
Boccace De mulieribus claris Traduction Laurent de Premierfait Illustrations Robinet Testard Français 599, fol. 41v, Tanaquil BNF
Il s’agit du quarante-quatrième portrait de la galerie des cent-six Cleres et nobles femmes de Boccace, qui aborde ici l’histoire de Caja Cirilla, ou Gaïa Cyrilla, mieux connue sous le nom de Tanaquil. L’histoire se passe au sixième siècle avant JC, à Rome gouvernée par le roi Ancus (-641-616). Elle est racontée par Tite-Live dans son Histoire de Rome, depuis sa fondation[i].
« Mariage mixte et ambition
« Ancus régnait encore quand Lucumon vint s’établir à Rome. C’était un homme d’action, influent par sa richesse et animé du vif désir et de l’espoir de jouer dans notre ville un rôle important. Cela ne lui avait été pas possible à Tarquinies car, là aussi, il était d’origine étrangère.Il était fils de Démarate. Celui-ci, un Corinthien, que des troubles politiques avaient chassé de sa patrie, s’était par hasard établi à Tarquinies. Il y trouva une épouse, qui lui donna deux fils, Lucumon et Arruns.
Survivant à Démarate, Lucumon hérita de toute sa fortune car Arruns était décédé avant son père, laissant une veuve enceinte. Démarate n’avait pas longtemps survécu à son fils et, ignorant la grossesse de sa bru, était mort sans prendre de dispositions pour son petit-fils. Son indigence fit appeler Égérius cet enfant né après le décès de son grand-père et destiné à ne recevoir aucun bien.
Mais revenons à l’héritier de tous les biens, Lucumon. Fier de sa richesse, il s’affirma davantage encore en épousant Tanaquil. Fille de grande famille, celle-ci, n’allait pas supporter facilement de vivre auprès de son mari dans un milieu plus humble que celui où elle était née.
Or les Étrusques n’avaient que mépris pour Lucumon, ce fils de réfugié, et Tanaquil ne pouvait supporter cet affront. Oubliant l’attachement que d’instinct on porte à sa patrie, elle préféra voir son mari occuper une position honorable et se résolut à quitter Tarquinies pour s’établir ailleurs.
Rome lui parut l’endroit idéal : « Au sein d’un peuple jeune, pensait-elle, où l’ascension sociale est foudroyante et redevable à la valeur personnelle, il y aurait place pour un homme énergique et actif. D’ailleurs Tatius, un Sabin, y a régné. Les Romains sont allés chercher Numa à Cures pour lui offrir le pouvoir royal. Fils d’une Sabine, Ancus Marcius s’y est imposé tout en n’ayant que Numa comme portrait d’ancêtre. » En même temps que le goût des honneurs, les arguments de Tanaquil eurent vite fait de convaincre son mari, pour qui Tarquinies n’était que la patrie de sa mère. Emportant tous leurs biens, ils partirent tous deux s’établir à Rome.
Un présage de réussite
Ils étaient arrivés au Janicule. Lucumon était assis dans son chariot avec sa femme, lorsqu’un aigle descendit sans se faire remarquer en vol plané et lui ôta son bonnet. L’oiseau voltigea au-dessus du chariot en poussant de grands cris, puis, comme s’il remplissait une mission divine, il reposa convenablement le bonnet sur la tête de Tarquin et s’envola dans les airs. Tanaquil, dit-on, accueillit ce présage avec joie. Comme la plupart des Étrusques, cette femme était à même d’interpréter des prodiges envoyés par le ciel. Étreignant son mari, elle l’invita à espérer l’élévation d’une haute destinée : « Cet oiseau est venu de telle région du ciel et c’est le messager de tel dieu : il a rendu un présage auprès de la partie la plus haute d’un être humain ; il a soulevé ce qui orne la tête d’un homme pour le rendre par une opération divine à ce même homme. »
Comblés par l’espoir que donnait cette interprétation, ils entrèrent dans Rome. Après y avoir élu domicile, ils se firent connaître sous la dénomination de Lucius Tarquin l’Ancien.
L’irrésistible ascension de Tarquin dans les sphères du pouvoir
Pour les Romains, sa condition d’homme nouveau et ses richesses faisaient de Tarquin un personnage en vue. Et lui-même aidait le destin par son abord agréable et la générosité de son accueil. Il s’attirait aussi le plus de monde possible grâce à ses bienfaits, si bien que les bruits qui couraient à son sujet arrivèrent jusqu’au palais royal.
Auprès d’Ancus, qu’il obligeait avec autant d’habileté que de courtoisie, la réputation de Tarquin lui avait valu en peu de temps les droits que donne une amitié intime. Il entra ainsi dans le cercle des conseillers officiels et privés auxquels recourait le roi en temps de guerre comme de paix. Il se montra à la hauteur dans toutes les situations si bien que finalement une disposition testamentaire d’Ancus l’instaura tuteur des enfants royaux.
Mise en échec d’une dynastie
Comme les fils d’Ancus étaient déjà des jeunes gens, Tarquin insistait d’autant plus pour faire au plus vite procéder les comices à l’élection royale. Une fois fixée la date de leur réunion, il réussit à éloigner au bon moment les enfants royaux en les intéressant à une partie de chasse. Il aurait, dit-on, posé le premier sa candidature à la royauté et pris la parole pour gagner les coeurs des plébéiens.
« Sa démarche, disait-il, n’impliquait aucun changement, puisqu’il n’était pas le premier étranger – ce dont tout un chacun aurait pu s’indigner ou, du moins, s’étonner – mais bien le troisième qui aspirait à la royauté : Tatius n’était pas seulement un étranger, mais un ennemi quand il devint roi. Quant à Numa, qui ne connaissait pas Rome et ne nourrissait aucune ambition, on était allé le trouver pour lui offrir le trône. Or lui-même, Tarquin, une fois maître de son destin, avait émigré à Rome avec son épouse et tous ses biens. Pendant la plus longue partie de sa vie, c’était à Rome qu’ il avait dû s’acquitter des devoirs de la citoyenneté et non dans son ancienne patrie. En temps de paix comme de guerre, c’était sous l’irréprochable direction du roi Ancus en personne qu’il avait assimilé les lois et les rites romains. Si par sa déférence et ses égards envers le roi, il l’avait emporté sur tous les autres, par sa bonté envers autrui il valait le roi lui-même « .
« Ce rappel nullement déformé des faits valut à Tarquin d’être élu roi par le peuple romain à une écrasante majorité« .
Tite Live n’évoque plus du tout le sort de Tanaquil, jusqu’au meurtre de Tarquin, où Tanaquil se révèle une maîtresse femme:
« Mort à Tarquin !
Environ trente-sept ans après le début du règne de Tarquin, Servius Tullius était sans contredit tenu dans la plus haute estime par le roi et tout autant par le sénat et la plèbe. 2. Depuis toujours les deux fils d’Ancus avaient considéré comme la pire indignité d’avoir été exclus du pouvoir royal par la fourberie de leur tuteur et de voir régner à Rome un étranger, non pas d’une région limitrophe, mais pas même Italien, et leur indignation crut de plus belle : « Si, après Tarquin, la royauté ne leur revenait même pas, mais tombait ensuite comme un fruit mûr dans des mains serviles, 3. et qu’alors, dans le même État, presque cent ans après que Romulus, fils d’un dieu et dieu lui-même, a régné aussi longtemps qu’il a vécu sur terre, c’est un esclave, lui-même fils d’une esclave, qui prendrait possession de cela… Non ! Mais quel déshonneur pour le peuple romain comme pour leur lignée, si eux, les fils d’Ancus, étaient en vie et que le pouvoir royal à Rome s’offrait non seulement à des étrangers, mais aussi à des esclaves ! »
Ils décidèrent d’aller jusqu’au meurtre pour empêcher pareil affront. Mais la morsure de l’injustice les excitait bien plus contre Tarquin lui-même que contre Servius : si le roi était laissé en vie, il s’acharnerait dans sa vengeance bien plus qu’un simple particulier ; de plus, si Servius était assassiné, il était clair que Tarquin ferait de tout autre gendre de son choix l’héritier du trône. 5. Pour toutes ces raisons, c’est au roi qu’ils tendirent un piège.
L’attentat
Parmi les bergers, les deux plus agressifs avaient été choisis. Munis l’un et l’autre, comme d’habitude, d’outils agricoles métalliques, ils provoquèrent dans l’entrée du palais le plus grand désordre en simulant une dispute et attirèrent à eux toute la garde royale. Alors, tous les deux en appelèrent au roi et leurs vociférations furent perçues à l’intérieur même du palais. Invités à comparaître devant le monarque, ils s’obstinèrent d’abord tous les deux à crier et à couvrir de plus belle la voix l’un de l’autre.
Un licteur en vint à bout et leur intima l’ordre de s’exprimer à tour de rôle. Ils cessèrent enfin de s’injurier. L’un d’eux, comme convenu, prit la parole et, tandis que le roi l’écoutait et concentrait sur lui toute son attention, l’autre berger brandit une hache et frappa Tarquin à la tête. Abandonnant l’arme dans la blessure, tous deux prirent la fuite.
Tanaquil fait assurer la transition par Servius
Ceux qui se trouvaient sur place s’empressaient autour de Tarquin à l’agonie tandis que les licteurs rattrapaient les bergers en fuite. Des cris fusaient. Le peuple accourut en masse pour savoir ce qui se passait. En pleine agitation, Tanaquil donna l’ordre de fermer le palais et de chasser les témoins. Sans plus attendre, elle fit convenablement soigner la blessure, comme s’il restait de l’espoir.
En même temps, elle mettait en place d’autres stratégies, au cas où son espoir serait déçu. Elle avait appelé immédiatement Servius. Elle lui montra son mari presque exsangue. Saisissant la main droite de Servius (son gendre), elle le supplia de ne pas laisser impunie la mort de son beau-père, ni de permettre que sa belle-mère fût livrée à la dérision de ses ennemis. « C’est à toi, Servius, si tu es un homme, dit-elle, que revient le pouvoir royal, pas du tout à ceux qui ont commis avec les mains d’autrui le plus ignoble des crimes. Dresse-toi, prends comme guides les dieux, qui t’ont un jour prédit la gloire en te ceignant la tête d’un feu divin. Maintenant, que cette flamme divine te pousse à l’action ! Maintenant, éveille-toi vraiment ! Oui, nous des étrangers, nous avons régné. Pense à ce que tu es, non à tes origines. Si tu ne sais que faire dans cette situation inattendue, suis alors mes desseins. »
Les cris et la pression de la foule devenaient insupportables. Tanaquil gagna l’étage de la demeure et, du haut d’une fenêtre s’ouvrant sur la Rue Neuve – le roi vivait près du temple de Jupiter Stator -, elle s’adressa au peuple. Elle lui enjoignit « de ne pas s’inquiéter ; le roi était tout simplement engourdi par un coup auquel il ne s’était pas attendu ; l’arme n’était pas descendue profondément dans le corps ; déjà il était revenu à lui ; la blessure, une fois le sang étanché, avait été examinée ; tout allait pour le mieux; elle était certaine qu’ils le verraient très bientôt en personne ; entre-temps, il fallait obéir aux ordres de Servius Tullius; c’est lui qui rendrait la justice et s’acquitterait des autres fonctions royales. »
Servius apparut vêtu de la trabée et entouré de licteurs. Assis sur le trône, il prit certaines décisions, pour d’autres, il feignit de s’en remettre au roi.
Tarquin avait bien rendu l’âme, mais son décès était tenu secret. Ainsi pendant ces quelques jours, sous couleur d’accomplir la tâche d’un autre homme, Servius renforça ses propres positions. Enfin, on entendit des pleurs s’élever du palais : Tarquin était officiellement mort« .
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[i] Site de Biblioteca Classica Selecta Enéide, Livre I Lucumon et Tanaquil de Tarquinies. Faculté de Philosophie et Lettres de Louvain à l’initiative de Jean Schumacher.
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