En 1904, une controverse éclate brutalement au Conseil de Paris qui souhaite apposer une plaque en l’honneur de Dominique de Cortone, dit Le Boccador, selon les plans duquel, il a été admis jusque-là que le premier Hôtel de Ville a été bâti à la Renaissance. Marius Vachon, journaliste et critique d’art s’élève violemment contre ce choix et fait valoir ses nombreuses études sur la question pour asseoir péremptoirement Pierre Chambiges en lieux et place du Boccador.
La querelle est sérieuse : l’honneur national est en jeu. Pierre Chambiges est un maître parisien et le Boccador est l’un de ces vils étrangers Italiens ramenés en 1496 par Charles VIII après sa première guerre d’Italie. Qui plus est, comme les archives de l’hôtel de ville ont brûlé lors de l’incendie du fleuron des libertés communales, en 1871, il semble difficile de départager les avis.
Pierre Vachon est un historien et critique d’art reconnu, ayant écrit de nombreux articles et ouvrages sur la Renaissance et l’auteur de deux compilations sur l’Hôtel de Ville, l’ancien de 1533 à 1571 et le nouvel Hôtel de ville.
Heureusement, un défenseur de la vérité historique se présente, en la personne de Henri Stein (1862-1940), conservateur aux Archives nationales et enseignant de l’Ecole des Chartes[i].
Le procès peut s’engager.
L’Attaque contre le Boccador
L’attaque démarre, brutale[ii], par une affirmation. L’hôtel de ville n’est pas l’œuvre d’un étranger, mais d’un maitre-maçon parisien, Pierre Chambiges. Car, assène Marius Vachon, il y a eu deux hôtels de ville : le premier de 1530, a été démoli en 1549 parce que les Parisiens l’ont trouvé gothique et le second, celui que l’on pouvait admirer jusqu’à 1871, a été construit à partir de 1535 ! (sic)
Marius Vachon fonde son opinion sur le fait que Boccador reçoit des gages moins importants que Pierre Chambige et qu’il est cité en dernier, derrière d’autres architectes, dont Pierre Chambiges, dans un compte de 1534.
D’après Marius Vachon, Dominique de Cortone n’était qu’un « deviseur de plans ignorant complètement la science de la construction » à l’inverse de Pierre Chambiges, qui lui, « comme tous les maîtres d’œuvres de maçonnerie française du Moyen Age et de la Renaissance, était aussi expert à bâtir qu’à dresser des plans ».
« De 1530 à 1534, sans aucun doute, le Boccador éleva tant mal que bien, sa façade gothique sur la place de Grève (…). Il est évident qu’un hôtel gothique n’était pas ce que désiraient les Parisiens que tant de merveilles artistiques à Paris et dans les environs, les châteaux de Gaillon, de Chantilly, de Chambord, de Fontainebleau, de Madrid, de Villers-Cotterets, avaient mis en goût de l’art nouveau français »….
Le plan « antien » de Dominique de Cortone aurait été remplacé par un plan nouveau de Pierre Chambiges. D’ailleurs, d’après Marius Vachon, la meilleure démonstration que c’est Pierre Chambiges qui est l’auteur de la façade Renaissance de l’Hôtel de ville, c’est que celle-ci présente de nombreux points de parenté avec la galerie des batailles du Château de Chantilly, construit de 1527 à 1533 par Pierre Chambige…
Et notre auteur d’appuyer sur la disparition de la façade gothique en 1549, après la mort de François 1er et de son favori le Boccador et son remplacement par une belle galerie Renaissance « création superbe du génie artistique de notre race ». Dans son livre sur l’hôtel de ville de Paris de 1533 à 1871, cité avec un lien ci-dessous, il n’hésite pas à prétendre page 38, que le Boccador n’aurait été désigné par François 1er que pour élargir l’ancien hôtel de ville du prévôt des marchands Etienne Marcel, la fameuse « maison aux piliers », bâtiment détruit en 1534.
Pour Marius Vachon, la cause est entendue. Ce qui est beau vient de France et notamment de l’un des plus fameux représentants du génie français, Pierre Chambiges, un génie méconnu, auquel il a consacré plusieurs fractions d’ouvrages.
Avant d’aborder les arguments de la défense, il convient d’approfondir les conditions préalables à l’érection d’un nouvel Hôtel de ville et les portraits des protagonistes présentés par Marius Vachon, Pierre Chambiges et Dominique de Cortone, dit le Boccador.
La question de l’Hôtel de ville de Paris
On se reportera utilement à l’Histoire de l’Hôtel de ville de Paris par Le Roux de Lincy [iii].
Au milieu du XIIIème siècle, le roi Louis IX (Saint-Louis) permit à la ville de Paris de se constituer en nouvelle municipalité et de se choisir un chef. Ce sera le prévôt des marchands, fonctionnaire de la Couronne. Pour être élu, il faut être né à Paris et avoir la qualité de bourgeois de la ville. La commune ainsi constituée, se dote, outre le prévôt des marchands, de quatre échevins et de vingt-quatre conseillers de ville.
Le conseil de ville se réunit un temps dans le Parloir aux Bourgeois ou Maison de la Marchandise, située sur la rive droite, entre le Grand Châtelet et l’église Saint Leufroy. Puis, en 1357, le prévôt des Marchands, Etienne Marcel, fait l’acquisition, sur la place de Grève, d’une maison, « la maison aux piliers », ayant appartenu au dauphin Charles, fils du roi Jean II le Bon, qui la tenait d’Humbert, dauphin du Viennois. La place de Grève bordait un port très actif de la ville de Paris.
Le conseil de ville s’accommode pendant cent-soixante-quinze ans de cette résidence à laquelle il adjoint progressivement, deux nouvelles maisons.
A partir de 1529, pour répondre à une demande de François 1er qui souhaite moderniser le centre de Paris, mais également pour se créer un espace plus favorable au développement de ses activités, la Municipalité de Paris envisage de construire un nouveau bâtiment.
Le 13 décembre 1529, le gouverneur de Paris, qui siège au Conseil Municipal, est prié de demander au roi des lettres patentes en vue d’exproprier une cinquantaine de maisons voisines de la maison aux piliers (il s’agissait là, sans doute, de l’une des premières expropriations jamais réalisées). Les lettres patentes ayant été obtenues, une décision du bureau de la Municipalité, au mois de mars 1530, décida d’attribuer aux propriétaires une indemnité raisonnable fondée sur une expertise.
En 1532, le projet est suffisamment avancé pour que la Municipalité se pose la question du mode de règlement des travaux : faut-il payer ces derniers à la toise ou à la journée ? On se décide finalement que ceux des murs seraient adjugés à la toise, la municipalité fournissant les matériaux, tandis que les détails seraient payés à la journée.
Un appel à projets est alors lancé par la ville de Paris sous le contrôle du roi François 1er. Le 22 décembre 1532, « Dominique de Cortonne montra le pourtraict du bastiment nouvel que le roy veult estre faict d’un hostel de ville »[iv] Dans une délibération du 13 mai 1533, le conseil de ville décide de se conformer à la décision arrêtée par le roi de choisir Dominique de Cortone.
« Cent ouvriers, y compris les architectes, les maîtres de charpente et de maçonnerie, seraient affectés à la construction. Dominique de Cortone, dit le Boccador, qui en a fait le dessin est chargé de la direction des travaux et reçoit une indemnité annuelle de 250 livres. Il est assisté dans sa tâche, de Jehan Asselin, Maître des œuvres de la ville, commis à la surintendance de la charpente, qui reçoit 75 livres par an, de Pierre Chambiges, maçon, conducteur des travaux, au prix de vingt-cinq sous par jour[v]. Les registres notent également que Dominique de Cortone serait assisté dans la conduite des travaux, par Jacques Arasse et Louis Caqueton »[vi].
Le 15 juillet 1533, une cérémonie de pose de la première pierre est organisée en présence de tous les officiers municipaux et d’un grand concours de peuple. La ville avait organisé les choses en grand : pendant que sonnaient toutes les cloches des églises à proximité, cinquante arquebusiers tiraient régulièrement leurs décharges pendant que résonnaient clairons, fifres, tambourins et trompettes. Des tables avaient été dressées, des tonneaux de vin mis en perce et l’on régalait indifféremment tous les chalands qui se présentaient en leur faisant crier « vive le roy et Messieurs de la ville« .
Maître Pierre Violle, sieur d’Athis, conseiller au Parlement de Paris, prévôt des Marchands, assisté de ses quatre échevins, armés d’une truelle d’argent, recouvrirent la première pierre de chaux et de sable.
Cependant les travaux subirent des retards car les onze propriétaires effectivement expulsés en 1530 firent appel auprès du Parlement de Paris. En effet, la ville de Paris était encore soumise aux nombreuses survivances du droit féodal (qui disparurent de Paris à la fin du siècle) : chaque quartier dépendait d’un fief plus ou moins puissant et générait des cascades d’imbrications de droits. Il appartenait donc au Parlement, qui rendit des arrêts en ce sens en 1533, 1538 et 1573, de calculer la valeur des rentes que la Municipalité serait chargée de servir aux différents particuliers, car les droits féodaux correspondants étaient imprescriptibles.
En 1535 et 1536, des discussions qui survinrent entre les maîtres d’œuvres, ralentirent les travaux, nécessitant l’intervention des échevins en conciliation. En 1537, le roi demanda à la ville de suspendre les travaux. En 1541, le bâtiment de l’Hôtel de ville est alors élevé de quatre mètres sur la place de grève qui ne comporte alors qu’un rez-de-chaussée, accolé à un pavillon d’angle à deux étages, l’arcade Saint-Jean. La façade sur cour quant à elle, comporte un étage supérieur.

Dessin de Jacques celliers en 1583 Hotel de Ville de Paris Musée Carnavalet
Dessin de Jacques Cellier réalisé en 1587 représentant l’état d’achèvement de l’hôtel de ville dès 1541
La façade du pavillon d’angle était percée de trois portes : au-dessus de la porte principale, on avait écrit en latin en lettres d’or l’inscription suivante : « le corps de ville, le peuple et la ville de Paris, ayant bien mérité de lui, François 1er, roi de France très puissant, leur a commandé et confié la construction de cet édifice destiné aux assemblées et au gouvernement des affaires publiques, l’an de grâce 1533, le 15 juillet. Gravé en 1533, le 13 septembre. Pierre Viole, Prévôt des Marchands, Claude Daniel, Jean Barthélémi, Martin de Bragelongne et Jean Courtin, échevins. Dominique de Courtonne, Architecte ».

Hôtel de ville de Paris et la place de Grève en 1583 Gravure de Theodor Josef Hubert Hoffbauer 1839 1922 Musée Carnavalet
A partir de 1539, les travaux de charpente de la partie arrière du bâtiment, ont commencé. Mais, le 2 juillet 1541, le roi ayant demandé à la ville de concourir pour une somme de 34 900 livres au renforcement de ses fortifications, le nombre d’ouvriers sur l’hôtel de ville est diminué de moitié : trente maçons et quatorze aides restent jusqu’en 1548. A partir de 1547, avec la mort de François 1er, le chantier se ralentit puis s’arrête. Le chantier ne va reprendre qu’au mois de novembre 1605 : les travaux pour l’achèvement du bâtiment sont mis en adjudication pour 135 livres tournois, la toise courante, montant sur lequel, il est demandé un rabais de quarante sous (2 livres) par toise, au moins à chacune des trois offres en concurrence. Au terme d’une sélection à la chandelle, « les travaux sont adjugés à Marin de La Vallée, juré du Roi en l’office de maçonnerie, demeurant à Paris, rue de Beaubourg ». Le 16 février 1608, la façade entière de l’hôtel de ville, était achevée.
En 1608, une statue équestre sculptée par Pierre Biard est placée au-dessus de la porte principale de l’arcade Saint-Jean. L’inscription en or qui y avait inscrite en 1533 est alors déplacée et placée au revers de la statue.
La cloche, œuvre d’Antoine Lemoyne, fondeur ordinaire de l’artillerie du roi, est réalisée de 1609 à 1612. Quant à l’horloge, elle a été fabriquée, pendant la même période, par Jean Lintlaer, Maître de la Pompe du roi.

La Pompe de la Samaritaine en 1603 Godefroy, d’après Pernot
Musée Carnavalet – Histoire de Paris
XIXe siècle
Lithographie
G 39161
Le poids de la cloche et de l’horloge nécessita en 1613 des travaux de consolidation des charpentes.
Tout prouve, déclare Le Roux de Lincy, « que les plans donnés par le Boccador en 1530 furent suivis assez exactement et que ce dernier doit être considéré comme le principal auteur de l’hôtel de ville ». La publication de son histoire de l’hôtel de ville remontant à 1846, cette observation montre que des voix avaient déjà dû s’élever contre cette attribution au Boccador.

Hotel de Ville de Paris Edouard Deslandes
Musée Carnavalet – Histoire de Paris
Entre 1908 et 1914
Encre de Chine à la plume et au lavis sur papier
Hauteur : 64,50 cm Longueur : 98,20 cm
D 3771
Pierre Chambiges, Maître Maçon
La dynastie des Chambige a commencé avec Martin, qui a réalisé des rénovations/agrandissements d’églises gothiques, dans le style flamboyant, notamment à Beauvais et Senlis. C’est un immense architecte français, né en 1460 et mort en 1520. Ce grand architecte a eu un fils, Pierre Chambiges, qu’il a sans doute formé et qu’il a essayé d’associer à ses travaux sur la rénovation des églises.
On ne connaît pas la date de la naissance de Pierre Chambiges. Cependant, son père décida de l’associer à la réalisation de son chantier de la cathédrale de Troyes entre 1509 et 1511. Le fait que sa présence ne soit pas mentionnée aux côtés de son père à une date antérieure, pourrait être l’indice d’une naissance quinze ans plus tôt, soit vers 1490/1495.
Si tel est le cas, la mort de Pierre Chambiges étant datée du 19 juin 1544, il aurait eu 49 ans à sa mort.
Il existe des informations selon lesquelles Pierre Chambiges aurait connu une vie assez dissolue dans sa jeunesse (boisson et jeux de cartes), raison pour laquelle, il n’aurait pas pu succéder à son père à Beauvais en 1520. Mais cette information n’est pas vérifiée.
Il n’existe aucune information sur des études éventuelles. Mais il a dû bénéficier de l’apprentissage des problématiques du gothique flamboyant auprès de son père. Il est probable que, jusqu’à ce qu’il reçoive sa première commande importante pour l’aménagement du château de Chantilly, de la part d’Anne de Montmorency (en 1527), il n’ait eu qu’une expérience limitée en matière de palais. Néanmoins, une connaissance des problématiques gothiques flamboyantes valait sans doute les meilleures références imaginables. En revanche elle ne prédisposait pas naturellement d’une maîtrise du nouveau style, dans le goût italien.
La vie de Pierre Chambiges n’a fait l’objet, jusqu’à présent, d’aucune biographie un peu étoffée, à l’exception des quelques développements de Marius Vachon, dont toutes les déductions paraissent pouvoir être mise en doute. On se reportera donc aux sources fragmentaires données par deux sites internet[vii].
Pierre Chambiges aurait travaillé à la façade de la cathédrale de Troyes avec son père, de 1509 à 1511. En 1518, il aurait travaillé sur la cathédrale de Beauvais avec son père.
Puis, il aurait conçu, selon Marius Vachon, la rénovation et l’extension du château de Chantilly. Comment penser que Anne de Montmorency, à peine libéré après la bataille de Pavie, esthète et déjà mécène, aurait confié l’architecture de la rénovation de son château à un jeune homme de trente ans sans expérience concrète de la construction de palais, alors qu’il devait connaître personnellement, tous les meilleurs architectes italiens vivant dans le Milanais ou à Venise ? La probabilité, n’en déplaise à Marius Vachon, c’est que Pierre Chambiges ait été utilisé, non pas pour fournir les plans de la rénovation, mais pour procéder, comme du reste à l’hôtel de ville, à leur mise en œuvre en qualité de maçon.
Du reste les observations de Marius Vachon sont truffées d’erreurs grossières. Ainsi, il attribue à Pierre Chambiges la Galerie des Batailles de Chantilly dans le cadre du projet de remaniement de 1527. Or, le site du musée Condé souligne que les travaux réalisés en 1527 n’ont affecté que la façade de la cour intérieure sans apporter de changements sensibles à la structure moyenâgeuse de l’édifice. Par ailleurs, la galerie des batailles a été réalisée par le grand architecte Jean Bullant, vers 1560, soit 30 ans plus tard. Pierre Chambiges n’aurait certes pas pu s’inspirer de cette construction pour bâtir les plans de l’hôtel de ville. Jean Bullant qui a étudié à Rome jusqu’en 1540, avec les meilleurs architectes du nouveau style, a apporté à la réalisation du château d’Ecouen, un génie créatif, largement adaptable à Chantilly. On peut cependant créditer Pierre Chambiges des plans de Chantilly de 1527-1530 si ceux-ci ne concernent qu’une petite fraction de l’édifice médiéval.
Pierre Chambiges a ensuite travaillé sur le second niveau de la cathédrale de Troyes, poursuivant les plans élaborés par son père qui avait réalisé la première tranche de travaux. Il y travaille, peut-être même avec l’assistance de son père, mort en 1532, à l’âge de soixante-douze ans. .
En 1532, Martin Chambiges travaille sur le chantier de Saint-Martin à Rumilly-lès-Vaudes. Après son décès, la même année, son fils lui succède dans la maîtrise d’œuvre.
De 1533 à 1544, il va travailler sur le grand chantier de sa vie, la réalisation de l’hôtel de ville de Paris, suivant les plans du Boccador.
Puis, François 1er le choisit comme architecte de la rénovation du château vieux de Saint Germain en Laye. A partir de cette date, il est régulièrement consulté comme architecte dans la construction de palais et châteaux.

Israël Silvestre
Musée Carnavalet – Histoire de Paris
Avant 1655
Eau-forte
Hauteur: 13,50 cm x Largeur: 20 cm
G238
Pierre Chambiges décède le 19 juin 1544 : il a été l’un des tous premiers maîtres-maçons de la première moitié du seizième siècle et, sans doute, l’architecte de plusieurs résidences royales.
Dominique de Cortone, dit le Boccador
Originaire de la ville de Cortone en Toscane, le Boccador aurait étudié avec Giuliano de San Gallo.

Piero di Cosimo Portrait de Giuliano de San Gallo 1500 Rijksmuseum Amsterdam
Ce dernier, né en 1445 et mort en 1516, était l’architecte préféré de Laurent de Médicis. Son surnom de San Gallo lui aurait été attribué par suite de sa réalisation d’un couvent d’Augustins, situé à l’extérieur de Florence, face à la porte de Saint-Gall[viii]. San Gallo est l’architecte talentueux de la villa médicéenne de Poggio à Caïano.
Il est impossible que cet architecte de renom, qui a formé Dominique de Cortone, ait inspiré à ce dernier, comme le répète Marius Vachon, une façade gothique pour l’hôtel de ville de Paris.
San Gallo a été démobilisé par suite de la mort de son mécène en 1492 et il s’est rendu à Rome, sur l’invitation d’Alexandre VI Borgia. Il est probable que le Boccador l’ait accompagné. Car le Boccador fait partie des vingt-trois artistes italiens recrutés par Charles VIII en 1496 et ramenés en France (voir l’article sur ce Blog Le retour du roi Charles VIII à Amboise Les balbutiements de la renaissance). Dominique de Cortone et le roi Charles VIII auraient pu se rencontrer à Rome, ville par laquelle Charles VIII est repassé après son départ de Naples.
Il est immédiatement chargé de travaux de menuiserie et de charpente au château d’Amboise. Il obtient un office de valet de chambre de la reine Anne de Bretagne en 1507 : à l’époque, être valet de chambre du souverain, c’était exercer une fonction de confiance de secrétaire et disposer de gages sûrs, payés par l’Etat. Clément Marot, le poète, a été ainsi le valet de chambre de Marguerite d’Angoulême, duchesse d’Alençon, sans aucune consonance négative.
En 1510, il se trouve à Blois où il travaille sur le mobilier du château. Il s’installe à Blois et y achète deux maisons contiguës. En 1518, il est chargé d’importants travaux d’aménagement à Amboise, pour les fêtes organisées en l’honneur du mariage du duc d’Urbin, neveu du pape Médicis Léon X, avec Madeleine de la Tour d’Auvergne (voir l’article sur ce Blog sur les Médicis de 1400 à 1600).
En 1523, il apparaît à Orléans avec le titre de Maître des ouvrages de menuiserie du roi et de varlet de chambre de la reine, deux postes tout à fait considérables, généralement attribués à des personnalités de confiance du souverain.
En 1531, il est affecté à la préparation des fêtes du couronnement de la reine Eleonore de Habsbourg, nouvelle épouse de François 1er. Le roi le gratifie en 1541 d’une gratification de 900 livres pour divers travaux réalisés pour son compte depuis quinze ans.
Les réalisations effectives du Boccador ne sont pas du tout connues en dehors de l’hôtel de ville de Paris. Mais il ne fait aucun doute que le métier de Dominique de Cortone, était avant tout celui d’architecte, même si les nécessités du service l’ont employé, sur commande des souverains, à d’autres registres dans lesquels ses multiples compétences lui ont permis de briller.

Dominique de Cortone dit le Boccador Statues de l’Hôtel de ville de Paris Crédit photo Harmonia Amanda via Wikimedia
A partir de 1533, en qualité d’architecteur et de deviseur en bâtiments du chantier de l’hôtel de ville de Paris, il est chargé de préparer les plans et devis : il exécutait le dessin et le chef d’œuvre de l’ouvrage en relief, qui permettait de juger de l’aspect final du bâtiment. Il aurait, à ce titre, réalisé la maquette du château de Chambord à la conception duquel sa participation est probable.
La Défense du BOCCADOR contre les allégations de Marius Vachon
Marius Vachon dont l’entreprise unique semble être de nier toute qualité à Dominique de Cortone, avait relevé cette qualification de « bouche d’or » qu’il avait attribuée aux qualités d’éloquence du personnage pour abuser ses interlocuteurs.
Avec beaucoup de sang froid, Henri Stein rétorque que si l’interprétation est ingénieuse, elle s’appuie sur un parfait contresens car, au seizième siècle, le surnom de Boccador ne pouvait avoir d’autre signification que de désigner la boucle dorée ou rousse de la moustache !
Plus sérieusement, l’auteur se contente de pointer les nombreuses pièces du dossier historique (procès-verbaux, notices, comptes rendus) dans lesquels le nom du Boccador est cité, montrant que, sans aucun doute possible, Boccador était bien l’architecte de l’hôtel de ville en dépit des allégations, non étayées de Marius Vachon.

Raguenet Nicolas Jean Baptiste Hotel de Ville et Place de Greve en 1753 Musee Carnavalet
A la différence de Marius Vachon qui ne cite des sources que tronquées ou qui ne fournit aucune référence solide, la démonstration de Henri Stein est martelée par des références précises, impitoyables.
Ayant assis le droit du Boccador à revendiquer la paternité de la qualification d’Architecte de l’hôtel de ville, Henri Stein va s’efforcer de casser les arguments de l’attaque. En définitive, sur quoi reposent les allégations de Vachon concernant Chambiges, sur les qualités duquel, il n’y a d’ailleurs aucune critique à faire ?
Essentiellement sur une note de 1534 dans laquelle Pierre Chambiges apparaît pour un revenu annuel supérieur à celui du Boccador. Mais Henri Sterin souligne que ce n’est en aucune façon une preuve car le volume des travaux réalisés par Chambiges était probablement beaucoup plus important, dans cette phase de réalisation que celui du Boccador. D’autre part le Boccador continuait d’être payé à l’année, ce qui n’était pas le cas de Pierre Chambiges et qui devrait suffire à démontrer la prédominance du premier.
D’autre part, Marius Vachon déclare sans aucune preuve que la première construction du Boccador aurait été détruite en 1549. Si réellement Pierre Chambiges avait remplacé le Boccador à partir de 1534, lui rétorque Henri Stein, il faudrait que l’on explique pourquoi les travaux de l’hôtel de ville se seraient poursuivis pendant quinze ans sur des plans discrédités.

Place de l’hôtel de ville au XIXème siècle Henri Courvoisier-Voisin © Bridgeman Art Library / Bibliotheque des Arts Decoratifs, Paris, France / Archives Charmet
Dans un mémoire complémentaire, Marius Vachon prétend que Pierre Chambiges aurait produit ses propres plans en substitution de ceux du Boccador et ce, dès 1534. Henri Stein là encore démonte cet argument qui ne s’appuie sur aucune preuve et qui est au contraire réfuté par les registres des délibérations de la ville de Paris. En effet, il est probable que Boccador n’a jamais été maître d’œuvre, une fonction dévolue en revanche aux deux assistants placés à ses côtés : Jean Asselin, Maître des œuvres dev charpenterie de la ville et Jacques Coriasse, maître des œuvres de maçonnerie.
Enfin, Henri Stein assène son dernier argument : comment Marius Vachon peut-il prétendre que les travaux réalisés par le Boccador ont été détruits en 1549 alors que, lors de la destruction de l’hôtel de ville rongé par les flammes, en 1873, on a retrouvé intacte, dans le rez-de-chaussée du bâtiment, la salamandre de François 1er ! Si cette partie de l’immeuble a subsisté jusqu’en 1873, c’est qu’elle n’a pas été détruite en 1549 ! Si elle avait été détruite en 1549, deux ans après la mort de François 1er, le chiffre de ce dernier n’aurait pas été repris dans la pierre !
Et du reste, quel aurait été l’intérêt de Pierre Chambiges à faire tout cela, lui qui était mort cinq ans plus tôt !
La conclusion est d’autant plus cinglante sur le fond qu’elle est retenue sur la forme.
« En résumé et, tout bien pesé, les affirmations que M.Vachon a semées dans ses deux brochures reposent sur des hypothèses et des interprétations fautives. Sa logique est souvent prise en défaut et ses procédés dialectiques manquent de justesse, ses citations, enfin, pêchent par l’exactitude. Tout cela fait grand tort à sa cause, déjà mauvaise, et Boccador n’en est pas atteint ».
Epilogue
Une dernière question se pose. Pourquoi Pierre Vachon avait-il un tel intérêt à dépriser les réalisations du Boccador pour encenser le génie de Pierre Chambiges ?
La réponse à cette question se trouve dans la biographie de Marius Vachon que l’on peut retrouver sur le site de l’Institut National d’Histoire de l’Art [ix].
Marius Vachon est journaliste. Sa carrière, il l’a faite en contribuant à plusieurs revues, notamment artistiques et en contribuant à la Nouvelle Revue et à La France. « Ces dernières, sont connues pour leurs positions d’un nationalisme intransigeant, et, lors de l’Affaire, pour leur penchant anti-dreyfusard. À ce propos, il est utile de rappeler que Vachon était lié au peintre Édouard Detaille, auquel il consacrera une monographie, et que celui-ci était fort proche de la Ligue des patriotes de Paul Déroulède », nous dit le site de l’INHA.
Marius Vachon a été, moralement, profondément blessé par la guerre de 1870 et par celle de 1914, comme beaucoup de Français de son époque. Lorsque Marius Vachon engage ses études sur la Renaissance, au cours des années 1880, « à partir de ce premier essai, sa démarche s’avère fortement conditionnée par un parti pris politique ».
Il juge que « les maîtres italiens attirés par les rois de France, non seulement n’avaient rien apporté de significatif, mais en plus avaient introduit en France les germes du maniérisme et de la décadence ».
« Le volume La Renaissance française. L’architecture nationale, les grands maîtres-maçons, paru en 1910, ne fit que confirmer ces prises de position. Par cette vaste synthèse, Vachon formulait explicitement le principe qui est à la base de sa conception du développement de l’architecture française au XVIe siècle : celui d’une filiation directe, immédiate, du gothique. « Une émulation continue transformait l’éclatante supériorité de notre grandiose Moyen Âge en cette exquise Renaissance française, toute pénétrée de l’ingéniosité de nos habiles ornemanistes ». C’était là une manière de se débarrasser définitivement de l’hypothèse importune de l’influence italienne : en affirmant une continuité ininterrompue entre gothique et Renaissance, Vachon retraçait l’histoire d’un art français complètement indépendant de toute « contamination » étrangère ».
En somme, Marius Vachon est un nationaliste exacerbé qui utilise les données de l’histoire pour faire triompher un parti-pris politique. C’est un révisionniste.
Cette question, résolue, suscite une nouvelle question : pourquoi, diable, est-il si difficile de rattacher à ces vingt-trois artistes italiens de la renaissance, ramenés par Charles VIII d’Italie, en 1496, des réalisations concrètes sur notre territoire, eux qui ont dû exercer, à leur époque, une influence déterminante sur l’éclosion du génie artistique français ?
Peut-on penser qu’ils ont fait l’objet de manœuvres systématiques de dénigrement comme celles de Marius Vachon sur le Boccador ?
__________________________________________
[i] Henri Stein Boccador et l’hôtel de ville de Paris. Par ailleurs un article de quatre pages, rédigé par Bernard Prost, disponible à la BNF fait le point, indépendamment de toute polémique, sur l’ensemble des documents d’archives disponibles sur la question.
[ii] Article sur l’hôtel de ville de Paris dans la Revue de la Renaissance Organe international des amis du XVIe siècle et de la Pléiade, Volume 5, page 21. Livre L’ancien hôtel de ville de Paris par Marius Vachon texte disponible sur Archive Internet, la Renaissance Française, l’Architecture nationale, les grands maîtres maçons texte disponible sur Archive Internet.
[iii] Le Roux de Lincy, Histoire de l’Hôtel de ville de Paris 1846 téléchargeable sur GALLICA BNF.
[iv] Henri Stein Boccador et l’hôtel de ville de Paris. Op. déjà cité.
[v] Sous l’ancien régime, une livre est égale à 20 sous. Un revenu de 25 sous par jour représente donc 1,25 livre par jour, soit un revenu annuel de 456 livres, nominalement supérieur à celui du Boccador. Il faut cependant garder à l’esprit que seuls les responsables importants sont payés à l’année, par contrat, ce qui représente un avantage très important lorsque, pour une raison ou une autre, les travaux sont interrompus, ce qui arrivait très fréquemment. Pendant la période d’interruption le contrat à l’année continuait d’être payé alors que le contrat à la journée était suspendu.
[vi] Le Roux de Lincy. Op. déjà cité.
[vii] Site Montjoye.net et site Structurae.
[viii] Voir l’article Wikipedia sur Giuliano de San Gallo.
[ix] Site de l’INHA Article Marius Vachon.
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