Enlumineur d’une exceptionnelle longévité, Jean Bourdichon est le plus illustre continuateur de Jean Fouquet, dont il fut l’élève, ou celui de son fils, le maître du Boccace de Munich. Peintre de cour, il sut valoriser ses commanditaires par des ouvrages abondants et luxueux. Bien que peu présent dans l’historiographie artistique de l’époque, on le considère aujourd’hui, grâce à sa pièce maîtresse, les Grandes heures d’Anne de Bretagne, comme l’un des peintres français les plus talentueux de cette époque charnière de la Renaissance.
Jean Bourdichon ne signe pas ses œuvres. Aussi est-ce sur des critères stylistiques que les grands spécialistes de Jean Bourdichon, depuis Emile Mâle, Léopold Delisle, Paul Durrieu puis François Avril et Nicole Reynaud, ont pu reconstituer partiellement son itinéraire.
Jean Bourdichon naît à Tours en 1456 ou 1457. La ville est devenue en 1463, la capitale du royaume, depuis l’installation du roi Louis XI au château de Montilz, rebaptisé par le roi, Plessis-lez-Tours. Les ateliers d’enluminure de la ville vont profiter de la clientèle de cour et du développement, sous le roi Louis XI, d’une très riche bourgeoisie d’affaires commerciales et financières, qui va donner certains des ministres les plus en vue des règnes postérieurs, de Charles VIII, Louis XII et François 1er.
Au temps de l’adolescence de Jean Bourdichon, le peintre le plus en vue, c’est Jean Fouquet. Avec son livre d’heures d’Étienne Chevalier et les Grandes Chroniques de France, Jean Fouquet a imposé son style marqué par une synthèse de l’art flamand, de l’art de la première renaissance italienne et de l’enluminure française.
Jean Bourdichon va se former au sein de l’atelier de Jean Fouquet, à moins que ce ne soit celui de l’un de ses fils, le fameux Maître du Boccace de Munich. Ses premières réalisations vont se confondre avec la production de l’atelier de Jean Fouquet ou de son fils. Cette proximité va susciter des interrogations multiples sur les œuvres dans lesquelles on peut commencer à reconnaître le talent du jeune Bourdichon.
Les premières œuvres de Jean Bourdichon
C’est sans doute au titre de cette collaboration que Jean Bourdichon participe à l’illustration des « Antiquités judaïques » de Flavius Josèphe : cet ouvrage (BNF Ms Français 247), commencé au début du quinzième siècle a été illustré en plusieurs étapes. Les premières illustrations, du vivant du duc Jean de Berry, ont été réalisées en 1415 par le Maître du Josephe (folios 25r et 49r), la scène de la création d’Adam et d’Ève (Folio 3), a été composée vers 1420 par le Maître de l’Annibal de Harvard.
Selon une note manuscrite de Jean Robertet, onze miniatures seraient de Jean Fouquet ou de son fils, le Maître du Boccace de Munich (f. 70, 89, 110v, 135v, 163, 194v, 213v, 230v, 248, 270v, 293v), entre 1465 et 1470. Enfin, Jean Bourdichon, à ses débuts, vers 1475, aurait composé quatorze miniatures à pleine page (Folios 3, 25, 49, 70, 89, 110, 135, 163, 194, 213, 230, 248, 270, 293).
C’est sans doute également à cette époque que Jean Bourdichon participe aux Heures-Du Pou Veauce, un livre d’heures commandé par François du Pou, secrétaire du duc de Bretagne et dont le travail semble s’être partagé entre le Maître tourangeau Jean Fouquet, et son élève le plus doué, Jean Bourdichon.
François Avril et Nicole Reynaud[i] estiment, à l’inverse d’Emile Mâle, que les « Heures de Catherine d’Armagnac » au Musée J Paul Getty (Ms 6), sont celles qui peuvent le mieux, représenter le talent du jeune peintre : « les miniatures, d’excellente qualité, et d’une grande fraîcheur, montrent un répertoire iconographique classique issu de la tradition des petits livres d’heures dits de l’atelier de Fouquet, mais traités avec une certaine indépendance vis-à-vis des modèles. (…). Le goût de la couleur nette et du travail de l’or, qui sont propres à l’artiste, le distinguent plus généralement des suiveurs directs de Fouquet, de même que les figures d’assez forte taille, poussées au premier plan et, déjà, la prédilection pour les scènes nocturnes, à éclairage artificiel ».
François Avril et Nicole Reynaud, estiment que l’œuvre peut être datée du début des années 1480 : Jean Bourdichon a alors vingt-trois ans. Ce serait donc l’une des premières œuvres de la carrière de l’artiste. Cependant Paul Durrieu[ii] nous fait observer que, dès l’année 1478, Jean Bourdichon figure sur les comptes royaux pour de petits travaux : « il n’est payé que d’avoir peint des statues, des bannières, des lances, un dais ou tabernacle et autres menues besognes » jusqu’à 1491.
Comment Jean Bourdichon a-t-il réussi, très jeune encore à se faire recruter par le roi ? Est-ce par le biais de Jean Fouquet ? Par la grâce d’un intermédiaire influent ? Cette situation lui donne en tout cas un certain confort car il se marie et acquiert des biens dans la campagne tourangelle.
Une autre œuvre, tout à fait caractéristique du talent du jeune Bourdichon, peut être datée de la même époque car on sait, d’après une recherche de Paul Durrieu, rapportée par François Avril, que le comte d’Angoulême a effectué un paiement en faveur de Jean Bourdichon entre 1482 et 1485. Ce ne peut être que pour le manuscrit 1173 des Heures d’Angoulême et pour les deux miniatures 9v de l’Annonciation et surtout 22v de l’Adoration des mages.
En 1491, il ne fournit pas moins de treize tableaux au roi Charles VIII, d’après le même article de Jacques Guignard, preuve qu’à cette date les compétences du peintre de Tours ont été reconnues par le roi. Ce dernier vient juste de se marier avec Anne de Bretagne. Peut-être est-ce une commande en l’honneur du mariage ? L’histoire ne semble pas avoir conservé la trace de ces tableaux. Non plus que la plupart des œuvres réalisées par Jean Bourdichon pendant cette période de vingt ans pour les rois Louis XI et Charles VIII, depuis 1478 jusqu’à 1498 (tableaux, étendards, vitraux, tentes, banderoles, etc…).
Au début et à la fin de sa carrière, Jean Bourdichon travaille beaucoup en collaboration[iii]. Nichola Herman, souligne cependant que « la plupart des collaborations ne suggèrent guère un artiste en tête d’un véritable atelier doté d’assistants et de sous assistants ».
En 1491, Charles VIII le loge dans un atelier comportant « un seul escabeau » ce qui suggère qu’il travaille seul à cette époque. En revanche, poursuit l’auteur, « les miniatures de Bourdichon côtoient souvent celles d’autres artistes, sans qu’il soit intervenu à leurs côtés ou qu’il n’ait partagé ses locaux (livres d’heures enluminés par Jean Poyet, Georges Trubert ou le Maître de Jean Charpentier). (…). Ces nombreuses collaborations trahissent un système de production imposé par les libraires, qui répartissent couramment des cahiers de livres incomplets entre plusieurs artistes, avant de les assembler en un produit final ».
Ce mode particulier d’organisation a certes permis à Jean Bourdichon de connaître le travail de ses contemporains mais il a également permis à des peintres de moindre talent, de s’inspirer étroitement de Jean Bourdichon, voire de réaliser de véritables plagiats. C’est ce qui fait dire à Nicole Reynaud, que le nombre de répliques et d’imitations est tel, qu’il convient de limiter étroitement les œuvres réelles « aux manuscrits les plus conformes à son seul ouvrage attesté, les « Grandes Heures d’Anne de Bretagne ».
Cette observation est sans doute particulièrement juste pour les œuvres tardives du peintre, à la réputation brillamment illustrée par ses œuvres précédentes. Doit-on nier pour autant, la contribution de Jean Bourdichon aux Heures de Charles VIII, réalisées entre 1483 et 1498, attribuées au pinceau du jeune Bourdichon, valet de chambre du roi ?
Les Heures d’Henry VII ou de Louis XII
La première des grandes œuvres réalisées par Jean Bourdichon est probablement les heures dites d’Henry VII ou de Louis XII. Ce magnifique livre d’heures a été décomposé et éparpillé au XVIIème siècle. Il passe pour avoir appartenu au roi Henry VII d’Angleterre. Mais Janet Backhouse qui a analysé en détail ce livre d’heures et les différentes feuilles éparpillées à travers le monde, tout en signalant qu’aucune trace d’une éventuelle appartenance à Henry VII ne peut être prouvée[iv], a formulé l’hypothèse que le livre aurait pu être réalisé pour Louis XII, étant donnée la miniature représentant Louis XII à genoux, du Getty Center de Los Angeles, qui est directement rattachée à ce livre d’heures.
Les spécialistes estiment que les Heures de Louis XII pourraient avoir été produites à l’occasion de l’accession au trône de Louis XII et que leur réalisation se serait étalée sur deux ans en 1498 et 1499. On peut lire en effet en dessous du cadre doré de l’enluminure de Louis XII agenouillé : « il lest fait en l’eage de XXXVI ans », ce qui suggère l’âge de l’accession au trône de Louis XII (né en 1462) et non pas l’année de la réalisation du livre d’heures, comme l’analyse finement Nicole Reynaud !
On peut supposer du reste, que le manuscrit a dû être commandé par Louis XII lors de son accession au trône. Quand aurait-il été achevé ? Les spécialistes estiment que le temps de travail requis pour achever un livre d’heures est compris entre trois et sept ans. Le livre n’a pas pu être commandé par Louis XII avant la mort de Charles VIII, survenue le 7 avril 1498. S’il a été commandé vers juin 1498, il peut avoir été achevé entre 1501 et 1505. Or, il est établi qu’à partir de 1501, Jean Bourdichon travaille déjà sur les « Heures de Frédéric d’Aragon. Le manuscrit des heures de Louis XII a donc dû être réalisé entre mai 1498 et 1501.
Le manuscrit aurait composé, selon les spécialistes, vingt-quatre miniatures à pleine page, en sus des douze du calendrier, sur lesquelles il ne subsiste au total, que quatre mois du calendrier et douze miniatures à pleine page[v] et une cinquantaine de pages de texte, enluminées.
Les grandes miniatures à pleine page sont entourées, nous dit Nicole Reynaud, d’un simple cadre doré plat, portant en bas, les premiers mots de l’office. Sur la cinquantaine de pages conservées, la plupart se trouvent à la British Library (Royal 2D XL) : elles ont conservé leurs superbes bordures latérales.
Ce sont des panneaux de la hauteur du texte qui présentent une combinaison exceptionnelle de grandes fleurs au naturel et d’acanthes imaginaires. « Ce mélange de plantes réalistes et d’éléments décoratifs est d’inspiration ganto-brugeoise : (…) ce sont des plants entiers de ces fleurs, développés sur toute la hauteur de la bordure, à la différence de l’école flamande qui ne représente que des fleurs coupées, sur les tiges desquelles il greffe étrangement ses fortes acanthes, une invention unique qui permet de garantir l’identification de nouveaux feuillets ».
L’accession au trône de Louis XII à peine célébrée, voici une nouvelle commande royale qui échoit au peintre tourangeau, celle du roi déchu, Frédéric III d’Aragon, logé par Louis XII, au château de Plessis-lez-Tours.
Le Livre d’Heures de Frédéric III d’Aragon
Plusieurs articles de ce Blog évoquent les aventures napolitaines des français : d’abord la première guerre d’Italie, puis la conquête du royaume de Naples par Louis XII et le cardinal d’Amboise.
En août 1501, Frédéric III d’Aragon, roi de Naples, est déchu de son trône, mettant fin à soixante ans de règne de la dynastie de Trastamare, issue d’un bâtard du roi d’Aragon, Alphonse V. Louis XII, magnanime, accueille Frédéric, le nomme comte du Maine et lui donne une confortable pension. Le roi est arrivé de Naples avec sa précieuse collection de parchemins enluminés[vi].
Les Heures de Frédéric III font elles partie de ce lot de manuscrits enluminés en Italie ? Ou bien ont-elles été réalisées à Tours même ?
Car, nous dit Nicole Reynaud, « elles joignent à des miniatures de la main de Bourdichon, des bordures d’une toute autre culture, de main napolitaine, et les miniatures, de petit format, sont peintes sur de petits rectangles de vélin d’une finesse extrême, qui ont été contrecollés sur des espaces laissés blancs au centre des riches encadrements à l’italienne ».
Mais Nicole Reynaud, qui attribue les encadrements à l’enlumineur du roi de Naples, Giovanni Todeschino, note, au rebours d’une précédente analyse réalisée par François Avril en 1984, que le livre d’heures a été probablement réalisé dans sa totalité à Tours même. En effet, Bourdichon, documenté à Tours sur les heures de Louis XII, n’a pas pu matériellement se rendre en Italie. Quant à Todeschino, il n’est documenté à Naples que jusqu’à 1500 : tout porte à croire que l’enlumineur italien est venu en France avec Frédéric d’Aragon. Les deux artistes auraient donc travaillé successivement à Tours même, Todeschino peignant les bordures, puis Bourdichon, les miniatures, au centre.
Nicole Reynaud poursuit : « la présentation du livre est d’une rare élégance. Les encadrements, d’une virtuosité et d’une science extrême, (…) présentent sur des fonds de couleurs rares, des pierres précieuses ou des perles, des colliers et des guirlandes, des ornements dorés en forme de candélabres, de mascarons, de sirènes, de sphinges ou de putti. (…) Quant aux miniatures de Jean Bourdichon, ce sont sans doute ses œuvres les plus finement exécutées, peut-être grâce à leur petit format, qui devait mieux convenir à son génie. L’artiste rend plus convaincantes les compositions courantes de son répertoire, par un effort de modelé des formes et de clair-obscur de l’atmosphère, et ses rehauts d’or, finement hachurés, savent rester discrets».
Video You Tube Les heures de Frederic III d’Aragon présentées par la BNF
Tous ces travaux, des Heures de Louis XII et de Frédéric III, ont dû s’exécuter sous l’œil admiratif de la reine, Anne de Bretagne, qui lui commande alors le chef d’œuvre de la carrière de Jean Bourdichon, « les Grandes Heures d’Anne de Bretagne », l’un des plus célèbres manuscrits enluminés du monde.
Les Grandes Heures d’Anne de Bretagne
Ce manuscrit est commandé en 1503 par Anne de Bretagne, reine de France, qui ordonne, en mars 1508, le versement de six cents écus d’or, pour avoir « richement et sumptueusement historie et enlumyne unes grans heures pour nostre usage et service ou il a mys et employe grant temps ».
Cette somme ne dut pas être honorée car, dix ans plus tard, François 1er, en 1518, adresse une somme de six cents écus d’or pour « la régularisation du paiement des Grandes heures, pour lesquelles l’artiste avait travaillé pendant plus de quatre ans », précise Nicole Reynaud.
Le calendrier « apparaît comme une nouveauté : il exploite le principe du texte en placard rapporté sur l’image continue, en développant sur les côtés et vers le haut, le paysage, où, en bas, les personnages s’occupent aux travaux des mois ». Ce procédé est novateur et deviendra à la mode dans les livres d’heures ganto-brugeois de la fin du quinzième siècle.
Les miniatures, magnifiques par leur nombre et par leur taille, sont dignes d’une reine. Elles sont entourées, comme pour « les Heures de Louis XII » d’un simple cadre d’or plat, portant, au bas, une citation de l’Ecriture.
Mais, pour Nicole Reynaud, « ce qui fait la renommée de ce manuscrit, c’est l’incomparable herbier peuplé d’insectes qui décore toutes les marges du texte (soit trois-cent-trente-sept bordures) », à l’instar du manuscrit des « Heures de Louis XII », qui semble avoir constitué un prototype des « Grandes Heures. « L’originalité de ce décor marginal, souvent comparé à celui des livres ganto-brugeois, est qu’au lieu du semis flamand de fleurs coupées, il représente, sur fond doré, des plants entiers de fleurs dressées sur toute la hauteur de la bordure, depuis leur pied jusqu’à leurs boutons, avec leurs feuilles exactement observées ».
D’où la question : d’où est venu à Jean Bourdichon, cette idée de fleurs en pied ?
Il se pourrait, poursuit Nicole Reynaud, que Jean Bourdichon ait pu consulter, dans la bibliothèque d’Anne de Bretagne, un livre d’heures peint pour le duc de Bretagne François II (BNF Ms Latins 1385), et que la reine Anne de Bretagne aurait emporté avec elle, « dont les bordures sont de la même main que celles du célèbre livre d’heures à la devise « voustre demeure » de Madrid (Bibliothèque nationale Vit 25-5) : dans la bordure externe de toutes les pages de texte ordinaire, se dresse sur fond doré un plant de fleurs en pied, avec sa tige, ses feuilles et ses boutons ».
Si c’est le cas, comme ces motifs sont également présents dans les « Heures de Louis XII », Jean Bourdichon, peintre royal, aurait eu accès à cet ouvrage, au plus tard en 1498. Peut-être même est-ce la reine elle-même qui aurait suggéré au peintre de reprendre ce type de motifs ?
Ce qui pose alors la question de l’influence de la peinture flamande sur Jean Bourdichon. Comment ce peintre qui n’a jamais quitté la ville de Tours, a-t-il pu être inspiré par les décors de l’école ganto-brugeoise ?
La collection de Gruuthuyse
La réponse à cette question a été donnée par le grand historien de l’art, Paul Durrieu[vii], qui s’exprime en ces termes.
« A l’époque où les maîtres flamands travaillant à Gand et à Bruges ont commencé à introduire dans les encadrements des manuscrits la délicieuse ornementation florale, vivait en Flandre un grand collectionneur de livres, Louis de Bruges, seigneur de la Gruuthuse.
“Celui-ci réunit dans sa bibliothèque toute une série de superbes productions de la nouvelle école. Or cette série a ensuite passé en bloc au roi Louis XII, à telles enseignes que, sauf quelques pertes partielles, elle se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque nationale. Bourdichon était alors peintre en titre du roi de France ; et un texte d’archives nous montre que, parmi ses multiples occupations, il avait la charge de veiller à la bonne conservation de certaines parties des collections d’objets d’art du roi. Par sa situation à la cour, Jean Bourdichon a pu connaître aisément les beaux manuscrits enluminés venus à Louis XII du seigneur de la Gruuthuse.
“Il y a plus. Suivant la mode du temps, on a approprié ces manuscrits à l’usage de leur nouveau possesseur, en grattant et en repeignant en surcharge certains détails. Au début de l’un des plus beaux, un Ptolémée (ras. latin 4804 de la Bibliothèque Nationale) se trouvait un portrait de Louis de Bruges. Ce portrait a été effacé et l’on a mis à sa place une effigie de Louis XII, opération dont les traces apparaissent très nettement lorsqu’on examine le feuillet par derrière, en le mettant en face du jour.
“Nous savons par les documents que ces opérations de changements de têtes dans un manuscrit étaient confiées, en thèse générale, par les princes et les grands amateurs, à leurs peintres et enlumineurs en titre ; et, d’autre part, ce qui est décisif, on peut constater par l’observation que dans ce portrait de Louis XII ainsi introduit dans le Ptolémée de Louis de Bruges, la facture est identique à celle des plus belles miniatures du “Livre d’Heures d’Anne de Bretagne”. C’est donc dans l’atelier de Bourdichon que le travail de remaniement a été fait. Nous constatons ainsi que le peintre français a été amené par les circonstances à travailler sur des manuscrits de l’École ganto-brugeoise offrant des spécimens superbes de la décoration florale naturelle, et nous nous expliquons maintenant comment il a pu emprunter à ces manuscrits l’idée maîtresse de l’ornementation des « Heures d’Anne de Bretagne ».
Louis de Bruges, seigneur de la Gruuthuyse, comte de Winchester, prince de Stenhuise, chevalier de la toison d’or, meurt à Gand ou à Bruges, le 26 novembre 1492. C’est le seigneur le plus magnifique de son temps. Alexis Paulin[viii] nous conte ainsi son histoire.
« Il avait principalement mis son attention à rassembler une collection de manuscrits superbes, les uns achetés de plus anciens propriétaires, les autres, commandés à des artistes et exécutés sous sa direction. La plupart de ces merveilles, portaient, comme pour le numéro 6701, dans les vignettes et même dans le corps des miniatures, la devise qu’il avait adoptée, figurant une bombarde lançant un projectile avec les mots : « Plus est en vous ». Mais après sa mort, ses livres passèrent en grand nombre dans la bibliothèque des rois de France et le soin qu’on prit alors de recouvrir l’écu de la Gruuthuyse, pouvait faire supposer que le titre de la propriété nouvelle, n’était pas incontestable[ix] ».
Voilà donc notre peintre de cour, appliqué par Louis XII à apposer les armes du roi sur une série de près d’une centaine d’ouvrages flamands, ce qui permet à Jean Bourdichon de se pénétrer du style des décors flamands qu’il reproduit en le renouvelant, dans les « Heures d’Anne de Bretagne ».
Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ! Car notre peintre, adaptateur inventif de génie, devient un modèle pour toute une génération de peintres. En dérivent une série de répliques des « Grandes Heures d’Anne de Bretagne ».
Les répliques des Grandes Heures d’Anne de Bretagne
Leopold Delisle (1826-1910) dans « Les grandes heures de la reine Anne de Bretagne et l’atelier de Jean Bourdichon »[x] procède à l’analyse complète du manuscrit au sujet duquel il relève au moins quatre répliques :
- Le manuscrit du colonel Holford, aujourd’hui à la Pierpont Morgan Library de New York, sous le numéro Ms 732 ;
- Les Heures Rotschild, M 20, du musée Waddeson Manor ;
- La réplique du British Museum : un manuscrit n°18855 moins connu que les autres car il ne conserve pas de miniatures, seulement des motifs décoratifs ;
- Une réplique (Ms 8), qui se trouve aujourd’hui au Gardner Museum à Boston.
Nichola Herman, dans son article déjà cité (Observations sur la production tardive de Jean Bourdichon) souligne que les répliques sont tellement fidèles, que leur attribution à un autre artiste, semble exclue. L’auteur, qui analyse le Ms 732 de la Morgan Library, souligne que ce manuscrit reprend plusieurs bordures des Heures d’Anne de Bretagne à la même échelle, ce qui lui inspire deux alternatives : soit les deux livres ont été réalisés simultanément, soit, ce qui est plus probable, Jean Bourdichon a conservé les modèles de ses marges botaniques, en prévoyant de les utiliser plus tard : car le manuscrit Ms 732 semble légèrement plus tardif (1511/1515).
Pourquoi de telles répliques qui suscitent des questions sur les motivations de Jean Bourdichon ?
Nichola Herman apporte une réponse aussi ingénieuse qu’inattendue : il s’agirait du positionnement particulier de Jean Bourdichon comme peintre de cour. Les répliques pourraient être des commandes royales, pouvant être le support de cadeaux diplomatiques !
Ce qui amène à formuler l’hypothèse suivante à propos des Heures de Henry VII, en possession éventuelle du roi d’Angleterre, décédé cinq ans avant le mariage de sa fille avec Louis XII : ce dernier aurait-il pu offrir au roi Henry VII, comme cadeau diplomatique, une copie des heures de Louis XII ?
Ce cas de figure n’est pas unique car on l’a vu, dans l’article de ce Blog sur Jean Colombe, que le Romuleon, écrit et historié pour Louis de Laval a été copié pour l’amiral de Graville, exemplaire aujourd’hui à la BNF, alors que l’exemplaire original a été perdu.
Nichola Herman note un autre exemple de cette répétition virtuose, celui du trio des manuscrits de Jean Bourdichon de la « description des douze cesars abregee, a vecque leurs figures faictes et portraictes selon le naturel », un ensemble d’opuscules méconnu, peut-être sur commande de François 1er, produit dans les dernières années de Jean Bourdichon entre 1518 et 1521 et aujourd’hui à la Walters Art Gallery de Baltimore[xi].
A cause de leur somptuosité, il a été suggéré, poursuit Nichola Herman, que des trois exemplaires, un aurait été conservé par François 1er, et les deux autres offerts, l’un à Henry VIII, au camp du drap d’or et l’autre à Charles Quint, un peu plus tard.
Le Missel de Jacques de Beaune Semblançay
Dans les années 1509 à 1511, Jean Bourdichon a réalisé l’illustration du missel de Jacques de Beaune, évêque de Vannes, fils du Trésorier d’Anne de Bretagne, Jacques de Beaune Semblançay, dont plusieurs articles de ce Blog, rappellent la mémoire (Les gens de Finances, la condamnation de Semblançay, l’exécution de Semblançay).
Le missel est décoré avec un « luxe extrême de miniatures de taille diverses, toutes flanquées de grands candélabres dorés, italianisants, sur toute la hauteur du texte. Ces candélabres s’inspirent peut-être, selon l’opinion courante, de Giovanni Todeschino, l’auteur des encadrements des « Heures de Frédéric III d’Aragon », mais ils sont entièrement de facture française, réinterprétés ici avec moins d’élan et de sveltesse, d’un or virant au bronze, et simplement enlevés sur un dégradé de violet ou de pourpre, frotté sur le parchemin blanc, à la manière des manuscrits padouans ».
Ce missel témoigne en tout cas d’influences stylistiques multiples, qui montrent que les diverses cultures ayant imprégné les manuscrits confiés à Jean Bourdichon, ont fini par influencer son propre style.
Les manuscrits profanes illustrés par Jean Bourdichon
Les quatre états de la société
Le premier de ces manuscrits est celui des « quatre états de la société » (M90-93) situé à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris.
Nicole Reynaud nous indique que cet ensemble de quatre miniatures, de date indéterminée mais, sûrement du début du seizième siècle par les costumes des personnages, se rapproche des “Heures de Frédéric III d’Aragon” par leur facture et leur couleur.
Le motif de deux miniatures, celles de l’artisan et de l’homme sauvage, serait étroitement inspiré de deux dessins à la plume, conservés à la BNF (Français 2374), illustrations de recueils poétiques moralisants.
Le voyage de Gênes de Jean Marot
Le voyage de Gênes, par Jean Marot, le père du grand poète du règne suivant, Clément Marot, raconte la reconquête de la ville de Gênes, révoltée contre la domination française. Cette histoire est contée dans l’article de ce Blog sur le cardinal d’Amboise.
La grande affaire de la fin de l’année 1506 fut la révolte populaire de Gênes contre la Noblesse de la ville. Philippe de Clèves, son gouverneur, neveu de Louis XII, proposa toutes les solutions possibles mais ne fut pas écouté. Il finit par se retirer de la ville, laissée à l’anarchie. Alors le peuple nomma un duc et huit tribuns placés sous ses ordres. Des instructeurs français furent grassement payés pour former les milices à la guerre. Le premier objectif militaire, fut d’assaillir la forteresse de Monaco, place forte sur le chemin de la France, défendue par son seigneur, Lucien Grimaldi. Le siège dura quatre mois, laissant le temps à Amboise d’expédier une force de secours qui fit lever le siège aux assaillants épuisés. Ces derniers, outrés que le roi ait cherché à protéger les Nobles contre eux, s’en prirent désormais à tous les symboles de la présence française à Gênes et entamèrent le siège des garnisons françaises.
Amboise prépara soigneusement son expédition punitive en expédiant des ambassades pour prévenir tout soutien extérieur à la République révoltée. Il partit pour Gênes, y précédant le Roi, à la tête de seize mille fantassins, de deux mille hommes d’armes et d’une nombreuse artillerie.
La place fut conquise en deux jours. Après un massacre des leurs, les Génois se livrèrent à la discrétion du Cardinal.
On fit attendre une semaine le peuple de Gênes. Puis dans une mise en scène soignée, le Cardinal, après avoir fait mine de consulter le roi, leur pardonna mais il supprima les libertés de la ville et condamna à mort les meneurs.
Cette clémence fut saluée d’un bout à l’autre de l’Europe tant tous étaient convaincus que la ville de Gênes serait sévèrement punie.
La relation de cet épisode, en vers, pour la reine, Anne de Bretagne, montre cette dernière recevant le livre devant ses dames d’honneur et les seigneurs de la cour.
Les illustrations de Jean Bourdichon qui soulignent le pittoresque des situations géographiques, des armures et des costumes, donnent de la vie à cette ode littéraire compliquée par un recours insistant à des figures allégoriques.
Deux ans plus tard, la victoire d’Agnadel sur les Vénitiens, allait fournir un nouveau prétexte à manuscrit enluminé, en forme de recueil de poèmes variés.
Les Epîtres des poètes royaux
« Ce recueil de onze poèmes ou épîtres à connotation politique, feint une correspondance émue entre la reine, Anne de Bretagne, restée en Touraine, et le roi Louis XII, parti en guerre contre les Vénitiens », résume Nicole Reynaud.
Ce manuscrit (r. F. V. XIV, 8) se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de Russie à Saint-Pétersbourg.
Le manuscrit de Saint-Pétersbourg[xii] est un parchemin, comptant 112 folios dont 95 de texte, ainsi que onze miniatures en pleine page attribuées au prestigieux enlumineur tourangeau Jean Bourdichon. Ce manuscrit s’est retrouvé dans les collections russes grâce au don que fit Pierre Dubrowski, en 1805, à la Bibliothèque publique de Saint-Pétersbourg, plus tard Bibliothèque nationale. Fonctionnaire à l’ambassade de Russie en France dans le dernier quart du 18ème siècle, ce bibliophile averti racheta, durant la période révolutionnaire, des manuscrits provenant, principalement, de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés et du monastère des Célestins à Paris.
Jonathan Dumont et A. Marchandisse nous décrivent ce manuscrit : « le manuscrit de Saint-Pétersbourg apparaît comme un recueil de onze épîtres d’auteurs différents, composées en décasyllabes, sur le modèle d’un échange épistolaire fictif entre deux personnages, soit réels, soit imaginaires. L’ensemble aurait été conçu à l’attention de la reine de France Anne de Bretagne et de son époux le roi Louis XII. Il est également possible qu’Anne en soit le commanditaire unique et que ce manuscrit soit son exemplaire personnel. Les textes ont tous été écrits séparément entre 1509 et 1512 ; le recueil, quant à lui, aurait été composé après avril 1512.
Les pièces s’inspirent des Héroïdes du poète romain Ovide, une série de 21 lettres d’amour adressées par des héroïnes antiques à leur amant. Cette œuvre était particulièrement prisée à la cour de France depuis que le poète Octovien de Saint-Gelais en avait fait la traduction dans les années 1505-1510 ».
Comme le précise Nicole Reynaud, « les scènes de type descriptif et contemporain sont beaucoup plus intéressantes que les scènes allégoriques ou mythologiques, la veine de Bourdichon comme interprète d’allégories ou de mythes antiques étant d’un goût aussi médiocre que celle des rhétoriqueurs qu’il illustre, tandis qu’il sait toujours représenter avec la dignité qui convient, les scènes d’intérieur ».
Jean Bourdichon est en effet un peintre de cour qui a bien compris comment mettre en scène l’image des souverains auprès des lecteurs.
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De 1478 à 1521, Jean Bourdichon va rester employé de la couronne et serviteur de quatre rois successifs, de Louis XI à François 1er, en passant par Charles VIII et Louis XII. Il va être occupé à tous les travaux de peinture réclamés par les rois successifs et, honneur suprême, le roi François 1er va lui confier une partie du travail d’aménagement du camp du drap d’or en 1519.
Econome, Jean Bourdichon va accumuler de nombreux biens à Tours et aux environs et il va se marier à deux reprises dans sa vie.
Le vieux serviteur, qui avait si bien compris comment valoriser l’image royale, va s’éteindre à Tours en 1521.
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[i] François Avril et Nicole Reynaud « Les manuscrits à peintures en France 1440-1520 Flammarion Bibliothèque Nationale Paris 1993.
[ii] Cité par Jacques Guignard dans son article « Quelques œuvres de l’atelier de Bourdichon conservées en Italie » In: Mélanges d’archéologie et d’histoire T. 56, 1939.
[iii] Article « Ut certius et melius ipsum depingeret’: Observations sur la production tardive de Jean Bourdichon » par Nichola Herman sur le site Academia.edu.
[iv] On a émis l’hypothèse que le livre réalisé pour Louis XII, aurait été remis par ce dernier à son épouse, Mary Tudor qui l’aurait ramené en Angleterre en 1515. C’est effectivement une possibilité. Mais, Henry VII étant mort en 1509, ce n’est certes pas par ce biais qu’il aurait pu entrer en possession de ce livre d’heures. Reste une nouvelle hypothèse que j’émettrai un peu plus loin.
[v] Outre la cinquantaine de feuillets enluminés de la British Library, cette dernière conserve la magnifique vierge de l’Annonciation, la Pentecôte et Job et ses amis. La Nativité, initialement au British Museum, est au Victoria and Albert Museum, Saint Luc à la National Library of Scotland. La Visitation se trouve à Bristol, au City Art Gallery. La miniature de Louis XII agenouillé, la Présentation au Temple, la Fuite en Egypte et David et Bethsabee sont dans une collection privée américaine: le musée J Paul Getty de Los Angeles. Enfin, deux feuillets sont conservés en France, d’abord le Baiser de Judas, au Musée Marmottan et l’Adoration des rois mages au musée du Louvre.
[vi] La pension ne dut pas être versée très longtemps car la trahison du roi d’Aragon qui reprit une à une toutes les possessions françaises enleva rapidement le royaume de Naples aux Français. Frédéric III mourut dans la misère, après avoir été forcé de vendre tous ses biens et notamment une fraction importante de son admirable collection des livres de la Bibliothèque Royale de Naples, qui furent vendus au Cardinal d’Amboise, premier ministre de Louis XII, mécène et bibliophile passionné. Ces manuscrits sont répertoriés dans l’inventaire de Gaillon de 1508 contenant cent trente-huit manuscrits, intitulé « Aultre librairie achaptée par mon dit seigneur, du roy Frédéric ». qui la céda à son tour à l’archidiocèse de Rouen, à sa mort en 1511. Sur les collections de livres des rois de Naples pillées par Charles VIII ou acquises par le Cardinal d’Amboise, voir l’article très documenté « Le cardinal Georges d’Amboise (1460-1510) collectionneur et bibliophile » par Gennaro Toscano, Site Histoire et littérature de l’Europe du Nord-Ouest.
[vii] Dans l’article « L’enlumineur flamand Simon Bening » par le comte Paul Durrieu, In: Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 54e année, N. 3, 1910.
[viii] Alexis Paulin « Les manuscrits français de la bibliothèque du roi, leur histoire », Volume 1.
[ix] Alexis Paulin poursuit en indiquant que Van Praet a « publié de précieuses recherches sur Louis de Bruges, seigneur de la Gruuthuyse, suivies de la notice des manuscrits dont la plus grande partie se conserve dans la bibliothèque du roi 1831. Dans ce livre, le célèbre bibliographe a donné la description de cent six ouvrages. Mais il en est un certain nombre d’autres qu’il n’a pu reconnaître et que possède cependant encore la bibliothèque ». On examinera notamment avec intérêt la Cosmographie de Ptolémée “Claudius Ptolemaeus , Cosmographia , Jacobus Angelus interpres Claudius Ptolemaeus , Cosmographia , Jacobus Angelus interpres, Librairie royale de Blois, Latin 4804.
[x] Livre en consultation gratuite sur Archives.org et téléchargeable en PDF.
[xi] Un deuxième exemplaire serait dans une collection privée en France et un troisième aurait été vendu en 1992 à la collection Comites Latentes, conservée à la Bibliothèque de Genève (PL16).
[xii] Voir sur cette question l’article très documenté sur Academia.edu : « Le manuscrit Fr. F. V. XIV, 8 de la Bibliothèque nationale de Russie à Saint-Pétersbourg au prisme de l’analyse historique” et littéraire par Jonathan Dumont et A. Marchandisse de l’Université de Liège.
Bourdichon P. a écrit
Bravo pour votre travail si bien documenté!…