
Boccace De mulieribus claris Traduction Laurent de Premierfait Illustrations Robinet Testard Français 599, fol. 43v, Tomyris BNF
Il s’agit du quarante-septième portrait de la galerie des cent-six Cleres et nobles femmes de Boccace, qui aborde ici la vie de Tomyris, reine des Massagètes, qui plongea la tête de Cyrus, roi des Perses dans un vase de sang.
Le site de Philippe Remacle, sur L’antiquité grecque et latine du Moyen Age, nous décrit la guerre entre Cyrus et Tomyris, telle que racontée par Hérodote[i] ;
« La mer Caspienne est donc bornée à l’ouest par le Caucase, et à l’est par une plaine immense et à perte de vue. Les Massagètes, à qui Cyrus voulait faire la guerre, occupe la plus grande partie de cette plaine spacieuse. Plusieurs considérations importantes engageaient ce prince dans cette guerre, et l’y animaient. La première était sa naissance, qui lui paraissait avoir quelque chose de plus qu’humain ; la seconde, le bonheur qui l’avait toujours accompagné dans ses guerres. Toutes les nations, en effet, contre qui Cyrus tourna ses armes, furent subjuguées; aucune ne put l’éviter.
« Tomyris, veuve du dernier roi, régnait alors sur les Massagètes. Cyrus lui envoya des ambassadeurs, sous prétexte de la rechercher en mariage. Mais cette princesse, comprenant qu’il était plus épris de la couronne des Massagètes que de sa personne, lui interdit l’entrée de ses États. Cyrus, voyant que ses artifices n’avaient point réussi, marcha ouvertement contre les Massagètes, et s’avança jusqu’à l’Araxe. Il jeta un pont sur ce fleuve pour en faciliter le passage, et fit élever des tours sur des bateaux destinés à passer ses troupes.
« Pendant qu’il était occupé de ces travaux, Tomyris lui envoya un ambassadeur, qu’elle chargea de lui parler ainsi : « Roi des Mèdes, cesse de hâter une entreprise dont tu ignores si l’événement tournera à ton avantage, et, content de régner sur tes propres sujets, regarde-nous tranquillement régner sur les nôtres. Si tu ne veux pas suivre mes conseils, si tu préfères tout autre parti au repos, enfin si tu as tant d’envie d’éprouver tes forces contre celles des Massagètes, discontinue le pont que tu as commencé. Nous nous retirerons à trois journées de ce fleuve, pour te donner le temps de passer dans notre pays ; ou, si tu aimes mieux nous recevoir dans le tien, fais comme nous. » Cyrus convoqua là-dessus les principaux d’entre les Perses, et, ayant mis l’affaire en délibération, il voulut avoir leur avis. Ils s’accordèrent tous à recevoir Tomyris et son armée sur leurs terres.
« Crésus, qui était présent aux délibérations, désapprouva cet avis, et en proposa un tout opposé. « Seigneur, dit-il à Cyrus, je vous ai toujours assuré que Jupiter m’ayant livré en votre puissance, je ne cesserais de faire tous mes efforts pour tâcher de détourner de dessus votre tête les malheurs qui vous menacent. Mes adversités me tiennent lieu d’instructions. Si vous vous croyez immortel, si vous pensez commander une armée d’immortels, peu vous importe ma manière de penser. Mais si vous reconnaissez que vous êtes aussi un homme, et que vous ne commandez qu’à des hommes comme vous, considérez d’abord les vicissitudes humaines : figurez-vous une roue qui tourne sans cesse, et ne nous permet pas d’être toujours heureux.
« Pour moi, sur l’affaire qui vient d’être proposée, je suis d’un avis totalement contraire à celui de votre conseil. Si nous recevons l’ennemi dans notre pays, et qu’il nous batte, n’est-il pas à craindre que vous perdiez votre empire ? car si les Massagètes ont l’avantage, il est certain qu’au lieu de retourner en arrière ils attaqueront vos provinces. Je veux que vous remportiez la victoire : sera-t-elle jamais aussi complète que si, après avoir défait vos ennemis sur leur propre territoire, vous n’aviez plus qu’à les poursuivre ? J’opposerai toujours à ceux qui ne sont pas de votre avis que, si vous obtenez la victoire, rien ne pourra plus vous empêcher de pénétrer sur-le-champ jusqu’au centre des États de Tomyris. Indépendamment de ces motifs, ne serait-ce pas une chose aussi insupportable que honteuse pour Cyrus, fils de Cambyse, de reculer devant une femme ?
« J’opine donc que vos troupes passent le fleuve, que vous avanciez à mesure que l’ennemi s’éloignera, et qu’ensuite vous cherchiez tous les moyens de le vaincre. Je sais que les Massagètes ne connaissent pas les délices des Perses, et qu’ils manquent des commodités de la vie. Qu’on égorge donc une grande quantité de bétail, qu’on l’apprête, et qu’on le serve dans le camp ; on y joindra du vin pur en abondance dans des cratères, et toutes sortes de mets. Ces préparatifs achevés, nous laisserons au camp nos plus mauvaises troupes, et nous nous retirerons vers le fleuve avec le reste de l’armée. Les Massagètes, si je ne me trompe, voyant tant d’abondance, y courront, et c’est alors que nous trouverons l’occasion de nous signaler. »
« De ces deux avis opposés, Cyrus rejeta le premier, et préféra celui de Crésus. Il fit dire en conséquence à Tomyris de se retirer, parce qu’il avait dessein de traverser la rivière. La reine se retira, suivant la convention. Cyrus déclara son fils Cambyse pour son successeur ; et, lui ayant remis Crésus entre les mains, il lui recommanda d’honorer ce prince et de le combler de bienfaits, quand même cette expédition ne réussirait pas. Ces ordres donnés, il les renvoya en Perse, et traversa le fleuve avec son armée.
« Cyrus ayant passé l’Araxe, et la nuit étant venue, il s’endormit dans le pays des Massagètes ; et, pendant son sommeil, il eut cette vision : il lui sembla voir en songe l’aîné des fils d’Hystaspes ayant deux ailes aux épaules, dont l’une couvrait l’Asie de son ombre, et l’autre couvrait l’Europe. Cet aîné des enfants d’Hystaspes, nommé Darius, avait alors environ vingt ans. Son père, fils d’Arsames, et de la race des Achéménides, l’avait laissé en Perse, parce qu’il n’était pas encore en âge de porter les armes. Cyrus ayant, à son réveil, réfléchi sur cette vision, et la croyant d’une très grande importance, il manda Hystaspes, le prit en particulier, et lui dit : « Hystaspes, votre fils est convaincu d’avoir conspiré contre moi et contre mon royaume. Je vais vous apprendre comment je le sais, à n’en pouvoir douter. Les dieux prennent soin de moi, et me découvrent ce qui doit m’arriver. La nuit dernière, pendant que je dormais, j’ai vu l’aîné de vos enfants avec des ailes aux épaule, dont l’une couvrait de son ombre l’Asie, et l’autre l’Europe. Je ne puis douter, après cela, qu’il n’ait formé quelque trame contre moi. Partez donc promptement pour la Perse, et ne manquez- pas, à mon retour, après la conquête de ce pays-ci, de me représenter votre fils, afin que je l’examine. »
« Ainsi parla Cyrus, persuadé que Darius conspirait contre lui ; mais le dieu lui présageait par ce songe qu’il devait mourir dans le pays des Massagètes, et que sa couronne passerait sur la tête de Darius. Hystaspes répondit : « Seigneur, aux dieux ne plaise qu’il se trouve parmi les Perses un homme qui veuille attenter à vos jours ! s’il s’en trouvait quelqu’un, qu’il périsse au plus tôt. D’esclaves qu’ils étaient, vous en avez fait des hommes libres; et, au lieu de recevoir les ordres d’un maître, ils commandent à toutes les nations. Au reste, seigneur, si quelque vision vous a fait connaître que mon fils conspire contre votre personne, je vous le livre moi-même, pour le traiter comme il vous plaira. » Hystaspes traversa l’Araxe après cette réponse, et retourna en Perse pour s’assurer de Darius son fils, et le représenter à Cyrus.
« Cyrus, s’étant avancé à une journée de l’Araxe, laissa dans son camp, suivant le conseil de Crésus, ses plus mauvaises troupes, et retourna vers le fleuve avec ses meilleures. Les Massagètes vinrent attaquer, avec la troisième partie de leurs forces, les troupes que Cyrus avait laissées à la garde du camp, et les passèrent au fil de l’épée après quelque résistance. Voyant ensuite tout prêt pour le repas, ils se mirent à table ; et, après avoir mangé et bu avec excès, ils s’endormirent. Mais les Perses survinrent, en tuèrent un grand nombre, et firent encore plus de prisonniers, parmi lesquels se trouva Spargapisès, leur général, fils de la reine Tomyris.
« Cette princesse, ayant appris le malheur arrivé à ses troupes et à son fils, envoya un héraut à Cyrus : « Prince altéré de sang, lui dit-elle par la bouche du héraut, que ce succès ne t’enfle point ; tu ne le dois qu’au jus de la vigne, qu’à cette liqueurs qui vous rend insensés, et ne descend dans vos corps que pour faire remonter sur vos lèvres des paroles insolentes. Tu as remporté la victoire sur mon fils, non dans une bataille et par tes propres forces, mais par l’appas de ce poison séducteur. Écoute, et suis un bon conseil : rends-moi mon fils, et, après avoir défait le tiers de mon armée, je veux bien encore que tu te retires impunément de mes États ; sinon, j’en jure par le Soleil, le souverain maître des Massagètes, oui, je t’assouvirai de sang, quelque altéré que tu en sois. »
« Cyrus ne tint aucun compte de ce discours. Quant à Spargapisès, étant revenu de son ivresse, et apprenant le fâcheux état où il se trouvait, il pria Cyrus de lui faire ôter ses chaînes. Il ne se vit pas plutôt en liberté, qu’il se tua. Telle fut la triste fin de ce jeune prince.
« Tomyris, voyant que Cyrus n’était pas disposé à suivre son conseil, rassembla toutes ses forces, et lui livra bataille. Ce combat fut, je crois, le plus furieux qui se soit jamais donné entre des peuples barbares. Voici, autant que je l’ai pu savoir, comment les choses se passèrent. Les deux armées étant à quelque distance l’une de l’autre, on se tira d’abord une multitude de flèches. Les flèches épuisées, on fondit les uns sur les autres à coups de lances, et l’on se mêla l’épée à la main. On combattit longtemps de pied ferme, avec un avantage égal et sans reculer. Enfin la victoire se déclara pour les Massagètes : la plus grande partie de l’armée des Perses périt en cet endroit, et Cyrus lui-même fut tué dans le combat, après un règne de vingt-neuf ans accomplis. Tomyris, ayant fait chercher ce prince parmi les morts, maltraita son cadavre, et lui fit plonger la tête dans une outre pleine de sang humain. « Quoique vivante et victorieuse, dit-elle,tu m’as perdue en faisant périr mon fils, qui s’est laissé prendre à tes pièges ; mais je t’assouvirai de sang, comme je t’en ai menacé. » On raconte diversement la mort de Cyrus ; pour moi; je me suis borné à ce qui m’a paru le plus vraisemblable ».
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[i] Site L’antiquité grecque et latine du Moyen Age, de Philippe Remacle, Histoire par Hérodote, Livre I.
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