Le tarot Mantegna est une collection de la BNF, de cinquante gravures sur cuivre, divisées en cinq groupes, de dix images chacune, représentant les Humains, les Muses, les Arts libéraux, les Vertus et les Sphères. Les gravures ont été réalisées dans la seconde moitié du XVème siècle. Ce n’est pas un jeu de Tarot. Les gravures attribuées à Mantegna (1431-1506), n’auraient pas été réalisées par ce dernier.
En 1869, un auteur, R.Merlin[i] a présenté un savant exposé sur l’origine des Cartes à jouer en général et sur le tarot de Mantegna en particulier.
L’exposé de R Merlin sur le tarot de Mantegna
L’auteur essaie de démontrer que le tarot de Mantegna est la source principale d’inspiration des différents tarots de Besançon, de Genève et de Marseille et des Minchiate[ii] de Venise. Comment concilier cette thèse avec le fait que les cartes à jouer datent au moins de 1392 alors que la première gravure du tarot de Mantegna est datée au plus tôt de 1470 ? Ce ne sont pas les gravures elles-mêmes qui sont à l’origine des tarots, mais les patrons de ces gravures, qui remonteraient, eux, au milieu du XIVème siècle.
La thèse de R Merlin
Le mieux est de laisser l’auteur développer lui-même son exposé.
« On rencontre trois éditions du tarot de Mantegna: une dans laquelle l’habile iconographe M. Duchesne aîné, a découvert la date de 1485, une autre qu’il croit plus ancienne et qu’il place vers 1470, enfin, une troisième édition, copie assez exacte, quant au trait, de celle de 1 470. Cette dernière copie porte sur trois de ses pièces le monogramme du graveur hessois Ladenspelder nos 24, 39 et 40 (Geometria, Speranzaet Fide). Cette copie doit avoir été exécutée vers 1540. Ces gravures, au nombre de cinquante pièces numérotées de 1 à 50, sont divisées en cinq séries de dix pièces, chacune de ces séries, distinguée par une des lettres A, B, C, D, E: la lettre A appliquée à la série des numéros les plus élevés et la lettre E à celle qui commence par le n° 1. Cieognara et M. Duchesne les ont parfaitement définies en disant qu’elles représentent, les états de la vie (série E) les muses ou les arts (D); les sciences (C); les vertus (B) le Système du monde (A). Du reste, on va voir ci-après la table de ces figures, que nous désignerons tantôt sous le nom de figures de Mantegna, tantôt sous celui de tarots-images. Au bas de chacune d’elles, se trouve, en dialecte vénitien, le nom du sujet; il est gravé en majuscules romaines et suivi du numéro d’ordre en chiffres romains. Sur la même ligne, au coin de droite de la planche, ce même numéro d’ordre est répété en chiffres arabes. Le coin de gauche est occupé par la lettre indicatrice de la dizaine.
I. Misero. 2. Fameio. 3. Artexan.11. 4. Merchacknte. 5. Zintilonio. 6. Chavalier. 7. Doxe. 8. Re. 9. Emperator. 10. Papa. E
11. Caliope. 12. Urania. 13. Terpsicore. 14. Erato. 15. Polimnia. 16. Talia. 17. Melpomene. 18. Euterpe. 19. Clio. 20. Apollo. D
21. Gramatica. 22. Loica. 23. Rhetorïca. 24. Geometria. 25. Aritmetricha. 26. Musicha. 27. Poesia. 28. Philosopliia. 29. Astrologh. 30. Theologia. C
31. Iliaco. 32. Chronico. 33. Cosmico. 34. Temperancia. 35. Prndentia. 36. Forteza. 37. Justicia. 38. Charita. 39. Speranza. 40. Fede. B
41. Luna. 42. Mercurio. 43. Venus. 44. Sol. 45. Marte. 46. Jupiter. 47. Saturno. 48. Octava spera. 49. Primo mobile 50. Prima causa. A
On ne peut méconnaître dans cette suite une sorte de tableau encyclopédique en images; chaque sujet s’y trouve représenté avec les symboles qui le distinguent: les sept planètes y figurent sous leur forme mythologique et avec les attributs des dieux dont elles portent le nom. Si l’on cherchait à pénétrer dans l’intention de l’auteur, peut- être ne tarderait-on pas à découvrir dans l’arrangement adopté pour ces figures, une pensée philosophique et une véritable leçon de morale. En effet, dans chaque dizaine, le sujet le plus élevé est le dernier numéro, le moins élevé le premier; ainsi le Pape, dignité la plus élevée dans le monde chrétien, est le dernier de la série E; Apollon, maître des muses, le dernier de la dizaine D; la première des sciences, la Théologie, ferme la série C, comme la première des vertus chrétiennes, la Foi, n’apparaît qu’à la fin de la série B; enfin, Dieu, la cause première, est le dernier de tout l’ensemble,sous le n° 50.
D’un autre côté, l’ordre dans lequel sont placées les lettres qui distinguent les séries semble nous indiquer la pensée de l’auteur et nous dire, en commençant par la dernière série A, c’est-à- dire par le n° 50, la cause première ou Dieu « Adorons Dieu avant tout et admirons ses œuvres (série A) « pratiquons les vertus (série B), avant de cultiver les sciences « (série C); cultivons les sciences préférablement aux arts (série D); et ne voyons dans les honneurs (série K) que les derniers des biens.
Pourquoi la tradition a-telle donné à ces figures le nom de tarots et de cartes et quel rapport ont-elles avec ces jeux de hasard?
Un très-grand: plus de la moitié des atouts du jeu de hasard dit tarot, est empruntée aux figures de cette encyclopédie. Prenons, en effet, les tarots de Besancon, de Genève et de Marseille qui représentent le plus fidèlement l’ancien tarot vénitien (du musée Correr à Venise), mettons-les en regard de la collection des tarots-images et nous reconnaîtrons facilement que sur les vingt-six figures du jeu de tarots, quinze sont dues à cette collection.
Parmi les honneurs des séries à points, trois sujets empruntés à Mantegna, au moins quant aux noms:
LeRoi……………………Re……………………………VIII de Mantegna.
LeCavalier…………….Chavalier………………….VI
Le Valet……………….Fameio……………………..II
Dans la série des atouts, sept portent le même nom:
L’Empereur………. n°IV des tarots…………..est le iio IX série E de Mantegna
LePape………………n°V…………………………..X série E
La Tempérance….n°XIV……………………….XXXIV série B
La Force…………..n°XI………………………….XXXVI série B
La Justice…………n°VIII……………………….XXXVII série B
La Lune……………n°XVIII…………………….XLI série A
Le Soleil…………..n°XIX………………………XLIV série A
Cinq autres figures qui, pour ne pas se présenter avec les noms qu’elles ont chez Mantegna, n’en sont pas moins reconnaissables avec un peu d’attention, ce sont:
Le Fou…………..sans n°…………………….correspondant au Misero. n° 1 de Mantegna.
L’Etoile…………n° XVII……………………à Vénus. XLII.
Le Chariot…….n°VII……………………… à Mars X.
L’IIermite…….n°X………………………… à Saturne. XLVII
Le Monde…….n°XXI………………………à Jupiter. XLVI. et à la prima causa L.
Et, pour qu’il ne reste aucun doute sur l’analogie de ces figures, avec celles de Mantegna que nous leur assignons comme correspondantes, nous joignons ici, en parallèle, la description des unes et des autres
1° Le Misero, n° 1 des tarots-images. = Le Fou, le Mat des jeux de tarots, où il est sans numéro. Le Misero est mordu à la jambe par un chien . Même particularité pour le Fou, le Mat.
2° Vénus, n° XLIII des images=L’Étoile, n° XVII des tarots. L’Étoile n’est autre chose que la planète de Vénus que les gens de la campagne appellent l’étoile du berger. Dans les images, Vénus est représentée dans l’eau, une coquille ou une coupe à la main. Le tarot l’Étoile est aussi une femme nue au bord d’une rivière: elle a un genou sur la terre, et elle tient dans chaque main un vase avec lequel elle semble verser sur sa jambe, qui est dans le ruisseau, l’eau qu’elle vient de puiser.
3° Mars, n° XXXXV de Mantegna. = Le Chariot, VIlème tarot. Comme Vénus, la planète de Mars est représentée dans les tarots-images avec les attributs que lui donne la mythologie. C’est un guerrier assis, l’épée à la main et sur un char; le guerrier et le char sont vus de face. Le tarot intitulé Chariot présente également un guerrier sur un char, couronne en tête, cuirasse sur la poitrine et sceptre à la main. Guerrier, char et chevaux, tout est vu de face comme dans la figure de Mars. Dans l’un et l’autre dessin le char est surmonté d’un dais supporté par des colonnes.
4° Saturne, n° XXXXVII de Mantegna. = L’Hermite, n° IX des tarots. Saturne est ici le vieux Saturne de la fable. De la main gauche il porte à sa bouche un petit enfant pour le dévorer, de la droite il s’appuie sur le manche de sa faux et tient en même temps un serpent ailé se mordant la queue, symbole de l’éternité. Le tarot, plus humain, en a fait un ermite: la pose de profil, la lanterne qu’il tient à la hauteur de sa tête, le bâton sur lequel il s’appuie, rappellent l’attitude du Saturne de Mantegna. Du reste, la pensée du temps est demeurée attachée à cette figure, car, dans les tarots dits cartes de Charles VI, l’ermite tient un sablier au lieu d’une lanterne. Ajoutons que, dans les Minchiate, ce n’est plus un ermite, n° XI, c’est un vieillard appuyé sur deux béquilles: derrière lui est couché un cerf, emblème de la longévité, et sur une colonne on voit un sablier et une flèche. Encore l’idée du temps.
5° La Prima causa, Mantegna, n° L (pl. 5). = Le Monde, n° XXI des tarots. Au premier coup d’œil on ne voit aucun rapport entre ces deux dessins, si ce n’est par les symboles des quatre évangélistes, qui se trouvent sur l’un et sur l’autre. Encore devons-nous avertir que ces symboles ne se trouvent pas dans la gravure de 1470. Mais que l’on se demande ce que représente cette suite de cercles concentriques de la figure Prima causa, et la réponse indiquera sur-le-champ le rapport cherché. Cette figure, c’est le Monde, suivant le système de Ptolémée, seul connu aux quatorzième et quinzième siècles. Si l’on veut bien remarquer aussi que le Monde est le dernier numéro des tarots, comme la Prima causa le dernier numéro de la suite des images encyclopédiques, on ne peut plus douter que l’auteur des tarots n’ait pris ce titre le Monde à la figure de Mantegna.
Somme toute, voilà quinze figures sur vingt-six empruntées par l’auteur des tarots à la collection des images encyclopédiques. N’est-ce pas bien suffisant pour justifier le nom de tarots donné à cette collection par la tradition ?
Complétons ces rapprochements par la comparaison de la Tempérance de Mantegna (n° XIV, pl. 21) et du même sujet dans les tarots. La pose et le mouvement sont les mêmes, et malgré la grossièreté et l’imperfection de la gravure du tarot, on ne peut méconnaître dans celle-ci une imitation de Mantegna. Il en est de même du Valet de coupe. C’est bien le Fameio de Mantegna (n° 11, pi. 1 et 22): voyez la pose et le costume, ils sont presque identiques, et la manière dont le voile est jeté sur l’épaule du valet, suffirait seule pour révéler l’origine de cette figure.
N’êtes-vous pas convaincu? Eh bien regardez les Minchiate, ce jeu florentin de quatre-vingt-dix-sept cartes.
Les voici qui vous présentent les vingt atouts qu’elles ont de plus que le jeu vénitien et elles vous disent: pour nous enrichir de combinaisons nouvelles et faire de nous une récréation mathématique « notre auteur ne pouvait s’arrêter aux figures qu’il empruntait « au jeu de Venise, il a dû leur en adjoindre d’autres et ces autres, au nombre de vingt, c’est Mantegna aussi qui les a fournies comme il a fourni leurs aînées. Ces atouts additionnels sont, comme on l’a vu, précédemment:
i) la Prudence, une des quatre vertus cardinales (n° XXXV de Mantegna). Le jeu primitif des tarots de Venise n’en présentait que trois, la Force, la Justice et la Tempérance.
ii) Les trois vertus théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité (n°XXXX, XXXIX et XXXVIII du même), entièrement omises dans les atouts de Venise.
iii) La Terre, l’eau, l’Air et le Feu, ou les quatre éléments.
iv) Enfin les douze signes du Zodiaque.
Ces quatre éléments et ces douze signes du zodiaque forment, dans les Minchiate, une suite non interrompue, chiffrée XX à XXXV. On ne les trouve pas en figures séparées dans les images encyclopédiques, et cependant il n’est pas douteux qu’elles leur sont empruntées. En effet nous venons de voir que la dernière figure de Mantegna, la Prima causa, n » L, représentait le système du Monde de Ptolémée. Or, d’après ce système, les astronomes du moyen âge divisaient l’univers en deux mondes, le monde élémentaire et le monde céleste. Le monde élémentaire se composait des quatre éléments, la terre, l’eau, l’air et le feu, désignés dans la série des cercles concentriques par quatre cercles dont le plus petit, ou celui du milieu, était la terre, comme l’élément le plus lourd.
Le monde céleste était formé de onze ciels, figurés aussi par des cercles entourant les cercles du monde élémentaire et s’élargissant à mesure qu’ils s’en éloignaient. Le premier cercle, ou le premier ciel, était l’orbite de la Lune, le deuxième celle de Mercure, le troisième de Vénus, le quatrième du Soleil, le cinquième de Mars, le sixième de Jupiter, le septième de Saturne. Le huitième Ciel (octava sphera) était le ciel des étoiles ou le firmament, le neuvième le cristallin, que quelques-uns n’admettaient pas; le dixième appelé primum Mobile, ou premier ciel doué du mouvement, était considéré comme celui qui imprimait le mouvement aux autres sphères, enfin on regardait comme le séjour de Dieu le dernier ciel, ou l’Empirée.
Voyez-vous à présent comment cette cinquantième figure, le système du monde, a fourni à l’auteur des Minchiate ses quatre éléments et ses douze signes du zodiaque ?
Les quatre éléments, ce sont les quatre cercles du monde élémentaire, traduits en quatre figures symboliques; les douze signes du zodiaque, c’est la division bien connue, suivant les douze mois de l’année, des étoiles qui peuplent la huitième sphère, l’octava sphera.
Récapitulons maintenant ce que les tarots en général doivent à la collection dite de Mantegna. Le jeu vénitien lui doit, comme nous l’avons montré plus haut, douze atouts et trois honneurs, soit quinze figures. Les Minchiate vingt atouts deplus. soit au total trente cinq.
Or le jeu qui a le plus de figures, les Minchiate, en présente en tout quarante-cinq: quatre pour les honneurs, une pour le Fou, et quarante pour les atouts; c’est donc plus des trois quarts. Le reste est dû, en partie, aux idées chrétiennes du moyen âge, en partie à ces fantaisies satiriques ou bizarres dont on trouve de si fréquents exemples dans les sculptures des églises gothiques. Ainsi nous voyons, dans les tarots, les n° II, la Papesse, VI l’Amoureux, X la roue de fortune, XII le Pendu, tenant dans chaque main une bourse pleine, XIII la Mort fauchant les têtes couronnées comme le menu peuple, XV le Diable, XVI la Foudre renversant une tour, un des ouvrages les plus solides des hommes, enfin, le n » XX, le Jugement dernier.
L’économie générale des jeux de tarots semble aussi elle-même prise de Mantegna. En effet, les atouts qui ont plus de valeurs sont, dans les divers jeux de tarots, ceux dont le chiffre est le plus élevé; eh bien ce sont justement ceux qui correspondent aux numéros les plus hauts de Mantegna et qui sont puisés dans sa dizaine de 41 à 50.
Le numéro le plus bas de Mantegna, le n° I, est le Misero, la figure, qui, dans le jeu, correspond au Misero, est le Fou. Le Fou est le zéro des tarots, c’est la figure la plus faible, il ne peut prendre aucune carte, comme nous l’avons déjà dit, et n’a de valeur que par occasion et grâce au secours d’autres cartes. Cinq divisions composent les tarots-images. Cinq divisions composent les tarots-jeux. Ces divisions sont des dizaines dans Mantegna; dans le jeu, quatre des séries sont également des dizaines dont les points vont de 1 à 10.
Autre coïncidence: les décades de Mantegna sont distinguées par les lettres A, B, C, D, E’; les cinq séries du jeu sont désignées par des objets dont les noms ont pour initiales les mêmes lettres A, B, C, D, E (Atouts, Bâtons, Coupes, Deniers, Épées). Bien est-il vrai que dans la suite des noms italiens Astutti, Bastoni, Coppe, Denari, Spade, la lettre E ne se trouve pas, attendu qu’en italien une épée ne se dit pas, comme en espagnol, Espada elle s’y nomme Spada. Mais, comme si l’objection avait été prévue, voici que dans l’édition des gravures de 1485, c’est la lettre E qui manque; et par quelle lettre est-elle remplacée ? Précisément par un S !
Enfin si l’on examine la quatrième décade de Mantegna, celle des vertus, qui comprend les n° XXXI à XXXX, on est frappé d’une autre remarque, c’est que les quatre signes, coupes, deniers, épées, bâtons, s’y trouvent dans les attributs de quatre vertus, deux théologales et deux cardinales. La Foi, n° XXXX, tient un calice. La Charité, n° XXXVIII, une bourse renversée d’où tombent des pièces de monnaie. La Justice, n » XXXVII, est armée d’une épée, la Force, n° XXXVI, d’une masse d’armes.
Ces rapprochements ne démontrent-ils pas clairement la parenté des tarots-images avec les tarots-jeux ? Et si les gravures attribuées à Mantegna étaient contemporaines des premiers documents ou il est fait mention des cartes, refuseriez vous de reconnaître que c’est la source dans laquelle les inventeurs du jeu ont puisé la plupart de leurs dessins et de leurs combinaisons ?
Non sans doute, nous dira-t-on, mais malheureusement pour votre système, il n’en va pas ainsi, et la première apparition des cartes est séparée par cent ans environ de l’époque à laquelle a été gravé votre album dit de Mantegna. Rien ne vous autorise donc à refuser le droit d’aînesse aux cartes, puisque les cartes étaient déjà connues dès 1392 et que vos gravures de Mantegna datent au plus tôt de 1470 !
Aussi ne prétendons-nous pas que ce soit à ces gravures elles-mêmes qu’on a dû la première idée des tarots, mais bien aux peintures qui ont servi de modèles à ces gravures, car nous ne voyons dans ces figures de Mantegna que la reproduction de dessins plus anciens, qui, ne pouvant être copiés qu’à la main, avant l’invention de l’impression de la gravure, étaient assez rares et assez recherchés pour qu’un artiste conçût la pensée de les multiplier par ce nouveau moyen, quand les procédés de Finiguerra[iii] furent connus.
Ces conjectures offrent d’autant plus de probabilité que quinze ans après la première édition, nous en voyons paraître, en 1485, une autre édition; qu’une copie de la première est faite encore un demi-siècle plus tard (vers 1540) par le graveur Hessois, Ladenspelder, et que, dans les premières années du dix-septième siècle, elles servent de types aux gravures sur bois d’un ouvrage présentant, dans une suite de figures diversement combinées, le moyen de deviner un sujet choisi mentalement par une autre personne dans ces soixante images dont quarante-cinq rappellent les dessins de la collection dite de Mantegna, et dont, en outre, deux autres semblent prises du jeu de tarots. D’ailleurs, les rapports de ces images avec les jeux de tarots sont trop nombreux pour être contestés et on ne peut les expliquer, si ce n’est en admettant que l’encyclopédie de Mantegna est née des tarots ou que ceux-ci doivent leur origine à ces dessins.
Or comment supposer qu’une suite de figures logiquement classées, qui révèle un plan sérieux, une pensée première mûrement réfléchie, puisse être née du jeu de tarots où les images entassées sans ordre n’offrent qu’un pêle-mêle confus d’idées mystiques, d’intentions satiriques et de pensées mondaines dont l’esprit ne peut saisir la liaison ?
Que la gravure n’aient copié que tardivement les Naïbis enfantins, il n’y a pas à s’en étonner, les procédés de Finiguerra ne furent connus qu’en 1452 et il a fallu après la découverte de l’orfèvre florentin quelques années encore pour que les graveurs acquissent dans cet art nouveau l’expérience et l’habileté que l’on constate dans ces travaux. C’est aussi ce qui est arrivé aux graveurs allemands que cite Bartsch dans son dixième volume, (maître de 1466) et aux anonymes qui ont reproduit des cartes à sujets animés. Les cartes à sujets animés étaient comme les Naïbis d’une trop grande dimension pour être reproduites par la gravure sur bois, on les a donc négligées jusqu’à ce que les procédés de Finiguerra fussent connus (1452). C’est alors que des orfévres s’étant occupés de la gravure sur cuivre songèrent aux cartes animées. Du reste, si les gravures de Mantegna étaient de la fin du quatorzième siècle, ou si l’on retrouvait, de ces gravures, des dessins originaux datant de cette époque, vous seriez bien forcé d’admettre notre système!
N’est-il pas bien plus vraisemblable que les figures, et les sujets qui se trouvent à la fois et dans les jeux de tarots, ou elles semblent disséminées au hasard, et dans les dessins de Mantegna, où elles ont une place logiquement déterminée, ont été empruntées par le jeu à cet album combiné si méthodiquement ?
Eh bien, ces originaux, l’existence nous en est prouvée par un manuscrit de la bibliothèque Mazarine, dont M. Douet d’Arcq a donné dans la Revue Archéologique, le 15 septembre t858, une notice détaillée et des extraits et voici ce qu’on y lit.
« S’ensuyvent les ditz et armes de IX femmes dictes et appellées muses:
Caliope la première. porte de synople, une trompette d’argent en bende. Son dit jusques aux nues.
Uranyes. iie, porte de sable. ung cerne d’argent ung compas de maison de mesmes Son dit la non pareille.
Terpsicore. iije. porte dargent. ung leut de pourpre Son dit seule y suis.
Erato iiije. porte dor, uue meule de molin de sable (c’est un tambour de basque) Son dit jatens l’heure.
Polymnya ve. porte dazur, unes orgues d’argent. Son dit moy mesmes.
Talia vie. porte de gueules. une vielle dor. Son dit à mon devoir.
Melpomene vije. porte de pourpre ung cornet dor Son dit jamais lasse.
Euterpe vije. porte dargent, une doulcene de sable Son dit tant mest doulx.
Clio ixe. de sable, ung signe dargent. Son dit à la mort chante.
Sensuyvent les vij ars.
Grammaire, la première. Une vieille ridée, béguinée, esmantelée porte de pourpre, une lime d’argent, ung pot de mesmes.
Logica, la iie, une femme jeune, les cheveux crespés, les bras tout nudz hault recoursez d’une chemise jusques aux piedz, es mammelles et au nombril troussée – porte de gueules, une serpent volant d’or envelopée d’ung drap dargent.
Rethorica la iiie. Une jeune dame, d’ung heaulme et une coronne par dessus sa teste, un gmanteau et une riche cotte vestue, en sa main dextre tenant une espée porte de synople, deux enfants nudz d’argent, soufflant deux trompettes de mesmes.
Geometria la ive, une jeune dame issant d’une nue, tenant en sa main une esquarre (une équerre) pour compasser et mesurer pierres porte d’argent, une nue d’asur.
Arismetica ve. Une femme ancienne, de crevechiefs sa teste affublée, d’une robe longue abillée jusques aux pied- contant argent porte de sable, six besans d’argent.
Musica vie, une jeune dame en cheveux, bien adornée, d’une fine chemise vestue, les bras tout nus, assise sur un signe, les jambes entrellées et nudz piedz, unes orgues ung lehut et plusieurs autres instrumens emprès elle, ung flaiol porte de synople, deux flaiolz d’argent.
Philosophia, viie. Une jeune dame les cheveux pendens, d’ung corset de guerre a escailles, armée d’ung targon, au milieu, ung visaige insculpé, tenant en la main senestre, en l’aultre main ung dart ferré et empané porte de gueules, de dars d’argent de mesure.
Une jeune dame les cheveux pendens, ung chappeletde fleurs par dessus, touchant de la main dextre ung flaiol, de l’aultre main espenchant a ung pot de terre de l’eau qui sourdait d’une fontaine, et en ses piedz le firmament porte d’asur, le firmament d’argent« .
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[i] L’ouvrage « Origine des cartes à jouer et Recherches nouvelles sur les Naïbis et les tarots« , par R.Merlin, Paris 1869, Gallica BNF.
[ii] Le Minchiate est un jeu de 97 cartes d’origine italienne, du début du XVIème siècle. Ce jeu est proche du tarot, mais contient un plus grand nombre d’atouts. Il y a 41 atouts dans le Minchiate. L’usage de ce jeu a disparu depuis un siècle environ.
[iii] Tiré de l’article de Pierre Larousse (1817-1875) sur le site Laurençin, Estampes et dessins: « Maso Finiguerra, orfèvre florentin, contemporain de Cosme de Médicis, s’il faut en croire la tradition. On employait beaucoup au 15ème siècle les nielles pour les ornements des calices, des paix, des reliquaires, des poignées d’épée et des petites plaques d’or ou d’argent qu’on incrustait sur les coffrets d’ébène. Maso Finiguerra, comme, du reste, tous les autres orfèvres, avait l’habitude de prendre l’empreinte de ses dessins, avant qu’ils fussent niellés, au moyen du soufre fondu. Or, il prit un jour l’empreinte d’une paix dont les tailles étaient en partie remplies de noir, et, lorsqu’il voulut juger de l’effet de son dessin, il remarqua que le noir ayant adhéré au soufre, celui-ci ressemblait, dans certaines parties, à un dessin à la plume. Cette remarque faite, l’idée se présenta aussitôt à son esprit qu’en remplissant les tailles de ses dessins avec une couleur quelconque, et en appliquant ensuite dessus un vélin, sur le verso duquel il exercerait une pression, à la place de l’empreinte en relief du soufre, il pourrait obtenir un dessin, au trait sur le papier. Maso Finiguerra se mit aussitôt à l’oeuvre. Tout d’abord, les épreuves furent peu satisfaisantes ; enfin, après de longs tâtonnements, il découvrit que le noir broyé avec de l’huile prenait on ne peut mieux sur du papier légèrement humecté, et il parvint, par ce procédé, à produire des estampes ayant toute la pureté du burin. Le procédé de Finiguerra fut employé par d’autres orfèvres, au nombre desquels nous citerons Baldini, Botticelli et Pollaiuolo, dont quelques estampes sont parvenues jusqu’à nous. Le Cabinet des estampes du musée du Louvre possède de Maso Finiguerra l’épreuve sur papier d’une paix représentant le couronnement de la Vierge, et datée d’une épreuve bien antérieure à toutes les autres« .
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