Andrea Mantegna, « le premier peintre du monde » a traversé le Quattrocento comme un météore, traçant le chemin de la Renaissance de la peinture que vont emprunter à sa suite tous les artistes. Délaissant le gothique tardif, il met à la mode le monde antique dans une peinture moderne et inspirée, qui accorde une large place à la perspective et à la théâtralité. Artiste fécond au service de la dynastie des Gonzague, il va associer son nom de façon indélébile à celui de ses maîtres, de sorte que l’on pourra parler, en évoquant la grandeur de Mantoue, du siècle de Mantegna.
Sur Andrea Mantegna, voir les liens au bas de cette page et sous chacune des reproductions ainsi que le site Artsy du National Gallery of Art sur Andrea Mantegna.
On connaît peu de choses de la vie de Mantegna car les sources biographiques sont incertaines. Chaque biographie est contradictoire de la précédente et personne n’est d’accord sur les dates précises. En revanche, le caractère de Mantegna nous est bien connu à travers les nombreux témoignages de ses contemporains. Le présent article est issu de deux biographies[i] : l’une en français, par André Blum, éditée au début du siècle, est l’analyse d’un historien de l’art. L’autre en anglais, date de 1901, par Maud Cruttwell et de l’article Mantegna de l’histoire des peintres de toutes les écoles de Charles Blanc.
« En dehors du divin, tout n’est que fumée » : telle est l’orgueilleuse devise du peintre sur une banderole de son Saint-Sébastien.
Selon le jugement d’André Blum, « il y avait dans la peinture de Mantegna, quelque chose de si individuel, que personne ne pouvait essayer de l’imiter. Il eut quelques élèves, pas beaucoup, comme Jacopo da Montagnana à Padoue (Eremitani), Antonio da Pavia à Mantoue. Il eut des disciples dans l’école de Vérone : Francesco Morone, Francesco Bonsignori, Francesco Caroto. Mais il influença les écoles de Ferrare, Parme et Bologne : Marco Zoppo, Cosimo Tura, Lorenzo Costa, Ercole Roberti, Francesco del Cossa, Bianchi Ferrari. En dehors de l’Italie, il influença Holbein, Dürer et Hans Baldung.
« Au moment où l’esprit hésite entre la tradition immobile du moyen-âge et la culture moderne, il comprend la nécessité d’étudier l’antiquité comme un moyen d’apprendre à connaître la nature. A un peuple passionné de voir et de savoir, l’antiquité fait aimer la vie que le moyen-âge avait flagellée de sa discipline et qu’elle réhabilite avec toutes ses jouissances, la lumière, l’air, l’espace, les fleurs, toutes les beautés dont elle se pare. « les couleurs fines, écrit Marsile Ficin, les lumières, les voix, la splendeur de l’or, la blancheur de l’argent, la science, l’âme, ces choses nous les appelons belles… ». A cette société dont les yeux s’ouvrent pour admirer toutes les merveilles de l’univers, Mantegna voulut révéler la beauté de la forme vraie ».
Andrea Mantegna est né en 1431, à Isola di Sopra, un village situé à mi-distance de Padoue et de Vicence (18 km de Vicence et 27 km de Padoue) appelé aujourd’hui Isola Mantegna, non loin de la Brenta, le fleuve qui contourne Padoue.
A l’époque où naît Andrea, la ville de Padoue est, depuis vingt-six ans, une dépendance de Venise. La dynastie des seigneurs de Padoue, les Carrara, a été détrônée par Venise en 1405. La vieille Université a été scindée en deux universités, au tournant du siècle, et depuis lors, elle se situe à l’avant-garde des lettres classiques en Italie. Le grec Manuel Chrysoloras y a formé des élèves célèbres comme Gasparino Barzizza, et les grands pédagogues de l’époque, autour de Guarino de Vérone, se retrouvent à Padoue. Padoue peut se vanter de posséder également une histoire riche avec les tombeaux de Tite-Live, de Petrarque, du poète Mussato et de guerriers célèbres comme Gattamelata de Narni. Ville d’art et d’histoire, Padoue est à l’époque de la naissance de Mantegna, l’un des flambeaux de la civilisation italienne, avec Venise, Florence et Rome.
Les parents d’Andrea sont modestes. D’après Vasari, ils sont misérables. Mais un document notarié de 1492, établit son père comme « honorable et messer », ce qui ne serait pas le cas s’il avait été misérable. Mais, comme le souligne justement, Charles Blanc, à l’époque de cet acte, Mantegna vit à Mantoue, entouré d’honneur, dans la proximité des princes de la famille Gonzague, peut-être a-t-il voulu camoufler par ces termes, le véritable statut de ses parents ?
Par quel hasard de circonstances, le jeune Andrea se retrouve-t-il ensuite chez le peintre célèbre Francesco Squarcione ?
On sait seulement qu’en 1441, à l’âge de dix ans, Andrea se trouve dans l’école du peintre de talent, Francesco Squarcione, une école qui comporte à l’époque 137 élèves. Le peintre l’a fait inscrire sur la « Fraglia de pittori e coffanari », une guilde de peintres de Padoue, dans laquelle il est désigné par les mots « fils du peintre Francesco Squarcione ». Il a donc été adopté. On peut même dire que ses qualités ont dû apparaître tellement hors normes, qu’il a été choisi avec Niccolo Pizzolo pour être adopté par le maître.
Andrea a-t-il été placé par ses parents, très jeune, dans l’école de Squarcione ? Ou bien ce dernier a-t-il repéré le talent précoce du futur génie de la peinture ? Toujours est-il que son maître élève Mantegna au milieu des marbres grecs et des statues romaines. L’amour des « antiques », qui va exercer une influence si profonde sur l’art du peintre, est né de cette enfance, puis cette adolescence avec Squarcione.
A l’époque, Squarcione n’est pas le premier peintre d’Italie mais il a une très bonne réputation à Padoue où on fait régulièrement appel à lui pour toutes sortes de travaux de peinture. Il a beaucoup voyagé, en Italie et en Grèce, réalisant des quantités de dessins et de moulages, qu’il va mettre à la disposition de son fils adoptif. L’atelier du maître était très fréquenté. On y venait de toute l’Italie : Buono de Ferrare, Ansuino de Forli, Marco Zoppo de Bologne. Certains viennent travailler pour le maître : ils sont alors nourris et habillés, d’autres viennent pour y recevoir une instruction artistique.
De cette immersion dans la statuaire antique, Mantegna va puiser les premières ressources de son art et une passion qui le poursuivra, sa vie durant : « le goût de l’élégance sobre, des draperies aux fines cassures qui soulignent les formes qu’elles enveloppent, et qui unissent, aux souplesses de la nature, la pureté des lignes du marbre » résume André Blum.
A treize ans, le jeune et précoce génie fait une rencontre qui sera décisive pour l’éclosion de son art : le sculpteur Donatello vient, en 1444, à Padoue, pour exécuter, pour la basilique Saint-Antoine, la commande d’une statue équestre et d’autres statues de bronze, destinées à l’autel du saint. La rencontre avec Donatello est sans nul doute, le véritable révélateur de l’art de Mantegna.
A l’école du maître padouan, l’émulation avec des peintres comme Marco Zoppo le fait progresser rapidement. Il est déjà un maître à dix-sept ans lorsque Squarcione le charge de peindre le tableau du maître-autel à Sainte Sophie de Padoue. On a conservé de ce tableau, qui a disparu, une inscription en latin, désignant le peintre Andrea Mantegna, à l’âge de dix-sept ans, comme l’auteur du tableau. Ceci montre que son tuteur a déjà une totale confiance en lui, pour le laisser exécuter seul, la commande d’un client.
La chapelle Ovetari: les fresques des Eremitani
Mais ce qui va révéler le jeune peintre au monde et à lui-même est sans nul doute les fresques de la chapelle Ovetari de la Basilique des Eremitani. Par un testament du 5 janvier 1443, Antonio Ovetari avait légué à Jacopo Leone, une chapelle qu’il possédait dans l’église des frères Eremitani à Padoue et 700 ducats d’or pour qu’elle fût décorée magnifiquement, des histoires de la vie de Saint-Jacques et de Saint-Christophe. Il résulte d’un document de 1446 qu’à cette date, la commande n’avait pas encore de début d’exécution et d’un document de 1453, qu’elle était, à cette date, commencée.
Francesco Squarcione, à qui la réalisation de l’œuvre a été confiée, sait qu’il peut s’appuyer sur ses deux élèves les plus doués : Niccolo Pizzolo et Mantegna. On connaît peu le premier qui va mourir quelques temps plus tard, assassiné par des voleurs dans une rixe, laissant à Mantegna le soin d’achever l’ensemble de l’œuvre. Squarcione lui-même est un homme riche, grâce à son école. Il possède une maison à Padoue, une autre à Venise, il pense qu’il n’a pas besoin de travailler s’il peut s’en dispenser. C’est la chance de Mantegna.
Dans la chapelle Ovetari de l’église des Eremitani, Les histoires de la vie des deux saints, peintes par Mantegna, sont distribuées deux par deux, en trois étages, sur les parois latérales : à gauche, ce sont les fresques de la vie de Saint-Jacques et à droite, celles de Saint Christophe. Au total, les fresques couvrent 700 m².
Quelle est la part de Mantegna dans la composition de ces fresques ? Certaines d’entre elles, portent la signature des peintres de l’étude de Squarcione, notamment quatre fresques de la vie de Saint-Christophe, signées de Bono da Ferrara et de Ansuino da Forli. André Blum estime que deux des fresques de la vie de Saint-Jacques ont dû être peintes par Niccolo Pizzolo. Le même auteur estime que les seules peintures qui paraissent devoir être attribuées à Mantegna avec certitude, sont six compartiments au total : quatre à gauche dont le Baptême d’Hermogène, Saint-Jacques devant l’empereur, Saint-Jacques marchant au supplice et le martyre de Saint-Jacques ; deux à droite dont le Martyre de Saint-Christophe et l’enlèvement de son corps.
Mais le même auteur estime que « si Mantegna n’a pas réalisé tous les tableaux, il est en revanche le directeur de tout le travail de décoration, répartissant les œuvres entre les différents peintres suivant un plan d’ensemble, déterminé par lui. Car ce plan est tout à fait nouveau pour l’époque. Son but est de permettre au spectateur de voir les fresques, quel que soit son point d’observation, en ayant un effet de perspective, quel que soit sa place. Sa préoccupation est de faire apparaître les représentations comme des évènements réels. Son but est de réussir, par des procédés de trompe l’œil, à donner au spectateur l’illusion de voir les figurations dans l’espace, en dehors des murs de la chapelle. Ces préoccupations apparaissent nettement dans les quatre tableaux de Saint-Jacques. (…) On sent que Mantegna a étudié de façon très approfondie la perspective, peut-être chez Alberti qui l’avait formulée dès 1435 dans son Traité sur la peinture mais plus probablement chez Paolo Ucello, qui lui enseigna comment l’appliquer ».
« Aux images symboliques, il préfère des compositions souvent pleines de réalisme, où le fini du détail n’exclut pas le caractère dramatique de l’ensemble. La fresque « Saint-Jacques marchant au supplice » présente à cet égard une importance capitale. C’est surtout dans ce morceau que l’on sent combien le talent de Mantegna rappelle celui de Donatello. (…) Le jeune soldat qui s’appuie sur son bouclier est imité du Saint-Georges de Donatello. (…) Par son étude du relief, Mantegna est l’élève du sculpteur florentin ».
Le procédé est si nouveau à l’époque que son Maître, Squarcione ne tarit pas d’éloges, sur son jeune disciple. On commence à venir de partout pour l’admirer. Qui ? Les peintres, bien entendu, attirés par la nouvelle qu’un jeune prodige travaille à Mantoue. Il va se trouver, parmi ces derniers, un grand maître de Venise, Jacopo Bellini, le père de Gentile et Giovanni Bellini, qui arrive à Padoue avec ses deux fils et toute sa famille, pour réaliser une commande et, de fait, attaquer le monopole de Squarcione.
Les Bellini à Venise sont une dynastie qui truste toutes les grandes productions picturales. Le Maître reconnaît immédiatement dans le jeune Mantegna un peintre supérieur. Peut-être cherche-t-il à enlever à son concurrent son disciple le plus talentueux ? En tout cas, il laisse entendre à Mantegna, qu’il pourrait lui donner sa fille, Nicolosia, en mariage. Les deux jeunes gens ont dû se rencontrer à Padoue et se plaire mutuellement.
Quoiqu’il en soit, l’union, aussitôt proposée, est décidée, à l’insu de Squarcione qui avait probablement, lui-même, des projets matrimoniaux pour son protégé. Quand il va découvrir la « trahison » d’Andrea, Squarcione sera tellement irrité, qu’il va devenir l’ennemi irréconciliable de Mantegna. Autant il avait admiré le travail de son élève, autant il va désormais le critiquer.
Charles Blanc note que Squarcione étant un assez grand peintre, voit clairement les défauts du jeune Mantegna et il frappe là où cela fait mal : « il blâme dans ces fresques, l’imitation évidente du marbre antique, il disait avec raison que la peinture ne doit pas prendre la statuaire pour modèle, que, chez Mantegna, l’expression des chairs manquait de tendresse et paraissait comme pétrifiée, que les chairs de la créature ont plus de douceur, de souplesse et de mouvement, que l’artiste eût été mieux inspiré de peindre ses figures couleur de marbre, plutôt que les feindre vivantes, sans leur donner la vie. Andrea fut extrêmement sensible à ces critiques mais il en sentit la justesse et comme il lui restait encore à faire, dans la même chapelle, sur le mur de droite, deux fresques où il devait représenter le martyre de Saint-Christophe, il améliora sa manière dure et sèche ou plutôt, il la transforma en se rapprocha cette fois de la nature et en cherchant les accents de la vie, non plus dans le marbre, mais dans la vie-même, comme le faisait son beau-frère Gentile Bellini. L’imitation du naturel le préoccupait à ce point qu’après avoir peint sur le compartiment de gauche, ses personnages vêtus à la romaine, il les peignit sur le mur de droite habillés selon la mode italienne de son temps. Les figures de ses dernières fresques sont toutes des portraits de contemporains : son maître Squarcione figure sous les traits d’un soldat replet vêtu de vert, qui tient une lance et une épée, Onofrio, fils de Palas Strozzi, seigneur florentin, exilé à Padoue, Girolamo della Valle, médecin célèbre, Bonifacio Frizimelica, éminent jurisconsulte et deux intimes du peintre, Baldassare da Laccio et Niccolo, orfèvre du pape Innocent VIII ».
Il semble que ces critiques furent reprises, avec un ton plus doux, parce que fraternel, par les Bellini qui allèrent dans le même sens, agissant comme un révélateur dans l’épanouissement artistique du jeune homme.
Charles Blanc fait remarquer que l’on sent l’effet des critiques de Squarcione, dans un autre travail de Mantegna, pour le compte de l’église Sainte Justine de Padoue, réalisé de façon concomitante, aujourd’hui à la Pinacothèque de Brera où, en l’espace de quinze mois (du 10 août 1453 au 18 novembre 1454), il y change complètement de style dans deux séries de compartiments.
Dans le compartiment du haut, la partie du Christ et de la vierge est traitée avec une telle sècheresse qu’on pourrait la prendre pour un ouvrage de Squarcione. Par contre, la main de l’artiste devient magistrale dans la série des saints du panneau du bas, au milieu desquels l’évangéliste Saint-Luc est le plus beau morceau de la composition, sans doute parce qu’il a été exécuté le dernier.
D’après le site de l’Exposition Mantegna de 2009, au Louvre, « les échanges intenses d’idées entre les deux beaux-frères (Giovanni Bellini et Andrea Mantegna) et le jeu d’influences qui en résulte auront des répercussions fondamentales sur les destinées de la peinture en Italie.
Des personnages qui composent le Polyptyque de Saint Luc, entrepris par Mantegna en 1453, c’est la Sainte Justine qui se ressent le plus de la veine tendre de Giovanni Bellini, comme la Vierge et l’Enfant entourés de deux saints que son style incite à placer dans ces mêmes années.
Si Jacopo demeure fidèle dans ses paysages visionnaires au monde du gothique finissant, Giovanni se montre très tôt réceptif à l’art de Donatello, par exemple dans la prédelle relatant des épisodes de la vie de Drusienne. Les miniatures de la Passion de saint Maurice et de la Géographie de Strabon comme la Madone de Pavie trahissent également l’ascendant de Mantegna mais celui-ci sera de courte durée ».
Les fresques des Eremitani ont été réalisées d’après Charles Blanc, de 1453 à 1459, année où les Bellini terminèrent leur fresque. Tous les auteurs ne sont pas d’accord avec cette datation, car on sait que, de 1457 à 1459, Mantegna est à Vérone où il travaille au retable de San Zeno : en témoignent des lettres du marquis de Mantoue. Il est donc probable que Mantegna a quitté Padoue en 1456, même si, à un moment ou un autre, il a pu revenir à la chapelle Ovetari pour y reprendre un détail.
L’histoire des Eremitani ne s’arrête pas là. Un article du site Art-Aujourd’hui récapitule toute l’affaire[ii]. Car le 11 mars 1944, les Alliés bombardent un quartier général de l’armée allemande qui se trouve juste à côté de l’église des Eremitani. Deux bombes vont tomber sur l’église dont l’une, dans la chapelle Ovetari, réduisant en miettes les fresques de Mantegna. Les scènes les moins endommagées comme la Décollation de Saint-Jacques, sont réparées immédiatement après la guerre. Mais cela ne représente que dix pour cent de l’ensemble.
Le reste, réduit en débris pas plus gros qu’un timbre-poste, est expédié à l’Instituto Centrale del Restauro à Rome, où, pendant plus de cinquante ans, les spécialistes vont reconstruire, pas à pas, les fresques. Le site Laboratorio Mantegna précise pas à pas la méthode de restauration employée et présente des photos de l’état d’avancement de toute la restauration. Quant aux photos de l’état actuel de la restauration, elles proviennent du site R&S Engineering-Padoue.
Trente-cinq caisses sont expédiées à Padoue en 1975 et trente-huit autres en 1992. En 1997, le travail de restauration est terminé. Tous les fragments (80 735) ont été catalogués, photographiés et reconstruits par ordinateur.
L’état actuel des fresques est le résultat de ce travail de reconstitution. La décision de rétablir les fresques selon la reconstitution numérique permettant d’aboutir aux images virtuelles présentées dans cet article, n’a pas encore été prise par les autorités italiennes.
En 1455, Andrea part à Venise, afin de se libérer du contrat signé avec Squarcione : Padoue est en effet rattachée à Venise depuis le début du siècle. Il a saisi la Cour des Quarante pour demander l’annulation de son contrat avec Squarcione au motif qu’il aurait été trop jeune au moment de sa signature, pour en apprécier correctement les termes. Il obtient satisfaction d’un tribunal sans doute travaillé à sa cause, par son beau-père, Jacopo Bellini. Pourquoi une telle demande alors que ce type d’accord est plutôt fréquent ? Il semble que ce soit là une manifestation précoce de son caractère ombrageux qui le porte à soupçonner son ancien maître de l’exploiter. Toujours est-il qu’il revient à Padoue pour continuer son travail sur les fresques. Il semble qu’à cette date ses relations avec son ancien maître se soient apaisées car le fait de le placer dans l’une des fresques est un signe de bonnes relations. D’autre part Squarcione est trop bon juge en matière de peinture pour sentir qu’il n’est plus possible de continuer d’utiliser comme un adolescent, un homme de vingt-quatre ans, dont le génie éclate. Il en prend son parti. Ceci montre qu’en 1455, en tout cas, les fresques des Eremitani ne sont pas complètement terminées.
En 1454, Mantegna réalise un tableau de Sainte Euphémie, actuellement au Musée Capodimonte de Naples puis le retable de Saint-Luc, évoqué plus haut, à la Pinacothèque de Brera à Milan. Vers 1455, il peint le tableau de la présentation au temple, aujourd’hui à la Gemälde Galerie de Berlin, tableau dans lequel de nombreux experts ont voulu reconnaître, dans le vieillard et la Vierge, les portraits du peintre et de sa femme, Niccolosia.
Mantegna à Vérone : le triptyque de San Zeno
En 1457, Andrea est appelé à Vérone par Gregorio Correr, un ancien élève de Vittorino da Feltro (voir sur ce Blog, l’article sur L’éducation des Princes, le prince de l’éducation, la maison heureuse de Mantoue), abbé du couvent bénédiction de Vérone, qui lui demande de peindre le triptyque de l’église de San Zeno. Le tableau est historiquement daté car on a retrouvé trois lettres du marquis de Mantoue, datées depuis le 5 janvier 1457, jusqu’à 1459, réclamant d’être informé sur l’état d’avancement du triptyque.
Il se compose de six compartiments et trois prédelles. Le tableau est transporté à Paris en 1797, puis retourne à Vérone, après le traité de Vienne, sans les prédelles, restées en France, aux musées de Tours, pour deux d’entre elles et du Louvre, les prédelles étant alors remplacées, sur le retable, par des copies. « Le tableau central de la partie supérieure, aujourd’hui à Vérone, représente la Madone, assise sur un trône, entourée à ses pieds, d’anges qui chantent, en s’accompagnant d’instruments de musique. La figure de la Vierge et l’enfant, ainsi que les bas-reliefs et les médaillons qui ornent le trône, rappellent Donatello, tandis que, dans la partie supérieure, la lampe et la guirlande de fruits, et dans le bas, le tapis d’Orient, évoquent plutôt la manière des miniaturistes. Le volet droit du panneau central représente Saint-Jean Baptiste, qui se tient à l’écart, saisissant un livre, qu’il lit attentivement. Près de lui est placé un évêque vers lequel se tourne Saint-Laurent. Dans le volet de gauche, Saint-Paul s’entretient avec Saint-Pierre, tandis que Saint-Jean l’Evangéliste, fixe les yeux sur un livre ouvert devant lui. On constate dans ces deux volets les progrès accomplis par Mantegna depuis l’exécution des fresques des Eremitani, dont ils procèdent. Ils trahissent encore une certaine lourdeur de mouvements, mais dénotent un plus grand souci de donner aux personnages une individualité propre » (André Blum).
Le site de l’Exposition Mantegna du Louvre note que « Les trois panneaux de la prédelle trahissent sa fascination pour l’art des maîtres flamands dont il a pu voir des exemples en Vénétie : comme dans l’Adoration des bergers, il multiplie les notations réalistes. Le sens profond de la nature qui transparaît ici, la douceur de certains personnages, doivent beaucoup à Giovanni Bellini dont il est encore très proche. Mais après ce moment de poésie intense, Mantegna revient au style plus austère et cérébral, adopté quelques années plus tôt dans la Prière au jardin des oliviers de Londres ».
La plus importante des trois prédelles, la Crucifixion, conservée au Louvre, « est d’un puissant effet dramatique et d’un réalisme tragique. Tous les détails contribuent à donner l’impression d’une lutte douloureuse contre la mort. (…)
La prédelle de droite est la Résurrection du Christ, aujourd’hui à Tours. On compare souvent cette Résurrection à celle de Piero della Francesca à Borgo San Sepolcro.
La prédelle de gauche, représente le Mont des Oliviers ».
Une réplique de ce tableau du Mont des Oliviers, a été réalisée un peu plus tard par Mantegna. Cette réplique est à la National Gallery de Londres. Elle présente les mêmes personnages que le tableau de Tours, mais en éliminant les arbres et en soulignant les personnages, qui sont présentés, inversés par rapport au tableau de Tours. Notons qu’il existe également un tableau de Giovanni Bellini sur le même sujet, également à la National Gallery. D’après André Blum, les deux tableaux de Mantegna et de Giovanni Bellini, auraient voulu imiter un dessin de Jacopo Bellini (le père), dans son livre d’esquisses, également conservé à Londres.
Au cours de cette dizaine d’années particulièrement prolifiques, Mantegna peint le magnifique tableau de l’Adoration des bergers, aujourd’hui au Metropolitan de New York.
Un autre tableau de Mantegna, datant de la même époque est celui du cardinal Ludovico Mezzarota ou Trevisan. Ce tableau est important car on commence à remarquer chez Andrea Mantegna, les qualités du portraitiste : comme le dit André Blum, « on y remarque cette science d’exprimer avec précision tous les détails d’une physionomie en scrutant profondément tous les traits susceptibles de traduire ce qu’elle a de personnel et ce qui constitue son individualité ». Le jeune homme qui subissait les critiques de Squarcione et des Bellini parce qu’il n’approfondissait pas assez l’individualité de ses sujets, a beaucoup travaillé et s’est profondément transformé. C’est un homme (il a vingt-neuf ans), au sommet de son art, qui arrive à Mantoue, à l’appel du marquis Louis III de Gonzague.
Mantegna à Mantoue
Louis III a attendu longtemps l’arrivée de Mantegna. On lui a parlé d’un jeune prodige qui a réalisé des fresques d’une modernité à couper le souffle, à l’église des Eremitani de Padoue. Il n’a jamais vu d’œuvre de Mantegna. Mais nombreux sont ceux, à ses côtés qui lui parlent du jeune génie de la peinture. Le marquis a besoin d’un grand peintre pour célébrer la grandeur de Mantoue. Il a pu mesurer, avec envie et admiration, le chemin parcouru grâce à l’école Ferraraise de peinture, par son voisin, le marquis d’Este. Il a attendu depuis trois ans, que Mantegna termine son chef d’œuvre de San Zeno. Il lui a envoyé à plusieurs reprises des émissaires, pour être rassuré sur l’arrivée du maître, à Mantoue, aussitôt après qu’il aurait terminé son tableau.
Dès l’année 1459, Mantegna s’est engagé à venir à Mantoue. En témoigne une lettre qu’il écrit au marquis, en 1478, dans laquelle il déclare qu’il est à son service depuis dix-neuf ans.
Mantoue est à l’époque un centre culturel ascendant. La fondation de la maison joyeuse par Vittorino Ramboldini, trente ans plus tôt (voir sur ce Blog l’article sur l’Education des princes, le prince de l’éducation, la maison heureuse de Mantoue) a attiré l’attention sur cette nouvelle capitale du savoir : on vient de toute l’Europe pour bénéficier des enseignements du grand pédagogue et de ses disciples.
Les premiers appointements de Mantegna sont relativement modestes : quinze ducats par mois. Soit moins que les vingt offerts par le père du marquis actuel au grand pédagogue Victorin de Feltre, trente ans plus tôt. Mais à l’époque, les peintres ne sont guère payés et bien souvent, ce qu’ils touchent, ne vient que compenser ce qu’ils ont déboursé en salaires et en matériaux. Aussi, une rente assurée de 240 ducats par an est-elle un très bon revenu. A titre de comparaison, un enseignant de l’Université de Florence, vingt ans plus tard, ne dépasse pas cent-cinquante ducats par an et le Politien fait figure d’exception lorsque Laurent le Magnifique augmente son revenu à quatre cent cinquante ducats.
Mais Mantegna est un collectionneur : il a donc une propension à vivre, sans doute, un peu au-dessus des moyens de ses collègues. Aussi aura-t-il sans cesse des problèmes financiers.
Mantegna connaît sa valeur. Il sait qu’il n’a pas son équivalent, à l’époque, à l’exception de ses beaux-frères, les Bellini à Venise. Ses lettres au marquis sont celles d’un artiste qui connaît son talent, qui sait que ses œuvres sont recherchées. Quant aux lettres du marquis, un prince souverain, elles sont un modèle de diplomatie avec des paroles douces et affectueuses. On a dû donner au marquis des informations très précises sur le caractère ombrageux de Mantegna. Il sait qu’il doit le traiter avec courtoisie et respect, s’il veut pouvoir compter sur lui. D’ailleurs, il ne sera pas avare de récompenses diverses, puisqu’il lui accordera le droit d’arborer un blason et d’adopter une devise, que le peintre sollicitait. L’artiste bénéficiera toujours de la plus extrême bienveillance du marquis et de ses successeurs, jusqu’à la belle Isabelle d’Este (voir l’article de Ce Blog sur Isabelle d’Este, marquise de Mantoue) qui l’utilisera pour décorer son premier studiolo.
Mantegna a un mauvais caractère, il est hautain et sans doute un peu paranoïaque. Ses relations de voisinage sont toujours exécrables. Il est d’ailleurs en procès avec certains d’entre eux. Il va changer de maison à Mantoue, tous les deux ou trois ans, car il investit tous ses moyens, pour faire élever sa maison (son palais ?). Car Mantegna a un rêve, celui d’élever une maison où il pourra exposer non seulement ses œuvres personnelles mais encore tous ses antiques, dont il est un collectionneur averti et fébrile. On vient de tous côtés le consulter pour avoir son avis sur telle ou telle pièce d’art grec ou romain, comme Laurent le Magnifique, en 1483 ou le cardinal François de Gonzague.
Dès 1466, il a demandé une avance de cent ducats au marquis pour se faire construire sa maison. Mais l’affaire prend davantage de temps que prévu, car sept ans plus tard, il est toujours en train de négocier des matériaux de construction. Sa maison, qui sera le grand ouvrage de son existence, sera habitable en 1496, soit neuf ans avant sa mort, mais elle ne sera jamais complètement achevée.
Mantegna terminera sa vie dans la gêne, parce qu’il continuera à dépenser tout ce qu’il a, en objets d’art antique.
Les premières réalisations de Mantegna à Mantoue
Dès son arrivée à Mantoue, le marquis évoque avec Mantegna la décoration de ses différentes villas et palais à Goïto, Saviola, Gonzaga, Marmirolo et d’autres. Les résidences du marquis ayant pour la plupart disparu, il ne reste rien de ces premiers travaux de Mantegna réalisés à Goïto et à Cavriana.
Mantegna écoute attentivement et saisit immédiatement ce que veut son maître qui comprend que Mantegna est leur seul qui soit capable d’interpréter aussi rapidement ses conceptions en matière de décoration. Il va utiliser Mantegna pendant vingt ans pour tous les travaux possibles, sans que l’artiste ne se plaigne jamais : réalisation des cartons pour des fresques, peintes par des élèves, peinture de poulets d’Inde, d’après nature, pour les faire figurer dans une tapisserie, réalisation de décors urbains pour l’accueil de personnalités importantes, conseils de décoration, Mantegna est partout le seul homme de confiance en matière artistique. En revanche, il doit toute sa production au marquis et il n’a pas le droit de vendre des œuvres séparément.
L’un de ses tout premiers chantiers est la décoration de la chapelle du Castello Vecchio, aujourd’hui détruite, un sujet que Mantegna évoque dans une lettre adressée au marquis, le 21 avril 1464 à Goïto. La chapelle est tout entière décorée de la main du maître, boiseries comprises.
Figure en bonne place, dans la chapelle, le triptyque aujourd’hui au Musée des Offices à Florence, qui représente le triple sujet de l’Adoration des mages, l’Ascension et la Circoncision. Le premier, qui est le panneau central, offre, d’après André Blum, « une science de composition, une étude des formes, des costumes, une coloration chaude, qui, si on la compare à l’Adoration de Gentile da Fabriano, montre le progrès accompli.
L’Ascension est une peinture d’une exécution moins heureuse (…) qui ne saurait avoir l’importance de l’autre volet ; la Circoncision, qui est l’un des tableaux les plus remarquables du maître. (…) Il y a là un travail de miniaturiste très curieux, une étude de dessin très précise, mais ce que l’on a remarqué surtout, c’est l’intensité du coloris, qui donne à ce morceau tant d’intérêt ».
Charles Blanc ajoute : « Le tout est peint d’une touche mâle et fière, avec les couleurs soutenues et profondes de Bellini. Les draperies, richement ouvrées, surtout le brocart, présentent des plis d’un grand goût, exempt cette fois, de toute dureté marmoréenne. Ce fut au plus beau moment de sa vie, dans l’âge de la plus abondante floraison, que Mantegna peignit ce morceau rare. Il y mit tout ce que lui avaient enseigné, après son maître, la nature, qu’il regardait sans cesse d’un œil curieux et l’antique, dont l’étude lui était si chère et si profitable ».
Figure également dans la chapelle du Castello Vecchio, l’un des plus beaux tableaux jamais exécutés par le maître du Quattrocento, alors dans la plénitude de son art, la mort de la Vierge.
Ce tableau est extraordinaire car il a pour titre la mort de la Vierge mais ce que l’œil observe en premier, par ce maître de la perspective, c’est le lac de Mantoue, traversé par la ligne oblique, profondément dérangeante, du pont San Giorgio qui conduit du Castello di Corte au Castello San Giorgio. Car, à côté des lignes horizontale, celle de la Vierge, et verticale, des personnages qui l’entourent, qui donne l’impression du recueillement, la ligne oblique, puissante, du pont San Giorgio, attire l’œil et donne cette impression que la perspective du lac est le sujet véritable de l’œuvre : un sujet qui occupe presque la moitié du tableau, alors que dans toutes les peintures de son époque, les paysages ne sont que des faire-valoir, des mises en représentation, qui n’occupent qu’une petite partie de l’espace. Ce tableau est d’une modernité stupéfiante quand l’on pense que l’Italie sort à peine du gothique où toute l’Europe reste plongée. L’importance donnée à la peinture des environs de Mantoue, vue d’une fenêtre du palais participe probablement de la représentation du bon gouvernement du prince.
Un sujet qui deviendra central dans la décoration, quelques années plus tard de la Chambre des Epoux (Voir sur ce Blog l’article sur L’énigme dévoilée du sens des fresques de la Chambre des Epoux de Mantegna). Un sujet qui ne sera donc pas traité dans cet article.
La peinture de la chambre des époux va commencer en 1465 et s’achever en 1474.
« Mantegna cherche pour Mantoue, l’idée d’une peinture décorative, telle, qu’elle puisse donner l’illusion de la réalité à un spectateur, en quelque endroit qu’il soit placé, en utilisant le procédé du trompe-l’œil ». C’est le procédé qu’il a déjà essayé de traduire à Padoue, dans les fresques de la chapelle Ovetari. « Mais la nouveauté du procédé consiste, pour le peintre des fresques de Mantoue, ayant à composer une série de portraits dans le cadre restreint d’une chambre, au lieu de les peindre isolément, de leur donner tant de mouvement, qu’il réussit, pour ainsi dire, à les faire sortir des limites des murs de la pièce » nous dit André Blum.
« Le peintre impersonnel des premières fresques des Eremitani a désormais intégré la compréhension la plus large de la nature humaine et de ses émotions. Aucun état d’âme ne s’avère trop complexe pour lui » nous dit Maud Cruttwell.
« Peu de temps après, Mantegna peint son premier Saint Sébastien, un panneau d’une sophistication extrême : sur cette somptueuse architecture de ruines composites, il a tenu à apposer sa signature en caractères grecs » nous dit le site de l’exposition Mantegna de 2009 au Louvre, à propos du Saint Sébastien de Vienne.
Au cours de ces mêmes années, Mantegna réalise l’oeuvre de la vierge à l’enfant endormi, aujourd’hui à la Gemälde Galerie de Berlin, un thème qui deviendra récurrent chez l’artiste.
En 1466, Mantegna est envoyé à Florence, pour quatre mois, jusqu’en décembre, par le marquis de Mantoue, pour conférer avec son agent, Giovanni Aldobrandini. C’est sans doute l’opportunité pour Mantegna, de pénétrer la civilisation la plus brillante de l’Italie d’alors. A-t-il rencontré Donatello qui n’a plus que six mois à vive ? Peut-être. Fra Filippo vient juste de terminer ses fresques de Prato. Paolo Ucello, qui l’a initié dans ses tendres années, à l’art de la perspective, est également à Florence. Rien n’a cependant filtré de ce que fut son séjour à Mantoue. L’opinion la mieux partagée est que Mantegna s’est surtout intéressé à l’art tout nouveau de la gravure, qui avait débuté douze ans auparavant avec Tommaso Finiguerra, qui s’était éteint en 1464. Il est plus que probable que Mantegna connaît cette invention du célèbre Florentin. Si le grand peintre s’intéresse à la gravure, c’est que son contrat avec le marquis comporte une interdiction de vendre tous travaux de peinture à Mantoue, qui sont réservés de fait à la famille régnante. Mais la gravure, avec sa capacité de multiples épreuves, ne paraît pas figurer dans les obligations contractuelles du Maître, qui a d’inépuisables besoins d’argent.
Les mutations de la ville de Mantoue au XVème siècle : la maison de Mantegna
En 1476, en remerciements des travaux de la Chambre des Epoux, le marquis Louis III de Gonzague lui fait don d’un terrain près de l’église de Saint Sébastien, où il peut commencer à faire construire une maison, qui sera achevée vingt ans plus tard. « Sa culture principalement antique le conduit à concrétiser dans le langage architectonique, la typologie d’un édifice résidentiel qui rappelle la DOMUS ROMANA. L’ATRIUM devient ainsi une cour autour de laquelle sont disposées les autres pièces. Cercle et carré, cube et cylindre sont destinés à reproduire une harmonie analogue à la musique, amalgamés ainsi dans un équilibre entre les parties et les trois dimensions. Cette demeure, rare et précieux exemple d’édifice du 15ème siècle interprète aussi le désir de l’artiste de réaliser un mécanisme d’auto représentation et d’auto légitimation : c’est l’expression de l’image qu’il veut laisser de lui. La phrase AB OLYMPO, écrite sur un des piliers de la cour est un témoignage de fierté. On entend encore l’écho de l’ancienne échoppe de Phidias d’Olympie où, sur les pierres, Zeus avait, avec la foudre, déclamé la grandeur du sculpteur », nous dit le site du Guide touristique de Mantoue[iii].
Comme je le souligne dans un autre article de ce Blog (Une grande famille de la Renaissance italienne : les Gonzague de Mantoue), l’accueil, en 1459, du concile à Mantoue, va être de grande conséquence dans la politique intérieure du marquis Louis III de Gonzague (Louis II pour les Italiens). Condottiere, il a des ressources propres importantes, qui, jumelées aux ressources de la cité, lui donnent une grande capacité financière. Ce n’est cependant pas un déclic. N’oublions pas qu’il a été l’élève préféré de Victorien de Feltre (voir l’article de ce Blog sur l’Education des Princes, le Prince de l’Education, la Maison heureuse de Mantoue) qui lui a inculqué une éducation humaniste. Depuis son accession au pouvoir, il n’a cessé d’enrichir sa cour d’objets de collection, d’ouvrages précieux et de tableaux. Il a attiré à Mantoue des artistes de renom comme Donatello et l’architecte Alberti, dans les années 1450. Après 1459 cependant, et l’élévation de son fils au cardinalat, le marquis a de plus hautes ambitions encore : transformer sa ville et célébrer la grandeur de sa famille.
Delphine Carrangeot a rédigé un remarquable article sur cette transformation urbaine de la ville de Mantoue[iv]. « La configuration urbaine de Mantoue se présente en cercles successifs. Au sein du premier cercle se concentrent les lieux du pouvoir spirituel (la cathédrale, l’évêché) et du pouvoir politique (le palais de la Commune, puis des seigneurs). Le second cercle abrite l’ancienne ville communale et marchande, dont l’identité s’affadit au XVe siècle devant l’affirmation du pouvoir seigneurial. Enfin, le troisième cercle est constitué d’une zone plus résidentielle, largement occupée par des espaces semi-ruraux, des vergers, des jardins et des possessions ecclésiastiques.
Dès les années 1460, le marquis Ludovic II entreprend une vaste politique de conquête de l’espace laissé vacant entre le second cercle et l’île du Té, où la famille Gonzague possède une vaste propriété destinée à l’élevage de chevaux. Il fait édifier par Leon Battista Alberti l’église San Sebastiano, près de la Porte Pusterla, elle-même à l’écart des parcours cérémoniels traditionnels de la ville et des circuits marchands. Le nouvel axe ainsi dessiné (depuis commodément surnommé « axe princier »), qui ne prenait appui sur aucune tradition urbaine, allait nécessairement apparaître comme un parcours voulu et dessiné par le Prince, et devait être jalonné de monuments à la gloire de celui-ci. Cette nouvelle grande voie de passage, tranchant dans l’ancien tissu urbain et créant un nouveau pôle résidentiel du pouvoir au sud, parachevait le contrôle dynastique sur la cité. Vers 1506 fut édifié le palais de San Sebastiano, et à partir de 1525, le palais du Té, au-delà de la Porte Pusterla, sur l’île du même nom.
(…) En revanche, les deux plus grands artistes employés par les Gonzague à la Renaissance édifièrent leur demeure dans la zone méridionale de Mantoue, légitimant ainsi la direction prise par la renovatio urbis princière : Andrea Mantegna, qui fut le peintre de cour des Gonzague pendant près d’un demi-siècle, et Jules Romain, l’artiste polyvalent et omniprésent du duc Frédéric II (1519-1540). Ces deux hommes eurent en commun de ne pas être seulement des artisans, voire des instruments, de la gloire princière, mais aussi de hisser leur nom aux côtés de ceux de leurs patrons ».
Delphine Carrangeot a rédigé le travail le plus exhaustif qui soit, sur la maison de Mantegna, dont je livre ici quelques larges extraits, invitant tout le monde à lire l’article complet, qui est d’un intérêt exceptionnel.
« La demeure de Mantegna : un nouvel Olympe
La somptueuse demeure dont Mantegna entreprend l’édification à partir de 1476 à Mantoue, dans le quartier de San Sebastiano, à proximité de l’église de Leon Battista Alberti, en dit long sur la conscience qu’il a de son propre génie et sur son ambition sociale après l’achèvement de la Chambre des Époux. Aucun autre artiste du Quattrocento, en effet, ne peut se prévaloir d’une habitation aussi vaste, quasi palatiale, qu’il a conçue en partie pour abriter sa collection d’antiques.
La construction de la maison du peintre débuta en 1476, mais on pense qu’à la mort de l’artiste en 1506 celle-ci n’était toujours pas achevée, et qu’il n’y résida qu’épisodiquement. Il est alors la figure artistique dominante de la ville, si ce n’est de toute l’Italie du nord, après la disparition d’Alberti. Même après la mort brutale, le 11 juin 1478, de Ludovic II, son plus ardent défenseur et mécène, rien ne semble avoir altéré sa position éminente au sein de la cour.
Mantegna avait sans doute été anobli en 1480, et avait bénéficié d’une quantité impressionnante de faveurs de la part des marquis, qui étaient alors prêts à tout pour le retenir à Mantoue. Lorsqu’un artiste était reçu dans le cercle le plus étroit de la cour, celui de la « famiglia », il bénéficiait théoriquement de subsides devant couvrir tous ses besoins matériels : des avantages en nature, ainsi que des rémunérations en espèces. Le prince devait pourvoir convenablement au logement de l’artiste à partir du moment où celui-ci faisait partie du personnel de sa cour. Dès son arrivée à Mantoue en 1459, juste à temps pour voir l’église San Sebastiano sortir de terre, Mantegna bénéficia de ces avantages : une maison pouvant accueillir sa famille, son atelier, ses apprentis ; on lui alloua 15 ducats par mois, la nourriture pour six personnes, du bois de chauffage en suffisance, des tissus pour sa livrée… Il reçut les titres et honneurs dus à un « familiaris », qualifié par les marquis de « Carissimus familiarem noster », le plaçant d’emblée parmi les courtisans les plus étroitement associés aux décisions princières, avec un statut infiniment supérieur aux simples artisans du palais. Le rang de « familiaris » affranchissait l’artiste du système des corporations artisanales, et lui ouvrait la route de l’ascension sociale courtisane: les 15 ducats par mois équivalaient au salaire des plus hauts fonctionnaires de cour. Il obtint l’usage des armoiries des Gonzague, ainsi que l’emblème du soleil avec la devise « Par un sol désir ». Dans les années 1480, François Gonzague le nomma chevalier. Deux ans avant sa mort, en 1504, Mantegna obtint l’honneur de faire édifier son tombeau dans la basilique Sant’Andrea, à la construction de laquelle il avait assisté 30 ans plus tôt.
La pierre de fondation rapporte la date du 18 octobre 1476 : « Sur un terrain offert par le divin Ludovic, excellent prince, Andrea Mantegna posa ces fondations à quinze jours des Calendes de novembre de l’an de grâce 1476, sur la façade 52 brasses et demie et en profondeur 150 brasses».
Quelques mois auparavant, le marquis avait étendu ses possessions foncières dans la zone : il fit don d’une bonne partie de ces terrains à Mantegna, qui acquit des terres adjacentes après la mort du marquis, jusqu’à posséder plus d’un hectare en face de San Sebastiano.
La construction fut lente et douloureuse, et pour cette raison, on estime que Mantegna n’a pas pu y résider plus de cinq ans, si tant est qu’il en fît sa résidence quotidienne. La maison devint très vite un gouffre financier. En 1478, Mantegna demanda directement à Ludovic de l’aider afin de poursuivre « [sa] maison comme il [lui] fut promis ». En 1496, on a la preuve que son atelier y était établi, puisqu’il y reçoit un acompte pour le convoi du retable de la Madonna della Vittoria, peint entre 1495 et 1496. Enfin, en 1502, ruiné, Mantegna échange sa maison contre une propriété plus modeste sur l’initiative des Gonzague, qui récupèrent alors l’édifice et surtout les terrains que possédait l’artiste en face de San Sebastiano. (…)
Deux inscriptions se réfèrent à la personnalité de Mantegna, en tant que courtisan et peintre : la devise « Par un sol desir », conférée par les Gonzague en même temps que le soleil ; « Ab Olympo », figure dynastique traditionnelle pour les Gonzague que l’on retrouve au cœur de la cour circulaire, évoque la vocation du peintre, celle d’atteindre les sommets de la perfection. Mais l’inverse est également envisageable : Leon Battista Alberti rapproche fréquemment la figure du peintre de celle d’un dieu, capable de « faire accéder cet art [de la peinture] à son degré de perfection absolue ». Cette perfection est transcrite dans l’architecture des lieux, inspirée des maisons romaines et des réflexions humanistes contemporaines sur la perfection architecturale et la conception mathématique de l’univers et de la ville. La maison, contenant 15 pièces (huit au premier niveau, sept à l’étage), se présente comme un cube de 25 mètres de côté contenant en son rez-de-chaussée un atrium circulaire de 11 mètres de diamètre inséré dans un carré. On ignore si celui-ci devait être recouvert d’une rotonde ou pas, et quelle fut la part d’intervention de Mantegna dans l’élaboration des plans de sa maison. La décoration qui est parvenue jusqu’à nous est des plus austères : à part les inscriptions citées plus haut, et à rapprocher d’une conception intellectuelle aussi bien que sociale de la demeure de l’artiste-courtisan, des niches latérales laissent à penser que cet espace était, selon toute vraisemblance, destiné à accueillir les collections de statues antiques du maître et à enchanter des visiteurs triés sur le volet. L’atelier du peintre se serait tenu dans une pièce jouxtant l’atrium, à gauche de celui-ci, à côté une sorte de Musaion, pièce dédiée aux Muses, comme la référence à l’Olympe le laisse penser.
La maison de Mantegna, acquise par le pouvoir princier désormais solidement implanté au sud de la ville, devenait manifestement, aussi bien que l’artiste l’avait été lui-même, l’un des instruments nouveaux de la toute-puissance princière sur le tissu urbain. Il est même légitime de se demander à nouveau si cette demeure servit réellement d’habitation à Mantegna. Il s’agit tout à la fois d’un lieu de travail, où furent peut-être réalisés les Triomphes et sans doute la Vierge de la Victoire, d’un lieu de démonstration d’un pouvoir princier ritualisé, d’où partit la procession vers Santa Maria della Vittoria, enfin d’un lieu de représentation sociale pour l’artiste aussi bien que pour le prince, où ce dernier convie ses invités illustres à admirer des collections d’antiques et à rencontrer l’un des plus fameux artistes de son époque. La maison de Mantegna avait tout à la fois contribué à affirmer l’exceptionnelle position sociale de l’artiste aussi bien qu’à étendre le pouvoir princier jusqu’aux confins du tissu urbain ».
Le Saint Sébastien d’Aigueperse
Le Saint Sébastien d’Aigueperse est l’œuvre la plus importante de Mantegna en France.
Peu après l’achèvement de la chambre des époux, Mantegna réalise un de ses plus grands tableaux : le Saint-Sébastien d’Aigueperse. Pourquoi d’Aigueperse ? Parce que le tableau a été acquis en 1910 auprès de l’église d’Aigueperse qui en conservera une copie. Le tableau est resté jusqu’en 1636 au moins (un texte rédigé par l’évêque de Clermont, Joachim d’Estaing, en fait état) à la sainte-chapelle du château des dauphins d’Auvergne (détruit par un incendie en 1574) et il a été redécouvert au XIXème siècle dans l’église d’Aigueperse.
En 1481, Chiara, fille du marquis Louis III de Mantoue, épouse à Mantoue, le comte de Montpensier, Gilbert de Bourbon, de la branche cadette des ducs de Bourbons, alors les plus grands seigneurs de France. Gilbert de Bourbon n’est pas un parti particulièrement prestigieux mais il est d’un très grand lignage, cousin du roi de France. A Mantoue, c’est Frédéric, le fils de Louis III, qui gouverne, depuis la mort de son père en 1478. Chiara n’a que dix-sept ans.
D’où vient l’idée de ce mariage français ? D’après l’article de Laurent Vissière sur le site Academia.edu[v], le marquis de Mantoue aurait souhaité négocier avec Louis XI, une alliance avec la France, pour se protéger des visées diverses de l’Etat pontifical, du duché de Milan et de la république de Venise. Les Montpensier réclament une dot exorbitante que le marquis va négocier pas à pas. Pour finir, un accord est enfin trouvé et signé, à Mantoue, le 24 février 1481, pour une dot de vingt-sept mille ducats. On célèbre le lendemain, le mariage par procuration, à la cathédrale de Mantoue.
Le comte de Montpensier aura une carrière mémorable sous le roi Charles VIII, devenant, lors de la conquête de Naples, en 1495, duc de Sessa et vice-roi de Naples. Son fils Charles, deviendra par mariage avec sa cousine germaine Suzanne, le plus grand propriétaire féodal d’Europe et il passera à la postérité pour l’éternité par son élévation à la fonction de Connétable de France et sa trahison de François 1er en 1523 (c’est ce personnage qui justifie le nom de ce Blog).
Toujours est-il que la jeune princesse emporte avec elle à Aigueperse, où elle arrive, le 20 juillet 1481, le tableau de Saint-Sébastien, deuxième tableau de Mantegna sur les trois Saints Sébastien, qu’il a réalisés (le premier au Kunsthistorisches Museum de Vienne, le second au Louvre et le troisième, réalisé à la toute fin de sa vie, à la Galleria Franchetti du Musée Ca’ d’Oro à Venise).
Rien ne prouve cependant que ce tableau ait été terminé à cette date précise car Mantegna ne semble pas avoir réalisé, de 1474 à 1483, de grande œuvre. La vieillesse puis la mort du marquis Louis III, en 1478, ont dû être pour quelque chose dans cette longue période de relative stérilité. Il est seulement prouvé que le tableau est parti à Aigueperse lorsque la jeune comtesse y a été conduite.
Trois grandes questions se sont posées à propos de ce tableau, comme le rappelle l’article de Laurent Vissière : le tableau constitue-t-il un cadeau de mariage, un élément de la dot, ou bien une commande officielle des Montpensier ?
Le tableau aurait pu être une commande officielle des Montpensier pour la Sainte Chapelle du château des dauphins d’Auvergne à Aigueperse, construite cinq ans plus tôt, en 1475, le château ayant disparu dans un incendie en 1574. Aucun texte n’est venu confirmer l’idée d’une commande officielle. Il est donc possible d’éliminer cette option car la documentation des marquis de Mantoue est particulièrement abondante et s’il s’était agi d’un cadeau diplomatique, dont la pratique venait d’être inaugurée quelques années auparavant par le duc de Milan (voir à ce sujet l’article de ce Blog sur Un prince de l’enluminure : Jean Bourdichon, peintre de cour), la correspondance du marquis en aurait nécessairement conservé la trace.
Il est peu probable que le tableau ait fait l’objet d’une fraction de la dot car les termes du contrat sont précis : le paiement des vingt-sept mille ducats peut être échelonné sur trois ans et il est payable à concurrence d’un tiers par des bijoux. Si le tableau avait fait partie de la dot, le contrat en aurait évoqué le principe.
Chiara est arrivée en France avec neuf mille écus en or et neuf mille en bijoux. Elle aurait très bien pu emmener la toile, roulée, dans ses bagages. Elle va animer, dans les premières années de son mariage, une cour italianisante à Aigueperse, transmettant de nombreuses informations à plusieurs principautés italiennes, dont son frère, Francesco, devenu marquis de Mantoue en 1484 et en formant son époux, aux questions italiennes, ce qui permettra à ce dernier de se prévaloir de cette qualité pour faire partie de l’ambassade de France expédiée à Rome en 1484. De fait, Aigueperse va devenir, pendant plus de dix ans, une halte habituelle des diplomates italiens sur le chemin de la cour de France. Et Gilbert de Montpensier, éduqué par son épouse, ramènera d’Italie, dès 1486, Benedetto Ghirlandaio qui va s’établir en Auvergne et y laisser une Nativité, toujours exposée à l’église d’Aigueperse.
L’hypothèse la plus probable est donc, selon les auteurs de l’article, celle d’une toile de Mantegna, à laquelle la jeune femme aurait accordé une valeur personnelle, qu’elle aurait emmenée avec elle à Aigueperse. Cette toile était déjà connue de la cour de France dès l’expédition de Charles VIII à Naples (en 1494), car le cardinal d’Amboise demandera des œuvres de Mantegna pour ses collections.
Quel est le sens de l’oeuvre ? Le mieux est de laisser la parole à Canal Educatif, un site dont l’objectif est de produire des vidéos de qualité, gratuites, sur le net.
Video Youtube Enquête sur le Saint Sébastien de Mantegna Canal Educatif
Les triomphes de Jules César
A la mort de Louis III, en 1478, son fils Frédéric, lui succède. Il a d’autres choix de résidences que son père. Il privilégie celle de Marmirolo et il demande à Mantegna de travailler à embellir cette demeure par des fresques. Il ne semble pas que l’artiste ait réalisé d’autre œuvre d’importance durant le règne de six ans de Frédéric, qui meurt à l’âge de quarante-quatre ans, en 1484. Ces fresques ont, du reste, été détruites.
Lui succède, son fils, Francesco II, dont la vie est racontée dans un autre article de ce Blog (à propos de son épouse, Isabelle d’Este, marquise de Mantoue, ou l’art d’être femme à la Renaissance).
Francesco mène d’abord une vie de condottiere pour la République de Venise. Il n’oublie cependant pas Mantegna auquel il réclame, pour sa fiancée, la fille aînée du duc de Ferrare, la principauté voisine, un tableau de Mantegna. Cette dernière a été élevée par un humaniste, Battista Guarino, le fils du célèbre Guarino de Vérone, qui a été un ami de Mantegna. Le peintre ne se fait donc pas prier pour réaliser pour la princesse, le tableau de la Madone aux chérubins, aujourd’hui à la pinacothèque de Brera.
Depuis 1484, Mantegna s’est mis à travailler d’arrache-pied, à ce qui sera l’œuvre picturale la plus importante années 1480, les Triomphes de César au Palais de Saint Sébastien : une œuvre monumentale de neuf tableaux représentant vingt-sept mètres de long. Il prépare tous les cartons et commence les dessins sur les toiles, collées sur les murs, lorsqu’il est appelé par le pape Innocent VIII.
Ce dernier le réclame à Rome, en 1488, pour y décorer la chapelle du Belvédère. L’invitation d’un pape est difficile à refuser, surtout lorsqu’elle s’accompagne de pressions diplomatiques auprès du marquis. Mantegna va rester un peu plus de deux ans à Rome. Mais ses fresques, de toute beauté, dont parle Vasari, vont être détruites, deux siècles plus tard, par le pape, pour y construire le bâtiment qui deviendra le musée des sculptures du Vatican, Pio Clementino. Mantegna aurait dû être heureux de venir à Rome, lui, le fervent admirateur des antiques. D’autant que, déjà anobli par son seigneur, le marquis de Mantoue, il vient de l’être par le pape. Mais cette reconnaissance du génie de l’artiste ne flatte même plus Mantegna.
Il a désormais plus de cinquante ans et il ne se sent bien que non loin de sa maison, et de ses antiquités. Il brûle de retourner à Mantoue.
L’idée des Triomphes de César remonte à 1484. A l’époque, le préfet de Rome, Giovanni della Rovere, qui souhaite obtenir un tableau de Mantegna, charge de la négociation Louis de Gonzague, évêque de Mantoue. Le marquis Frédéric fait répondre que Mantegna est occupé et qu’il ne pourra donc satisfaire le Préfet. Mais Mantegna, qui en a discuté avec le jeune marquis Francesco II, commence à travailler le sujet et il réalise les cartons de ses futures peintures. Il s’agit là d’une œuvre qui paraît davantage résulter d’une initiative de l’artiste que de son maître, d’autant que les ressources du marquisat sont aujourd’hui beaucoup plus réduites. Il commence à travailler sur les fresques du palais de Saint Sébastien, preuve sans doute qu’à cette date, le nouveau marquis, Francesco, qui souhaite occuper ce palais, lui en a demandé la décoration. Le 26 août 1486, le duc d’Urbin, de passage à Mantoue en admire quelques fragments. Au moment de son départ à Rome, les Triomphes restent juste esquissés et, dans une lettre adressée au marquis, en 1489, Mantegna s’inquiète de savoir si ses esquisses ne sont pas exposées aux intempéries et si les fenêtres des pièces sont bien fermées.
En 1490, un événement de grande conséquence pour la suite, survient à Mantoue. Le marquis épouse la belle, la flamboyante Isabelle d’Este, la fille du duc de Ferrare (voir sur ce Blog l’article sur Isabelle d’Este, marquise de Mantoue ou l’art d’être femme à la Renaissance). Car la jeune marquise de seize ans, au rebours de son époux, aux préoccupations toutes militaires, va faire la grandeur des Gonzague par une vie consacrée à l’enrichissement de ses collections d’art.
En septembre 1491, Mantegna revient de Rome. Il ne songe qu’à une chose, revenir vivre à Mantoue, sa patrie d’élection. Avec la marquise, le contact est immédiat. François II lui demande de terminer sa série du Triomphe de César qu’il a dû interrompre et à laquelle il consacre désormais l’essentiel de son temps pendant plus d’une année : cette frise de vingt-sept mètres de long sur trois de hauteur, devait être installée dans une grande pièce du palais de Saint-Sébastien (aujourd’hui le musée communal du palais de Saint Sébastien, à proximité du palais du Té). Découpé en neuf tableaux, l’ensemble a été vendu par les Gonzague au roi Charles 1er d’Angleterre en 1627, et se trouve aujourd’hui dans la Royal Collection d’Hampton Court à Londres.
Les Triomphes vont être popularisés par une série d’estampes gravées par Mantegna, au cours des années suivantes, qui vont faire connaître l’œuvre monumentale de l’artiste à propos de laquelle André Blum note : « A côté du travail de restitution, ce qui frappe c’est l’impression de vie intense avec laquelle Mantegna a fait défiler ce long cortège. Il semble que la foule passe et repasse. Ce qui contribue à produire cette impression, c’est l’art avec lequel est indiqué le mouvement de marche. Tout en étant très étudiée, la composition reste pleine de naturel et de grâce. Le ton s’élève ici jusqu’à devenir lyrique et héroïque ».
Les Triomphes, copiées par tous les grands artistes, vont être largement à l’origine de l’immense popularité de Mantegna. Comme le dit le site de l’exposition Mantegna au Louvre, « Les Triomphes illustrent des personnages de tout âge et de tout genre (soldats, clairons, prisonniers, animaux domestiques et bêtes exotiques) et les objets les plus variés (trophées, armes, enseignes, drapeaux…). Un monde entier défile en grandeur nature, vu du bas, comme s’il déambulait sur une scène de théâtre ».
Les Triomphes vont être achevés en 1492. Les Gonzague, qui n’ont plus les moyens de rémunérer le grand artiste à la hauteur de son génie, lui attribuent désormais des terres, faisant de ce dernier un grand propriétaire terrien, ce qui, paradoxalement, accélère sa ruine. Car Mantegna est obligé d’emprunter pour mettre en valeur ses terrains et il sera, pour finir, contraint de revendre ses collections ou ses terrains, ou les deux, aux Gonzague, pour se sortir de ses difficultés financières.
D’autant que, bien que le marquis actuel lui ait conservé toute l’amitié des précédents souverains de Mantoue, les relations ne sont pas faciles, en cette fin de siècle, entre le grand artiste du Quattrocento et la jeune et avisée princesse Isabelle d’Este.
Le studiolo d’Isabelle d’Este
Isabelle d’Este occupera, au cours de sa vie, deux studiolo successifs, le premier dans la tour, près de la chambre des époux et le second dans la Corte Vecchia, à partir de 1522, comme le montre le plan du château ducal ci-dessous.
Une préoccupation particulière absorbe la marquise depuis son arrivée : l’aménagement de ses appartements. Elle occupe alors au sein du palais ducal, le vieux castello san Giorgio, une série de petites pièces, en enfilade, dans le « piano nobile » de la tour à côté de la chambre des époux, décorée de fresques de Mantegna.
Ella a décidé d’aménager son cabinet des curiosités, sa grotta, dans l’une de ces pièces. Mais la marquise est exigeante. Les tableaux de son cabinet devront être consacrés à l’illustration des vices et des vertus, un thème alors à la mode dans les milieux humanistes.
Cette exigence pousse même jusqu’à la tyrannie. Car la belle marquise imagine le tableau et les personnages. Elle va même, comme en témoigne son cahier des charges imposé plus tard au Pérugin, imposer les distances entre les personnages par un croquis qu’elle fait réaliser par le premier peintre venu et qu’elle impose au grand génie de la peinture. Ces prétentions des mécènes à dicter aux artistes l’œuvre à réaliser est dans l’air du temps et la plupart d’entre eux acceptent de s’y soumettre.
Comme le souligne le site de l’exposition consacrée à Mantegna par le Louvre, « le premier tableau commandé par la marquise à Mantegna et livré en 1497, le Parnasse, contient déjà en germe des thèmes qui seront aussi développés dans les autres tableaux, à savoir le triomphe de l’amour spirituel sur l’amour terrestre et la célébration des arts à la cour de Mantoue. L’évocation des amours de Mars et Vénus pouvait être perçue comme une allusion au couple formé par François II et Isabelle, mécène et protectrice des muses.
« La présence dans Minerve chassant les Vices du jardin de la Vertu, la seconde peinture, achevée en 1502, d’idées et de motifs qui obsèdent l’artiste depuis ses débuts, laisserait néanmoins penser que celui-ci a joué un rôle déterminant dans sa conception : thème de l’Ignorance comme ennemi de la Vertu, nombreuses inscriptions en divers alphabets, nuages et arbre anthropomorphes ou personnifications grotesques des Vices chassés par la déesse guerrière, à l’allure énergique et majestueuse ».
Ces deux tableaux se trouvent au Louvre, car, à la suite du sac de Mantoue par les Impériaux, en 1630, le cardinal de Richelieu a réussi à racheter les tableaux du studiolo qui ont fait partie des collections personnelles des Richelieu, jusqu’à la révolution, puis, qui ont rejoint le Louvre.
Comme le souligne le site de l’exposition Mantegna du Louvre, « le Parnasse et La Minerve ont été peints par Mantegna pour figurer l’un en face de l’autre, comme le démontre la lumière provenant de la gauche dans le premier tableau et de la droite dans le second ».
Mais la jeune marquise ne se satisfait pas des performances du vieux maître qu’elle juge, désormais, dépassé. Un conflit de générations ?
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Le 6 juillet 1495, le marquis Francesco II de Mantoue est le généralissime des armées coalisées, qui oppose quarante mille Italiens aux huit mille rescapés de l’aventure italienne de Charles VIII. La « furia francese » va alors étonner le monde. Une charge d’anthologie va permettre à la cavalerie lourde française, la meilleure du monde, de disloquer les forces ennemies qui sont contraintes à la retraite. Il faut dire qu’une bonne partie des troupes du marquis sont restées, durant la charge des chevaliers français, occupés à piller les bagages de l’armée : toutes les rapines du roi et de son armée restent entre les mains de François II de Mantoue. Cette incontestable victoire française a donc été revendiquée comme une victoire italienne, qu’il faut célébrer.
Le marquis va commander à Mantegna un tableau, que ce dernier réalise dans sa maison qu’il vient de terminer et qui sera porté, en triomphe, pour la date anniversaire de la « victoire » de Fornoue vers l’église consacrée à la Madone de la Victoire, conçue et réalisée par Mantegna. L’église sera pillée en 1797 par les troupes françaises qui ramèneront au Louvre, la victoire de Mantegna, qui ne retournera pas en Italie, au Traité de Vienne de 1815.
Charles Blanc dira de la Victoire : « il n’a rien fait de plus brillant que ce tableau. Bien que le naturalisme y soit poussé au dernier degré de la vérité et de l’énergie, il conserve un air de grandeur et de fierté. Il semblerait que le soin donné aux accessoires, aux armures par exemple, aux marbres de couleur, aux festons de verdure entremêlés de fleurs, de fruits, de perles, auraient dû rapetisser le tableau, en faire une miniature ; il n’en est rien. Le tableau de Mantegna réunit ici deux qualités en apparence inconciliables : l’extrême fini du détail et la majesté de l’ensemble. Contrairement aux lois du grand art, qui voulaient la synthèse des formes et la vérité typique, c’est par l’analyse que Mantegna imprime à son œuvre un aspect magistral. Le génie est au-dessus des lois ».
Dans sa Vierge aux rochers, Léonard de Vinci reproduit exactement le geste de bénédiction de la Madone de la Victoire.
Les derniers tableaux de la vie de Mantegna se caractérisent par un ton plus grave, un pathétisme et une peinture plus douce. Tels sont les réalisations de la Sainte famille, de l’adoration des mages ou de l’Ecce Homo dans lesquelles flotte une grande sérénité.
Dans ces œuvres, ce qui frappe c’est la maturité de l’artiste, pour André Blum : « le sentiment de la vie intérieure des personnages y est plus profond, le caractère humain des scènes y est mieux marqué, l’expression des physionomies mieux traduite ».
Les dernières années de la vie de Mantegna sont assombries par ses difficultés financières. Mantegna demande à être enterré dans la chapelle de San Andrea et il engage à cet effet, des pourparlers, avec le protonotaire apostolique, Sigismond de Gonzague. Le 11 août 1504, en présence des chanoines et des chapelains, la concession de la chapelle lui est accordée.
Le 13 septembre 1506, Mantegna meurt à Mantoue, dans sa maison de la via Unicorno. Son fils Louis, qui apprend à François II la mort de son père, lui indique que l’on a retrouvé dans sa maison, plusieurs tableaux dont le dieu Comus, tableau destiné au studiolo d’Isabelle d’Este, qui sera modifié et terminé plus tard par Lorenzo Costa. On y retrouve également le Saint-Sébastien, aujourd’hui dans la galerie Franchetti à la Ca’ d’oro de Venise, et les Lamentations sur le Christ ou le Christ en raccourci, une œuvre de jeunesse, restée trente ans dans l’atelier du maître.
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[i] André Blum Mantegna Série Les grands artistes Librairie Renouard. Maud Cruttwell Andrea Mantegna London 1901 George Bell & sons. Ont été consultés également, Andrea Mantegna, l’oeuvre du maître : tableaux gravures sur cuivre par Fritz Knapp 1911 et Histoire des peintres de toutes les écoles dirigée par Charles Blanc Ecoles milanaise, Lombarde, article Mantegna Gallica BNF Andrea Mantegna, l’oeuvre du maître : tableaux et gravures sur cuivre par Fritz Knapp. Dans ce dernier ouvrage, sont présentées les photographies au début du XXème siècle, des fresques des légendes de Saint Jacques et de Saint Christophe.
[ii] Article On a ressuscité Mantegna de Rafael Pic.
[iii] Site du Guide Touristique de Mantoue.
[iv] Les artistes et leurs résidences dans l’espace urbain Mantoue, capitale des Gonzague mi XVe-mi XVIe siècle par Delphine Carrangeot, Site Cairn de la Société française d’histoire urbaine, Histoire Urbaine 2009/3 n°26.
[v] Laurent Vissière et Julien Noblet Autour du Saint Sébastien d’Aigueperse: la Renaissance italienne dans l’Auvergne du XVe siècle, article du site Academia.edu
[…] la basilique San’Andrea, à deux pas de la maison de Mantegna (voir l’article sur ce Blog sur Mantegna, le premier peintre du monde). Ce statut de peintre officiel de la cour va être confirmé par l’attribution de charges […]