
Boccace De mulieribus claris Traduction Laurent de Premierfait Illustrations Robinet Testard Français 599, fol. 5v, Sémiramis BNF
Dans ce deuxième portrait de la série des cent-six Nobles et Cleres Dames, Boccace évoque Semiramis, reine de Babylone, d’après sa lecture de Diodore de Sicile.
Voici comment s’exprime Diodore de Sicile, historien originaire de Sicile, au premier siècle avant Jésus Christ, dans la Bibliothèque Historique[i], citant Ctésias de Cnide, médecin du roi de Perse Artaxerxes II et historien de la Perse et de l’Inde:
« Après la fondation de cette ville, Ninus (roi des Assyriens), se mit en marche contre la Bactriane, où il épousa Sémiramis. Comme c’est la plus célèbre de toutes les femmes que nous connaissions, il est nécessaire de nous y arrêter un moment et de raconter comment d’une condition humble elle arriva au faîte de la gloire.
« Il existe dans la Syrie une ville nominée Ascalon ; dans son voisinage est un vaste lac profond et abondant en poisson. Sur les bords de ce lac se trouve le temple d’une déesse célèbre que les Syriens appellent Dercéto ; elle a le visage d’une femme, et surtout le reste du corps la forme d’un poisson. Voici les motifs de cette représentation : les hommes les plus savants du pays racontent que Vénus, pour se venger d’une offense que cette déesse lui avait faite, lui inspira un violent amour pour un beau jeune homme qui allait lui offrir un sacrifice ; que Dercéto, cédant à sa passion pour ce Syrien, donna naissance à une fille, mais que honteuse de sa faiblesse, elle fit disparaître le jeune homme et exposa l’enfant dans un lieu désert et rocailleux ; enfin, qu’elle-même, accablée de honte et de tristesse, se jeta dans le lac et fut transformée en un poisson.
« C’est pourquoi les Syriens s’abstiennent encore aujourd’hui de manger des poissons qu’ils vénèrent comme des divinités. Cependant l’enfant fut élevé miraculeusement par des colombes qui avaient niché en grand nombre dans l’endroit où elle avait été exposée ; les unes réchauffaient dans leurs ailes le corps de l’enfant, les autres, épiant le moment où les bouviers et les autres bergers quittaient leurs cabanes, venaient prendre du lait dans leur bec et l’introduisaient goutte à goutte à travers les lèvres de l’enfant qu’elles élevaient ainsi. Quand leur élève eut atteint l’âge d’un an et qu’il eut besoin d’aliments plus solides, les colombes lui apportèrent des parcelles de fromage qui constituaient une nourriture suffisante. Les bergers furent fort étonnés à leur retour de voir leurs fromages becquetés à l’entour. Après quelques recherches, ils en trouvèrent la cause et découvrirent un enfant d’une beauté remarquable ; l’emportant avec eux dans leur cabane, ils le donnèrent aux chefs des bergeries royales, nommé Simma ; celui-ci n’ayant point d’enfants l’éleva comme sa fille avec beaucoup de soins, et lui donna le nom de Sémiramis, qui signifie colombe, dans la langue syrienne.
« Cependant Sémiramis était arrivée à l’âge nubile et surpassait en beauté toutes ses compagnes. Un jour le roi envoya visiter ses bergeries. Menonès, président du conseil royal et administrateur de toute la Syrie, fut chargé de cette mission ; il descendit chez Simma, aperçut Sémiramis et fut épris de ses charmes. Il pria Simma de la lui donner en mariage ; il l’épousa, la mena à Ninive et eut d’elle deux enfants, Hyapate et Hydaspe. Sémiramis, qui joignait à la beauté de son corps toutes les qualités de l’esprit, était maîtresse absolue de son époux qui, ne faisant rien sans la consulter, réussissait dans tout.
« Ninus, s’étant donc mis en marche contre la Bactriane avec une aussi puissante armée, (…) s’empara facilement de toutes ces villes ; mais il ne put prendre d’assaut Bactres, à cause de ses fortifications et des munitions de guerre dont cette ville était pourvue. Comme le siège traînait en longueur, l’époux de Sémiramis, qui se trouvait dans l’armée du roi, envoya chercher sa femme qu’il était impatient de revoir. Douée d’intelligence, de hardiesse et d’autres qualités brillantes, Sémiramis saisit cette occasion pour faire briller de si rares avantages. Comme son voyage devait être de plusieurs jours, elle se fit faire un vêtement, par lequel il était impossible de juger si c’était un homme ou une femme qui le portait. Ce vêtement la garantissait contre la chaleur du soleil ; il était propre à conserver la blancheur de la peau, ainsi que la liberté de tous les mouvements et il seyait à une jeune personne ; il avait d’ailleurs tant de grâce, qu’il fut adopté d’abord par les Mèdes lorsqu’ils se rendirent maîtres de l’Asie, et plus tard par les Perses. A son arrivée dans la Bactriane, elle examina l’état du siège ; elle vit que les attaques se faisaient du côté de la plaine et des points d’un accès facile, tandis que l’on n’en dirigeait aucune vers la citadelle, défendue par sa position ; elle reconnut que les assiégés, ayant en conséquence abandonné ce dernier poste, se portaient tous au secours des leurs qui étaient en danger à l’endroit des fortifications basses. Cette reconnaissance faite, elle prit avec elle quelques soldats habitués à gravir les rochers : par un sentier difficile, elle pénétra dans une partie de la citadelle, et donna le signal convenu à ceux qui attaquaient les assiégés du côté des murailles de la plaine. Epouvantés de la prise de la citadelle, les assiégés désertent leurs fortifications et désespèrent de leur salut. Toute la ville tomba ainsi au pouvoir des Assyriens.
« Le roi, admirant le courage de Sémiramis, la combla d’abord de magnifiques présents ; puis, épris de sa beauté, il pria son époux de la lui céder, en promettant de lui donner en retour, sa propre fille, Sosane. Menonès ne voulant pas se résoudre à ce sacrifice, le roi le menaça de lui faire crever les yeux, s’il n’obéissait pas promptement à ses ordres. Tourmenté de ces menaces, saisi tout à la fois de chagrin et de fureur, ce malheureux époux se pendit. Sémiramis parvint aux honneurs de la royauté.
Ninus eut de Sémiramis un fils, Ninyas ; en mourant il laissa sa femme souveraine de l’empire. Sémiramis fit ensevelir Ninus dans le palais des rois, et fit élever sur sa tombe une terrasse immense qui avait, au rapport de Ctésias, neuf stades de haut et dix de large (1650 m de haut et 1800 de large). Comme la ville est située dans une plaine sur les rives de l’Euphrate, cette terrasse s’aperçoit de très loin, semblable à une citadelle ; elle existe, dit-on, encore aujourd’hui, bien que la ville de Ninus eût été détruite par les Mèdes, lorsqu’ils mirent fin à l’empire des Assyriens. Sémiramis, dont l’esprit était porté vers les grandes entreprises, jalouse de surpasser en gloire son prédécesseur, résolut de fonder une ville dans la Babylonie ; elle fit venir de tous côtés des architectes et des ouvriers au nombre de deux millions, et fit préparer tous les matériaux nécessaires.
« Elle entoura cette nouvelle ville, traversée par l’Euphrate, d’un mur de trois cent soixante stades (66 km), fortifié, selon Ctésias de Cnide, de distance en distance par de grandes et fortes tours. La masse de ces ouvrages était telle que la largeur des murs suffisait au passage de six chariots de front, et leur hauteur paraissait incroyable. Au rapport de Clitarque et de quelques autres, qui suivirent plus tard Alexandre en Asie, le mur était d’une étendue de trois cent soixante-cinq stades qui devaient représenter le nombre des jours de l’année. Il était construit avec des briques cuites et enduites d’asphalte. Son élévation était, d’après Ctésias, de cinquante orgyes (86 m environ); mais selon des historiens plus récents, elle n’était que de cinquante coudées (25 m), et sa largeur était de plus de deux chariots attelés ; on y voyait deux cent cinquante tours d’une hauteur et d’une épaisseur proportionnées à la nasse de la muraille. Il ne faut pas s’étonner si le nombre des tours est si petit comparativement à l’étendue de l’enceinte ; car, dans plusieurs endroits, la ville était bordée de marais , en sorte que la nature rendait inutile la fortification de main d’homme. On avait laissé un espace de deux plèthres (60 m) entre les maisons et le mur d’enceinte (…).
« Sémiramis fonda, sur les rives de l’Euphrate et du Tigre, beaucoup d’autres villes, dans lesquelles elle établissait des entrepôts pour les marchandises venant de la Médie, de la Parétacène et des pays voisins. Après le Nil et le Gange, les fleuves les plus célèbres de l’Asie sont l’Euphrate et le Tigre ; ils ont leurs sources dans les montagnes de l’Arménie, et sont à la distance de deux mille cinq cents stades l’un de l’autre. Après avoir arrosé la Médie et la Parétacène, ils entrent dans la Mésopotamie, contrée qu’ils embrassent et qui doit son none à cette circonstance. Traversant ensuite la Babylonie, ils se jettent dans la mer Erythrée. Comme ces fleuves sont considérables, et qu’ils parcourent une vaste étendue de pays, ils offrent de grandes facilités pour les relations commerciales ; aussi voit-on sur leurs rives de riches entrepôts qui ne contribuent pas peu à la splendeur de Babylone. Sémiramis fit extraire des montagnes de l’Arménie et tailler un bloc de pierre de cent trente pieds de longueur sur vingt-cinq d’épaisseur ; l’ayant fait traîner par un grand nombre d’attelages de mulets et de boeufs, sur les rives de l’Euphrate, elle l’embarqua sur un radeau, et le conduisit, en descendant le fleuve, jusqu’à Babylone, où elle le dressa dans la rue la plus fréquentée. Ce monument, admiré de tous les voyageurs, et que quelques-uns nomment obélisque, en raison de sa forme, est compté au nombre des sept merveilles du monde.

Sémiramis chassant le lion aux portes de Babylone
Caulery Louis de (1555-1622) (attribué à) Inv.876.3.7 Photo (C) RMN-Grand Palais / Agence Bulloz Montpellier, musée Fabre
« Sémiramis, après avoir achevé ces ouvrages, entreprit, à la tête d’une armée considérable, une expédition contre les Mèdes. (…) Sémiramis séjourna longtemps dans cet endroit, en se livrant à toutes sortes de réjouissances. Elle ne voulut jamais se marier légitimement, afin de ne pas être privée de la souveraineté ; mais elle choisissait les plus beaux hommes de son armée, et après leur avoir accordé ses faveurs, elle les faisait disparaître. (…)
« Elle passa ensuite en Egypte, soumit presque toute la Libye et se rendit au temple d’Ammon pour interroger l’oracle sur le temps de sa mort. Elle reçut, dit-on, pour réponse, qu’elle disparaîtrait du séjour des hommes, et que plusieurs peuples de l’Asie lui rendraient des honneurs divins, du moment où son fils Ninyas conspirerait contre elle. De là, Sémiramis marcha vers l’Ethiopie, dont elle réduisit la plus grande partie.
Quelque temps après, son fils Ninyas conspira contre elle, par l’entremise d’un eunuque.
Sémiramis se rappela alors la réponse de l’oracle d’Ammon, et, loin de punir le conspirateur, elle lui remit l’empire, ordonnant à tous les gouverneurs d’obéir au nouveau souverain, et disparut subitement, comme si elle avait été, suivant l’oracle, reçue au nombre des dieux. Quelques mythologues racontent, qu’elle fut changée en colombe et qu’elle s’envola avec plusieurs de ces oiseaux qui étaient descendus dans son palais. C’est pourquoi les Assyriens, immortalisant Sémiramis, vénèrent la colombe comme une divinité. Souveraine de toute l’Asie, à l’exception de l’Inde, elle termina sa vie, de la façon indiquée, à l’âge de soixante-deux ans et après un règne de quarante-deux. Voilà ce que Ctésias de Cnide rapporte de Sémiramis.
Le propos de Boccace est beaucoup moins ambitieux. Il s’agit pour lui de résumer les grandes étapes de la légende, en soulignant les mauvais penchants de la belle et son libertinage, tout en reconnaissant que Semiramis a montré des qualités de commandement dont peu d’hommes auraient été capables.
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[i] Diodore de Sicile Bibliothèque historique, traduction de l’Abbé Terrasson, Tome 1er Livre II.
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