Arrière-petite-fille du roi Ferdinand de Naples, fille du cardinal Luigi d’Aragona, Tullia d’Aragon est l’une des femmes les plus extraordinaires du seizième siècle. Courtisane aux multiples talents, adulée par les plus grands de ce monde, femme d’esprit, musicienne, cantatrice, elle a laissé le souvenir de l’une des plus grandes poétesses italiennes de la Renaissance. Le personnage de Tullia d’Aragon, abordé dans mon roman, Les Roses de Camerino, méritait également d’être approfondi.
La dynastie des Trastamare d’Aragon
Lorsque le roi d’Aragon conquiert le royaume napolitain en 1442, sur le « bon » roi René d’Anjou, il règne jusqu’à sa mort, survenue en 1458, date à laquelle son frère Jean, hérite de l’Aragon, de la Sicile et de la Sardaigne, tandis que son fils illégitime, Ferrante, le fils que le roi a eu d’une concubine napolitaine, Giraldina Carlino, est appelé à régner sur le royaume de Naples[i]. Le roi Ferrante, de sa maîtresse Giovanna Caracciolo a lui-même un bâtard, Henri d’Aragon, qui épouse Polissena de Ventimille de Gerace, dont le territoire est aussitôt élevé par le roi, en marquisat de Gerace[ii].

Alphonse V le magnanime Roi d’Aragon par
Pisanello (dit), Pisano Antonio di Puccio (avant 1395 a 1455) INV2481 recto Photo RMN Grand Palais Musée du Louvre Adrien Didierjean
De cette illustre famille, naît, le 6 octobre 1474, Luigi d’Aragon, qui épouse, le 25 juillet 1492, la nièce du pape Innocent VIII, Battistina Cybo. Devenu veuf quelques mois plus tard, Luigi se tourne vers la carrière d’église que lui propose Alexandre VI. Il devient cardinal in pectore, en 1494, nomination confirmée en 1496.
Une éducation princière
A Rome, il a, comme tous les cardinaux, une maîtresse attitrée, en la personne de la belle Ferraraise, Giulia Campana, originaire d’Adria, une petite ville près de l’embouchure du Pô, qui deviendra plus tard l’une des plus célèbres courtisanes de Rome.
Giulia lui donnera une fille, en 1508 (ou bien 1510 ?), Tullia d’Aragon, à qui son père va donner la meilleure éducation.
« Son père qui l’aimait jusqu’à l’idolâtrie l’entoura de toutes les recherches et de tout le luxe d’une vie splendide, elle reçut dans toutes les branches, l’éducation la plus soignée. Pourtant, dans les soins donnés à son instruction, on n’avait ni prétendu en faire une célébrité littéraire ni prévu qu’elle le deviendrait. Ce que l’on raconte de Tullia lorsqu’elle était encore dans la fleur de l’âge, tient vraiment du prodige. Elle chantait et jouait de plusieurs instruments de manière à étonner ses professeurs eux-mêmes. De plus elle dansait avec une grâce parfaite, et le goût simple qui présidait à sa manière de se vêtir et dans lequel semblait se révéler le sentiment de l’art, la faisait comparer aux plus belles statues grecques » dit avec emphase Albéric de Lamaze.
Ce qui est certain, c’est que le cardinal, absent, la plupart du temps, pour des missions diplomatiques officielles, n’a pu s’occuper lui-même de sa fille dont l’éducation a dû être laissée soit à sa mère, soit à des personnes de confiance. De fait, un document de Sienne, identifie Costanzo Palmieri d’Aragona, comme son père. Il est possible que la désignation d’une parenté officielle ait résulté d’une stratégie familiale, selon l’hypothèse émise par un chercheur.
Toutefois, Tullia aurait été élevée à Rome, jusqu’au décès du cardinal, en 1519, puis à Sienne. Il est donc probable que si une stratégie familiale a été élaborée, elle résulte plutôt d’une adoption, à la mort du cardinal, par un membre de sa famille, comme cela se faisait très fréquemment. Le cardinal aurait alors laissé une part de sa fortune pour donner à sa fille la meilleure éducation.

Tullia d’Aragona,en Salomé Erodiade by Moretto da Brescia Image Wikipedia Pinacoteca Tosio Martinengo à Brescia
Les débuts d’une courtisane à Rome
Il est probable que le cardinal n’aura jamais imaginé que sa fille veuille reprendre un jour le métier de courtisane de sa mère. De quand date cette « vocation » ? Il est possible et même probable que Tullia soit restée en étroite relation épistolaire avec sa mère, tout le temps de son éducation à Sienne. Que pouvait espérer une jeune femme élevée dans l’aristocratie, bâtarde sans nom ni véritable répondant ? Le métier de courtisane a dû lui apparaître comme la seule solution pour valoriser une formation pointue. D’autant que la proximité de sa mère présentait bien des avantages avec la possibilité de bénéficier de son « fonds de commerce » et de ses conseils.
En effet, le métier de courtisane, à la Renaissance revêt un caractère très spécial que l’on ne retrouvera plus jamais, dans l’histoire du monde. Laissons sur ce sujet, la parole à Emmanuel Rodocanacchi[iii], l’auteur de « Courtisanes et Bouffons » :
« Le rôle des courtisanes n’a été ni médiocre, ni banal dans l’Italie de la Renaissance. Il se forma en effet une catégorie de femmes galantes bien supérieure à celles des époques précédentes et suivantes, telles qu’on en n’avait point vu depuis la Grèce antique. Ce fut là, sans doute, une des conséquences les plus imprévues de ce grand mouvement littéraire et artistique qui marqua la fin du moyen âge.
Aux hommes raffinés de ce temps, érudits et philosophes, il fallait des femmes dignes de les comprendre ou qui en eussent l’air. Car les « intellectuels » aiment davantage avec leur esprit qu’avec leur cœur et ils cherchent dans l’amour, surtout dans l’amour nomade, plutôt une exaltation de leurs facultés intellectuelles que la satisfaction de leurs sens. L’amour est pour eux affaire de vanité littéraire, l’occasion de faire montre de leur éloquence et de leur intelligence.
Une nouvelle catégorie de courtisanes parut tout aussitôt. Ce n’étaient plus des filles de joie, franches ribaudes dont Le Pogge et Le Parnomita racontent complaisamment les fangeuses aventures, mais de fort grandes dames, fort raffinées de mœurs et de langage, instruites, lettrées même, et qui vivaient en apparence, le plus décemment du monde. On remplaça le nom de pècheresses (peccatrici) dont on les qualifiait naguère, par celui de courtisanes (cortigiane) ou par cet autre, très symbolique, de femmes del buen tempo, de joyeuse vie, on pourrait presque dire du gai savoir. Cet euphémisme n’est-il pas symptomatique ? » (EmmanuelRodocanacchi).
En juin 1526, elle est à Rome où réside sa mère, la belle Giulia, comme en témoigne une lettre adressée par l’ambassadeur de Florence, Francesco Vettori. Elle est supposée être partie de Rome, après le sac, et se trouver à Venise en 1528, où Sperone Speroni écrit son Dialogue d’amour : l’auteur avait situé son dialogue d’amour dans les appartements vénitiens de Tullia et consacré son image de courtisane lettrée en la faisant dialoguer avec des poètes tels que Bernardo Tasso, Niccolò Grassi et Francesco Maria Molza.
Mais elle repart rapidement pour Bologne, où on la retrouve lors du couronnement de l’empereur Charles Quint, en 1530. En 1531, elle est rentrée à Rome, en compagnie du richissime banquier Philippe Strozzi, dont elle est désormais la maîtresse en titre (voir sur ce Blog l’article sur le fastueux banquier des papes Medicis : Philippe Strozzi).
En 1535, Tullia et sa mère, Giulia, se retirent à Adria, pour la naissance de Pénelope d’Aragona, sa fille.
Le métier de courtisane à la Renaissance
Elle est documentée à Ferrare en 1537 par une lettre de Battista Stambellino (alias Apollo) à Isabelle d’Este à Mantoue. Cette même lettre est reprise dans Les Femmes de la Renaissance de Maulde La Claviere :
« Il suffit, à ce sujet, de lire une bien curieuse lettre qu’un personnage inconnu, sous le pseudonyme d’ « Apollo », adresse à la spirituelle et très vertueuse Isabelle d’Este : cette lettre est datée de Ferrare, le 13 juin 1537, et se rapporte à la visite que faisait alors Tullia d’Aragona : « Il vient d’arriver ici une gentille dame, si réservée dans son maintien, si séduisante dans ses manières, qu’on ne peut s’empêcher de lui trouver quelque chose de vraiment divin ; elle chante à livre ouvert toute sorte d’airs et de motets ; elle a, dans la conversation, un charme sans pareil : elle sait tout, on peut lui parler de tout. Personne ne saurait ici lui être comparée, pas même la marquise de Pescara. » Un ambassadeur renchérit encore sur ces dithyrambes, et écrit gravement à son gouvernement qu’il compose sa correspondance à côté de cette jolie femme, qui l’aide de ses conseils. Tullia d’Aragona, qui était d’ailleurs très fière du noble sang qui coulait dans ses veines, servait ainsi d’Egérie aux personnages les plus qualifiés, et on ne craignait pas de la comparer à une Mère de l’Eglise telle que Vittoria Colonna, de la placer même plus haut ! Elle a justifié cet enthousiasme, non seulement par sa beauté physique et son esprit, mais par de réelles qualités morales. Elle montra que l’esprit du beau relève les pires choses, et, si elle ne se fit pas trappiste, si elle continua la vie du monde où elle était née, elle y apporta un dédain de l’argent, qui était déjà une vertu purifiante » (R. de Maulde la Claviere)[iv].

Joseph Heintz the Elder (1564–1609) Tullia d’Aragon The Yorck Project Image Wikipedia
Kunsthistorisches Museum
L’ambassadeur qui « renchérit encore sur ces dithyrambes » est sans nul doute Francesco Vettori, dont on a parlé plus haut. Il convient de dire, à sa décharge, que son cas n’est nullement isolé. Pour qu’il l’écrive ainsi dans une lettre officielle, il fallait que la chose parût normale et même recommandée à ses contemporains. Comme le dit Rodocanacchi : « maints ambassadeurs se faisaient un devoir de fréquenter les femmes à la mode, dans l’unique intention, il n’en faut pas douter, de solliciter d’elles des avis ou de leur arracher des informations politiques. De telles femmes ne pouvaient manquer d’exercer autour d’elles une grande influence. Elles savaient imposer leurs préférences littéraires et artistiques à leurs adorateurs, et même après qu’on les avait abandonnées, on comptait encore avec leur opinion. Gregorovius, le grave historien de la Rome médiévale, a pu dire sans exagération que les courtisanes étaient, à la Renaissance, les muses des belles lettres.
Elles étaient en tout cas des personnages considérables : les ambassadeurs se tenaient au courant, et pour cause, de leurs déplacements et en rendaient compte à leurs gouvernements. Partout ou Tullia allait, il se formait autour d’elle une petite cour » (Emmanuel Rodocanacchi).
Le même auteur poursuit malicieusement le portrait des courtisanes : « on a été jusqu’à prétendre que le pouvoir suprême, loin d’apporter un tempérament à l’esprit de vice, invitait les clercs, au nom de l’humaine nature, à ne pas laisser sans emploi les facultés dont la providence les avait dotées en sa prévoyante sagesse. Et ce précepte n’était pas à ce qu’on dit, celui qu’ils suivaient le moins volontiers.
Or, le nombre était grand, de ceux que l’ambition avait fait entrer dans la cléricature, mais qui n’entendaient nullement renoncer au siècle et se vouer au célibat. La vie n’était rien moins qu’austère, à Rome, et l’on y consommait gaiement et même quotidiennement, la plupart des sept péchés capitaux et bien d’autres encore, dont ne s’étaient point avisés les vertueux fondateurs de la morale chrétienne.
Grâce à la perte des valeurs morales mais plus encore à leur instruction, on ne leur ménageait ni les distinctions flatteuses ni les marques de respect et elles étaient souvent placés sur un pied de parfaite égalité avec les femmes de vie régulière. Devant les tribunaux, les dépositions des courtisanes avaient autant de poids que celle des témoins de moralité non équivoque.
Dans les églises, leurs riches sépultures, jouxtaient celles des plus grands personnages. Aux fêtes, aux banquets, dans les cérémonies publiques, les courtisanes prenaient place à côté des plus prudes dames. Il n’était pas jusqu’aux églises où l’on n’accordât les meilleures places aux courtisanes : Burchard (le chroniqueur d’Alexandre VI Borgia) rapporte sans s’en étonner, que le jour où il se laissa choir si malheureusement sur le prédicateur qu’il conduisait à la chaire, tout l’espace réservé dans le chœur entre les cardinaux et l’autel, était occupé par des courtisanes.
Leur profession leur paraissait très honorable : c’était un art à leurs yeux et les Romains partageaient largement cet avis. L’envahissement de la société par les courtisanes remonte à Sixte IV et les papes qui lui succédèrent, y compris Clément VII, de rigide mémoire, se montrèrent plein d’indulgence à leur endroit. Et pourrait-on, en toute justice, faire un crime à Innocent VIII, à Alexandre VI, et même à Léon X, de n’avoir point privé leurs sujets de satisfactions, dont on a prétendu qu’eux-mêmes savaient en apprécier tout le charme ?
Les courtisanes de Rome étaient logées de façon à faire envie à plus d’une patricienne. Leurs demeures étaient souvent somptueuses, presque toujours très confortables. Elles étaient meublées avec recherche et situées dans les quartiers les mieux fréquentés et le train de vie qu’elles y menaient était en rapport avec la richesse de leurs habitations.
Dans leur habillement, les courtisanes n’étalaient pas un moindre luxe. Voici en quels termes l’une d’entre elles évoque en vers l’inventaire de sa garde-robe, avec une nécessaire et poétique exagération : « mes vêtements sont de velours et soie, entremêlés d’or, de perles et de pierres fines. J’ai plus de cent chemises de soie frangée d’or et des escarpins, des brodequins, des mules à profusion. Au cou je porte un collier qui vaut deux cents ducats d’or pour le moins. Je possède du linge qui est plus blanc que neige et en telle quantité que celui qui le voit est stupéfait. Il est tout imprégné de rares senteurs et moi-même, j’aime à être parfumée de musc et de civette dont m’ont fait présent de riches seigneurs. Il ne saurait y avoir de miasme délétères ni de contagion, là où je suis, tant je répands autour de moi, de suaves odeurs» (Emmanuel Rodocanacchi).
« On ne sait rien de précis touchant leurs exigences mais on peut s’en faire une idée grâce à un catalogue des plus célèbres et les plus honorées de Venise, dans lequel chacune est cotée. Les prix de ce tarif original varient entre deux et vingt écus.
Tullia d’Aragona dont le maintien si modeste avait édifié Ferrare, était maîtresse en l’art de soutirer de l’argent à ses adorateurs. L’histoire dit même qu’elle sut se faire offrir par un allemand, soudard un peu grossier et naïf, il est vrai, cent écus, chaque fois qu’il venait la visiter.
L’élite, comme Tullia, brillait autant par leur intelligence, que par leurs charmes. Tullia s’adonnait aux arts, à la musique, à la littérature. Elle savait jouer au clavecin et au luth.
Tullia d’Aragona a laissé des volumes de poésie qui ne manquent ni de grâce, ni de saveur, ni parfois d’envolées, encore que l’on sente une certaine affèterie, une affectation de sentiments où se trahit, ce semble, l’habitude des amours simulées. Comme tout écrivain qui se respecte, les courtisanes ne manquaient pas de vanité littéraire. Leurs lettres sont curieuses à plus d’un titre. Le style en est sans conteste un peu amphigourique (ainsi le voulait la mode du temps) mais il possède une certaine saveur primesautière, une chaleur communicative, qui en rendent la lecture attrayante et attachante »(Rodocanacchi).
Une intellectuelle persécutée par les lois somptuaires
Le 8 janvier 1543, à Sienne, Tullia, âgée de près de trente-cinq ans, épouse Silvestro Guicciardi de Ferrare. Ce mariage s’impose-t-il à cause de lois somptuaires qui exigent désormais que les courtisanes vivent dans des quartiers séparés et portent des vêtements différents des autres femmes ?
D’après les archives de Rome, elle a eu un fils, Celio mais ce dernier est-il de son époux ou celui-ci a-t-il été épousé pour endosser une paternité ?
L’instabilité politique à Rome, en 1545, contraint Tullia à fuir à Sienne puis à Florence, à la cour du duc de Toscane, Cosme de Médicis. En août 1546, elle vit dans les faubourgs de Florence, dans une villa où elle reçoit de nombreux visiteurs et poètes.
En 1547, elle est à nouveau inquiétée pour non-respect des lois somptuaires qui obligent les courtisanes et prostituées à porter un voile jaune, discriminant. Cette fois, elle fait appel à Eléonore de Tolède et à son époux Cosme, qui exemptent Tullia du port de ce voile, en raison de ses « connaissances rares en philosophie et en poésie« . Reconnaissante, Tullia publie à la suite de cet épisode, chez le grand imprimeur des textes en langue italienne de Venise, Gabriele Giolito de’ Ferrari, son Dialogue néo-platonicien sur l’infinité de l’amour. Le dialogue, rapporte une conversation philosophique sur la nature de l’amour, qui se tient dans la maison de Tullia, des environs de Florence, entre cette dernière, Lattanzio Benucci et Benedetto Varchi en présence d’un certain nombre d’autres hommes dont les noms ne sont pas communiqués.
Son ouvrage poétique les « Rime della Signora Tullia di Aragona », qui serapublié après sa mort, se compose de poèmes, surtout des sonnets, écrits par Tullia ou qui lui ont été adressés par de grands écrivains ou des membres de la classe dirigeante florentine : on y retrouve pêle-mêle Girolamo Muzio, Benedetto Varchi, Ercole Bentivoglio, Francesco Maria Molza, Giulio Camillo, Anton Francesco Grazzini, Ludovico Martelli, Benedetto Arrighi, Latino Giovenale ainsi que Cosimo I de Medici, Eleonora di Toledo, Maria Salviati de Médicis, et le cardinal Ippolito de Médicis. Le texte des Rime contient également une longue églogue biographique par Girolamo Muzio. Tullia d’Aragona a fait très adroitement usage de ces références littéraires pour s’imposer comme une femme de lettres.
En octobre 1548, elle annonce dans une lettre à Varchi, qu’elle quitte Florence pour Rome où elle restera jusqu’à sa mort, en 1556.
Le dernier ouvrage de Tullia d’Aragona est un poème épique, le premier du genre à être écrit par une femme « Il Meschino, altramente detto il Guerrino ». Pour composer son poème, Tullia s’est inspirée de « Il Meschino di Durazzo », un texte en prose de la fin du XIVème siècle, écrit par Andrea da Barberino. Le héros des deux poèmes, Guerrino, est un personnage de sang noble, qui est capturé, bébé, par des pirates et vendu en esclavage. Ses aventures célèbres à la recherche de ses parents, l’emmènent dans diverses parties de l’ Europe, la Turquie, l’ Afrique, l’ Inde, et même le Purgatoire et l’Enfer. Il Meschino traite de sujets d’intérêt général tels que la recherche de l’identité personnelle et religieuse, la représentation de la vie religieuse et culturelle, ou encore de questions très modernes comme celle de l’homosexualité.
Tullia d’Aragon meurt dans le dénuement et elle sera enterrée aux côtés de sa mère, Giulia.
Son œuvre va lui survivre et l’imposer comme l’une des grandes poétesses de l’Italie de la première moitié du seizième siècle.
Le Dialogue néoplatonicien sur l’infinité d’amour
La thématique de l’amour est tout-à-fait à la mode au seizième siècle remarque Claire Lesage dans un article érudit[v]. La mise en scène de dialogues également. Le Livre du Courtisan, de Baldassare Castiglione, qui aura un très grand retentissement en Europe, a popularisé cet exercice.
La particularité de ce Dialogue c’est qu’il est écrit par une femme, et que cette dernière choisit « de dessiner par couches successives, le portrait d’une femme philosophe ».
« Le texte de Tullia d’Aragona est un dialogue mimétique qui est censé retranscrire, nous dit-elle, dans sa dédicace au Duc Cosme Ier, un «ragionamento», une conversation qui se serait déroulée dans son salon, en 1546, après son arrivée à Florence. Trois personnages participent aux échanges : la maîtresse de maison, Tullia, un lettré florentin, Benedetto Varchi et un Siennois, Lattanzio Benucci » (Claire Lesage).
« Les véritables protagonistes du texte sont par conséquent Benedetto Varchi et Tullia. À l’époque où se déroule le dialogue, Varchi occupe la fonction, que le Duc lui a confiée, de « consul », de président de l’Académie florentine, où il lit et commente des auteurs tels que Dante et Pétrarque et se consacre à des travaux philologiques, en particulier sur la Comédie. Lorsque Tullia d’Aragona arrive à Florence, après avoir quitté Sienne, il devient l’un de ses interlocuteurs privilégiés. C’est à lui qu’elle confie d’ailleurs la relecture de ses textes – les poèmes et le dialogue – avant publication ».
D’emblée, Tullia se positionne dans une position inférieure à Varchi, désigné comme très savant. Mais rapidement, elle va déborder le rapport Maître à élève que Varchi essaie d’imposer, en posant une série de questions ou en répondant à des questions par d’autres questions. A telle enseigne que le rapport d’autorité homme/femme, qui semble au début aller de soi, est battu en brèche par ce que Varchi désigne comme de l’hostilité chez son interlocutrice. Cette dernière ne tombe pas dans le piège qui lui est tendu, refusant toute polémique, qui stériliserait « ainsi sa stratégie de conquête de la parole philosophique ».
Varchi est désormais sur la défensive, alors que Tullia par une expression libre, farcie d’exemples, de proverbes, de citations et d’idiomes, fait feu de tout bois. « Ainsi guidé par l’union harmonieuse du corps et de la parole qui s’incarne en elle, le personnage de Tullia chemine vers l’objectif visé ».
« Tullia énonce ses conclusions et sa philosophie de l’amour. Les rôles s’inversent: à présent Varchi questionne et Tullia répond. Elle prend en effet la place du philosophe et utilise, avec une surprenante maîtrise, les procédés précédemment remis en cause et analysés, afin d’articuler sa pensée et réfuter les objections exprimées par Varchi. Après avoir feint l’ignorance et avoir soumis son adversaire à un jeu de questions-réponses, par un dernier tour de passe-passe, elle finit par le faire tomber dans son propre piège, l’obligeant une dernière fois à se contredire. Tout en avouant sa défaite, Varchi constate lui-même la bravoure de son adversaire : «Je vous salue, Madame Tullia. Vous m’avez bien embobiné ! À vous la faute ! ».
« Elle énonce alors une conception néoplatonicienne de l’amour, distinguant un amour vulgaire, qui naît du désir, et un amour vertueux, généré par la raison ». Son savoir sur la question s’enracine dans ses lectures – sont cités en particulier Ficin, Léon l’Hébreu et Pietro Bembo ».
« En introduisant le désordre dans les raisonnements savamment construits mais figés et obscurs de son interlocuteur, elle a tenté de démonter une mécanique, de briser un ordre établi. Pointant les contradictions de son interlocuteur et les pièges du discours, Tullia a posé elle aussi la question fondamentale de la construction du « bon » dialogue, et, méritant le titre, nullement honteux, de jongleuse en philosophie, elle a entraîné, pour un temps, Varchi et le lecteur sur des chemins de traverse ».
Par ce dialogue sur l’infinité d’amour, Tullia d’Aragona impose par la démonstration, sa maîtrise de la dialectique ce qui doit susciter l’admiration du lecteur pour la reconnaître pour ce qu’elle est : une authentique femme de lettres et une philosophe, qui sait revenir à sa place après avoir paru bousculer l’ordre établi.
Il y a sans doute, à mon avis, un peu de vanité dans cette démonstration. Mais sans doute beaucoup d’amertume également, d’une femme qui sait ce qu’elle vaut et qui est désormais déprisée en raison de son ancienne profession.
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[i] Cet article est principalement issu du très sérieux article « Tullia d’Aragona” de la Bibliothèque de l’Université de Chicago « Biography for the Chicago Italian Women Writers Project, 2005 . D’autres ouvrages ont été mis à contribution et notamment : « Enchanters of men » Mayne, Ethel Colburn, 1925 p81 à 95 Livre Archives Internet , « A Decade of Italian Women » p 19 à 47 par Thomas Adolphus Trollope Livre Archives Internet , l’article Tullia d’Aragona du site de l’encyclopédie Treccani ainsi que l’ouvrage d’Albéric de Lamaze « Mes loisirs en Italie, études sur trois femmes célèbres du seizième siècle » Tullia d’Aragon p 188 à 433 Livre Google Books.
[ii] Voir sur la dynastie napolitaine des Trastamare, les articles Wikipedia sur Alphonse V d’Aragon, Ferdinand 1er de Naples, Henri d’Aragon et Luigi d’Aragona.
[iii] Emmanuel Rodocanacchi Courtisanes et Bouffons Paris Flammarion 1894.
[iv] Les Femmes de la Renaissance R. de Maulde La Claviere Paris 1898.
[v] Cette section provient de l’article « Le dialogue de l’infinité d’amour de Tullia d’Aragona ou de l’impertinence en philosophie » par Claire Lesage des Presses Universitaires de Rennes.
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