
Boccace De mulieribus claris Traduction Laurent de Premierfait Illustrations Robinet Testard FrançaisFrançais 599, fol. 77, Agrippine l’Aînée BNF
Il s’agit du quatre-vingt-quatrième portrait de la galerie des cent-six Cleres et nobles femmes de Boccace, qui présente Agrippine l’aînée, la fille de Julia l’enfant naturel d’Auguste, l’épouse de Germanicus le fils d’Antonia minor et la mère de Caligula.
Suetone raconte dans la vie de l’empereur Tibère, les cruautés de ce dernier à l’égard d’Agrippine l’aînée, la fille de sa deuxième femme, Livia (elle même fille d’Auguste), qu’il avait été contraint d’épouser, d’ordre d’Auguste, après avoir dû répudier, après trente-deux ans de mariage, sa première femme qu’il aimait profondément, Julia Vipsania. Tibère avait alors cinquante-quatre ans et Livia, trente sept. Ce qui rend les rapports complexes, c’est qu’Aggripine l’aînée (-14 à 33) et Julia Vipsania (-36 à 20) étaient deux demi-soeurs, toutes deux filles de Marcus Vipsanius Agrippa (-63 à -12), le second époux de Livia. La scène se passe après la mort de l’époux d’Agrippine, Germanicus, qui lui a donné six enfants survivants.
« LIII. Ses cruautés envers sa belle-fille Agrippine
Agrippine lui ayant fait quelques plaintes un peu libres après la mort de son mari, il la prit par la main et lui appliqua ce vers grec: Si vous ne dominez, vous croyez qu’on vous blesse.
Depuis lors il ne daigna plus lui parler. Un jour qu’il lui offrit à table quelques fruits, elle n’osa en goûter. Il n’insista pas sous prétexte qu’elle le jugeait capable de l’empoisonner. Toute cette scène était calculée d’avance. Il ne lui avait offert ces fruits que pour l’éprouver, et pour qu’elle crût infailliblement se perdre en les acceptant.
Enfin, il l’accusa de vouloir se réfugier tantôt aux pieds de la statue d’Auguste, tantôt auprès des légions, et il la relégua dans l’île de Pandataria. Comme elle lui en faisait des reproches mêlés d’injures, il la fit frapper par un centurion qui lui arracha un oeil. Elle résolut de se laisser mourir de faim; mais il lui fit avaler de la nourriture par force.
Elle s’obstina dans son dessein et mourut en effet. Alors il n’y eut sorte de calomnies dont il ne poursuivît sa mémoire, et il fut d’avis qu’on mît le jour de sa naissance au nombre des jours néfastes. Il prétendit même qu’on lui sût gré de ne l’avoir point fait étrangler et jeter aux Gémonies. Il souffrit qu’on rendît un décret pour le remercier d’une telle clémence, et qu’on offrît des présents en or à Jupiter Capitolin« .
La scène est racontée avec davantage de détails dans les Annales de Tacite[ii] :
« Condamnation de sa cousine
LII. À Rome, de violentes secousses agitaient la maison de César. Pour préluder aux coups dont Agrippine devait un jour être atteinte, on attaque sa cousine Claudia. L’accusateur fut Domitius Afer. Cet homme sortait de la préture, avec peu de considération, et prêt à tout faire pour acquérir une prompte célébrité. Il reprochait à Claudia une vie déréglée, un commerce adultère avec Furnius des maléfices et des enchantements contre le prince. Agrippine, toujours emportée, et qu’enflammait encore le danger de sa parente, court chez Tibère, et le trouve occupé d’un sacrifice à Auguste. Tirant de cette vue le sujet d’une invective amère, elle s’écrie « qu’on ne devrait pas immoler des victimes au divin Auguste, quand on persécute ses enfants. Ce n’est pas dans de muettes images que réside l’esprit de ce dieu ; son image vivante, celle qui est formée de son sang immortel, comprend ses dangers ; elle se couvre de deuil, pendant qu’on encense les autres. On accuse Claudia : vain subterfuge ! Claudia périt pour avoir follement adressé son culte à la malheureuse Agrippine, sans songer que le même crime a perdu Sosie. »
« Ces plaintes arrachèrent à la dissimulation de Tibère un de ces mots si rares dans sa bouche. Il lui répliqua sévèrement, par un vers grec, que ses droits n’étaient pas lésés de ce qu’elle ne régnait point. Claudia et Furnius furent condamnés. Afer prit place parmi les hommes les plus éloquents : ce procès venait de révéler son génie ; et le prince avait mis le sceau à sa réputation en disant que le titre d’orateur lui appartenait de plein droit. Il continua d’accuser et de défendre ; carrière où il fit plus admirer son talent qu’estimer son caractère. Et ce talent même perdit beaucoup dans son dernier âge, où, malgré l’affaiblissement de son esprit, il ne put se résigner au silence.
Demande d’un nouveau mari
LIII. Cependant Agrippine tomba malade et reçut la visite de César. Opiniâtre en sa colère, elle pleura longtemps sans rompre le silence. Enfin, exhalant son dépit avec ses prières, elle le conjure « d’avoir pitié de sa solitude ; de lui donner un époux : elle est jeune encore, et une femme vertueuse ne peut demander de consolations qu’à l’hymen ; Rome a des citoyens qui daigneront sans doute recevoir la veuve de Germanicus avec ses enfants. » Tibère sentit les conséquences politiques de cette demande. Toutefois, pour ne pas laisser éclater son mécontentement ou ses craintes, il sortit sans répondre, malgré les instances d’Agrippine. Ce fait n’est pas rapporté dans les annales du temps. Je le trouve dans les Mémoires où Agrippine, sa fille et mère de Néron, a transmis à la postérité l’histoire de sa propre vie et les malheurs de sa famille.
Séjan met la zizanie
LIV. Bientôt Séjan[iii], abusant de sa douleur et de son imprévoyance pour lui porter un coup plus fatal, lui fit donner l’avis perfidement officieux qu’on voulait l’empoisonner ; qu’elle se défiât des festins de son beau-père. Agrippine ne savait point dissimuler. Un jour elle était à table, près de l’empereur, silencieuse, le visage immobile, ne touchant à aucun mets. Tibère s’en aperçut, soit par hasard, soit qu’il fût averti ; et, pour mieux pénétrer sa pensée, il loua des fruits qu’on venait de servir, et en présenta lui-même à sa bru. Les soupçons d’Agrippine s’en accrurent. Elle remit les fruits aux esclaves, sans en avoir goûté. Tibère cependant ne lui adressa pas une parole ; mais, se tournant vers sa mère, il dit que ce ne serait pas une chose étonnante qu’il fût un peu sévère pour une femme qui l’accusait d’empoisonnement. Aussitôt le bruit se répandit que la perte d’Agrippine était résolue, et que l’empereur, craignant les regards des Romains, cherchait la solitude pour consommer ce crime« .
Pourquoi l’empereur Tibère avait-il une telle aversion pour la fille de sa femme Livia ? Sa répugnance pour le comportement sexuel débridé de Livia, exilée pour ce motif, par son père, l’empereur Auguste, sur l’île de Pandateria, une des îles Pontines en mer Tyrrhénienne, ne suffit pas expliquer tant de haine de la part de Tibère. On trouve en réalité ce qui pourrait être la réponse, dans un deuxième texte des Annales de Tacite, celui dans lequel, lors des funérailles d’Auguste, le peuple acclame sa petite fille, Agrippine[iv]:
« 3IV. Le jour où les cendres furent portées au tombeau d’Auguste, un vaste silence et des gémissements confus se succédèrent tour à tour. La multitude remplissait les rues ; des milliers de torches brillaient dans le champ de Mars. Là les soldats en armes, les magistrats dépouillés de leurs insignes, le peuple rangé par tribus, s’écriaient « que c’en était fait de la république, qu’il ne restait plus d’espérance. » À la vivacité, à la franchise de ces plaintes, on eût dit qu’ils avaient oublié leurs maîtres. Cependant rien ne blessa plus profondément Tibère que leur enthousiasme pour Agrippine : ils l’appelaient « l’honneur de la patrie, le véritable sang d’Auguste, l’unique modèle des anciennes vertus » ; puis, les yeux levés au ciel, ils priaient les dieux « de protéger ses enfants, et de les faire survivre à leurs persécuteurs.«
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[i] Suetone Vie des douze Césars Tibère LII Ses cruautés envers sa belle-fille Agrippine.
[ii] Tacite Annales Livre IV LII.
[iii] Sejan était le préfet de la garde prétorienne de Tibère et son conseiller le plus écouté.
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