« Sa beauté extraordinaire, presque féminine, son rang élevé dans la hiérarchie nobiliaire, son caractère chevaleresque, son immense énergie, son insatiable soif de savoir, sa passion pour la théorisation, cette rare combinaison de hardiesse intellectuelle et de totale dévotion, son extraordinaire précocité et sa mort prématurée lui font une personnalité extraordinairement curieuse »[i]. Pic de la Mirandole est une étoile filante de la philosophie qui a tenté vainement d’unifier deux mondes : celui du Moyen-Age finissant et celui de la Renaissance intellectuelle.
Les jeunes années d’un génie
Le père de Jean Pic de la Mirandole, Jean François, est seigneur de la Mirandole et deuxième comte de Concordia.
Les comtes de Concordia ont été nommés en 1414 par l’empereur Sigismond (1411-1437) du nom d’une forteresse bâtie sur les bords de la Secchia, à cinq milles de la Mirandole, pour protéger les nombreux moulins établis sur la rivière. Son nom vient du fait qu’au moment de sa construction, les Mirandole étaient en paix avec tous leurs ennemis, circonstance rarissime pour cette dynastie de condottieres.
Jean-François épouse Julia Boiardo, la sœur cultivée, du poète Matteo Maria Boiardo, seigneur de Scandiano (à soixante km au sud-ouest de la Mirandole) et placé par le duc d’Este à la tête du gouvernement de Reggio d’Emilie. De leur union naissent sept enfants : trois fils indivis (Galeotto, Jean et Antoine-Marie), co-seigneurs de la Mirandole et quatre filles, dont l’une épouse le seigneur de la principauté indépendante de Carpi. Jean François meurt le 8 novembre 1467. Lui succède comme seigneur de la Mirandole et comte de Concordia, Galeotto, l’aîné, qui a épousé, en juin 1468, Blanche d’Este, la sœur de Borso d’Este, duc de Ferrare.
C’est dans cette famille de la haute aristocratie, que naît Jean Pic de la Mirandole, le 24 février 1463[ii]. Sa mère, Julia Boiardo, a pour lui, une tendresse particulière et elle s’occupe de lui donner la meilleure éducation : elle le destine à l’Eglise. Dès sa plus tendre enfance, Giovanni montre des capacités intellectuelles hors norme : il lui suffit de lire un texte à trois reprises pour le réciter d’une traite dans l’ordre des mots et dans l’ordre inverse.
A l’âge de quatorze ans, Jean est envoyé à Bologne, en 1477, pour y étudier le droit canon et Julia obtient pour son fils, auprès du pape, le titre de protonotaire apostolique.
Mais, arrivé à Bologne, Jean se désintéresse assez rapidement du droit. Il y découvre le grec et les langues anciennes pour lesquelles il se prend d’une véritable passion (il apprendra près de vingt-deux langues dans sa vie). Il découvre également la philosophie qui va devenir son principal centre d’intérêts.
Sa mère, Julia Boiardo, meurt en 1478, lui léguant une très grosse fortune personnelle, ce qui met le jeune comte de Concordia (propriétaire indivis du titre avec ses frères), à l’abri du besoin. Dès lors, Giovanni décide d’interrompre ses études juridiques : il quitte Bologne.
Vers quelle ville aller, sinon à Florence, la mère de la civilisation et des arts ?
Au cours d’un premier voyage, en 1479, le jeune comte de Concordia fait deux rencontres, à Florence, qui vont avoir une incidence décisive sur sa vie : celles d’Ange Politien et de Savonarole.
Ange Politien : le poète de Laurent le Magnifique
Ange Politien (1454-1494), est un poète qui a été l’élève de Marsile Ficin, avec Laurent le Magnifique, de cinq ans plus âgé que lui, à l’académie de Careggi. Les autres enseignants étaient tous des membres du cénacle néoplatonicien : Landino, Argyropoulos, etc…
En 1473, Laurent de Médicis, devenu son prince, le prend à son service en tant que secrétaire particulier et, deux ans plus tard, le nomme précepteur de ses fils Pierre (le futur Pierre II de Médicis 1472-1503) et Jean (le futur pape Léon X 1475-1521).
Domenico Ghirlandaio Le Politien et Pierre de Medicis (1472-1503) Chapelle Sassetti Circa 1483-1485 La vie de saint François d’Assise Confirmation de la règle Franciscaine par Honorius III Basilique Santa Trinita de Florence Image Web Gallery of Art
Le Politien et Pierre de Medicis (1472-1503) Détail Chapelle Sassetti Circa 1483-1485 La vie de saint François d’Assise Confirmation de la règle Franciscaine par Honorius III Domenico Ghirlandaio Basilique Santa Trinita de Florence Image Web Gallery of Art
L’épouse de Laurent, Clarisse Orsini lui est hostile : elle n’accepte pas ses vues particulières sur l’éducation de ses enfants. Ecarté de ses fonctions de précepteur, il quitte Florence en 1479. Il est rappelé par Laurent l’année suivante, qui lui offre un poste à l’Université, à Careggi.
Devenu à l’âge de vingt-cinq ans, le 29 mai 1480, professeur de poétique et de rhétorique à l’université de Florence, Agnolo Ambrogini ou Ange Politien, va faire une carrière fracassante, bousculant toutes les hiérarchies intellectuelles.
Politien est un professeur brillant dont les émoluments vont rapidement augmenter, en passant de 100 florins par an à plus de 450 florins dix ans plus tard alors que ses remplaçants dans les différents postes occupés ne dépassent pas 150 florins. Est-il particulièrement brillant ? Ou particulièrement bien vu ? Sans doute un peu des deux car Laurent lui confie, en sus de ses responsabilités à l’Université, des travaux particuliers.
Dès ses premiers cours, répondant à un désir secret de Laurent, il rompt avec la tradition de Landino, la vieille école de l’humanisme, en proposant la rhétorique de Quintilien au lieu de l’éloquence de Cicéron et en remplaçant Virgile par Stace, découvert cinquante ans plus tôt par Le Pogge, Poggio Bracciolini (1380-1459) (voir sur ce Blog l’article Le Pogge: la première renaissance littéraire à Florence).
Ange Politien, humaniste de la nouvelle vague, comme Pic de la Mirandole, conteste la manière dont Landino commentait les auteurs antiques en privilégiant l’approche néoplatonicienne. Son engagement militant, le conduit donc à s’opposer, à peu près à l’époque où il termine ses Stances, à l’école néoplatonicienne.
Or cette époque est celle où Sandro Botticelli travaille pour Lorenzo di Pier Francesco (1463-1503) auquel le Politien dédiera une épigramme latine, la silve Manto (peinture des animaux à la saison des amours), en 1482. Le Politien est donc à l’époque tout proche de Botticelli, plutôt en opposition avec l’école néoplatonicienne, et soutenu de fait par Laurent le Magnifique. Des études récentes ont du reste établi que Politien était à l’époque fortement inspiré de l’Epicurisme et du modèle poétique de l’auteur latin Lucrece.
Jean-Marc Mandosio[iii] dans son article sur l’enseignement d’Ange Politien note par ailleurs qu’ «en plaçant son premier cours universitaire sous le signe de la philologie pure, étrangère, en somme, à la tradition de sa propre ville, il accomplit un acte novateur qu’il est difficile de séparer du cadre de la politique culturelle alors mise en œuvre, par Laurent le Magnifique, ce qui semble indiquer que, dès 1480, on commençait à considérer l’expérience Ficinienne comme périmée ».
Soucieux d’innover, Le Politien se montre résolument moderne par sa façon d’utiliser l’imprimerie : il remet à son imprimeur ses leçons les plus significatives pour démultiplier les lecteurs de ses textes qui sont rendus facilement accessibles.
Bousculant les hiérarchies universitaires, il décide de sa propre initiative d’enseigner Aristote, chose en principe interdite à un professeur de rhétorique et de poétique.
La mort de son protecteur en 1492, interrompt les incursions littéraires de cet intellectuel de génie qui décède à l’âge de quarante ans le 28 septembre 1494, la même année que son ami Jean Pic de la Mirandole.
Etudiant à Ferrare et Padoue
Après son séjour de quelques mois à Florence, où il est présenté à Laurent de Médicis, subjugué par la beauté du jeune adolescent de dix-sept ans, Pic va à Ferrare étudier la scolastique et suivre les cours de l’humaniste Battista Guarino, le fils du célèbre Guarino de Verone (voir l’article sur ce Blog sur Isabelle d’Este, Marquise de Mantoue ou l’art d’être femme à la Renaissance).
Puis, sans doute sur le conseil du Politien, il va passer deux ans à l’université de Padoue, de 1480 à 1482, suivre les enseignements sur Aristote et ceux du philosophe et médecin andalou Averroes, célèbre à la Renaissance, pour ses commentaires sur Aristote. A Padoue, Jean, qui parle déjà couramment le latin et le grec ancien, va apprendre l’hébreu auprès du juif vénitien, originaire de Candie, Elia del Medigo, l’un des plus grands spécialistes juifs d’Averroes. Ce dernier traduit pour lui des textes des traditions arabe, chaldéenne et hébraïque.
La guerre entre Ferrare et Venise, oblige le jeune homme de dix-neuf ans à retourner auprès de son frère, Galeotto, à la Mirandole où le rejoignent des amis étudiants et enseignants de Padoue et Aldo Manuzio, que Giovanni a connu à Ferrare où il apprenait le grec (voir sur ce Blog l’article mentionnant ce dernier sur le Cardinal Bembo, la religion de l’amour).
Puis, le jeune homme se rend à Pavie auprès de sa sœur, qui a épousé le co-prince de Carpi, Lionello 1er, décédé trois ans plus tôt. Pour l’éducation de ses neveux, Lionello et Alberto Pio, il conseille à sa sœur, de prendre pour précepteur, son ami Aldo Manuzio, qu’il a bien connu à Ferrare et qui a été son hôte à la Mirandole, l’année précédente.
Bernardino Loschi Les fresques de la chapelle du palais de Carpi A partir de la gauche Pietro Pomponazzi, Alberto III Pio, Aldo Manuzio et Lionello II Pio
Puis il retourne à Florence, sans doute à l’appel de ses amis.
Premier séjour à Florence : Marsile Ficin
Au début de son séjour à Florence, Pic hésite entre le Politien et Marsile Ficin. Il n’est pas encore guéri de la puissante séduction qu’exerce sur lui l’expression littéraire parfaite d’Ange Politien et la merveilleuse élégance de son langage.
Botticelli Adoration des Mages Galerie des Offices Image Web Gallery of Art
Botticelli Adoration des Mages (détail) Au premier plan Laurent le Magnifique, Pic de la Mirandole lui faisant l’accolade et le Politien avec le chapeau Galerie des Offices Image Web Gallery of Art
Il expédie au Politien ses Elégies à Martia, à Phyllis, et à d’autres encore. Le Politien, quelque séduction qu’exerce sur lui le jeune Apollon, n’a pas le courage d’imposer silence à son sens critique et Pic, ému du jugement sévère porté par le plus grand humaniste de son temps, jettera au feu ses poèmes et tournera le dos, définitivement, à la poésie. Il conservera à Ange Politien toute son affection, mais il va se tourner désormais vers Marsile Ficin, à Careggi, et tout le cercle néo-platonicien de Florence.
Marsile Ficin, de son vrai nom Diotefici, est né entre Arezzo et Florence dans un petit village nommé Figline. Il se met à l’étude du grec en 1456 et commence à traduire des œuvres d’auteurs grecs en latin. Il rencontre Cosme de Médicis vers cette période : le fondateur de la dynastie des Médicis deviendra son second père. Le grand homme et le philosophe se reconnaissent et Cosme commandera à Ficin de traduire en latin l’œuvre de Platon. Puis, en 1462, il attribua à Ficin sa villa de Careggi pour lui permettre de réunir, de façon relativement informelle, son cercle de néoplatoniciens en vue de traduire des auteurs grecs. Il met du reste à la disposition de l’académie un certain nombre de parchemins originaux. Cette académie néoplatonicienne fut l’ancêtre commune de toutes les académies qui se multiplieront aux siècles suivants dans toute l’Europe.
En 1469, Ficin achève la première traduction jamais réalisée des œuvres de Platon en latin et il rédige son Commentaire du banquet de Platon. De 1469 à 1474, il rédige la principale œuvre philosophique de sa vie, la Théologie platonicienne, dans laquelle il s’attache à démontrer l’unicité de la philosophie platonicienne et de l’amour de Dieu.
« La beauté elle-même, qui naît de la symétrie, de l’harmonie et de la correspondance parfaite des parties dans le tout, est l’image d’un cosmos organisé dans lequel aucun élément ne peut être considéré isolément mais seulement dans son rapport harmonique avec l’ensemble. Le parfait accord de la beauté avec elle-même n’est donc que l’image de l’harmonie cosmique en laquelle se réfléchit la gloire du créateur»[iv]. L’architecte Leon Battista Alberti aurait parfaitement pu écrire ces mots. Il y a du reste une assez large parenté d’idées entre les écrits d’Alberti (1404-1472) et ceux de Ficin qui avait dû lire le « De pictura » d’Alberti (1439) et le « De aedificatoria » (1449).
« La beauté du monde qui est le signe d’une sympathie du sensible avec l’intelligible, est source de lumière et de splendeur : La lumière est une sorte de divinité, reproduisant dans le temple de ce monde la ressemblance avec Dieu. La lumière qui se répand sur toutes les créatures de Dieu est une certaine splendeur de la clarté divine ».
Dans cette philosophie d’Amour, dans laquelle Ficin tente de tracer un trait d’union entre le Christianisme et Platon, il n’y a nulle part pour la mythologie, les figures issues de la mythologie gréco-latine n’étant présentes que pour leurs vertus illustratives.
Fondamentalement, Ficin se positionne comme un chrétien : il n’imagine même pas que ses écrits pourraient le faire taxer de paganisme. Lefèvre d’Etaples (voir l’article sur ce Blog sur l’Evangélisme à la Renaissance, une tentative avortée de conciliation) l’appelait «mon père» et Erasme connaissait particulièrement bien les écrits et la pensée de Marsile Ficin.
Le 18 décembre 1473, Marsile Ficin est ordonné prêtre mais il n’aura jamais de charges ecclésiastiques importantes. Après 1484, il consacre plusieurs années à la traduction et aux commentaires de Plotin, publiés en 1492, l’année de la mort de Laurent Le Magnifique. Un temps séduit par Savonarole, il s’en éloignera vite et mourra un an après lui, en 1499.
Lorsqu’il rencontre Marsile Ficin pour la première fois, Pic de la Mirandole est pleinement aristotélicien. Mais il va glisser lui-même vers le néoplatonisme comme il le dit dans une lettre à Ermolao Barbaro : « Il me semble cependant, pour vous exprimer mon sentiment, que j’aperçois deux choses chez Platon : d’abord une abondante éloquence tout homérique, une teneur de style qui s’élève au-dessus de la prose, puis, si l’on regarde les choses d’assez haut, une parfaite communion d’idées avec Aristote ; de sorte que si l’on s’en tient à l’expression, rien n’est plus opposé que les deux doctrines et que si l’on considère la substance, rien ne s’accorde mieux»[v]
Apparition de l’Ange à Zaccharie par Domenico Girlandaio Chapelle Tornabuoni Eglise Santa Maria Novella Florence Image Web Gallery of art
Chapelle Tornabuoni Circa 1486-1490 Photo WGA Eglise Santa Maria Novella Fresques de Domenico Ghirlandaio Histoires de Saint Jean Baptiste Annonciation de l’ange à Zaccharie détail de g à dte Le Marsile Ficin, Cristoforo Landino, Ange Politien et Demetrio Greco de l’Université de Florence Image Web Gallery of Art
À Florence, sous l’égide de Marsile Ficin, Jean Pic se laissera fasciner par la lecture des « Ennéades » de Plotin, découvrant ainsi le néoplatonisme en l’authenticité de sa forme première[vi]. Le site de l’Agora poursuit : « Et on comprend que Pic se laissera tenter par les sciences occultes et les promesses inouïes qu’elles ne cessent de semer, et sans doute a-t-il pu espérer, dans son enthousiasme initial, que l’investigation de la magie lui donnerait comme une confirmation a posteriori de la cosmologie néoplatonicienne et de la métaphysique que celle-ci présuppose. Rien, cependant, n’indique qu’il ait jamais lui-même tenté d’en faire l’expérience. Pic était essentiellement un contemplatif, et si les fondements théoriques que la magie recevait chez Plotin ont pu l’intéresser au plus haut point, il semble qu’il ait toujours laissé à d’autres le soin d’en faire la vérification empirique ».
Marsile Ficin va exercer sur le jeune génie de la littérature une très profonde influence, car, à l’instar du maître, qui s’est efforcé d’établir un lien entre la philosophie néoplatonicienne et l’amour de Dieu, dans sa Théologie, Pic de la Mirandole, va s’atteler, à Florence, à la tâche immense de démontrer la vérité du nouveau Testament par l’étude des procédés Kabbalistiques juifs.
Pic de la Mirandole et la Kabbale chrétienne
Car en arrivant à Florence, Jean Pic n’a pas oublié ses amis juifs de Ferrare : Elia del Medigo, Flavius Mithridate (qui traduit pour lui des textes de la tradition kabbalistique) et Jehudah Abravanel.
Flavius Mithridate, un juif sicilien, converti au catholicisme, va traduire pour le jeune lettré plus de trois mille pages de textes hébreux.
Spartakus FreeMann[vii] précise dans son article sur la Kabbale magique chrétienne que « Pic soutenait que la Kabbale représentait une chaîne ininterrompue de la tradition orale qui fut révélée à Moïse sur le Mont Sinaï. Dans son Oraison sur la Dignité de l’homme, il défendit cette notion en ajoutant que la Kabbale est implicite de la doctrine chrétienne : « Il n’existe aucune science qui nous certifie mieux la divinité du Christ que la magie et la Kabbale » nous déclare Pic dans ses Conclusions. Par magie, Pic signifie, non seulement les arts hermétiques (alchimie, astrologie, divination…), mais aussi la physique, la chimie, l’astronomie, toutes sciences que son époque ne distinguait nullement de l’hermétisme. Esther Cohen nous dit à ce propos : « Pour le comte de la Mirandole, seule la magie cabalistique peut compléter et perfectionner la philosophie naturelle proposée par Ficin; c’est seulement grâce à elle que la magie entendue comme « copula mundi » trouve sa dimension la plus profonde».
Cette Cabale chrétienne est nouvelle aussi car « Pic ne travaille pas directement à partir de la Cabale juive, mais sur des traductions latines auxquelles il donne ses propres mots, créant tout un univers symbolique au centre duquel les religions se rejoignent … il explore la cabale juive pour en faire autre chose, pour faire surgir de ses combinaisons et permutations complexes un espace discursif où, finalement, le judaïsme et le christianisme ne feraient plus qu’un ». (Voilà bien une théorie qui sent le soufre au regard des canons de l’église !)
« La clé de la Cabale chrétienne réside donc principalement dans l’idée que la Kabbale, tradition orale de l’Ancien Testament, ne pouvait que prévoir l’avènement du christianisme : « Aucune science ne nous rend plus sûrs de la divinité du Christ que la magie et la Cabale » (Pic de la Mirandole, Neuvième Thèse) » et dans ses Conclusions Magiques et Cabalistiques il ajoute : « par la lettre Shin, située au coeur du nom de Jésus, la Cabale nous signifie que le monde reposait parfaitement comme s’il était dans sa perfection, et comme Yod est unie à Vav, chose qui survint dans le Christ, qu’il fut le véritable fils de Dieu et de l’homme ».
« En reliant la troisième lettre, A, à la première lettre B, on obtient AB, Ab, le Père. Si, on double la première lettre B et qu’on ajoute la seconde R, cela donne BBR, Bebar, dans ou au travers du Fils. Si on lit toutes les lettres sauf la première, cela donne RAShITh, Rashith, le commencement. Si on relie la quatrième lettre, Sh, la première B et la dernière Th, cela donne ShBTh, Shkebeth, la fin ou le repos. Si on prend les trois premières lettres cela fait BRA, Bera, créé. Si l’on omet la première, les trois suivantes donnent RASh, Rash, tête. Si on omet les deux premières, les deux suivantes donnent ASh, Ash, feu. Si on prend la quatrième et la dernière, cela donne ShTh, Sheth, fondation. Si on met la deuxième lettre avant la première, cela donne RB, Rab, grand. Si après la troisième on place la cinquième et la quatrième, cela fait AISh, Aish, homme. Si aux deux premières lettres on joint les deux dernières, elles donnent BRITh, Berith, alliance. Et si la première est unie à la dernière, cela donne ThB, Theb, qui est parfois utilisé pour TVB, Thob, bon». En prenant l’ensemble de ces anagrammes mystiques dans l’ordre adéquat, Pic constitue la phrase suivante à partir du mot BRAShTh : « au travers de son fils le Père a créé cette Tête qui est le commencement et la fin, le feu-vie et la fondation de l’homme Supernel (l’Adam Qadmon) par Son Alliance bénéfique » (…).
Ce qui permet à Pic de conclure : « N’importe quel juif cabaliste, selon les principes et les affirmations de la science de la Cabale, est inévitablement amené à admettre la trinité et toute personne divine : Père, Fils et Saint-Esprit précisément, sans rien ajouter, déduire ni modifier, ce qui correspond à la foi catholique des chrétiens » (Pic, Conclusions Magiques et Cabalistiques, 5:82).
Pic de la Mirandole va être le premier philosophe de la Kabbale chrétienne. Il va être suivi notamment par « Jean Reuchlin, le scolastique renommé et résurrecteur de la littérature orientale en Europe (1455-1522) ; Henri Corneille Agrippa, le distingué philosophe et physicien (1486-1535) ; Jean Baptiste von Helmont, un remarquable physicien et philosophe (1574-1637) ; le Docteur Henry More (1614-1687) ».
Ces thèses vont être jugées sulfureuses et mises à l’index par le pape Innocent VIII (Cybo) quelques années plus tard.
Les neuf-cents thèses
En 1485, Jean Pic de la Mirandole se rend en France où règne Charles VIII (régence d’Anne de Beaujeu sa sœur aînée). Il y fait la connaissance de Robert Gaguin, ministre général de l’Ordre des Trinitaires, qu’il reverra l’année suivante à Florence, lorsque ce dernier est expédié en ambassade à Rome. « La conformité de leurs goûts et de leurs études avait dû rapprocher le vieux docteur en décret et le jeune érudit italien : même amour des livres, même penchant pour les disciplines scholastiques, même hostilité pour l’astrologie et, la mention émue que fit plus tard, Robert Gaguin, de son malheureux ami nous est un sûr garant des rapports affectueux qu’ils avaient entretenus. Pendant le court séjour que fit à Florence la mission française, Pic dut présenter Gaguin dans le cénacle de savants et d’humanistes que présidait Laurent de Médicis, et c’est à cette circonstance que le général de l’Ordre de la Trinité, dut de faire la connaissance de Marsile Ficin » avec lequel il va entretenir désormais une correspondance régulière.
C’est sans doute à l’issue de discussions avec les universitaires de Paris qu’il a la première idée de développer ses « thèses », qu’il formulera l’année suivante. Il se met d’arrache-pied à la rédaction de ses neuf-cents thèses, qu’il a l’intention de soutenir à Rome devant le pape.
Quel est donc ce projet inouï ?
Comme le précise le site de l’Agora, « c’est alors que, dans la splendide arrogance de sa jeunesse — il a tout juste 23 ans — il conçoit le projet inouï de convoquer en un vaste débat les esprits les plus doctes de la Chrétienté, pour y discuter publiquement d’une longue série de «thèses» couvrant tous les champs du savoir. Impatient d’atteindre d’un coup aux plus hauts sommets de la gloire littéraire et voulant donner à sa «disputation» une portée universelle, il décide que c’est à Rome que le débat devra avoir lieu. Prétention puérile ou geste de grand seigneur, il propose d’assumer les dépenses de ceux parmi les docteurs que les frais du voyage échauderaient ».
Le but de l’audacieux auteur est de rattacher les diverses expressions du savoir philosophique à leurs sources littéraires antiques. Parmi ces sources, ce qui est une innovation, il fait la part belle à la magie et à la Kabbale chrétienne. Son deuxième objectif est de démontrer que, sur le fond, il y a une concordance véritable des doctrines malgré des divergences qui ne seraient que de simples malentendus.
Après quelques mois passés à Florence, où il est revenu en mars 1486, il est admis à l’académie néo-platonicienne de Careggi en mai. Puis, part pour Rome en faisant un détour malencontreux par Arezzo, le 8 mai 1486.
Il y rencontre en effet Margarita de Medici, l’épouse d’un douanier d’Arezzo, cousin éloigné des Médicis au pouvoir à Florence, qui répond avec empressement à ses avances. L’intéressée ayant émis l’idée d’un enlèvement, celui-ci se déroule mal et le mari, auquel ses aides sont venus prêter main forte, fait sonner le tocsin. La foule se saisit du jeune comte qui est violenté et retenu prisonnier. L’affaire suscite un énorme scandale qui requiert l’intervention de Laurent le Magnifique. Ce dernier va étouffer l’affaire car il ne saurait être question de soupçonner un Médicis, quel qu’il soit.
Pic est dans l’obligation de s’arrêter à Pérouse pour se rétablir de ses blessures, ville où viennent le rejoindre, Mithridate et Elia del Medigo. Fin septembre, une épidémie de peste atteint Pérouse : le jeune comte se retire à Fratta, d’où il écrit à Marsile Ficin (site des Editions de l’Eclat) : « après avoir étudié l’hébreu jour et nuit pendant un mois, je me suis mis entièrement à l’arabe et au chaldaïque, y ayant été comme forcé par certains livres qui, par une divine providence, me sont tombés entre les mains. Ce sont des livres chaldaïques … d’Esdras, de Zoroastre et de Melchior, des oracles des mages où se trouve une interprétation, brève et aride, de la philosophie chaldéenne, mais pleine de mystère ».
A Fratta, il achève la rédaction de ses neuf cents Thèses et de son « Oratio de hominis dignitate ». Il part ensuite pour Rome où il arrive en novembre 1486. Il fait immédiatement imprimer ses Thèses et propose une large disputatio après l’Epiphanie soit en janvier 1487. Mais le pape interdit la discussion publique.
Une cabale se forme contre le jeune présomptueux[viii] et le pape Innocent VIII ajourne le débat jusqu’à ce qu’une commission consultative ait pu évaluer l’orthodoxie des Conclusions.
La commission d’étude des Conclusions et la Condamnation
Comme le jeune érudit le déclare plus tard dans son Apologia, relayé par Louis Thuasne et Léon Dorez dans le livre « Pic de la Mirandole en France », «il a fort bien résumé lui-même les objections plus ou moins intéressées, plus ou moins odieuses, qui furent faites à son projet. Les uns disaient qu’il fallait expulser de la maison du Christ « ceux qui veulent savoir plus qu’il ne faut ». Les autres prétendaient que l’idée de cette discussion solennelle n’était qu’ostentation et vanité, et n’était pas digne de la vraie science. D’autres encore, déclaraient qu’il était audacieux et même téméraire, de la part d’un jeune homme, à peine âgé de vingt-quatre ans, de vouloir disputer sur les plus hautes questions de la philosophie, sur les sublimes mystères de la théologie chrétienne, sur les sciences inconnues, dans la plus fameuse ville du monde, devant une nombreuse assemblée de savants renommés. Pour d’autres encore, ce n’est pas le lieu choisi par Pic, ce n’est pas sa jeunesse qu’ils lui reprochent : c’est l’ambition déréglée, la surprenante outrecuidance qui lui fait mettre en avant ce chiffre de neuf cents thèses »….
Cette commission est ordonnée par un bref pontifical du 20 février 1487.
L’article sur le contrôle des idées à la Renaissance poursuit : « De prime abord, la composition de cette commission semble offrir de bonnes garanties d’impartialité à Jean Pic : ses seize membres semblent refléter la diversité des courants théologiques et philosophiques de l’époque. La majorité est italienne mais on compte également un ou deux Espagnols, plusieurs Irlandais, un Français et un Flamand, Jean Monisart, évêque de Tournai, qui assure la présidence. Quant à la représentation des différents Ordres religieux, elle aussi paraît suffisamment équilibrée. Sont présents le général des Frères mineurs et celui des Serfs de Marie, le Procurateur des Augustiniens et le Vicaire-Général des Dominicains. On note pourtant une certaine prépondérance des Franciscains, représentés par leur général et les deux évêques irlandais, tandis que les Dominicains ne sont que deux ».
« Cependant, le personnage-clé de la Commission semble avoir été l’Espagnol Pedro Garcia, évêque d’Ussel, un homme à la personnalité puissante, dominant aisément les débats et les conduisant dans le sens qui convient. Cette autorité naturelle de Garcia se trouvait renforcée par le fait que, au sein de la Commission, il était le plus qualifié, tant sur le plan théologique que sur le plan académique, en général. Il avait étudié à la Sorbonne et il était maître es-Arts et maître en Théologie. Cette formation parisienne lui permettra de comprendre, plus que tout autre, l’arrière-plan théologique et philosophique des thèses proposées par Jean Pic, d’en dégager les pistes épistémologiques et d’en mesurer la portée idéologique ».
« Or, il arriva que dès la première séance de la Commission, Garcia se révéla un ennemi implacable du comte de la Mirandole. Il le poursuivra d’une sorte de hargne personnelle, au point que, deux ans après les débats, soit en mars 1489, il fera paraître ses « Determinationes Magistrales », dans lesquelles il se montrera encore plus critique à l’égard des Conclusions, qu’il ne l’avait été en séance ».
la Commission commence ses travaux dès le 2 mars 1487, en la présence de douze membres et Pic est invité à y clarifier sept de ses Thèses et ses réponses sont enregistrées par un notaire. On lui remet alors une nouvelle citation à comparaître pour le lundi 5 mars : ce jour-là, les commissaires rendent leur avis motivé sur trois conclusions, déclarées fausses, erronées et hérétiques. Sentant sa cause très compromise, Pic s’abstient de participer à la séance du 6 mars au cours de laquelle les quatre autres thèses sont jugées également fausses, erronées et hérétiques. Il a peut-être tort de ne pas se présenter à cette troisième audience car le pape donne l’ordre, le 8 mars, de ne plus le convoquer aux séances de la commission.
Après d’orageuses discussions, entre les partisans (ils sont tout de même quelques-uns) et les opposants de Pic, la commission remet son rapport au pape : treize conclusions sur les neuf-cents, sont jugées condamnables, les chefs d’accusation retenus allant de la simple offense aux oreilles pieuses, à l’hérésie caractérisée, ce qui est le cas pour trois d’entre elles. Le rapport final n’est signé que par huit des membres de la commission, sur seize.
Pic de la Mirandole est sommé de se rétracter. Mais il ne peut se retenir de commencer à rédiger, à l’intention de son ami, Laurent le Magnifique, une justification de sa position, « l’Apologia ». Innocent VIII entend parler de cette rédaction.
Le pape constitue alors, le 6 juin 1487, les évêques de Tounai, Jean Monisart et Pietro Menzi, de Césena, en tribunal inquisitorial. Le 31 juillet 1487, Pic reçoit chez lui un notaire apostolique venu lui signifier le jugement du Tribunal inquisitorial. Il reçoit l’acte et y appose une souscription de huit lignes, qui constitue une soumission absolue, sous la foi du serment, selon une terminologie qui lui a sans doute été imposée, aux décisions des commissaires apostoliques. Deux des théologiens qui l’avaient soutenu, Jean Cordier et Jean de Myrle, sont placés dans l’obligation de rétracter leur soutien.
Mais il est difficile de faire taire le jeune érudit qui publie son « Apologia », antidatée du 15 mai 1487. Dès lors, le scandale éclate. Pic de la Mirandole est jugé relaps.
Les Thèses sont condamnées, en bloc, par une bulle d’Innocent VIII du 5 août 1487, à être détruites : « Elles sont pour partie hérétiques, et pour partie fleurent l’hérésie; d’aucunes sont scandaleuses et offensantes pour des oreilles pieuses ; la plupart ne font que reproduire les erreurs des philosophes païens (…), d’autres sont susceptibles d’exciter l’impertinence des juifs ; nombre d’entre elles, enfin, sous prétexte de philosophie naturelle veulent favoriser des arts ennemis de la foi catholique et du genre humain».
La route de l’exil vers la France
Pic de la Mirandole comprend qu’il est allé trop loin. Désormais, il doit fuir le plus vite et le plus loin possible du Vatican où il risque à tout moment d’être arrêté et emprisonné. Ses amis lui conseillent de partir en France où ses thèses ont de nombreux défenseurs.
Dès qu’il apprend la nouvelle de la fuite du philosophe relaps, le pape expédie des brefs sur toutes les routes vers la France, enjoignant de se saisir de Pic de la Mirandole. Un bref est également expédié en Espagne, le 16 décembre 1487, demandant aux souverains catholiques d’arrêter le jeune érudit. Ce bref est remis au grand Inquisiteur Torquemada.
Début décembre, le pape expédie à Lyon une mission diplomatique de la plus haute importance, composée de l’évêque de Trau en Dalmatie, Lionello Cheregato, un diplomate accompli et du protonotaire Antonio Flores. En arrivant à Lyon, les nonces reçoivent les brefs du pape leur ordonnant d’arrêter Pic de la Mirandole.
Ils quittent Lyon le 31 décembre, après avoir prévenu le gouverneur du Dauphiné, le seigneur de Bresse, oncle du roi de France et le cardinal de Bourbon, de la décision du souverain pontife.
Début janvier 1488, Pic est arrêté sur une route du Dauphiné, alors qu’il suit le même chemin que les ambassadeurs du pape. Aussitôt des courriers sont expédiés à la cour, à Amboise et à Milan. L’ambassadeur du duc de Milan, parlant au nom du régent, Ludovic le More, demande solennellement au roi Charles VIII, la libération du comte de la Mirandole, qui est acceptée par Charles VIII.
Mais les nonces protestent alors en faisant valoir que cette arrestation fait suite à une déclaration d’hérésie et une condamnation pour relaps. Une lettre est adressée par Charles VIII au gouverneur de Bresse, demandant le maintien en prison du jeune comte.
Pic de la Mirandole en prison à Vincennes
Pendant ce temps, les deux ambassadeurs ont pris contact avec l’Université de Paris (voir sur ce Blog l’article sur l’Université de Paris, un corps de Maîtres, jaloux de ses privilèges) et la faculté de théologie, où le jeune érudit compte de nombreux partisans, pour s’entendre sur le cas de Pic. Pendant que Chieregato est admis en audience par le roi Charles VIII, Flores, lui, est reçu à l’Université. Il expose la procédure suivie par le pape depuis le début de l’affaire et il obtient le soutien de l’Université, soutien qu’il fait enregistrer, séance tenante, par un acte devant notaire.
Après avoir ainsi repris le dessus sur le roi et sur l’Université, l’ambassadeur du duc de Milan n’a plus qu’à s’incliner. Il vient battre sa coulpe devant les nonces en s’écriant qu’il n’était nullement au courant de la conduite de Pic et que sa bonne foi a été surprise.
Cependant, les nonces ont présenté Pic de la Mirandole comme un hérétique, ce qui surprend tous ceux qui connaissent le jeune homme et, notamment, l’évêque de Meaux, Etienne du Vesc, qui vient protester que le comte de la Mirandole est un fervent catholique, dévoué au pape : on est devant une simple affaire d’idées qui suscitent l’intolérance du Saint-Siège. L’évêque proteste auprès des nonces qu’il en appellera à la justice du Parlement de Paris, ce qui pourrait suspendre pour un certain temps, l’effet de la publication des bulle et brefs du Saint-Père.
Les nonces commencent à comprendre que si Pic de la Mirandole arrive à Paris, où il compte de nombreux partisans de ses thèses, sa condamnation sera moins évidente que prévu. Il est aussi bien qu’il soit gardé loin de Paris, le mieux étant que Philippe de Savoie, le père de la future comtesse d’Angoulême, Louise de Savoie, garde son prisonnier en Bresse, comme le roi l’y a autorisé. Ils adressent donc une copie du dossier au comte de Bresse, qui s’est mis en route avec son prisonnier. Leur projet est de profiter de l’immunité du siège épiscopal de Grenoble, pour faire détenir le prisonnier, dans le Dauphiné.
Philippe de Savoie se rend-il compte qu’il est manipulé avec finesse par les nonces du pape ? Il change d’avis et décide de se rendre à Paris pour y prendre les ordres du roi. Ce dernier a demandé à son chancelier, Guillaume de Rochefort, d’enjoindre au prévôt de Paris, juge au civil et au criminel, de prêter main forte aux nonces pour arrêter Jean Pic de la Mirandole, quand il se présenterait avec Philippe de Bresse.
Le 3 février 1488, les nonces assistent à la messe donnée par l’évêque de Paris, Louis de Beaumont, au terme de laquelle publication est faite des lettres apostoliques condamnant l’Apologie et du bref papal visant l’arrestation de Pic de la Mirandole et de ses complices.
Dès le lendemain, Flores, suivi de quatre serviteurs, monte à cheval pour tenter d’intercepter Philippe de Bresse, pour se faire remettre le prisonnier, avec l’intention de le renvoyer en Bresse ou en Dauphiné.
Que se passe-t-il alors ? La correspondance des nonces est silencieuse. Mais on apprend que, le 19 février, Pic est prisonnier au donjon de Vincennes !
La probabilité est que toute cette affaire suscite de nombreuses oppositions en France car Pic de la Mirandole suscite bien des sympathies. L’un ou l’autre de ses admirateurs aura parlé en sa faveur au roi, qui, curieux, aura demandé à Philippe de Bresse, de serrer son prisonnier au donjon de Vincennes ? Ce ne peut être que sur l’ordre du roi que le prisonnier a été placé dans cette prison d’Etat.
D’autant que Pic fait savoir qu’il est prêt à abjurer une nouvelle fois et dans les termes les plus clairs, des conclusions posant problème, auprès de l’Université de Paris. Les nonces ne veulent absolument pas d’une tribune où l’érudit pourrait s’exprimer et ils font pression sur l’Université arguant du crime de relaps de l’intéressé, qui ne lui permet pas d’être entendu.
Mais l’affaire traîne maintenant en longueur. Personne ne veut se hâter de donner raison au Saint-Père. Pic de la Mirandole est devenu sympathique à la cour et auprès de l’entourage du roi. Bientôt la cour doit partir et les nonces sont placés dans l’obligation de la suivre, tandis que l’ambassadeur du duc de Milan a introduit une réclamation auprès du Parlement de Paris. L’affaire suscite partout de la curiosité : le roi d’Aragon, Ferdinand ne vient-il pas d’inviter, très officiellement, le jeune philosophe à venir à sa cour ? Venant de ce dernier, toutefois, bien connu pour sa déloyauté, il est possible que l’invitation ne soit qu’un piège !
Mais, pendant ce temps, Pic a été élargi, d’ordre du roi et expulsé hors de France, dans les premiers jours de mars. Il ne sera resté au donjon de Vincennes que trois semaines tout au plus. Car le péché de Pic de la Mirandole est jugé véniel dans cette France gallicane où les thèses du philosophe sont soutenues par de nombreux clercs et évêques. Aussi, le conseil royal a-t-il décidé de renvoyer le prisonnier à l’étranger, tout en adressant au pape des demandes de grâce. A tout prendre, cette solution arrange tout le monde, même les nonces qui craignaient d’abord un débat public autour des thèses condamnées par le pape.
Le conseiller royal qui s’est montré le plus actif auprès du roi, en faveur du prisonnier est le dauphin d’Auvergne, le comte Gilbert de Montpensier, cousin éloigné du roi, beau-frère du marquis de Mantoue, qui sera le père du futur connétable de Bourbon.
Mais où est donc passé Pic de la Mirandole ?
Le bruit court qu’il a pris la route de l’Allemagne, pour éviter les territoires du Dauphiné et de la Bresse placés sous le contrôle de Philippe de Savoie. Le 26 mars, les nonces apprennent que Pic, déguisé, est parvenu à retourner en Italie, en passant par la Savoie.
Il s’est arrêté à Turin où il adresse des courriers à ses amis en Italie. C’est là qu’il reçoit une réponse de Marsile Ficin, le 30 avril 1488, dans laquelle le célèbre philosophe l’assure du soutien de Laurent de Médicis qui lui a conservé toute son amitié et qui l’invite officiellement à venir résider à Florence.
En mai, Pic de la Mirandole s’ébranle pour Florence et il se rend à Querceto près de Fiesole où Laurent le Magnifique lui a fait préparer une maison.
Dernières années à Florence
Pendant les années qui suivent, de 1488 à 1494, « Pic publiera l’Heptaplus id est de Dei creatoris opere (1489) et le De Ente et Uno (1491) dédié à Angelo Poliziano. D’autres écrits ne seront publiés que posthumes : en particulier la traduction avec commentaire du Psaume XV et les tardives Disputationes adversus astrologiam divinicatrium. Sur les conseils de Pic, Laurent fait venir Savonarole à Florence. Pic se rapproche toujours plus du moine dominicain, mais sans jamais renoncer à ses propres convictions » (site des Editions de l’Eclat).
Laurent le Magnifique qui s’est rapproché du pape, en mariant l’une de ses filles, Marie-Madeleine de Médicis avec le fils adultérin du pape, Franceschetto Cybo, qui sera fait duc de Spolète en 1515 par le pape Léon X, continue d’œuvrer en faveur de son ami Pic de la Mirandole. Mais le pape, on ne sait trop pourquoi, reste inflexible.
Car l’affaire des thèses a dû revenir à de plus justes proportions, désormais, à Rome. Le pape craint-il qu’en absolvant le philosophe, on ne finisse par donner raison à ses thèses ? Il est certain que Pic a voulu concilier deux mondes intellectuels, celui de la Curie romaine et de l’Université de Paris, en lutte.
Il en a été la victime collatérale, sans parvenir à leur rapprochement. Car, pas plus qu’à Rome, « on ne voit d’un œil favorable, à la Sorbonne, l’application hardie des études orientales à l’explication des livres saints. Pas plus que la Cour de Rome, la Sorbonne n’entendait sacrifier Aristote à Platon. De son côté, l’humanisme, surtout l’humanisme florentin, ne voulait connaître que Platon et s’opposait de toutes ses forces à ce que l’on accordât à la littérature du Moyen-Age, toute fondée sur Aristote, et grandie dans une ignorance presque totale de la littérature antique, une place quelconque dans le mouvement nouveau. De là, l’incertitude de l’œuvre de Pic qui tentait de fondre ces éléments si divers dans l’harmonie d’une doctrine supérieure : il est humaniste dans ses lettres, scholastique dans ses thèses, tour à tour Platonicien et Aristotélicien, timide dans ses Traités» (Pic de la Mirandole en France).
Aussi, la mort, en 1492, du pontife est-elle pour le comte de la Mirandole, un soulagement longtemps attendu, bien qu’il soit atteint, cette année-là, par la disparition de son protecteur et ami, Laurent le Magnifique . Celui qui succède à Innocent VIII, c’est le cardinal de Valence, Rodrigo Borgia, élu pape sous le nom d’Alexandre VI. L’un des plus proches conseillers d’Alexandre VI, est un humaniste, Annius de Viterbe, l’un des fervents admirateurs de Pic, qui va militer auprès du Saint-Père pour obtenir la levée des sanctions pesant sur le philosophe.
Les bulles d’absolution de Pic de la Mirandole sont publiées le 18 juin 1493, moins d’un an après l’élévation de Rodrigo au trône pontifical.
Charles VIII fait son entrée dans Florence le 17 novembre 1494. Ce même jour Pic de la Mirandole s’éteint, dans des circonstances mal élucidées, revêtu de l’habit des frères prêcheurs, à l’âge de trente-trois ans. On prétend qu’il a été empoisonné par son secrétaire Cristoforo di Casalmaggiore. Il est enterré en l’église San Marco. Savonarole prononce l’oraison funèbre à Santa Maria dei Fiori. Marsile Ficin écrira à ce propos : « Notre cher Pic nous a quittés le jour même où Charles VIII entrait dans Florence, et les pleurs des lettrés compensaient l’allégresse du peuple. Sans la lumière apportée par le roi de France, peut-être Florence n’eût-elle jamais vu jour plus sombre que celui où s’éteignit la lumière de la Mirandole».
Pour finir que reste-t-il, en quelques mots, de la contribution de Pic à la pensée occidentale. Les auteurs de “Pic de la Mirandole en France“, nous donnent leur opinion:
Il ne lui reste peut-être qu’une indéniable originalité, qui suffit d’ailleurs à sa gloire : il est le véritable instaurateur des études orientales en Occident et il est le créateur de l’exégèse biblique ».
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[i] Giovanni Pico della Mirandola: his life by his nephew Giovanni Francesco Pico, also three of his letters, his Interpretation of Psalm XVI; his Twelve rules of a Christian and his Deprecatory hymn to God. Livre Archives Internet.
[ii] Il n’est pas évident de trouver de biographie en français de Jean Pic de la Mirandole. On pourra trouver une chronologie de sa vie, assez détaillée sur le site des Editions de l’Eclat. Sinon, le lecteur pourra télécharger le livre sur Archives Internet « Pic de la Mirandole en France » Léon Dorez et Louis Thuane Leroux Editeur Paris 1897 . Il pourra également consulter le livre sur l’Histoire de la ville et de la seigneurie de la Mirandole jusqu’en 1796 par HS Pic, Paris 1865, livre Google Book.
[iii] Article Un enseignement novateur. Les cours d’Ange Politien à l’université de Florence (1480-1494) par Jean-Marc Mandosio .
[iv] Article Marsile Ficin (1433-1499).
[v] site des Editions de l’Eclat.
[vi] Encyclopédie de l’Agora, Article Pic de la Mirandole.
[vii] Spartakus FreeMann La Cabale magique chrétienne.
[viii] Voir à ce sujet Le Controle des Idées a la Renaissance: Actes du colloque de la FISIER tenu à Montréal en septembre 1995 publiés par Jesús Martínez de Bujanda Librairie Droz Genève 1996, pages 51 et suivantes.
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