opérations réalisées avec des tiers, débiteurs au titre des sommes ainsi déléguées. Imaginons par exemple un emprunt de 20 000 florins garanti par le pape sur une taxe sur l’importation des vins. Cette ressource peut être déléguée pour la durée correspondante au remboursement, florin pour florin. Mais le délégataire pourra financer les taxes dues par les débiteurs finaux, de sorte que le montant net encaissé sera égal, florin pour florin au montant à percevoir, l’intérêt ayant été perçu avant constatation de l’encaissement. De telles opérations ne sont pas sans risque car les impayés sont fréquents. Mais les débiteurs finaux qui manquent souvent de liquidités, sont très heureux de pouvoir trouver des banquiers pour financer leur règlement à tempérament.
Du reste, la crise des liquidités est telle en Europe, qu’il faut compter près de deux ans entre l’encaissement d’une somme à Séville et son reversement à Florence ou à Rome, après avoir transité par Lyon. Le recours au crédit s’avère donc indispensable pour les souverains.
Mais les compagnies bancaires présentes à Rome (les Ricasoli, Bardi, Antinori, Frescobaldi, Gaddi, Strozzi, Altoviti, Capponi) s’adonnent également à d’autres transactions comme le financement des importations de céréales pour l’approvisionnement de Rome : importées de Sicile via Naples, Ancône ou les Marches, les céréales sont transportées à Rome et stockées avant d’être revendues par les marchands banquiers avec des marges permettant de couvrir le crédit réalisé.
Les Fugger qui disposent d’un très important réseau en Allemagne et en Hongrie, exercent de fait un quasi-monopole sur toutes les marchandises et tous les transferts d’argent en provenance d’Europe du nord.
La crise des finances pontificales
A partir de Léon X, par suite des guerres incessantes soutenues par les papes successifs, les finances pontificales sont en permanence menacées de banqueroute.
Malgré les mesures prises pour améliorer l’effort contributif du domaine des territoires pontificaux (qui va représenter jusqu’à 50% des recettes pontificales) et la ventes des chapeaux de cardinaux, qui rapporte entre 20 000 et 40 000 ducats par chapeau, ne résolvent pas les problèmes de liquidité, toujours croissants.
En 1521, les banquiers Bini et Strozzi avancent, ensemble, un prêt de 156 000 ducats pour la sécurité duquel ils exigent la mitre papale, divers joyaux et plats d’argent, et le droit de disposer de tous les offices vacants de la Curie qui excédaient à l’époque, le chiffre de deux mille.
Les dépenses pour la guerre d’Urbin de 1516 à 1523 vont coûter très cher à la papauté qui met à contribution tous ses banquiers et les cardinaux de l’Eglise. Dans les derniers mois de son pontificat, Léon X porte le crédit du Saint-Siège à ses plus extrêmes limites. Sa mort laisse l’Etat pontifical en quasi banqueroute. Le collège des cardinaux, qui gère l’interrègne, doit mettre en gage les bijoux de l’Eglise, pour obtenir un prêt permettant de poursuivre la guerre. Il ne reste plus d’argent pour payer les funérailles de Léon X : ce sont les titulaires principaux des charges publiques (Piero del Bene, Philippe Strozzi, Sebastiano Sauli) qui vont financer ces funérailles en avançant 30 000 ducats.
Les besoins financiers du pape augmentent encore avec Clément VII, qui est l’allié de François 1er dans la ligue de Cognac et qui doit financer chaque mois près de trente mille ducats pour l’armée de Lombardie, commandée par le duc d’Urbin. De juin 1526 à octobre 1527, le financement de cette guerre stérile va absorber 549 791 ducats. Une très grande partie de l’effort de guerre est supportée par Florence qui va faire peser des impôts inouïs sur les citoyens de la ville, alimentant un ras-le-bol fiscal qui précipitera la crise économique, la rupture avec le pape, après le sac de Rome, et le rétablissement de la république, deux mois après le sac de Rome.
Le banquier de Clément VII
Philippe Strozzi est un homme dont on ne peut se passer. C’est un diplomate dans l’âme qui sait se faire apprécier. Laurent de Médicis ne jure que par lui. Il exige sa présence à ses côtés à Florence. Philippe laisse donc la banque sous la responsabilité de Philippo di Simone Ridolfi, l’un de ses neveux (fils de Contessina, la dernière fille de Laurent lr Magnifique) et repart faire le courtisan à Florence et veiller sur sa filiale florentine.

Laurent II de Medicis Duc d-Urbin (Raffaello Sanzio ou Santi) Lorenzo de’ Medici, 1518 Huile sur toile (97 x 79 cm) Crédit Photo © Christie’s Images Ltd. 2007 Coll Privée
La situation à Florence est compliquée car Laurent de Médicis n’écoute personne. Depuis la mort de Julien, fin 1516, il est devenu le chef des Médicis et l’héritier de tous les espoirs. Il a été nommé duc d’Urbin par Léon X après la conquête du duché par Jean des Bandes noires (voir l’article sur Jean des Bandes Noires sur ce Blog), un cousin de la branche cadette des Médicis.
Le 2 mai 1518, Laurent est parti épouser à Amboise Madeleine de la Tour d’Auvergne. Mais il est mort à peine dix-huit mois plus tard, quelques semaines après son épouse, laissant une petite orpheline, qui deviendra Catherine de Médicis.
A Florence, Philippe n’est pas fâché de retrouver sa liberté car Laurent a gouverné si mal ses affaires, tant à Urbin qu’à Florence, que sa chute, prévisible à terme, aurait entraîné, par contrecoup celle de ses proches. Philippe Strozzi est d’autant moins chagriné que celui qui est désigné par Léon X pour remplacer Laurent, c’est le cardinal Jules de Médicis, neveu de Laurent le Magnifique et cousin de Léon X, élevé à la dignité cardinalice peu de temps après son élection. Jules de Médicis ne jure que par Philippe Strozzi depuis qu’ils se sont connus quelques années auparavant. Il a ses entrées chez le cardinal à toute heure du jour et de la nuit et il lui arrive souvent de coucher chez lui. Jules trouve à Philippe de multiples qualités, dont la prudence, l’esprit et une bonne dose d’humanisme. Peu de temps après, la mort d’Alphonsine de Médicis, le 7 février 1520, à Florence est l’occasion d’une fissure secrète dans leurs relations, Jules de Médicis, chef du gouvernement de Florence, ayant capté l’héritage d’Alfonsina Orsini et mis la main sur 40 000 florins, soit la moitié de l’héritage, qui auraient dû revenir à son épouse Clarice, laquelle a cependant réussi à subtiliser avant la mort de sa mère, des joyaux de très grande valeur. Il semble cependant que Jules de Médicis, plus proche héritier survivant, n’ait fait qu’appliquer la règle en droit romain, de primogéniture masculine qui écartait les filles de tout droit à héritage.
Lorsque Léon X meurt en 1521, Philippe Strozzi part à Rome pour ses funérailles. Il trouve ses affaires dans un très grand désordre. Son crédit est fortement réduit, il est très affecté par la banqueroute de la banque napolitaine de Salvador Belli. L’urgence est de maintenir son crédit et sa signature. Il feint de vouloir mettre en sûreté ses joyaux et son argenterie, et les fait remettre à ses divers créanciers, qui détiennent dès lors un gage équivalent à leurs encours et qui ne cherchent donc pas à se faire rembourser, ce qui lui laisse le temps nécessaire au rétablissement de ses affaires.
En 1522, le nouveau pape, Adrien d’Utrecht, qui prend le nom d’Adrien VI, arrive à Livourne dans la première quinzaine de janvier. Les Florentins lui ont expédié une ambassade, parmi lesquels Philippe Strozzi, qui se voit confirmé dans sa fonction de Trésorier du Saint-Siège.
Mais il ne peut pas rester à Rome car le duc Francesco Maria della Rovere, a rallumé la guerre avec le nouveau pape, Adrien VI, pour le duché d’Urbin : il menace de couper les communications entre Rome et Florence. Le cardinal Jean de Médicis doit partir à Florence en urgence. Il presse Philippe de venir avec lui. Ce dernier résiste : il ne peut pas laisser sa banque tant que les affaires ne sont pas complètement rétablies. Mais Jules insiste et Philippe doit obtempérer.
Car Philippe Strozzi est l’homme indispensable dont le crédit personnel permet d’ouvrir toutes les portes. Il est impossible de gouverner Florence sans disposer de cet atout maître.
Heureusement pour lui, ce nouveau séjour ne dure pas très longtemps car Adrien VI meurt le 14 septembre 1523 et celui qui lui succède est le cardinal Jules de Médicis, élevé pape sous le nom de Clément VII.
Et sa présence à Rome est plus que nécessaire car il a réussi à truster, en garantie de ses prêts précédents aux souverains pontifes, un grand nombre de charges très importantes. Il aura, dans sa carrière, des titres sur 258 offices et charges diverses. Il est l’un des trois officiers des douanes de Rome et il est dépositaire des fonds de la douane, il est, depuis 1520, trésorier d’Urbin, depuis 1522, fermier de la Gabella dello Studio, dépositaire de plusieurs monastères importants et trésorier de la province des Marches.
Depuis qu’il est devenu pape, Clément VII ouvre plus facilement sa porte à Philippe Strozzi, qu’à quiconque. Philippe Strozzi s’est installé à un jet de pierre du Vatican dans le magnifique palais dell’Acquila, dessiné par Rafaello Sanzio. Mais une telle proximité comporte son revers : Philippe Strozzi devient l’otage du pape et de son bon-vouloir. Il est obligé de constater, en 1526, qu’il s’est si inextricablement lié à Clément VII, qu’il a utilisé tout son crédit pour accorder des prêts non sécurisés au pape.
Otage à Naples
Ce dernier commence à se rendre compte, du reste, que Philippe Strozzi, a perdu de son utilité comme prêteur. Lorsque survient l’affaire de la prise de Rome par les Colonna et Hugo de Moncade, le 22 septembre 1526, le pape, qui s’est réfugié au château Saint-Ange est contraint de négocier une trêve avec le représentant de Charles Quint, Hugo de Moncade. Aux termes de cette trêve, acceptée pour quatre mois, avec faculté de prorogation pour deux mois supplémentaires, le pape a l’obligation de verser trente mille écus, de ramener ses troupes du Milanais en deçà du Pô, de rappeler Andrea Doria et ses galères du siège de Gênes, de donner comme otages pour deux mois, le banquier Philippe Strozzi et l’un des enfants de Jacques Salviati et de pardonner aux Colonna et à tous ceux qui les ont aidés dans cette affaire.
Philippe Strozzi a immédiatement cédé à la prière du pape. Car ce dernier lui doit trop : il craint, à mécontenter le pontife, que ce dernier oublie ses dettes, ce qui consommerait sa ruine.
Mais lorsqu’Hugo de Moncade vient chercher les otages, seul Philippe Strozzi se présente. Son neveu, Pierre Salviati (le fils de Lucrezia, la fille aînée de Laurent le Magnifique), n’est pas à Rome. Et Philippe part en otage à Naples. Ce qu’il ne sait pas, c’est que Clément VII est ulcéré d’avoir été trompé par les Colonna : le duc de Traetto, Vespasiano, avec lequel il venait de signer un traité pour mettre fin aux hostilités et le cardinal Pompeo Colonna. Le pape a expédié immédiatement une ambassade à François 1er, car la trêve modifie le rapport de force en Italie de nord et oblige le pape à se retirer, provisoirement, de la Ligue de Cognac.
L’ambassade, sur la route de la France, passe par Florence où elle rencontre le cardinal de Cortona qui est devenu, depuis l’élection de Clément VII, le nouveau chef du gouvernement de Florence. L’ambassadeur fait part de la colère extrême du pontife et de sa volonté d’en découdre avec les Colonna, malgré la signature de la trêve. Le cardinal Cortona ne manque pas d’informer Clarice, l’épouse de Philippe Strozzi, alors à Florence, alitée par une maladie.
Cette dernière se rend compte que son mari a été volontairement sacrifié par le pape car la réouverture des hostilités avec les Colonna retombera directement sur son mari dont les Colonna chercheront probablement à se venger. Elle se répand en récriminations contre ce pape qui l’a spolié de son héritage, qui a sucé la banque de son mari jusqu’au sang par ses nombreux emprunts, qui a refusé d’accorder à son fils un chapeau de cardinal et qui sacrifie maintenant délibérément son époux. Elle prend donc la route de Rome pour tenter de fléchir le pape. Sans succès. Car Clément est ivre de vengeance. A peine Hugo de Moncade a-t-il licencié les troupes recrutées par les Colonna, que le pape a recruté des fantassins qu’il a expédiés, sous le commandement du condottiere Alexandre Vitelli, pour ravager les territoires des Colonna et s’emparer de Paliano.
Le cardinal Pompeo a été déchu par le pape de toutes ses dignités et excommunié, de même que son cousin Vespasiano. Mais les immenses domaines des Colonna sont exactement situés à la frontière du royaume napolitain de sorte que ce dernier a pu expédier cinq cents cavaliers qui sont venus se retrancher à Paliano.
Et Pompeo Colonna, qui a perdu tous ses biens, exige maintenant qu’Hugo de Moncade lui livre son prisonnier, dont il veut faire un exemple. Quand Philippe Strozzi apprend les mauvais traitements du pape à son égard, il comprend que l’urgence absolue pour lui est de contenir la colère du cardinal Colonna. Or, il vient de recevoir une lettre de François Vettori, l’ambassadeur florentin, ami de Machiavel, lequel lui demande de sonder habilement les intentions de l’empire à l’égard de Florence qui craint ouvertement l’armée rassemblée par le duc de Bourbon à Milan (voir l’article sur ce Blog sur le Sac de Rome). Il se concerte avec deux de ses amis, exilés de longue date à Naples, Jean-Baptiste de la Palla et Zanobi Buondelmonti, et il feint, auprès du cardinal Colonna, de vouloir se rendre à Florence pour convaincre les citoyens de se soustraire à l’autorité du pape. Un tel plan est de nature à plaire à Pompeo Colonna. Mais personne ne veut laisser partir un otage de cette importance.
On peut douter que Philippe Strozzi ait réellement eu l’intention de détacher Florence de l’autorité du pape car, ce faisant, il aurait perdu toute chance de se faire rembourser ses très importants concours bancaire, ce qui aurait entraîné sa banqueroute. Mais le banquier est un diplomate habile qui peut parfaitement laisser entendre, suggérer.
Toujours est-il que ses rapports avec Pompeo Colonna s’améliorent considérablement, et qu’il n’est plus question de faire de lui un exemple, lorsque le vice-roi de Naples, Charles de Lannoy, engage des discussions de paix avec Clément VII et le général des Dominicains, envoyé par Charles Quint pour négocier la paix. Celle-ci aboutit le 15 mars. Mais les termes en sont rejetés par l’armée impériale, qui se trouve alors à l’ouest de Bologne, car le montant de l’indemnité négociée avec Clément VII est largement inférieur aux besoins des troupes.
Lannoy est expédié à Florence pour lever cent cinquante mille écus auprès des Florentins. Mais l’armée refuse avec indignation. Le traité de paix est mort-né. Lannoy se replie à Sienne, tandis que Philippe Strozzi, qui vient d’être libéré, avant que le traité ne soit désavoué par l’armée, revient à Rome. Il s’explique avec le pape de son attitude ambigüe à l’égard de Florence et il parvient à apaiser le pontife qui n’est pas vierge de tout reproche, de son côté. Mais Clément VII se méfie désormais de Philippe Strozzi.
Pour éviter à Rome de se vider de sa population, dans l’attente de l’arrivée de l’armée impériale, le pape a fait interdire à tous de quitter Rome. Mais la famille Strozzi prétexte une excursion à Ostie, le 4 mai 1527, deux jours avant l’arrivée de l’armée impériale, pour prendre un navire qui les conduira à Pise. Ils apprennent à Ostie le sac terrible de Rome. A Pise, ville sous domination florentine, Philippe expédie Clarice à Florence, pour préparer le terrain. Car il ne veut pas entrer en conflit direct avec le pape.
Rétablissement de la république à Florence
Clarice a du tempérament et un caractère bien trempé, ce qui a fait dire à plusieurs reprises à Léon X : « Il serait heureux pour notre maison que Clarice fût Laurent et Laurent, Clarice ».
Passerini, le cardinal de Cortona, l’attend. Il se lève à son arrivée et elle l’admoneste durement en lui attribuant directement la responsabilité de l’état d’insurrection qu’elle a remarqué en arrivant à Florence. Elle lui rappelle que les premiers Médicis n’ont gouverné qu’avec l’accord des Institutions républicaines, alors que lui, par ses actions, a éludé ces mêmes libertés jusqu’à provoquer directement la révolte populaire. Il n’est plus temps de tergiverser : pour la sauvegarde des deux princes Médicis, Ippolito et Alexandre doivent partir s’ils ne veulent pas être arrêtés.
On dîne alors au palais Médicis et, dans l’après-midi, elle réitère ses recommandations aux deux princes âgés respectivement de seize et dix-sept ans. Mais ses paroles ne doivent pas être du goût des cardinaux du pape, qui lui font clairement sentir qu’elle n’est plus la bienvenue dans ce palais. C’est également le sentiment d’Ippolito qui accuse Clarice d’avoir pris le parti de ses ennemis. Se plaignant d’être chassée de sa propre maison, Clarice sort par une porte dérobée du palais, pour se rendre à la maison de Jean Ginori, où plus de soixante citoyens sont venus l’attendre. Mais à peine arrivée, voici Ottaviano[ix] qui vient supplier Clarice de revenir au palais Médicis où sa présence seule, est en mesure de calmer la foule qui veut forcer les portes.
Clarice a fait sortir ses enfants de Florence, sous la conduite de leur précepteur, François Zeffi, qui les a conduits à deux milles de Florence, dans une bourgade appartenant aux Capponi. Philippe Strozzi qui arrive à Florence, les rencontre en chemin et il se fait raconter les derniers évènements. Il passe la nuit sur place et entre à Florence le lendemain matin. Le bruit de son arrivée à filtré et c’est un grand cortège qui le conduit chez lui. Tous les citoyens de Florence se pressent au palais Strozzi. Il lui suffit de tendre la main, pour s’emparer du pouvoir.
Mais Philippe n’est pas un politique. Peut-être ne veut-il pas entrer en opposition directe avec le pape ? Sa première visite à Florence est pour le palais Médicis où il se rend avec son frère Laurent, désarmé. Le cardinal de Cortona, Ippolito et Alexandre reprochent ouvertement à Philippe la conduite ambigüe de son épouse qui a plutôt envenimé la situation politique depuis son arrivée. Philippe promet d’intervenir auprès des citoyens de Florence, pour calmer le jeu.
Mais il est déjà trop tard pour intervenir. L’assemblée des citoyens délibère pour déterminer la conduite à tenir. Philippe Strozzi est un indécis. Il ne sait pas quel parti prendre. Il ne prend pas parti, laissant les événements se dérouler. Justement, Niccolo Caponi vient le trouver, le lendemain, pour se rendre chez le cardinal de Cortona. Capponi démontre au cardinal qu’il ne tient déjà plus le pouvoir dans Florence : il doit remettre son autorité et livrer les forteresses dont il a la garde pour que le conflit se résolve pacifiquement.
Le 17 mai 1527, les cardinaux Cortona et Cibo, les magnifiques[x] Alexandre et Ippolito, capitulent et sortent de Florence, et prennent la route de Pise, ville vassale de Florence, accompagnés de Philippe Strozzi, chargé de se faire remettre les forteresses. Le pape Clément VII, indigné, fera au cardinal, à Rome, le plus mauvais accueil, de sorte que le cardinal de Cortona en mourra de chagrin, l’année suivante.
A Florence, c’est un cri de liberté unanime : la population est d’une gaieté folle. Pour l’heure, il s’agit de réformer le gouvernement et les institutions de la ville. Le Grand Conseil, une institution supprimée par les Médicis, est rétabli : il se compose de deux mille cinq cents membres. Il nomme immédiatement « les dix de guerre », les « huit de balia » et enfin le « conseil des quatre-vingts ».
Une assemblée décide d’un gonfalonier élu pour un an, reconductible deux fois. Pour conduire Florence, l’opinion désigne d’avance Capponi, qui est l’âme de l’insurrection, comme gonfalonier. C’est un homme ambitieux, mais modéré, qui a conscience que le rétablissement de la République, à Florence, modifie le rapport de forces international et va nécessiter des solutions d’ajustement par rapport aux deux grandes puissances en conflit permanent : la France et l’empire de Charles Quint.
Capponi a pour lui tout le parti des Médicis et l’aristocratie de Florence : on nomme son parti, les « ostinati ». Contre lui, il a le parti populaire, conduit par le vieux Baldassare Carducci, un homme violent, inquiet de la modération de Capponi, partisan d’une rupture brutale et définitive avec les Médicis et qui excite le peuple à tous les partis extrêmes. Et puis, il y a aussi la « faction de Saint-Marc » qui ressuscite les vieilles idées de Savonarole, qui incline du côté du parti populaire. La jeunesse, elle, est partagée entre partisans et opposants à Capponi.
Capponi est élu pour treize mois par le Grand Conseil. Le gouvernement de la Seigneurie, nommé par les Médicis, donne alors sa démission. Pour l’instant, la nomination de Capponi rassure tous les modérés de la ville. Mais le peuple murmure et s’agite, ses chefs laissent échapper des paroles violentes. Il faut craindre que tôt ou tard des difficultés ne surviennent.
Pendant que ces évènements se déroulent à Florence, Philippe Strozzi a été expédié à Pise avec les Médicis, pour se faire remettre les clefs des forteresses. Mais il est trompé par Ippolito qui parvient à s’enfuir. Sa conduite est sévèrement condamnée par le peuple de Florence où l’on juge qu’il a cherché à ménager les Médicis dont il est le parent. Il est donc rappelé à Florence. Il ne parviendra jamais à convaincre de son innocence. Il ne sera ni exilé, ni récompensé et vivra, reclus, pendant tout son séjour à Florence, jusqu’à la mort de sa femme en 1528.
Puis, voyant que le pape ne se résoudrait jamais à laisser à Florence sa liberté, il en déduit que le siège de la ville par les Impériaux est inévitable. Et puis le pape entretient des relations secrètes avec son beau-frère, Niccolo Caponi. A chaque fois que l’émissaire pontifical vient rencontrer Capponi, il ne manque pas de pousser la porte de Philippe Strozzi. Est-ce une invitation à se tenir tranquille ? Le pape a-t-il des intentions malignes à son égard ? Philippe Strozzi décide qu’il est plus prudent pour lui de se retirer en France, à Lyon, où il pourra veiller sur la gestion de sa filiale. Il va y rester un an, s’appliquant à ne mécontenter personne et y laissant un excellent souvenir.
De là il part à Gênes où il retrouve l’empereur qui, entre temps, a signé la paix avec le pape, avec les principautés italiennes et Venise. Puis il part à Lucques où il apprend que le prince d’Orange a décidé de venir mettre le siège devant Florence (voir l’article sur ce Blog Philibert de Chalon : le siège de Florence). Il décide de rester à Lucques, le temps du siège, pour voir comment vont tourner les évènements.
Le rétablissement définitif des Médicis : le duché de Toscane
La victoire finale des armées impériales et le rétablissement de l’autorité des Médicis à Florence, attire Philippe Strozzi dans la ville. Mais il s’aperçoit clairement qu’il est devenu suspect. Il ne pourra vraiment se raccommoder avec le pape qu’en allant à Rome.
Il rencontre Clément VII et il charge sa femme, qui est décédée depuis deux ans. Il exploite à fond sa mise à l’écart des affaires pour démontrer qu’il n’a profité à aucun moment de la situation. Bien au contraire, il a cherché à protéger Ippolito, en le laissant s’enfuir. Clément VII fait mine d’être convaincu par ces arguments. Mais il se méfie. Pour couper définitivement Philippe Strozzi des Florentins, il le renvoie à Florence avec pour mission de dénoncer les citoyens qui, pendant le siège de Florence, se sont montrés les plus hostiles aux Médicis. Parallèlement il a fait dire aux Florentins qu’une purge importante serait nécessaire. Le pape ne peut pas considérer Philippe Strozzi comme un opposant : il fait partie des Médicis. Il s’arrange donc pour le couper définitivement de ses anciens alliés en le rendant co-responsable des proscriptions importantes de septembre 1530.
Philippe est donc nommé par le commissaire du pape, Barthélémi Valori, pour faire partie des membres de la Seigneurie, tous favorables aux Médicis, qui seront chargés de désigner les personnes à proscrire de Florence.
Puis le pape expédie à Florence celui qui est appelé à devenir le prochain chef du gouvernement, Alexandre, le fils naturel légitimé, de Julien de Médicis, frère de Léon X, que les mauvaises langues attribuent à une liaison ancienne du cardinal Jules de Médicis avec une esclave noire. D’après l’accord intervenu entre Clément VII et Charles Quint, il est prévu que le duc épousera la fille naturelle de Charles Quint et d’une servante, Johanna van der Gheynst, dès qu’elle sera nubile.
Philippe Strozzi fait tout ce qu’il peut pour faire sa cour à Alexandre. Mais ce dernier a été sans doute prévenu contre lui.
En 1531, Philippe est convoqué à Rome par Clément VII qui souhaite réunir tous les Médicis pour arrêter la forme de gouvernement à mettre en place pour éliminer toute velléité de restauration de la république. Il a rencontré, avant de participer à la réunion, l’ambassadeur d’Alexandre, à Rome, Benedetto Buondelmonti qui est l’un de ses amis les plus fidèles. Ce dernier confie à Philippe que le pape est résolu à mettre en place un régime voisin de celui du duc de Milan. Philippe Strozzi a beaucoup à se faire pardonner et il a parfaitement compris que la convocation est purement formelle : le pape a déjà tout décidé. Il décide de soutenir à fond cette idée, en la faisant sienne, lors de la réunion.
Sont présents à cette réunion, les cardinaux Ridolfi et Salviati, petits-fils de Laurent le Magnifique, Robert Pucci, un des plus chauds partisans des Médicis et Philippe Strozzi. Le pape fait part de sa volonté d’éliminer toute possibilité de rétablissement ultérieur de la république à Florence.
Robert Pucci à qui le pape a sans doute donné à connaître de ses intentions, propose de créer un régime monarchique à Florence à confier à Alexandre et à ses successeurs. Philippe Strozzi s’engouffre à fond dans cette idée, à la grande surprise du pape. Ce qui permet au pape de dévoiler son idée : les libertés républicaines seront supprimées, de même que les élections à la Seigneurie et celles du gonfalonier. Ces postes seront remplacés par des conseillers nommés par le duc.
Pour compromettre définitivement Philippe Strozzi aux yeux des Florentins, Clément VII va s’arranger pour le faire nommer l’un des quatre conseillers qui remplaceront la Seigneurie et le Gonfalonier.
Le mariage de Catherine de Médicis avec le duc d’Orléans
Mais Alexandre supporte mal les conseillers que la vigilance du pape a poussés auprès de lui. Sous un prétexte des plus futiles, il va vouloir faire accuser Philippe Strozzi d’avoir voulu le faire empoisonner. Mais tous ses conseillers essaient de le dissuader d’une telle action et ils l’engagent à demander au préalable, l’avis de Clément VII. Ce dernier ne croit pas un mot de cette affaire.
Mais Philippe Strozzi a compris que sa situation est devenue précaire, sitôt le pape disparu, il sera déclaré persona non grata à Florence. Il décide de repartir à Rome pour solder tous ses comptes avec la chambre apostolique. La négociation est serrée. Il doit justifier de ses comptes. Il finira par faire accepter sa gestion, moyennant des abandons de créances pour un montant de cinquante mille écus.
Pour l’instant, le pape a décidé de lui confier une mission financière et diplomatique : il doit accompagner sa nièce, Catherine de Médicis, à Marseille, où elle doit épouser le duc d’Orléans, Henri de France, second fils de François 1er. A cette occasion, il doit se porter garant du paiement de la dot de la princesse, le pape l’assurant qu’il le couvrirait de tous ses débours.

Catherine de Médicis, reine de France (1519-1589)- vers 1556 Clouet François (vers 1515-1572) (d’après) Inventaire n° MV3179 Credit Photo (C) RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Gérard Blot Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon
Philippe connaît parfaitement la duplicité du pape qui joue avec lui au jeu du chat avec la souris. Peut-il réellement renoncer à cette mission ? Il l’accepte, espérant que le pape saura se montrer reconnaissant.
La dot de Catherine est fixée à cent quatre-vingts mille écus, que Philippe Strozzi fait payer en réunissant les cautionnements nécessaires auprès du pape. Catherine se marie le 29 octobre 1533 à Marseille. Philipe se prépare à revenir en Italie avec Clément VII pour formaliser les cautionnements qu’on lui avait donnés, lorsque le pape décide de le faire rester en France, comme nonce de sa Sainteté à la cour de France, afin, dit-il de faire accompagner les premiers pas de la princesse, par une personne de sa famille.
Bien qu’il commence à se faire du souci sur le montant de la dot qu’il a avancée, Philippe Strozzi est au fond très flatté du rôle que lui fait tenir le pape. Il espère que le pontife le lui en sera reconnaissant. D’autant que François 1er l’apprécie tellement qu’au terme de six mois, quand Philippe Strozzi veut mettre fin à sa nonciature, le roi adresse au pape une demande visant à faire refuser son congé à Philippe Strozzi. D’ailleurs le pape a commencé à lui verser cent-vingt mille écus en acompte sur les cautionnements promis et il lui a fait remettre des joyaux en garantie, pour le solde.
Exilé de Florence
Pendant ce temps, à Florence, de nouvelles difficultés sont survenues. Un gentilhomme, favori d’Alexandre, ayant été grièvement blessé lors d’une embuscade, Alexandre choisit d’en rendre responsable Pierre Strozzi, l’aîné des fils de Philippe. Informé, le nonce écrit au pape pour lui demander d’assurer la protection de sa famille à Florence. Mais il ne reçoit aucune réponse. Philippe demande à son fils Pierre de venir le rejoindre à la cour de France.
Sur ce, arrive à la cour de France, pendant l’été 1534, l’annonce de la maladie de Clément VII, dont la situation est déclarée désespérée. François 1er décide d’envoyer à Rome les cardinaux français et de les faire accompagner par Philippe Strozzi, qui pourra les conseiller et les introduire auprès de son réseau.
Philippe Strozzi a conservé des biens considérables à Florence et il n’a pas encore soldé ses comptes sur les charges exercées. De Lyon, Philippe écrit au duc Alexandre avec lequel il ne souhaite pas rompre tant que ses affaires ne sont pas remises en ordre.
Quand il revient à Rome, à la fin septembre 1534, le pape Clément est déjà mort. La ville est en ébullition. Car une subite pénurie de grains a provoqué une flambée des cours à dix écus le setier. Des magasins ont été pillés. Or c’est le comptoir Strozzi qui est responsable des approvisionnements en grain de Rome. Les agents de ce comptoir étaient convenus de faire venir à Rome trente mille muids de grains (un peu moins de 2 m3 par muid), à six écus le muid. Or, le vice-roi de Naples a refusé de laisser sortir le grain, ce qui a nécessité d’en commander en urgence en Bretagne et en Flandre, à des coûts plus élevés ; une partie a fait naufrage, une partie a été livrée plus tard. De sorte que les prix ont flambé. Le peuple de Rome déclare que la Banque Strozzi est responsable du prix des grains et demande à la justice de faire payer à la banque Strozzi, la différence, soit sept cents mille écus.
Bien qu’il ne soit pas responsable, juridiquement, du prix des grains, car le contrat a été signé « sauf les obstacles réels », Philippe Strozzi comprend que sa ruine est prononcée si cette somme vient à lui être réclamée, car il perdra la confiance des financiers et déposants qui le soutiennent.
Il préfère se couper un bras que tout perdre. Il cède le Comptoir des grains aux cardinaux Trani et Cesarino, choisis par la partie adverse, comme arbitres en cette affaire. Il accepte pour se libérer définitivement de toute responsabilité, des conditions très dures.
Ce n’est pas tout : on vient d’informer le pape Paul III (Alexandre Farnèse), qui vient d’être élu le 13 octobre 1534, que la banque Strozzi a reçu, en garantie des cautionnements donnés par Clément VII pour Catherine de Médicis, des joyaux et des revenus d’Eglise qui lui ont été délégués. Paul III réclame le retour de ces garanties.
Le génie de la négociation de Philippe Strozzi éclate à cette occasion. Il va courageusement affronter le pontife qui, trop heureux de voir le banquier lui céder ce qu’il demande, ne remet pas en question le principe de savoir si l’Eglise est tenue ou non à rembourser des cautionnements donnés par l’Eglise sur une parente du pape précédent. Philippe Strozzi obtient du pape la confirmation de cette dette et leurs relations, après cette négociation, sont extrêmement cordiales, le pape s’étant senti valorisé par la prompte soumission du banquier.
Le changement de pape n’a pas fini de modifier la situation italienne. Philippe Strozzi y a laissé quelques plumes, plusieurs dizaines de milliers d’écus, mais sa situation financière est rétablie. Le duc Alexandre, à Florence, a perdu le soutien du pape. Il est maintenant un duc souverain, comme les ducs de Ferrare et de Mantoue. Mais il est exposé comme tel aux problèmes que les exilés politiques ne cessent de lui poser. Une coalition s’est formée contre Alexandre, autour de Philippe Strozzi, ses fils, Ippolito, devenu cardinal, ses cousins, les cardinaux Ridolfi et Salviati.
Alexandre comprend qu’il lui faut composer. Le maillon faible, c’est Philippe Strozzi qui a encore de nombreux intérêts à Florence. Il lui offre de devenir son ambassadeur auprès du nouveau pape. Philippe biaise. Pendant qu’il hâte la réalisation de ses biens à Florence, il répond au duc qu’il est malade et qu’il ne peut malheureusement se déplacer, mais il l’assure de tout son dévouement. Il est essentiel de ne pas couper les ponts. Car le duc négocie activement avec l’empereur la formalisation de son engagement à Clément VII de lui donner sa fille naturelle, Marguerite, qui vient d’avoir douze ans. Si le duc parvient à ses objectifs, il sera personnellement protégé par l’empereur dont il fera désormais partie de la famille.
D’un autre côté, ce qui pourrait arriver de pire aux exilés, c’est qu’Alexandre et le cardinal Ippolito se mettent d’accord, c’est du moins la thèse que soutient Philippe Strozzi. Leur salut ne peut provenir que de leur opposition. Diviser pour mieux régner… Il fallait donc entraîner le cardinal dans l’opposition au duc Alexandre. N’ayant pas d’autre alternative, les exilés se mettent à fréquenter de façon assidue le palais du cardinal Ippolito.
De son côté, Philippe Strozzi renonçe volontairement à une série de créances, des biens fonds, des immeubles qu’il avait à Florence, pour une valeur globale de cinquante mille écus, pour entrer en opposition frontale au duc Alexandre.
D’accord avec tous les cardinaux Médicis, il fait représenter à Charles Quint, par une ambassade conduite par son fils Pierre Strozzi, Antoine Berardi et Laurent Ridolfi, que le régime d’Alexandre est devenu insupportable pour les Florentins. Il fait ajouter que, dans le cas où l’empereur souhaiterait conserver le même régime, le cardinal Ippolito de Médicis ferait un bien meilleur duc qu’Alexandre. Pendant qu’il se livre à cette manœuvre diplomatique, Philippe Strozzi s’est arrangé pour exfiltrer ses autres enfants, encore à Florence.
Pendant ce temps, Pierre Strozzi, Antoine Berardi et Laurent Ridolfi, qui reviennent d’Espagne, sont avisés que le duc Alexandre a dépêché une escouade de spadassins, sous le commandement d’un certain Petruccio, de Florence, pour les assassiner. Ils se déroutent et, parvenant à Modène, y trouvent Petruccio qu’ils font arrêter et passer à la question. Un procès-verbal complet de ses aveux est dressé, établissant sans contestation possible, la responsabilité du duc Alexandre.
Ce dernier a également envoyé une équipe à Rome, pour assassiner Philippe Strozzi. Mais les tueurs ne sont pas très adroits et ils se font repérer. Ils sont arrêtés. Mais comme l’administration de la commune reste soumise aux Médicis, car les hommes n’ont pas encore été changés, ils sont relâchés.
Pendant ce temps, Philippe a réussi à convaincre le cardinal ippolito, très mal vu de Charles Quint, d’entrer dans la coalition avec les exilés politiques. Le cardinal Ippolito ira en Afrique, où se trouve présentement Charles Quint (voir l’article sur ce Blog Barberousse – L’amiral de Soliman), qui assiège Tunis où s’est retranché le pirate Barberousse. Les exilés délèguent dix des leurs pour accompagner le cardinal auprès de Charles Quint. Mais, au moment d’embarquer, à Gaète, pour Tunis, Ippolito est pris de violents maux de ventre. Il déclare qu’il a été empoisonné, sans aucun doute, par son maître d’hôtel, Jean André du Bourg Saint Sépulcre. Ce dernier est aussitôt passé à la question et vient aux aveux. Il a obtenu le poison par un des serviteurs du duc Alexandre, Otto de Montauto qui a commandité l’assassinat.
Le cardinal Ippolito met cinq jours à mourir. Son assassin est tiré des prisons napolitaines et exfiltré à Rome, par les cardinaux Ridolfi et Salviati. A Rome, il est de nouveau passé à la question. Mais ses aveux changent légèrement sur la nature du poison. Philippe Strozzi représente alors à Paul III, tout le danger qu’il y a pour le pontife à paraître cautionner un assassin.
Mais le duc Alexandre est sans doute bien conseillé, car il fait corrompre les juges à Rome qui révisent leur jugement en rejetant le témoignage de l’accusé qui a varié dans ses interrogatoires. Paul III ne désire pas l’affrontement avec l’empereur qui paraît vouloir protéger le duc Alexandre. Il accepte le procès révisé et l’affaire est enterrée.
La diplomatie du duc Alexandre n’est pas restée inactive. Philippe Strozzi est désormais mal vu du vice-roi de Naples, Pedro Alvarez de Toledo, qui a tiré sans autorisation, un prisonnier des geôles napolitaines, à Gaète.
L’empereur, de retour de Tunis, après avoir reconquis Tunis, est passé par Naples, où Alexandre est venu le rencontrer, avec plusieurs sujets florentins dont François Guichardin, Robert Acciaiuoli, Barthélemi Valori et Matthieu Strozzi, cousin de Philippe. Charles Quint reçoit amicalement Alexandre qu’il envoie courtiser sa fille, montrant par là-même qu’il entend honorer la promesse de mariage signée six ans plus tôt. Les cardinaux Ridolfi et Salviati déclarent alors que la partie est perdue et qu’ils vont se retirer. Mais les conseillers de Charles Quint font valoir que l’empereur les recevra même s’il a décidé de donner sa fille à Alexandre.
Un mémoire est préparé par les cardinaux, sous la plume de l’avocat Silvestro Aldobrandini, par lequel sont exposés tous les crimes d’Alexandre depuis son accession au pouvoir. Mais la défense d’Alexandre est habile : c’est François Guichardin qui est à la manœuvre. Il en sera d’ailleurs vilainement remercié par le duc qui va le limoger sans explication, quelques temps plus tard. Il fait valoir que les libertés sont respectées à Florence, que les prétendues scélératesses sont des injures à la personne du duc et ne valent pas d’être entendues. C’est aussi l’avis des conseillers impériaux qui jugent qu’un document injurieux ne peut être reçu, les supputations qu’il contient étant suspectes. Ils conseillent donc à Aldobrandini de reprendre sa copie en retranchant tous les passages injurieux pour le duc.
Philippe Strozzi comprend alors que l’intention de l’empereur est à la fois, de confirmer Alexandre sur son trône, et de tenter de le réconcilier avec les exilés florentins.
Mais cette position conciliante ne fait pas l’affaire des exilés qui cherchent l’affrontement. Ils exigent que le document initial soit remis au duc, lequel est très étonné que des conseillers de l’empereur acceptent que son gendre soit interpellé de cette façon. Il fait répondre point par point, prétendant qu’il n’a pas à connaître des crimes qui lui sont reprochés, ces derniers étant de la compétence des tribunaux.
Une discussion serrée s’engage entre Philippe Strozzi et les conseillers impériaux mais le banquier se rend vite compte qu’on les entend par politesse. Les décisions sont déjà prises. Florence restera une province impériale, dirigée par un duc héréditaire, gendre de l’empereur.
Les exilés décident de repartir vers Rome mais, avant le départ, Philippe Strozzi a laissé entendre, afin de ne pas rompre les ponts, que ce qui avait été impossible à Naples, pourrait être repris à Rome. Philippe Strozzi a en effet des avoirs très importants en Flandre et il ne peut prendre le risque d’entrer en confrontation avec l’empereur.
D’ailleurs, une nouvelle affaire vient d’éclater à Lyon, tant les relations d’équilibre entre les puissances sont difficiles à maintenir dans une Europe déchirée entre le roi François 1er et l’empereur Charles Quint.
Le voyage des Florentins à Naples a été vivement désapprouvé par l’ambassadeur de France à Rome, Jean Du Bellay, qui vient d’être élevé cardinal par le pape Paul III, le 21 mai 1535 et qui craint que les Florentins ne se mettent d’accord avec Charles Quint, ce qui ne ferait pas l’affaire du roi François 1er. Il n’a pas mâché ses mots à Philippe Strozzi qui a répondu avec vivacité qu’il est d’abord florentin avant d’être français et qu’il ne peut négocier la liberté de Florence qu’avec son suzerain direct, l’empereur du Saint Empire Romain Germanique.
En mesure de rétorsion et, sans attendre le résultat de la négociation de Naples, François 1er fait emprisonner Dini, le représentant de la banque Strozzi que Philippe a fait expédier à Lyon, pour s’occuper de la filiale française, après Florence. Le roi a obligé Dini à payer trente mille écus dont Philippe Strozzi restait débiteur au titre de la dot de Catherine de Médicis mais dont un accord amiable avait suspendu l’exécution dans l’attente du remboursement par le roi d’un prêt beaucoup plus important consenti par la banque Strozzi. Philippe, revenu à Rome parvient à se disculper en montrant l’échec de la négociation, de sorte qu’un accord est trouvé avec le roi qui, ayant besoin de transférer vingt mille écus en Italie, utilise la filiale de Lyon de la banque Strozzi.
L’empereur est aussitôt informé d’un transfert réalisé par la banque Strozzi, qui, en qualité de sujet florentin, a interdiction de s’immiscer dans la guerre entre l’empire et la France. Il ordonne aussitôt à son vice-roi à Naples de faire le compte des avoirs de Philippe Strozzi dans le royaume de Naples et de les faire séquestrer par le fisc. A l’évidence, l’empereur cherche par ce moyen à faire plier Philippe Strozzi, devenu, par l’étendue de sa fortune et son engagement au côté des exilés, l’âme de la révolte contre le duc à Florence. Cette mesure plonge Philippe Strozzi dans la perplexité car, en tant que banquier, il n’a pas interdit à ses filiales de faire des affaires avec l’empire et il a des avoirs très importants en Espagne et en Flandre.
Ne sachant quel parti prendre, il décide d’expédier son fils, Pierre, à Lyon, pour que celui-ci puisse demander au roi de France d’utiliser sa diplomatie pour convaincre l’empereur que Philippe Strozzi n’a été rien d’autre qu’un intermédiaire financier dans les affaires du roi.
Mais Philippe Strozzi est un redoutable négociateur. Il a fait feu de tout bois et pris divers contacts, via ses avocats, avec les autorités impériales et leurs représentants. Il a pu constater que l’empereur n’avait engagé aucune mesure judiciaire à son encontre. Pour récupérer ses avoirs à Naples, il négocie un don, qui lui permet de résoudre promptement cette affaire. Le voyage en France de son fils Pierre Strozzi n’a donc servi à rien et le roi François n’a même pas à recourir à sa diplomatie.
Mais Pierre Strozzi jouit à la cour de France d’une grande faveur. Songeant à faire une carrière personnelle, libérée de l’autorité paternelle, il offre ses services au roi François 1er, qui lui donne le commandement de mille fantassins avec ordre de rejoindre le comte Guido Randoni, qui assemble des forces à la Mirandole. A cette nouvelle, Philippe Strozzi éclate en imprécations contre son fils car l’entrée en guerre d’un Strozzi contre l’Empire et Florence constitue un réel casus belli avec l’empire.
Cela fait longtemps que le duc Alexandre réclamait à l’empereur le droit de saisir les actifs florentins des Strozzi. L’engagement militaire de Pierre Strozzi aux côtés de François 1er permet au duc d’obtenir enfin satisfaction de l’empereur. Et Philippe Strozzi est alors déclaré rebelle à Florence et ses biens sont confisqués.
Le rebelle
Philippe a compris qu’il n’est plus en sécurité à Rome, qui est maintenant dans l’alliance avec Charles Quint. Il demande l’asile à la république Sérénissime, trop heureuse d’accueillir une des premières fortunes d’Europe, quoique écornée par les vicissitudes traversées depuis la mort de Clément VII.
Le 9 janvier 1537, Philippe Strozzi reçoit la visite de Laurent de Médicis[xi], le fils de Pierre-François de Médicis, de la branche cadette. Il est le premier prince héritier, dans l’ordre de succession. Il vient déclarer à Philippe Strozzi qu’il a tué Alexandre de ses mains. Le banquier ne sait tout d’abord s’il doit croire à cette histoire car Lorenzino est connu pour être l’un des plus proches familiers du duc.
Il se laisse cependant convaincre et va immédiatement voir les deux ambassadeurs de France à Venise auxquels il rapporte toute l’histoire. Il expédie un ordre à son agent de Rome de payer immédiatement dix mille écus au condottiere Jean Paul da Ceri, pour lui permettre de lever trois cents fantassins qu’il devra faire avancer à marche forcée sur Florence. Il a fait savoir également aux cardinaux Ridolfi et Salviati de se rendre d’urgence à Florence pour proposer leurs services. Le 11 janvier, Philippe arrive à Bologne où il décide de lever deux mille fantassins.
Mais où assembler ces hommes ? Car le pape s’est déclaré neutre et dans un traité d’amitié avec l’empire. Il a formellement interdit tout acte hostile sur tout le territoire pontifical, dont Bologne fait partie. Finalement, une solution est trouvée et, le 18 janvier, Philippe compte deux mille écus pour avoir la force militaire rassemblée, le 25 à Castiglione, où il versera le solde convenu.
Mais, aussi rapidement que Philippe Strozzi ait réagi, il a été pris de vitesse par Cosme de Médicis, qui vient d’être nommé duc de Toscane, à la place de son cousin. Cosme est le fils unique de Jean de Médicis des Bandes Noires et de Maria Salviati, la fille de Jacques Salviati et de Luccrezia, elle-même la fille aînée de Laurent le Magnifique.
Cosme a fait envoyer un ambassadeur, en la personne d’Alexandre Strozzi, au pape et à l’empereur, pour faire constater sa prise de pouvoir, dès le 16 janvier. Ses meilleurs amis et partisans font savoir à Philippe qu’il peut être contre-productif de lever des forces armées d’autant que l’on attend deux mille hommes de troupes espagnoles aguerries et autant de troupes allemandes qui ne feront qu’une bouchée des deux mille hommes rassemblés par ordre du banquier. La mort dans l’âme, Philippe Strozzi décide d’abandonner son avoir et renonce à son projet de rassemblement d’une force militaire.
Cosme a agi habilement. Aussitôt informé que Philippe Strozzi a renoncé à constituer sa force militaire, il demande au condottiere Vitelli, de renvoyer, « manu militari », les cardinaux Ridolfi et Salviati qui sont promptement éjectés de Florence. Les deux cardinaux, par excès de crédulité, se sont laissé manœuvrer par Cosme de Médicis qui a réussi à s’imposer.

Portrait de Cosme1er de Medicis Allori Agnolo di Cosimo 1503-1572 dit Bronzino Galerie des Offices Florence
Ils veulent maintenant recourir à la force, d’autant que l’ambassadeur de France promet vingt mille écus pour mobiliser des forces. Du reste on n’entend plus parler des troupes allemandes et espagnoles. Il s’agit en réalité de forces allemandes venues de Gênes et de fantassins, placés sous le commandement du marquis del Vasto, qui peuvent, en moins d’une semaine, arriver au secours de Florence. Philippe Strozzi juge qu’il est trop tard : il fallait agir avant que Cosme ne soit désigné.
Mais Philippe a d’autres raisons de ne pas s’engager outre. Le secours promis par la France est effectué sous condition d’apport d’une somme équivalente par les exilés, ce qui revient à dire, la banque Strozzi, qui a déjà avancé, pour les mêmes motifs et sur la parole du cardinal de Tournon, dix-huit mille écus. Philippe Strozzi estime qu’il sera le seul à supporter l’effort de guerre, devant supporter les conséquences financières de toutes les décisions à prendre.
Les exilés décident d’envoyer un des leurs, aux talents reconnus de diplomate, Cavalcanti, pour les représenter auprès de François 1er, lui expliquer la situation en Toscane et réclamer cent mille écus pour lancer la campagne. A peine est-il parti qu’arrive un nouvel envoyé du roi porteur de quinze mille écus. On délibère mais sans modifier les lignes. Sur ce, débarque Pierre Strozzi, à la tête de deux cents gentilshommes toscans. Mais Philippe ne veut pas avancer des sommes importantes tant que le rapport des forces reste trop à l’avantage des Impériaux.
Il est vivement décrié par tous les partisans de la guerre et, plus particulièrement, par son fils, Pierre Strozzi, qui ne peut pas maintenir sa force sur pied, tant que son père ne desserre pas les cordons de sa bourse. De guerre lasse et voyant que s’il n’agit pas, toute la coalition des exilés va se fissurer, Philippe Strozzi accepte de débloquer le tiers de trente-cinq mille écus, montant de la participation des exilés à l’effort de guerre, sous condition de recevoir un avis favorable d’un militaire. On envoie chercher Jean Paul da Ceri à Rome, pour assurer le commandement des troupes. Mais ce dernier n’est pas chaud : il juge, comme Philippe Strozzi, le rapport de forces trop inégal et, sans cavalerie ni artillerie, il est impossible de s’en prendre à des places fortes bien défendues.
Les exilés tempêtent mais Pierre Strozzi, qui ne voit pas arriver de France, les subsides promis pour l’entretien de ses hommes est dans l’obligation de les licencier et de s’enfuir à Rome, les laissant très mécontents de ses procédés.
Finalement, l’empereur expédie à Florence un émissaire pour tenter de raccommoder le duc avec les exilés. Dans l’impossibilité d’aboutir, ce dernier se fait remettre les clefs des forteresses florentines, qui sont occupées par des forces impériales, puis il repart en Espagne.
Pendant un an, le duc Cosme consolide son pouvoir à Florence. Philippe Strozzi, quant à lui, pense de plus en plus qu’ayant bâti une fortune personnelle considérable, il serait bien aise d’en profiter en laissant aux princes la responsabilité de conduire les guerres.
L’affaire de Monte Murlo et la captivité
Mais les exilés, qui ne supportent aucune des dépenses, sont naturellement fanatiques. Ils réussissent à persuader l’ambassadeur de France à Venise des chances de succès d’une action contre Cosme, qu’ils présentent comme un jeune homme dénué d’expérience. La France décide donc de rassembler, près de La Mirandole, trois mille fantassins, qu’elle place sous le commandement d’un Mantouan, un certain Capino.
Ce dernier, engage immédiatement les hostilités et il prend la route de Bologne où il doit faire sa jonction avec les exilés florentins. Philippe est alors contraint de révéler aux exilés les ordres secrets qu’il a reçus du roi de France. Dans l’enthousiasme, les uns et les autres se montent la tête et décident d’entrer en Toscane sans attendre les trois mille fantassins qui sont attendus d’ici trois jours et sans même se renseigner sur les forces sur lesquelles le duc de Toscane pourra compter.
Les exilés, Valori en tête se sont dirigés vers une forteresse située à trente-cinq kms de Florence, Monte Murlo, sur la route de Florence à Pistoia. Philippe se méfie des exilés dont il a mesuré de longue date l’inconséquence. Il décide de les suivre pour être en mesure de les contrôler.
Lorsqu’il arrive à Monte Murlo, il constate que la forteresse, dont on lui a dit qu’elle était imprenable, se laisse prendre par surprise, un premier succès qui grise les conjurés. Philippe se méfie cependant. Les assaillants sont à peine deux-cents : ne peuvent-ils être menacés par une sortie des forces florentines ? Parmi les exilés, il y a plusieurs capitaines d’expérience qui rassurent Philippe : ce que doit craindre le duc à Florence, c’est une sédition des Florentins : il n’osera jamais distraire des forces de Florence pour lancer un coup de main.
Philippe Strozzi n’est qu’à demi rassuré. Il écrit à ses fils de se hâter. Pierre Strozzi arrive le premier avec une centaine de fantassins et une trentaine de cavaliers. Il constate la faiblesse des effectifs et il adresse un message urgent à Capino, pour le conjurer de venir à marche forcée les rejoindre.
Cosme de Médicis, à Florence est parfaitement informé de la situation de faiblesse des exilés florentins à Monte Murlo. Il sait qu’il n’aura jamais de meilleure occasion de capturer d’un seul coup tous ses opposants politiques. Il peut compter sur trois mille fantassins et autant de cavaliers, très expérimentés, aux ordres du condottiere, Alexandre Vitelli. Il décide de lancer une attaque surprise. Le soir du 31 juillet 1537, il sort de Florence avec toutes ses forces et effectue en dix heures le déplacement à Monte Murlo, où il arrive un peu avant l’aube.
Les sentinelles avancées sont surprises et égorgées avant d’avoir pu donner l’alerte. Les quelques compagnies présentes dorment encore. En quelques minutes, elles sont encerclées et capturées. Pierre Strozzi a réussi à regrouper quelques hommes qu’il a mis en défense. Mais il est désarçonné dès les premiers tirs. Il va réussir à se sauver à la faveur de l’obscurité.
Au château de Monte Murlo, on est bientôt réveillé par les cris. L’alerte est donnée, mais trop tard : la place est investie. Philippe Strozzi avise alors le commandant des troupes florentines, Alexandre Vitelli, qui lui promet la vie sauve contre une rançon.
Les prisonniers sont ramenés en triomphe à la citadelle de Florence, placée sous le commandement des forces impériales d’Alexandre Vitelli. Philippe Strozzi a lui-même fixé le montant de sa rançon à trente mille écus. Le commandant en touchera le tiers, les deux tiers devant revenir au duc. Il autorise les parents et amis de Philippe à venir le voir en prison. Il espère que cela permettra au banquier de réunir plus rapidement la somme.
Mais Philippe Strozzi ne se presse pas. Il fait intervenir ses parents et alliés auprès du pape et de François 1er. Quelques mois passent. Le duc Cosme s’impatiente. Il intervient auprès de Charles Quint qui déclare que le prisonnier devra être remis au duc. Mais Alexandre Vitelli fait durer les choses car il ne veut pas laisser partir le prisonnier avant le paiement de sa rançon.
Philippe Strozzi a compris que s’il est remis au duc, son sort sera rapidement réglé. Il rédige son testament et Il augmente unilatéralement le montant de sa rançon à quatre-vingt mille écus, en faisant remettre à Vitelli les premiers trente mille écus. Entre temps, le nonce du pape auprès de l’empereur, a reçu pour ordre de la part de Paul III de réclamer la protection de Charles Quint pour le prisonnier de Florence. Le pape a été travaillé en ce sens par la diplomatie française qui lui a assuré les voix des cardinaux français pour son élection.
D’ailleurs, le pape qui a définitivement compris qu’il fallait situer l’Eglise au-dessus des princes, a décidé de réunir Charles Quint et François 1er à Nice, en juin 1538, pour signer la paix. Philippe Strozzi espère beaucoup de ces conférences. Mais ces dernières se terminent sans avancée notable le concernant. Philippe Strozzi a compris qu’il a été abandonné à son sort par François 1er.
Ses fils reviennent à Venise et décident conjointement d’exclure leur père de toute décision concernant ses propres affaires pour éviter que sa fortune ne soit progressivement dilapidée en exigences répétées de Vitelli, du duc et de l’empereur.
Pendant ce temps, Cosme est parvenu à produire l’interrogatoire d’un prisonnier, accréditant la thèse d’une participation de Philippe Strozzi à l’assassinat du duc Alexandre. L’empereur donne instruction au remplaçant de Vitelli à la citadelle de Florence, d’appliquer la question à Philippe Strozzi pour le contraindre à avouer sa participation à l’assassinat. On lui inflige douze coups très violents d’estrapade : le supplice consiste à attacher le prisonnier les bras derrière le dos et de lui placer des poids très lourds aux jambes. On le hisse en l’air à l’aide de poulies, puis on le lâche brutalement, dans le but de disloquer les membres.
Philippe a compris que la mort seule l’attend, au bout de son calvaire. Il avise alors l’épée qu’un soldat a laissée nue, sur un tabouret. Il réussit à s’en emparer et à se la passer à travers le corps, pour abréger ses souffrances. Il mourra quelques heures plus tard, le 18 décembre 1538.
Ses fils feront carrière auprès de leur cousine, Catherine de Médicis, qui n’oubliera jamais tout ce qu’elle doit à Clarice de Médicis, la mère des Strozzi, qui, jusqu’à sa mort, en 1528, s’est occupée de la petite orpheline comme sa fille. Pierre Strozzi fera une longue carrière en France et sera nommé maréchal de France en 1554. Laurent Strozzi, deviendra archevêque d’Aix-en-Provence, évêque de Béziers et cardinal.
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[i] La base de cet article est issue de deux ouvrages : l’un, The Strozzi of Florence: Widowhood and Family Solidarity in the Renaissance par Ann Crabb et l’autre, Filippo Strozzi and the Medici par Melissa Meriam Bullard . Un troisième ouvrage a été abondamment utilisé «La vie de Philippe Strozzi, premier commerçant de Florence », par Lorenzo Strozzi, La Haye 1762 .
[ii] Le nom de la famille Gianfigliazzi est issu d’un Giovanni fils de Galeazzo, transformé en Gian figlio d’Azzo, considéré comme le chef de lignée de cette maison vers le Xème siècle. Les Gianfigliazzi sont des magnats de tendance guelfe qui ne remplissent aucune fonction dans la république florentine à cause des Ordonnances de justices de 1293 et 1295 qui excluent les « puissants » non-inscrits à des corporations. Avec l’expulsion du Duc d’Athènes de Florence, à laquelle ils contribuèrent, les Gianfigliazzi commencèrent à recevoir honneurs et charges, bien que restés magnats. Jusqu’en 1530, la famille eut trente prieurs et dix Gonfaloniers (hauts fonctionnaires de Florence élus tous les deux mois), des commissaires des guerres et des ambassadeurs. La famille de’ Gianfigliazzi s’éteignit en 1764 avec le Chanoine Rinaldo di Lodovico. Voir l’article.
[iii] Voir le site pour l’arbre généalogique de la famille Strozzi.
[iv] La famille Rucellai a introduit en Europe la teinture par l’Orseille. Voici la version qu’en donne le Dictionnaire des Inventions Bruxelles 1838, livre Google books : « La famille d’Oricelarii, ou Rucellari, ou Rucellai, descend d’un noble allemand nommé Ferro ou Federigo, qui vivait au commencement du XIIème siècle. Un individu de cette famille s’était enrichi, vers 1300, dans le commerce avec le Levant. On raconte que, peu de temps avant son retour à Florence, alors qu’il urinait par hasard sur des plantes d’orseille, il constata que ces dernières se coloraient en rouge sous l’action de l’urine. Il réalisa plusieurs essais de teinture puis il revint exploiter le monopole de son invention à Florence », pour la teinture des tissus des Arts de la Laine et de Calimala (voir l’article sur ce Blog Aux sources de la richesse de Florence). Sa famille fut bientôt surnommée par le nom de la plante, surnom qui, à l’usage et par déformation devint Rucellai. Les Rucellai étaient, à la Renaissance, l’une des plus riches familles de Florence.
[v] Filippo Strozzi and the Medici par Melissa Meriam Bullard p5.
[vi] Cet épisode est notamment conté dans un article de ce Blog Une dynastie à la tête de Florence : les Médicis de 1400 à 1600.
[vii] Laurent est le fils aîné de Pierre de Médicis et le petit-fils de Laurent le magnifique. Il est donc le neveu du pape. Il sera élevé duc d’Urbin, en 1518, à l’occasion de son mariage avec Madeleine de la Tour d’Auvergne qui lui donnera une fille, Catherine de Médicis.
[viii] Le Commerce de l’argent à Gênes au XVe et au XVIe siècle [Jacques Heers, Gênes au XVe siècle. Activité économique et problèmes sociaux. Domenico Gioffrè. Gênes et les foires de change, de Lyon à Besançon.] [compte rendu] Jacques Heers, Jean Favier Journal des savants Année 1963 Volume 1 Numéro 1 pp. 38-47.
[ix] Ottaviano est un fidèle des Médicis qui va protéger les biens de la famille à Florence pendant tout le siège de de la ville. Le duc de Toscane, Cosme 1er, sous prétexte qu’Ottaviano avait été infidèle, obligera son fils, Bernadetto, en 1546, à rembourser des sommes importantes. Ce dernier en concevra un tel chagrin qu’il s’exilera définitivement de Florence pour aller à Naples, où il va fonder la lignée des princes d’Ottaviano.
[x] Titre honorifique porté à Florence, par tous les Médicis et qui a pour équivalent la notion de « puissant ».
[xi] Episode raconté par Alfred de Musset dans sa pièce Lorenzaccio.
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