Annius de Viterbe, le Maître du palais du pape Alexandre VI Borgia, va connaître une célébrité posthume pour avoir été un faussaire de la Renaissance, en inventant de toutes pièces et en les accompagnant de ses Commentaires, des récits d’auteurs antiques disparus. Cet article mène l’enquête.
L’article qui suit est extrait de deux sources principales: la biographie de Jean Nanni sur le site Treccani.it et l’ouvrage de Agricol Fortia d’Urban Bérose et Annius de Viterbe. L’enquête sur l’imposture littéraire d’Annius de Viterbe a pour base documentaire l’article publié en 2010 de Walter Stephens sur le site Academia.edu.
Biographie d’Annius de Viterbe
Jean Nanni[i] naît le 5 janvier 1437 dans une famille d’artisans de Viterbe.
A la suite de son cousin, Thommaso di Pietro qui y occupera plus tard des fonctions élevées, il entre dans l’Ordre des Dominicains en 1448, à l’âge de onze ans, au couvent de Santa Maria in Gradi à Viterbe. Tandis que son cousin est parti étudier à l’Université de Padoue et à Florence, c’est à Rome, au couvent de Santa Maria sopra Minerva que le jeune Giovanni obtient son grade de Maître en Théologie.
Il fréquente à Rome, l’Academia Romana de Pomponio Leto (voir à ce sujet les articles sur l’Académia Romana de Pomponio Leto : la restauration de la Rome antique et Platina et l’Academia Romana : humanisme et gastronomie à la Renaissance). C’est sans doute au contact de cette docte assemblée qu’il prend le nom d’Annius de Viterbe, à la manière des humanistes, en empruntant le nom de la gens Annia auquel il joint celui de sa ville Viterbe. Il s’initie à l’alchimie, rédigeant même un traité sur la question.
En 1466, les deux cousins sont nommés membres du chapitre de Santa Maria in Gradi de Viterbe. Trois ans plus tard, Annius préside une dispute théologique, lors du chapitre provincial de l’Ordre.
Au sein de l’ordre des frères prêcheurs ou Dominicains, la réputation d’Annius de Viterbe est désormais bien établie. Il s’est consacré à l’étude des textes et des langues anciennes, avec boulimie. Il parle, outre le latin, le grec de façon incomplète et il sait lire plusieurs langues anciennes, dont l’hébreu, l’arabe et le chaldéen.
De 1469 ou 1470 à 1471, Annius séjourne à Florence[ii]. Il va y faire une rencontre décisive pour sa formation intellectuelle: celle de Marsile Ficin, qui vient de traduire son Pimandre, le premier volume de ce que l’on appellera plus tard, le corpus hermeticum. Le grand philosophe a interrompu, dix ans plus tôt, ses traductions de Platon, pour exécuter, à la demande de Cosme de Médicis, la traduction d’un manuscrit attribué à Hermès Trismegiste, celui qui deviendra, dans la pensée de Marsile Ficin, dans la préface de son Pimandre, en 1463, le premier philosophe, qui transmettra secrètement son savoir par une longue lignée de maîtres liés secrètement les uns aux autres depuis la plus haute Antiquité, selon la théorie de la Prisca theologia. Cette initiation à l’hermétisme va exercer une profonde influence sur le développement intellectuel du lettré Dominicain.
Ses qualités orales de prédicateur à la chaire, attirent l’attention sur lui, de la part du cardinal de Santa Cecilia, Nicholas de Forteguerri, évêque de Teano, qui est également abbé commendataire du monastère de Saint-Etienne à Gênes et qui s’est fait construire un magnifique palais à Viterbe où il va d’ailleurs mourir, deux ans plus tard. Le cardinal avait été nommé par le pape Pie II, en 1463, légat du pape pour la croisade contre les Turcs, décidée en 1459 au concile de Mantoue : Forteguerri avait en outre organisé la flotte de Pie II que ce dernier voulait consacrer à une croisade pour reconquérir l’île vénitienne de Nègrepont, dans les îles grecques, tombée aux mains des Turcs en 1469.
Annius est donc appelé, en 1471, à Gênes, à l’église Saint Dominique, en qualité de prédicateur, sans doute sur proposition du cardinal. Il est employé à Gênes comme professeur de grammaire. Il rédige alors son traité d’astrologie « astronomos De imperio Turchorum secundum » dans lequel il prophétise la nomination de Ferdinand d’Aragon, roi de Naples, comme chef de l’expédition. Entre 1473 et 1475, il transmet deux horoscopes au duc de Milan, Galeazzo Maria Sforza, qui avait racheté à la France, la république de Gênes.
La république a recouvré son indépendance en 1478, par suite d’un accord entre les deux grandes familles de Doges, les Adorno et les Fregoso, à l’occasion de la guerre entre Milan, le pape et le royaume de Naples. Annius est devenu un des familiers du cardinal Paul Fregoso, lorsque intervient le rétablissement de Battista Fregoso, le père de ce dernier, comme doge de Gênes, de 1478 à 1483. Battista va gouverner jusqu’à sa démission, en 1483 : il est alors remplacé par le cardinal Paul Fregoso, qui a déjà été doge de Gênes pendant deux ans, en 1463. Annius de Viterbe est alors le plus proche collaborateur du cardinal-Doge.
Plus tard, à l’occasion d’un voyage à Rome où il accompagne le cardinal Paul Fregoso, qui doit prendre la tête d’une autre expédition navale projetée par le pape Sixte IV pour reprendre Otrante aux Turcs, en 1480, il fond son traité sur les Turcs dans un nouvel opus « De futuris Christianorum triumphis dans saracenos » où il reprend largement le discours qu’il prononce à la basilique Saint-Pierre, lors de la messe célébrée par le cardinal Giovan Battista Cybo (futur Innocent VIII). Cet ouvrage n’est qu’un recueil de ses explications ou de ses réflexions sur le livre de l’Apocalypse, qu’Il avait prêchées dans l’église de Saint-Dominique à Gênes et qu’il a reprises à Saint-Pierre de Rome.
Le De Triumphis, dédié au pape Sixte IV, est publié à Gênes le 8 décembre 1480 et il donne à Annius une grande popularité et l’estime du pape qui le considère comme l’un des grands esprits contemporains. Signe de cette popularité et du nouveau statut du Dominicain auprès du cardinal-doge de Gênes, il fait partie de la délégation des douze citoyens génois les plus importants expédiés à Rome, en septembre 1484, pour souhaiter l’heureux avènement du pape Innocent VIII.
Annius de Viterbe est désormais bien connu à Rome : c’est l’un des plus célèbres parmi les Dominicains. On lui reconnaît une immense érudition et les papes remercient en lui le militant dont les discours accompagnent la politique des pontifes.
Par suite de ses prises de positions dans le cadre d’un conflit doctrinal interne à l’Ordre des Dominicains, Annius est convoqué à Viterbe : il quitte le service du cardinal-Doge Paolo Fregoso. Il retrouve le monastère de son enfance, de Santa Maria in Gradi à Viterbe et son cousin, devenu entre-temps, vicaire général de l’Ordre. Ses compatriotes lui font un accueil particulièrement chaleureux et lui offrent la chaire de grammaire. Annius est devenu un notable dans sa ville. C’est lui qui prononce les discours de la cité, lors du passage d’hôtes importants et notamment du pape en 1493.
Il publie en 1491 son « Viterbiae historiae epitoma ». Cet ouvrage établit un lien direct entre Osiris et Isis et Viterbe A cette occasion, il en dédicace un exemplaire à Pierre Louis Farnèse[iii], le père de « la bella », Giulia Farnese, la maîtresse du cardinal Rodrigo Borgia, lequel, devenu le pape Alexandre VI, accordera à Alexandre, le frère de Giulia, le chapeau de cardinal. Une relation durable s’établit alors entre le Dominicain de Viterbe et la famille des Farnese, originaires de Viterbe.
Si Annius de Viterbe devient le conseiller d’Alexandre VI, c’est, selon toute probabilité, par le canal de Giulia, qui suggère son nom à Alexandre VI, pour proposer le cadre théorique de la décoration des appartements Borgia, confiée au Pinturicchio (voir sur ce Blog l’article sur Pinturicchio le mal aimé). Annius de Viterbe connaît fort bien le Corpus Hermeticum, traduit quelques décennies plus tôt par Marsile Ficin, sur la demande de Laurent le Magnifique. Est-ce lui qui va conseiller à Alexandre VI de prononcer des bulles d’absolution à l’égard des thèses de Pic de la Mirandole ? Ce qui est probable, c’est que Annius de Viterbe a servi de lien entre Florence et Rome, pour la circulation des idées hermétiques.
Annius de Viterbe, à partir de l’élévation d’Alexandre VI, va passer les dix dernières années de sa vie à Rome, qu’il va employer à la recherche. Après avoir encadré le Pinturicchio, il publie, en 1498, l’ouvrage par lequel il va acquérir une très grande célébrité négative, pour les trois siècles suivants : les « Antiquités », devenant, au dix-septième siècle, après la démonstration de Scaliger, le faussaire par excellence.
En 1499, il est nommé Maitre du sacré palais, une fonction dévolue, depuis sa création par le pape Honorius III, sur le conseil de Saint-Dominique, mort le 6 août 1221, à un représentant de l’Ordre des Dominicains. Il succède à Giustiniani, un Génois. L’office de Maître du Palais, qui a peu d’importance au début, est devenu au moment où Annius est nommé, l’un des plus considérables du Vatican, comme le souligne Agricol Fortia d’Urban en 1808[iv] reprenant la description du père Labat: « c’est sur lui que le pape se décharge des discussions qui regardent l’interprétation de la Bible et de la censure des livres. Cet officier a un appartement fixe au Vatican et y demeure permanence. C’est à lui d’examiner, corriger, rejeter ou approuver tout ce qui doit s’imprimer à Rome. On est obligé de lui en laisser une copie, et après qu’on a obtenu la permission du vice-gérent pour imprimer sous le bon plaisir du maître du sacré palais, lui ou un de ses compagnons en donne la permission, et quand l’ouvrage est imprimé et trouvé conforme à la copie qui lui est restée entre les mains, il en permet la publication et la lecture, ce qu’on appelle le Publicetur, Tous les libraires et imprimeurs sont sous sa juridiction. Il doit voir et approuver les images de sculpture, gravure peinture et autres, avant qu’on puisse les vendre ou les exposer au public. On ne peut prêcher un sermon devant le pape, qu’il ne l’ait auparavant examiné. Il a rang et entrée dans la congrégation de l’Indice, et séance quand le pape tient chapelle, immédiatement après le doyen de la Rote (président de l’un des trois tribunaux de l’Eglise). Le pape lui entretient un carrosse et les serviteurs nécessaires. Il reçoit du palais une ration très considérable, tant pour lui que pour ses deux compagnons, qui sont toujours des docteurs et pour ses domestiques, qui sont aussi payés et entretenus aux dépens de sa sainteté ».
Difficile d’imaginer que le gardien de l’orthodoxie du Vatican, soit un faussaire !
Le pape Alexandre VI a une grande affection et un très grand respect pour le Dominicain, dont l’un des défauts est de ne pas savoir cacher sa franchise. Il s’aliène ainsi le duc de Valentinois, Cesare Borgia, auquel il n’hésite pas à dire ses quatre vérités (voir sur ce Blog les deux articles consacrés à Cesare Borgia, les meurtres du cardinal de Valence et le duc de Valentinois). La duchesse de Valentinois, Charlotte d’Albret, son épouse, sœur du roi de Navarre, a en revanche une grande amitié pour le Dominicain qu’elle apprécie particulièrement.
Le duc et la duchesse ne s’entendent pas. Cesare Borgia pense-t-il que le Dominicain est responsable des indiscrétions de son épouse ? Il l’aurait rendu responsable, en tout cas, et l’aurait fait empoisonner, selon certaines sources, relayées par Fortia d’Urban, le 13 novembre 1502.
Annius de Viterbe s’éteint à l’âge de soixante-dix ans. Il est enterré dans l’église de Santa Maria sopra Minerva, dans la chapelle de Saint-Dominique. La ville de Viterbe qui le considère comme l’un de ses citoyens d’honneur, lui fait élever une statue dans la maison de ville. Un siècle plus tard, on commémore encore la mémoire du grand homme, par une inscription datée de 1618.
Mais cela, c’était avant que ne parvienne à Viterbe, le bruit de la controverse allumée notamment par Scaliger (1540-1609), pour ne citer que lui, l’un des plus grands érudits français du seizième siècle, qui accuse Annius de Viterbe, avec sa publication des « Antiquités », d’être un faussaire.
Les Antiquités : une œuvre controversée
Sans la publication de cette œuvre, le nom d’Annius de Viterbe, nous serait presque inconnu. Il serait resté le grand homme qu’il était de son vivant, unanimement respecté par ses pairs. Mais les siècles suivants ont donné lieu à un déluge de publications pour et contre Annius de Viterbe
Il serait difficile de démêler aujourd’hui le vrai du faux car les auteurs à charge et à décharge, paraissent aussi convaincants les uns que les autres. Et l’intérêt d’une imposture n’a pas vraiment été expliqué pendant cinq siècles. Un ouvrage paru en 1979, lève le voile. Cet ouvrage est relayé par l’article publié en 2010, par le site Academia.edu[v].
L’affaire des « Antiquités »
Annius de Viterbe publie en 1498, chez l’imprimeur Eucharius Silber, à Rome, dix-sept volumes d’auteurs antiques qui n’ont jamais été, ni lus ni publiés, depuis mille cinq cents ans. De très nombreuses éditions successives de ces Antiquités seront ensuite publiées dans tous les pays.
C’est le phantasme, à l’époque, de tous les lettrés, de découvrir des textes antiques (voir notamment sur ce Blog l’article sur Le Pogge : la première renaissance littéraire à Florence) et, du reste, des armées de copistes sont à l’œuvre du nord au sud de l’Europe pour recopier des manuscrits anciens. Tous les jours de nouvelles découvertes sont constatées. Celles d’Annius de Viterbe ne paraissent pas étonnantes. D’autant moins que c’est une politique constante des papes, depuis Sixte IV, trente ans plus tôt (voir sur ce Blog l’article sur la Bibliothèque vaticane et ses préfets à la Renaissance), de réclamer à chaque voyageur qui part dans n’importe quelle direction, de ramener des manuscrits anciens à la nouvelle bibliothèque du Vatican. Cette politique du pape avait été décidée suite à la conquête de Constantinople par les Turcs, en 1453 : on craignait en effet, que tout le patrimoine grec des bibliothèques, ne disparaisse avec les Turcs, qui se montrèrent au contraire, particulièrement respectueux de ce legs de l’histoire.
Que le conseiller du pape ait découvert des textes antiques que personne n’a vus depuis plus de mille ans, n’est donc pas pour surprendre.
D’autant qu’Annius de Viterbe prétend que le Bérose lui a été remis, lorsqu’il était à Gênes (voir sur ce Blog les deux articles consacrés à la ville de Gênes: L’émergence d’une grande puissance maritime et Entre insurrection et Soumission de 1352 à 1512), qui détient de nombreux comptoirs en Orient, par le frère Dominicain George, qui a accompagné le Provincial de son Ordre en Arménie, de passage dans la République. Les autres auteurs publiés, lui auraient été communiqués lors de son passage à Mantoue avec le cardinal Fregoso. C’est la fonction même de tous les émissaires de ramener des textes anciens. Si c’est un prétexte pour justifier de son acquisition, il est bien trouvé car personne ne s’en étonne.
Dans ses Antiquités, dédiées aux rois catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon, il prétend publier pour la première fois, avec des Commentaires, rédigés dans le latin le plus pur et avec une méthode scientifique, des écrits « de Bérose, de Mirsile, de Lesbos, de Gaton, de Sempronius, d’Archilocus, de Xénophon, de Métasthènes ou Megastènes, de Manéthon, ancien prêtre d’Égypte , de Quintus Fabius Pictor, de Philon, de Frontin, et un fragment de l’Itinéraire de l’empereur Antonin le Pieux. Il avait ajouté ses Commentaires sur la plupart de ces ouvrages. Il en avait fait aussi sur les vingt-quatre premiers rois d’Espagne, et sur l’antiquité de cette monarchie » (Fortia d’Urban).
Dans les cinquante années qui vont suivre l’édition de ces « Antiquités », plusieurs voix vont s’élever pour mettre en doute la réalité de la contribution des auteurs mentionnés. Certaines comme celle du protestant Scaliger, le fondateur de la science historique, montrent le plus grand dédain à l’égard du moine imposteur.
Et pourtant, paradoxalement, c’est cet imposteur qui va fonder l’Etruscologie, comme le souligne Stephens, qui a lu les Antiquités et qui peut y fonder un jugement structuré : « en plus d’avoir inventé de toutes pièces le texte de Berose, il invente dix autres textes d’auteurs latins divers et il accompagne ces onze textes d’abondants commentaires, coordonnées avec les plus grands historiens de l’antiquité, tant païens que judéo-chrétiens, (…) à l’aide desquels il révise toute l’histoire du monde et de l’Italie… » (Stephens Article Academia.edu).
Que disent ces textes ?
Tout d’abord Annius réinvente le personnage de Berose, présenté tout à la fois, comme un prêtre, un prince, un philosophe et un notaire chaldéen. « Grâce aux preuves que constituent les pages des « Babylonica » qu’il a miraculeusement retrouvées, pages qui sont en réalité falsifiées et recomposées, il se fait fort d’affirmer que Noé a mené une colonie de géants – ses petits-enfants- en Italie, en l’an 108 après le Déluge, et que la civilisation qu’il a fondée avec Viterbe pour capitale et le futur Vatican, était empreinte de sagesse et de piété. Cette civilisation des Noachides, qui vont plus tard prendre le nom d’Etrusques, peut seule, rivaliser avec la civilisation hébraïque, fondée à peu près au même moment » d’après l’article de Christine Dumas-Reungoat se fondant sur Stephens, qui poursuit : « il fait ainsi écrire au prêtre-notaire babylonien, qu’en ces temps ante diluviens, un peuple de géants, près du Mont Liban, gouvernait le monde, du levant à l’Occident… ».
Dans cette entreprise révisionniste, il mêle habilement quelques détails qui font vrai et qui font avaler tout le reste. Sa supercherie sera démontrée par Scaliger, qui va publier au début du dix-septième siècle, en 1606, dans son « Thesaurus Temporum », tous les textes véridiques de Berose qu’il a pu retrouver.
Stephens estime que l’inspiration sur ce peuple de Géants, a été puisée par Annius, lors de son séjour à Gênes, au cours duquel il a pu lire un texte médiéval, de Jacques de Voragine (mort en 1298), l’auteur de « La légende dorée », dont l’objectivité n’est pas la qualité cardinale, qui évoque notamment le fait que l’Italie ait été colonisée par des petits-enfants de Noé. Le même Jacques de Voragine affirme, poursuit Stephens, que, plus tard, un nouveau prince arriva d’Orient et régna sur l’Italie : son nom était Janus et il a fondé la ville de Gênes d’après son propre nom… Stephens note de nombreuses similitudes entre les deux récits, celui d’Annius, placé dans la bouche de Berose, étant modifié sur plusieurs aspects, Noé se substituant aux petits-enfants de la version de Voragine.
Comment Annius a-t-il entendu parler de Berose ? Par Flavius Josephe, l’auteur des Antiquités Judaïques, nous dit Stephens. L’auteur latin cite Berose en plusieurs passages et il précise que le caractère historique des héros de la Bible, Noé ou Moïse est corroboré par plusieurs sources. Annius qui ne lit qu’imparfaitement le grec, prend connaissance de Flavius Josephe à travers une version latine de Cassiodore, réalisée au sixième siècle.
Stephens conclut provisoirement, qu’« Annius décide donc de réécrire l’histoire ancienne à sa source, afin de prouver que le consensus gréco-romain sur l’histoire ancienne, n’est qu’une malicieuse invention (…) Nous ne savons pas quand l’idée d’inventer Berose a surgi dans la tête de Nanni, mais ce devait être après 1493. C’est à cette date en effet, qu’il a procédé à des excavations d’inscriptions étrusques à Viterbe, en présence du pape Alexandre VI et de la Curie. Mais les rapports issus de ces excavations s’inspirent davantage de Diodore de Sicile que de Flavius Josephe et établissent un lien davantage avec Isis et Osiris en Egypte qu’avec la Chaldée. Il prend avantage, ce faisant de l’enthousiasme suscité par les antiquités égyptiennes, auprès des humanistes comme Poggio Bracciolini et Marsile Ficin, ce dernier ayant traduit de grec en latin, le Corpus Hermeticum ».
Pour construire un passé prestigieux à sa ville natale de Viterbe, Annius n’hésite pas à établir un lien entre la civilisation des Etrusques et Noé, les Babyloniens et les Egyptiens. Depuis le départ, son entreprise de falsification historique concerne d’abord la ville de Viterbe et les Etrusques mais les nombreux emprunts à Diodore de Sicile, au Corpus Hermeticum et à Flavius Josephe ont, d’après Stephens, longtemps égaré les historiens et les critiques modernes.
Quel est donc l’enjeu de cette histoire revisitée ?
Il est clair d’après Stephens que Noé est le personnage le plus important de la pseudo-histoire de Berose. Il est de fait, « le premier Etrusque, et, ce qui est également très important, le premier Pontifex Maximus. Grâce lui soit rendue : il y a donc une succession continue de pontifex maximi depuis l’Etrusque Noé jusqu’aux Romains et aux papes de Rome, successeurs de Saint-Pierre » (article sur Academia.edu déjà cité).
Voilà donc le mystère expliqué: il ne s’agit donc que d’établir un lien quasiment divin entre la Bible et le Saint-Père, en passant par Viterbe, sans doute parce qu’Annius saisit au passage l’occasion de privilégier sa ville natale ?
Peut-être aussi est-il dans l’admiration absolue de la civilisation étrusque ? D’ailleurs, Stephens souligne à ce sujet, qu’il s’oppose, ce faisant à la publication récente par Flavio Bondo, d’un livre dans lequel il tenait la civilisation étrusque pour négligeable.
Cette entreprise ressemble fort, d’après moi, à un travail laudatif pour le Saint-Père, comme il en existe de si nombreux, pendant tout le moyen-âge.
Peut-on émettre une autre explication ?
D’ici à émettre l’hypothèse qu’Annius de Viterbe aurait été en service commandé d’Alexandre VI, il n’y a qu’un pas. En tout cas, cette piste de travail n’a jamais été ni ouverte, ni étudiée.
Car on peut vraiment se demander quel est l’intérêt de monter une aussi vaste escroquerie intellectuelle.
La réponse de Stephens n’est pas totalement satisfaisante. Il souligne qu’Annius est un clerc de Viterbe, issu de la tradition catholique romaine. Il considérait comme très préoccupant que les études hellénistiques acquièrent une place de plus en plus importante chez les humanistes italiens depuis Petrarque. Car, à ses yeux, l’Italie ne doit rien à la Grèce.
Peu convaincant. Monter une telle opération sur un motif aussi vague ? D’autant que l’on retrouve dans l’illustration des appartements Borgia, où là, Annius de Viterbe est véritablement en service commandé, les thèmes qui seront plus tard rédigés dans les « Antiquités » !
Tout ceci incite à penser que si Annius est en service commandé, tout s’explique : et la fiction littéraire, publiée en 1498, et la décoration des appartements Borgia terminée, en 1496. D’ailleurs, une telle entreprise révisionniste de l’histoire a passé sans difficulté la censure papale en 1498. Ne peut-on penser que la nomination de Maître du Palais, en 1499, par destitution de son titulaire existant, pourrait être venue récompenser, d’urgence, le zèle d’un bon serviteur ? Alexandre VI est, on le sait, coutumier du fait, pour avoir nommé des hommes dénués de compétences au poste de préfet de la bibliothèque Vaticane (voir sur ce Blog l’article sur la Bibliothèque vaticane et ses préfets à la Renaissance). Et quelles sont, pour le pape, les mérites d’Annius en dehors du soutien dont il a bénéficié de la part de la Bella, Giulia Farnese, qui n’est plus la compagne du pape en 1499, sinon ceux d’avoir concouru par les thèmes, à la décoration des appartements Borgia, thèmes repris dans ses « Antiquités » ?

Alexandre VI Le Pinturicchio Detail de la Resurrection Salle des Mysteres de la foi Appartement Borgia Image Wikimedia
Si vraiment il s’agit d’une œuvre laudative, qu’est-ce qui différencie cette œuvre des nombreuses autres ayant pour effet d’établir la filiation d’un prince européen depuis les héros de l’Antiquité, une entreprise extrêmement fréquente en Europe ?
Pourquoi va-t-on, dès lors faire une véritable affaire d’Etat de cette fiction-là ?
Je pense qu’il y a plusieurs éléments de réponse.
C’est la première fois qu’un auteur avance, à la Renaissance, masqué, derrière une prétendue redécouverte des auteurs antiques, soit un crime impardonnable aux yeux des humanistes de la Renaissance, assoiffés du vrai savoir, le savoir antique. C’est un crime contre le savoir, lui-même.
Il y a peut-être un second élément : la personnalité du pape : le commanditaire est Alexandre VI Borgia, qui, pour les auteurs du XIXème est carrément satanique. Un pape incestueux et criminel ! Les critiques du XIXème n’avaient évidemment pas lu les rectifications historiques d’Ivan Cloulas, rapportées dans les huit articles de mon Blog, sur l’histoire des Borgia.
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[i] « Bérose et Annius de Viterbe, ou Les antiquités caldéenes » Livre Archives Internet, l’article Annius de Viterbe sur la Biographie universelle ancienne et moderne : histoire par ordre alphabétique de la vie publique et privée de tous les hommes….Tome 2. Anhalt C.-Balze / publ. sous la dir. de M. Michaud pages 31 à 33 et l’Encyclopédie Treccani Article du dictionnaire biographique sur Giovanni Nanni.
[ii] Le séjour d’Annius de Viterbe à Florence est évoqué dans lébouriffant article de Cieri-Via Claudia et Blamoutier Nadine : «Characteres et figuras in opere magico». Pinturicchio et la décoration de la «camera segreta» de l’appartement Borgia. In: Revue de l’Art, 1991, n°94. pp. 11-26; doi : 10.3406/rvart.1991.404518 http://www.persee.fr/doc/rvart_0035-1326_1991_num_94_1_404518
[iii] Voir l’étude très approfondie sur ce sujet de Christine Dumas-Reungoat du CRAHAM Université de Caen Basse Normandie « Berose, de l’emprunt au faux ».
[iv] Agricol Fortia d’Urban « Bérose et Annius de Viterbe, ou Les antiquités caldéenes » Paris 1808 Livre Archives Internet.
[v] From Berossos to Berosus Chaldaeus:The Forgeries of Annius of Viterbo and Their Fortune by Walter Stephens . Le livre de Stephens, paru en 1979 s’intitule « Berosus Chaldaeus : Counterfeit and fictive editors of the early Sixteenth century ». Cornell University (Impress Ann Harbor Mich.).
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