Pour le pape Jules II, les statues sont des acteurs, placés dans un espace qui ressemble volontairement à celui d’un décor de théâtre, dont les significations symboliques sont activées et déclarées à chaque fois que les poètes les font jouer. Et la présence des statues antiques à Rome, près du sanctuaire du Christianisme, c’est l’assurance d’établir un lien mystique entre la Rome antique et les papes d’aujourd’hui.
En 1510, le pape Jules II, qui a succédé à Alexandre VI Borgia, reçoit les ambassadeurs de Ferrare[i] dans son jardin. Pendant tout le temps de l’audience, il va planter des bigaradiers, ces arbres aux fruits amers (orange amère), de ses propres mains. Les arbres s’alignent en procession, le long d’un chemin pavé de terres cuites.
Les ambassadeurs, stupéfaits, observent le jardin, où règne un silence total, bordé par un mur, au sein duquel émergent des niches qui abritent les magnifiques statues antiques du pape. Elles sont là, toutes rassemblées, ces merveilles du monde antique ! Il y a le prodigieux Lacoon (Voir sur ce Blog l’article sur le Lacoon: coup de tonnerre sur l’art de la renaissance), le Torse, cette statue extraordinaire que tous les artistes se plaisent à dessiner et qui a déjà tellement influencé tous les arts, il y a l’Apollon du Belvédère, dont tout le monde parle et d’autres encore qui sont déjà célèbres. Et lorsque le regard s’élève un peu, on voit une série de sculptures rassemblées dans une petite place, au centre de la cour, et, dans un angle la statue de Cléopâtre mourante, en bordure d’une fontaine dont l’architecte du pape, Bramante, est en train de poser les canalisations, qui seront inaugurées deux ans plus tard.
On dit que celui qui pénètre en ce jardin, doit être un initié. Car tout ici est symbole ou allégorie. On dit aussi qu’il faut connaître ses classiques romains pour entrer dans le jardin et le comprendre. Et que signifie cette phrase qu’ils ont aperçue sur le mur, à l’entrée du jardin « Procul este prophani » que l’on peut traduire par « éloignez-vous, profanes » ?
Les ambassadeurs ont conscience d’être des privilégiés car le pape les a fait pénétrer dans un monde intime, où tout est sens et beauté: le monde secret de l’humanisme renaissant. Car à cette époque, baignée par l’influence néoplatonicienne de Marsile Ficin, la beauté de l’âme s’incarne dans celle du corps. Pour les humanistes de la renaissance, la beauté « esthétique est le reflet des qualités morales du sujet représenté« [i].
Les jardins et la villa du Belvedere
En 1503, le pape Jules II Della Rovere a succédé au pape Alexandre VI Borgia (voir sur ce Blog les quatre articles consacrés aux Borgia et notamment La saga des Borgia Cesare Borgia le duc de Valentinois). Il décide selon le Blog de Diane[vi] « de faire relier sa villa du Belvédère au palais du Vatican. Cette décision a une double utilité pour le pontife : réunir ses possessions mais aussi et surtout créer un lieu d’exposition pour sa collection d’antiques. Donato Bramante étudiait alors depuis un certain temps les ruines antiques de Rome, lorsque le pape décide de faire appel à lui. La villa du Belvédère étant légèrement décalée par rapport au palais du Vatican, Bramante se trouvait dès le départ devant un problème d’harmonisation de la composition. L’architecte eut alors l’idée de mettre à profit l’espace en forte pente séparant le Vatican de la villa afin d’y établir un jardin. Bramante envisagea ensuite de créer une succession de larges terrasses pour régulariser l’ensemble. Cela nécessitait toutefois l’aménagement d’un élément de liaison approprié scéniquement parlant. Bramante résolut le problème en intégrant à ce jardin d’un genre nouveau un élément qui jusque là avait été réservé à l’architecture : l’escalier monumental.
.
Au Belvédère, Bramante met en place deux escaliers. Le premier large et rectiligne donne à la composition sa ligne directrice. Le second, divisé en deux rampes symétriques divergentes, anime la composition et permet d’estomper les imperfections du terrain. Bramante a donc eu ici le génie de rediriger le regard du spectateur par cet élément de mise en scène qui confère à l’ensemble régularité et animation. L’installation des statues antiques complète l’ensemble. Tantôt dans des niches, tantôt sur des socles ou des fontaines, elles animent le jardin au détour des parterres de fleur et d’arbre taillés ». Dans ce jardin sublimé, l’eau doit être partout, selon une composition et une musicalité qui connaîtra son ultime consécration avec la villa d’Este.
.
L’historien Quatremère de Quincy, complète ce tableau des réalisations architecturales de Bramante pour Jules II: « Il réunit d’abord les deux édifices par deux ailes de galeries qui conduisent de l’un à l’autre. L’entre-deux dans le plan primitif, formait une cour de 4oo pas de longueur. A une des extrémités, il éleva cette immense niche, couronnée d’une galerie circulaire, que l’on aperçoit de toutes les parties de Rome et qui porte aujourd’hui le nom de Belvédère. A l’autre extrémité, c’est-à-dire contre les murs du palais vieux, il construisit un vaste amphithéâtre en gradins de pierre, d’où un grand nombre de spectateurs pouvaient assister aux jeux qui se donnaient dans la cour.
.
L’aire de cette cour présentait deux plans : l’un plus bas, du côté du théâtre, l’autre plus haut, du côté de la grande niche dont on a parlé. Un escalier à double rampe, avec deux étages de colonnes, conduisait de la cour inférieure à la supérieure. La partie de cette composition la plus remarquable, quant à l’architecture, était la double galerie dont on a parlé. De ces deux ailes de la grande cour, Bramante n’acheva que celle qui donne du côté de la ville , et encore à l’exception du troisième étage. L’autre , dont il jeta seulement les fondations, fut continuée et terminée selon ses dessins après sa mort. Il s’était donné pour modèle dans les proportions de ses ordres, celles du théâtre de Marcellus. Les arcades de l’étage inférieur avaient leurs pieds-droits ornés de pilastres doriques. L’étage au-dessus était en portiques et en pilastres ioniques. Le troisième étage formant loge continue se composait de colonnes corinthiennes.
.
L’impatience de Jules II fut cause de la légèreté et du peu de soin qu’on apporta dans les fondations de tout l’ouvrage. Il aurait fallu au pape, pour architecte, un enchanteur qui, à son ordre, fît sortir de terre les édifices tout formés. Bramante ne se prêta que trop à cet empressement inconsidéré. Il faisait travailler de nuit aux fondations. Ses agents le trompaient; il se fit des mal-façons de tout genre. Aussi la bâtisse à peine achevée éprouva-t-elle, de toutes parts, des tassements et des lézardes. Quatre restaurations successives eurent lieu dans toute cette construction et à chaque remaniement, l’architecture perdit en beauté ce que la bâtisse gagnait en solidité.
De plus notables changements sont encore survenus dans l’intérieur de ce monument. Le théâtre a disparu et, à l’endroit de la montée qui divisait ce vaste espace, Sixte-Quint éleva, pour y placer la bibliothèque du Vatican, un corps de bâtiment qui le coupa en deux parties, dont l’une est aujourd’hui une cour assez triste, et l’autre une sorte de jardin ou de parterre, d’où la grande et belle niche du Belvédère peut paraître disproportionnée.
.
L’honneur de tout ce qu’il y a de grand et de beau dans le Vatican n’en appartient pas moins à Bramante, quels que soient les changements que ses conceptions y ont subis. On peut cependant y citer un de ses ouvrages, qui nous est parvenu intact. C’est le bel escalier en spirale, porté sur des colonnes doriques, ioniques et corinthiennes. Chacun de ces ordres s’y succède dans les révolutions de la montée, laquelle est tenue d’une pente si douce, que les chevaux la parcourent facilement. Cette production est réputée une des plus heureuses de Bramante, quoiqu’il n’y ait pas eu le mérite de l’invention. Nicolas de Pise avait construit un escalier semblable dans le campanile de Saint-Nicolas des-Augustins à Pise, au milieu du treizième siècle. On en trouve la description faite par Vasari dans la vie de cet ancien architecte« .
L’accès aux jardins voulu par Jules II pour favoriser la visite de sa collection sans être dérangé dans ses appartements pontificaux, se trouvait, dans une tour monolithique adossée à la villa du Belvédère[i]: « rien ne laissait présager les merveilles qui se trouvaient à l’intérieur mais, une fois franchi le seuil de la tour, on découvrait la première surprise : sa base quadrangulaire se transformait pour prendre la forme circulaire de la rampe hélicoïdale imaginée par Bramante, l’architecte du pape. Le classicisme harmonieux des colonnes qui en rythmaient l’ascension et le dynamisme inédit de la structure devaient être encore plus impressionnants. De plus on devait vraiment éprouver, dans la loggia aménagée à son sommet, la sensation de dominer du regard toute la ville de Rome« .
« On se trouvait là au niveau du jardin, mais on ne pouvait pas encore voir celui-ci parce qu’il était caché par la porte d’entrée, au dessus de laquelle figurait une inscription au ton sévère, tirée de l’Énéide de Virgile (VI, 258) : « Procul este prophani », éloignez-vous, profanes ! Cette phrase, adressée par la Sibylle à Énée lorsqu’ils se trouvaient à l’entrée des enfers, signifiait pour le pape Jules II que seuls ceux qui écoutaient et se déplaçaient avec respect, comme dans un lieu sacré, pouvaient franchir cette porte« .
« Et voici que se révélait enfin le but auquel on avait tant rêvé et que l’on atteignait le sommet de l’émotion. Un lumineux jardin secret apparaissait à l’improviste« !
D’où les architectes de la renaissance ont-ils puisé leur inspiration pour bâtir ainsi leurs jardins ?
Les sources d’inspiration pour les jardins: Alberti ?
Leon Battista Alberti (voir sur ce Blog, l’article sur Léon Battista Alberti, le théoricien de génie) compose son traité « de aedificatoria » avant l’année 1472. Plusieurs copies en sont faites rapidement et l’ouvrage sera imprimé dès 1485. Il va avoir une influence considérable sur la renaissance. Il va être traduit en français en 1553 sous le titre « L’architecture et art de bien bastir, du seigneur Léon Baptiste Albert« [vii].
Lorsque Bramante réalise son projet, en 1503, l’ouvrage d’Alberti est déjà dans toutes les mémoires.
Avec le De Aedificatoria Alberti va influencer très profondément toutes les générations suivantes, dont Bramante, car il va être le premier à codifier les critères du nouveau style de la Renaissance. C’est lui qui va poser de façon théorique, le rapport entre les jardins et la villa, preuve sans doute qu’à cette époque, les jardins étaient déjà habituels pour les villas princières. Dans la deuxième partie du quinzième siècle, il y a en effet déjà plusieurs milliers de villas dans la campagne toscane.
« Les choses qui plaisent en ouvrages délicats et ornés viennent, ou du bon esprit de l’inventeur, ou de la main experte de l’ouvrier, ou bien de la singularité que la nature produit en les choses. (…) Les singularités qui, d’elles-mêmes se font fort estimer, comme promontoires, rochers, mottes, tertres, lacs, grottes ou cavernes, fontaines auprès desquelles vaut mieux bâtir qu’ailleurs, afin que l’édifice en soit digne de plus grande admiration, plus spécialement s’il est garni de quelques restes d’antiquités » … (…) (L’architecture et l’Art de bien bâtir – Alberti, Livre V Chapitre XVII).
« … et quant est de tous le corps du logis, je veuille (…) qu’on le puisse bien voir de toutes parts et que chose du monde ne l’empêche, ayant le ciel de tous côtés ouvert, afin que le beau jour et le soleil, avec le doux vent sain et frais, s’y donne à souhait« . Livre IX Chapitre II.
« En outre ce que j’ai dit, encore se feront de beaux vergers plantés des meilleurs arbres qu’on pourra trouver, et, tout autour, de beaux portiques pour aller s’ébattre au soleil ou en l’ombre. Mais il ne faut pas oublier un grand préau plaisant et délectable, ni à mettre ordre que l’eau sourde en plusieurs lieux où les survenants ne se douteraient jamais qu’il y en eût. Les allées seront larges et ombragées d’arbrisseaux, durant en leur verdure tout au long de l’année, … (…) J’y aurai des retraites rondes, demi-rondes et carrées et de toutes les sortes dont nous avons parlé au plan des édifices et on les couvrira de branches de laurier, de citronniers et de genièvre, entrelacées ensemble et même cambrées en forme de tonnelles. (…) Les arbres seront arrangés en ligne droite, plantés par égale distance, et les angles correspondront en ordre que l’on dit quinquonce.
La beauté est un accord, ou une certaine conspiration des parties en la totalité ayant son nombre, sa finition et sa place selon que requiert la susdite correspondance »…. Livre IX Chapitre V.
Le jardin, et ses antiques sont pour Alberti, un complément essentiel de la demeure, un espace de vie et d’agrément, et un parcours à thème pour les lettrés humanistes, qui devront s’efforcer d’en décrypter le sens.
Soit.
Mais Alberti rédige son traité dans la deuxième moitié du quinzième siècle et il ne le fait vraiment connaître qu’à compter de son impression à Venise. Et il existe déjà plusieurs milliers de villas avec jardins en Toscane, à Rome ou à Naples (voir l’article sur ce Blog sur La première guerre d’Italie, l’éblouissement des jardins de Poggio Reale). Personne n’a attendu Alberti pour créer des jardins savants.
Car comme le souligne l’article de l’Osservatore Romano, les statues étaient perçues comme des acteurs, dans un espace qui ressemblait volontairement à celui d’un décor de théâtre, dont les significations symboliques étaient activées et déclarées à chaque fois que les poètes les faisaient jouer. Et la présence des statues antiques à Rome, près du sanctuaire du Christianisme, c’est l’assurance d’établir un lien mystique entre la Rome antique et les papes d’aujourd’hui.
Car l’esprit de la Renaissance puise ses racines dans la Rome antique et dans les « horti sallustiani » (jardins de Salluste) des auteurs latins, tout comme le songe de Poliphile.
Les sources d’inspiration pour les jardins : le songe de Poliphile ?
Le songe de Poliphile ou Hypnérotomachie[viii], est écrit en 1467 par un moine dominicain d’une grande famille romaine, Francesco Colonna et publié à Venise par Aldo Manuzio en 1499: il s’agit de l’une des oeuvres les plus illisibles et hermétiques et des plus mystérieuses de la renaissance. Le livre va connaître un grand succès, sans doute en raison même de son caractère illisible, qui permettait à chacun d’y trouver ce qu’il voulait. Il va exercer une très profonde influence sur l’art des jardins.
L’article Wikipedia [ix] donne une bonne synthèse du livre: « Le rêve commence, à la manière de la Divine Comédie, dans les affres d’une forêt obscure, où, Poliphile recru de fatigue, s’endort au pied d’un arbre et se retrouve transporté en songe (un rêve dans le rêve) dans un monde merveilleux, jonché de débris antiques. Cependant, de nombreux bâtiments sont encore intacts et Poliphile nous en conte l’architecture par le menu : leurs proportions, leurs ornements, les inscriptions qu’ils portent (souvent en grec, latin et hébreu, parfois même en arabe). Son périple lui fait rencontrer force allégories et êtres fabuleux : des monstres, des faunes, des nymphes, des dieux et déesses. Les nymphes en particulier se montrent très attentionnées et lui présentent « sa » Polia, procèdent à une cérémonie nuptiale, puis emportent les amants sur l’île de Cythère où règne le dieu de l’amour Cupidon. Mais lorsque Poliphile veut serrer sa maîtresse contre lui, elle s’évapore dans ses bras et il comprend que tout cela n’était qu’un rêve.

Procession Hypnérotomachie (par F. Colonna), ou Discours du songe de Poliphile, Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares, RES G-Y2-41

Nymphes dans le jardin Hypnérotomachie (par F. Colonna), ou Discours du songe de Poliphile, Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares, RES G-Y2-41

Jardin Hypnérotomachie (par F. Colonna), ou Discours du songe de Poliphile, Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares, RES G-Y2-41
Un tel schéma narratif ne suffirait pas à lui seul à remplir le livre : l’essentiel des pages est consacré à des descriptions plus que minutieuses de l’architecture des bâtiments que Poliphile trouve sur sa route, à des gloses sur l’agencement des jardins merveilleux et des buissons sculptés qu’ils contiennent, à la présentation de machines, qui ne laissent pas de le surprendre, et à l’interprétation enfin des nombreuses épigraphies qui se trouvent sur les édifices, sculptures, stèles, etc., qui ornent le chemin du héros« .
Cependant, si le songe de Poliphile a inspiré des jardins, ce n’est certes pas celui de Jules II car l’Hypnérotomachie ne va réellement se faire connaître qu’après 1540. Cette oeuvre constitue cependant une bonne illustration du goût de la renaissance italienne pour les jardins d’antiques.
Et si l’héritage des jardins n’était, tout simplement que le retour à l’ancienne Rome, comme tout le mouvement humaniste ?
Les jardins : un héritage de la Rome antique ?
Varron, Columelle, les deux Pline[x] ont laissé de minutieux détails sur la composition des jardins attenants aux somptueuses villas des riches citoyens de Rome, aux derniers temps de la république et sous les premiers Césars et il est à remarquer que le style et l’ornementation qui les distinguaient se sont conservés à peu près intacts en Italie.
« Le jardin des familles opulentes sous l’empire est dans la périphérie de la ville. Il embrasse un espace de quinze à vingt hectares, et s’étend en partie sur la plaine, en partie sur le versant d’une colline. Des aqueducs construits à grands frais y amènent l’eau de deux ou trois sources qui s’échappent des montagnes les plus voisines. Il est clos de murs et de haies qui enserrent aussi la villa et ses dépendances. Devant la porte principale se trouve une area ou petite place plantée de platanes et décorée d’une fontaine et des statues des divinités protectrices des jardins, c’est-à-dire de Pan et de Priape.
Dès la porte franchie, le visiteur se trouve face à plusieurs avenues ombragées de grands arbres, assez larges pour qu’on puisse s’y promener en char ou en litière, et qui conduisent à des parterres coupés d’allées dessinées avec art et bordées de buis. Au milieu se trouve un bassin d’où l’eau s’échappe par de nombreux canaux pour être distribuée par tout le jardin. Ce parterre est garni des fleurs les plus variées, dont les groupes sont séparés les uns des autres par des bandes de sable de diverses couleurs, de manière à offrir l’aspect d’un immense et riche tapis d’Orient. Là croissent plusieurs espèces de roses, notamment celles de Préneste et de Campanie, les plus recherchées des Romains, mais également le lis, le narcisse, la jacinthe, l’amarante, le bluet, l’hespéride, le cyclamen, le genêt, le rhododendron. De chaque côté du parterre s’étendent des théâtres de gazon émaillés de violettes et d’autres petites fleurs qui charment l’oeil par leur élégance ou l’odorat par leur parfum.
De l’autre côté, sur le versant de la colline, le visiteur s’égare par des sentiers sinueux dans un bois dont la fraîcheur est entretenue par une foule de petits ruisseaux qui s’échappent des rochers comme autant de sources naturelles, et descendent rapidement vers le parterre. Au détour d’une allée, il rencontre une clairière qui couronne l’éminence et au milieu de laquelle s’élève un élégant pavillon dont le péristyle est orné de statues. Le lierre, la vigne et d’autres plantes grimpantes s’attachent aux colonnes et montent jusqu’au toit. Le pavé est une mosaïque représentant des sujets empruntés à la mythologie. L’intérieur est en bois de cèdre poli et enrichi d’incrustations de nacre. Les sièges et la table sont en ivoire et en bois précieux artistement sculptés. Le pavillon est un lieu de repos où. le visiteur s’arrête quelques instants, pour reprendre ensuite sa marche et descendre le revers de la colline.
Le visiteur peut se reposer de nouveau dans l’une des grottes tapissées de verdure qu’on a construites avec des blocs frustes de granit, de grès et de pierre ponce; on entend partout le murmure des ruisseaux et leurs eaux viennent se réunir au fond de la vallée, dans un autre bassin de marbre d’où elles rejaillissent en gerbe étincelante. Au bord de cette pièce d’eau est un édifice plus vaste et non moins somptueux que le précédent.
Partout, le long des chemins, abondent les portiques, les vases d’albâtre et de porphyre, les statues de marbre et même d’argent massif, que le maître du lieu a prodigués le long des avenues, aux angles des parterres et sous les voûtes de verdure, et dont la riche collection, rassemblée à grands frais, fait de ce jardin un véritable musée. Il convient de noter en outre, une particularité fort prisée des Romains, à savoir l’art avec lequel des jardiniers spéciaux, appelés « topiarii », savaient tailler le buis, l’if, le cyprès, le myrte et d’autres arbrisseaux, de manière à représenter soit des figures d’animaux, soit des lettres dessinant le nom du maître, ou celui des personnages que celui-ci voulait honorer« .
Il est surprenant de constater que pour bâtir la conception de leur jardin, il a suffi de lire les auteurs latins que tous avaient en mémoire, d’autant plus que le latin était l’esperanto de l’époque, parlé par tous les lettrés et notamment par Alberti. Telle paraît être la source d’inspiration des merveilleux jardins de Poggio Reale, à Naples, qui vont laisser à Charles VIII de si impérissables souvenirs, qu’il cherchera, aussitôt revenu d’Italie, à transposer l’expérience en France (voir les articles sur ce Blog sur La première guerre d’Italie : l’éblouissement des jardins de Poggio Reale et La renaissance à Amboise: le jardin de Château-Gaillard).
La collection des Antiques du cardinal della Rovere devenu le pape Jules II
Au moment où le cardinal della Rovere est élu pape, il est déjà l’un des plus grands collectionneurs de son temps. Son passage au Vatican ne fera que renforcer son goût pour les Antiques, dont il va favoriser la recherche, ce qui va lui permettre d’être à l’origine de quelques unes des plus belles découvertes de tous les temps.

Cour des antiques du cardinal della Valle Jerome Cock 1553 Gravure d après Martin Van Heemskerck BNF Estampes Res B12
Quand il arrive sur le trône pontifical, Jules II est déjà un homme que l’on peut qualifier de chanceux. Il a réussi à réunir un petit nombre des plus belles statues antiques existant à Rome. Dans sa collection, figure notamment l’Apollon Pythien dit du Belvédère, la plus extraordinaire statue de l’antiquité, en 1503.
Le fils de Latone vient d’atteindre avec sa flèche le serpent Python. Son arc est dans sa main gauche et ses membres témoignent encore de l’effort qu’il vient d’accomplir. Dans son regard, il y a l’assurance de la victoire et la satisfaction d’avoir délivré Delphes du monstre qui la désolait. Sa tête est ceinte du « strophium« , bandeau caractéristique des dieux et des rois.
Cette statue a été découverte dans une vigne située au-dessus de la basilique Sainte-Pudentienne à Rome, en février 1489. La statue aurait un moment appartenu aux Gonzague, marquis de Mantoue, qui l’auraient cédé au cardinal della Rovere peu avant son avènement. La statue, qui est restée longtemps dans le palais du cardinal della Rovere, près de l’église dei Santi Apostoli, aurait rejoint l’Antiquarium en 1508.

L’Apollon du Belvédère estampe Marc-Antoine Raimondi Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie
Parmi les autres très belles statues qu’apporte le cardinal della Rovere, il y a l’Ariane endormie, à l’époque appelée Cléopâtre mourante à cause d’un bracelet dans lequel ses premiers admirateurs avaient vu un serpent.

Ariane endormie, Vatican, Musée Pio-Clementino, galerie des statues, inv. 548 Copie romaine, IIe s. après J.C., d’après un original hellénistique du IIIe Rhodes ou Pergame
Une autre statue mythique, faisant partie de la collection du cardinal della Rovere, est le Commode en Hercule, aujourd’hui au musée du Vatican, apportée à l’Antiquarium en 1508:

Statue antique de l empereur Commode en Hercule 1520 Bos Jacobus Estampe Inventaire n°3223LR Paris, musée du Louvre, collection Rothschild
Dès que Bramante achève les constructions légères du jardin, les statues du cardinal viennent prendre leur place dans les niches inscrites dans le mur du jardin. Parmi ces statues il y a le groupe de la merveilleuse Venus Félix.
Le pape a décidé de déplacer dans l’Antiquarium deux grandes statues qui font partie du groupe des six statues que le Pogge, près d’un siècle plus tôt (voir l’article sur ce Blog sur Le Pogge: la première renaissance littéraire à Florence) avait déclaré en forçant un peu le trait, être les seules statues subsistant de l’antique Rome, dont la célébrissime statue du Torse.
Puis, coup sur coup, trois merveilleux coups de chance successifs vont se produire. En 1505, c’est la découverte du Lacoon (voir sur ce Blog l’article sur Le Lacoon: coup de tonnerre sur l’art de la Renaissance), en 1512, c’est la statue du Tibre, qui est découverte non loin de l’église Santa-Maria-sopra-Minerva et en 1513, celle du Nil.

Hieronymus Cock 1552 Gravure d une peinture de Maarten van Heemskerck. Rennes Musée des Beaux Arts A droite statue du Tibre découverte en 1512

Statue du Laocoon Musée Pio Clementino Source Wikipedia.en

Statue Le Nil Musée Chiaramonti Image Rome Passion
Voici la description que donne de la statue du Nil, le musée Chiaramonti: « La gigantesque statue du Nil a été découverte en 1513 à Rome, dans le quartier du Champ de Mars, où elle ornait probablement ce qu’on appelle l’Iseo Campense, un temple dédié aux divinités égyptiennes Isis et Sérapis. Le fleuve est représenté sous les traits d’un vieillard étendu sur un flanc, tenant une corne d’abondance pleine de fruits dans la main gauche et des épis de blé dans la main droite. L’Égypte est symbolisée par la présence d’un sphynx, sur lequel s’appuie la figure, et par des animaux exotiques. La scène est animée par seize putti, qui évoquent les seize coudées d’eau, c’est-à-dire le niveau atteint par le Nil pendant la saison des crues. Sur le socle, on distingue un paysage nilotique, des pygmées, des hippopotames et des crocodiles. La sculpture s’inspire peut-être d’une statue monumentale du Nil en basalte noir, chef-d’œuvre de la sculpture hellénistique alexandrine, que Pline l’Ancien décrit et situe sur le Forum de la Paix« .
La cohérence symbolique de l’Antiquarium
La collection des statues antiques de Jules II fonctionnait, selon l’article de l’Osservatore Romano, comme une allégorie mythologique sophistiquée, fondée sur la poétique de Virgile. Le privilégié ayant accès à ces lieux se devait d’en interpréter le sens.
Mais il y a quelque chose de surprenant dans cette perspective du jardin auquel on accède par une rampe située à l’autre bout du Vatican. Etrange pour un pape esthète ! Et peu pratique ! Car comment le pape peut-il se repaître au jour-le-jour de la contemplation de ses antiques, s’il en est aussi éloigné ?
L’article de l’Osservatore Romano, apporte les éléments de réponse.
Imaginons le pape à sa table de travail. Par la fenêtre, il peut apercevoir les jardins du Belvédère et leur progression en terrasses. Mais que le regard se déplace du jardin vers les côtés de la pièce et il peut alors apercevoir les peintures en trompe-l’oeil, exécutées par Raphael, qui épousent parfaitement le paysage et qui lui servent de cadre.
Les jardins du Belvédère ont été conçus pour être vus depuis la chambre du pape, le lieu où la réalité et la fiction se confondent !
_____________________________________________
[i] La base de cet article est issue d’un magnifique article de Sandro Magister, « Les caves du Vatican et la lumineuse fenêtre du pape » , publié le 25 février 2013 dans le journal du Vatican, « l’Osservatore Romano« , à l’occasion du cinq centième anniversaire de la mort du pape Jules II. L’article, particulièrement érudit, est la synthèse éloquente d’un travail sans doute très approfondi (de l’auteur de l’article ou d’un groupe de chercheurs qui n’est pas référencé). Je me suis servi de cet article pour évoquer, à cette occasion, plusieurs thèmes en rapport direct avec le sujet.
[ii] Article de Deodecio Redig de Campos « Les jardins du Vatican« .
[iii] Voir l’article sur le site Persee du même auteur : « Les constructions d’Innocent III et de Nicolas III sur la colline Vaticane« .
[iv] « Histoire de la vie et des ouvrages des plus célèbres architectes » …, Volume 1 par Antoine Chrysostôme Quatremère de Quincy. 1832.
[v] Article du site Academia.edu, « Les paysages urbains de la loggia du Belvédère d’Innocent VIII au Vatican: nostalgie de l’antique, géographie et croisades à la fin du XVème siècle » par Denis Ribouillaut.
[vi] Article « Le jardin à la Renaissance : la naissance d’un nouveau monde » du Blog de Diane Châteaux-jardins.
[vii] « L’architecture et art de bien bastir« , du seigneur Léon Baptiste Albert. Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares, RES-V-341. Ouvrage traduit en français par Jean Martin et publié en 1553.
[viii] Livre Hypnerotomachia Poliphili, de Francesco Colonna (1433-1527), Bibliothèque nationale de France, département Manuscrits, RESERVE 4-BL-4451.
[ix] L’article Wikipedia « Hypnerotomachia Poliphili« .
[x] « Histoire des jardins anciens et modernes » par Arthur Mangin. Tours. Alfred Mame.
Laisser un commentaire