
Boccace De mulieribus claris Traduction Laurent de Premierfait Illustrations Robinet Testard Français 599, fol. 26, Lamentations des Minyennes BNF
Il s’agit du vingt-neuvième portrait de la galerie des cent-six Cleres et nobles femmes de Boccace, qui aborde ici le mythe des Argonautes de la compagnie de Jason d’après les Métamorphoses d’Ovide (Livre VII, vers 1 à 158).
Voici comment Ovide raconte la légende: « Déjà le navire qui portait les héros de la Grèce fendait les mers de Scythie; déjà les enfants de Borée avaient délivré des cruelles Harpies le malheureux Phinée, qui, privé de la clarté des cieux, traînait une vieillesse importune dans une nuit éternelle; et, vainqueurs sous Jason de grands et de nombreux travaux, ils voyaient enfin les eaux rapides du Phase, et touchaient aux rives de Colchos.
Ils demandaient au roi qu’on leur livrât la toison du bélier que Phryxus laissa dans ses états; et tandis qu’Aiétès leur fait connaître les dangers qu’ils auront à surmonter pour l’obtenir, Médée, sa fille, voit Jason, et s’enflamme. Elle combat, elle résiste : mais, voyant enfin que la raison ne peut triompher de son amour : « Médée, s’écrie-t-elle, c’est en vain que tu te défends. Je ne sais quel dieu s’oppose à tes efforts. Le sentiment inconnu que j’éprouve est ou ce qu’on appelle amour, ou ce qui lui ressemble; car enfin, pourquoi trouvé-je trop dure la loi que mon père impose à ces héros !
« Loi trop dure en effet. Et d’où vient que je crains pour les jours d’un étranger que je n’ai vu qu’une fois ? d’où naît ce grand effroi dont je suis troublée ? Malheureuse ! repousse, si tu le peux, étouffe cette flamme qui s’allume dans ton coeur. Ah ! si je le pouvais, je serais plus tranquille. Mais je ne sais à quelle force irrésistible j’obéis malgré moi. Le devoir me retient, et l’amour m’entraîne. Je vois le parti le plus sage, je l’approuve, et je suis le plus mauvais. Eh ! quoi, née du sang des rois, tu brûles pour un étranger ! tu veux suivre un époux dans un monde qui t’est inconnu! Mais les états de ton père ne peuvent-ils t’offrir un objet digne de ton amour ? Que Jason vive, ou qu’il meure, que t’importe ! C’est aux dieux d’ordonner de son sort. Qu’il vive toutefois ! Sans aimer Jason, je puis former ce vœu. Car enfin, quel crime a-t-il commis ? Où donc est le barbare que ne pourraient émouvoir et sa jeunesse, et sa naissance, et sa vertu ? et n’eût-il pour lui que sa beauté, sa beauté suffirait pour intéresser et plaire; et, je l’avouerai, je n’ai pu me défendre contre sa beauté !
« Mais si je ne viens à son secours, il sera étouffé par les flammes que vomissent les taureaux; ou il deviendra la proie du terrible dragon; ou s’il le dompte, il succombera sous les traits homicides des guerriers que la terre enfantera. Et je le souffrirais ! Une tigresse m’aurait donc portée dans ses flancs ! j’aurais donc un cœur plus dur que le bronze et les rochers ! Il ne me resterait qu’à souiller mes yeux du spectacle de son trépas; faudrait-il encore que j’excitasse contre lui ces taureaux indomptables, ces terribles enfants de la terre, et ce dragon que jamais n’atteignit le sommeil ? Que les dieux réservent à Jason un destin plus prospère ! Mais ce n’est pas aux dieux que je dois le demander : c’est de moi que Jason doit l’attendre.
« Eh ! quoi, trahirais-je ainsi celui qui m’a donné le jour ! et cet étranger, que je connais à peine, sauvé par mon secours, s’éloignerait sans moi de ces rivages; il deviendrait l’époux d’une autre que moi; et moi, Médée, je resterais ici abandonnée à ma douleur ! Ah ! s’il était capable de cette lâche perfidie; s’il pouvait me préférer une autre femme, qu’il périsse, l’ingrat ! Mais non, cette noblesse, cette beauté, ces grâces qui brillent en lui, tout m’assure qu’il ne peut être un perfide, et qu’il n’oubliera point mes bienfaits. D’ailleurs avant de le servir j’exigerai qu’il me donne sa foi, et les dieux seront témoins et garants de ses serments. Bannis donc, Médée, une crainte frivole, et, sans différer davantage, hâte-toi : Jason tiendra tout de tes mains. Des nœuds solennels l’uniront à toi pour toujours. Le nom de sa libératrice sera désormais immortel; et les mères des héros qui l’accompagnent le célébreront dans toute la Grèce.
« Ainsi donc je vais quitter et ma sœur, et mon frère, et mon père, et mes dieux, et la terre où je suis née ! Mais qu’est-ce que j’abandonne ? mon père est inhumain; cette terre est barbare; mon frère est encore au berceau; ma sœur me favorise par ses vœux, et j’obéis au plus puissant des dieux, que je porte en mon sein. Je fais donc une perte légère, et je suis de grandes destinées. J’acquiers la gloire de sauver l’élite de la Grèce. Je vais voir des climats plus heureux, des villes dont la renommée est venue jusqu’en ces lieux, des mœurs nouvelles, des arts, et des peuples nouveaux. Je posséderai enfin ce fils d’Éson, que je préfère à ce que l’univers a de plus précieux. Heureuse avec cet époux, et chère aux dieux, dont j’égalerai la gloire, mon orgueil s’élèvera jusqu’aux cieux. Je sais que la mer est couverte d’écueils, dangereux; que Carybde, toujours redoutable aux nautoniers, engloutit, autour d’eux, et revomit l’onde tournoyante; que l’avide Scylla a ses flancs ceints de chiens dévorants dont l’affreux aboiement retentit au loin sur les mers de Sicile. Mais, unie au héros que j’aime, et reposant sur son sein, je traverserai les vastes mers sans effroi. Et que pourrais-je redouter dans ses bras ? ou, si je dois craindre, ce ne sera que pour mon époux. Ton époux ! Eh ! quoi, Médée, tu lui donnes ce nom ! ainsi tu couvres ta faiblesse du nom sacré de l’hymen ! Ah ! vois combien est horrible ce que tu médites, et fuis le crime, tandis qu’il en est temps. »
« Elle dit : le devoir, la piété, la pudeur, se présentent à son esprit agité; et, déjà désarmé, l’amour semblait prêt à s’éloigner. Elle allait aux autels antiques que la terrible Hécate, sa mère, cache dans la secrète horreur d’un bois solitaire. Elle sentait se ralentir le feu qui la consume; et la raison reprenait son empire: elle voit le fils d’Éson, et sa flamme se rallume. Une subite rougeur anime ses traits; une subite pâleur les décolore. Ainsi qu’une légère étincelle, cachée sous la cendre, se ranime à l’haleine des vents, croît, s’étend, et forme bientôt un vaste embrasement; ainsi l’amour affaibli dans son cœur reprend une nouvelle force à l’aspect du héros.
Et par hasard en ce jour la beauté de Jason paraissait relevée d’un nouvel éclat; elle semblait excuser son amante. Médée fixe les yeux sur lui, comme si elle le voyait pour la première fois. Dans son égarement, ce n’est plus un mortel qu’elle croit voir; elle ne peut se lasser de l’admirer. Mais quand Jason commence à lui parler, quand il prend sa main, qu’il implore son secours, d’une voix tendre et suppliante, et qu’il promet en même temps et son cœur et sa foi, les yeux de Médée se remplissent de larmes.
« Je sais, dit-elle, ce que je devrais faire. Ce n’est pas mon ignorance qui m’égare, c’est mon amour. Vous serez sauvé par mes soins. Mais lorsque vous aurez triomphé, songez à garder vos serments ». Le héros jure par Hécate, adorée dans ce bois sous trois formes différentes. Il atteste le Soleil, qui voit tout et qui donna le jour au prince qu’il choisit pour son beau-père. Il jure enfin par sa fortune et par tous les dangers auxquels il vient de s’exposer. Son amante le croit; elle lui donne des herbes enchantées; il apprend l’usage qu’il en doit faire; et, rempli de joie, il va rejoindre les compagnons de ses travaux.
« Déjà l’Aurore avait fait pâlir les astres de la nuit. Le peuple de Colchos accourt vers le champ consacré au dieu Mars; il se place sur les collines qui le dominent. Couvert d’une robe de pourpre, et portant un sceptre d’ivoire, le roi s’assied au milieu de sa cour.
« Alors se précipitent sur l’arène les taureaux aux pieds d’airain. Ils vomissent, en longs tourbillons, la flamme par leurs naseaux. L’herbe que touche leur haleine s’embrase. Comme on entend les feux ardents gronder dans la fournaise; comme la chaux, par l’onde arrosée, se dissout, et bouillonne, et frémit, les taureaux roulent les feux enfermés dans leurs flancs, et les font mugir dans leurs gosiers brûlants. Cependant le fils d’Éson marche contre eux avec audace. Soudain ils lui présentent et leurs fronts terribles, et leurs cornes armées de fer. Ils frappent du pied la terre, et remplissent les airs de poudre, de fumée, et d’affreux mugissements.
« Tous les Grecs ont frémi. Le héros s’avance. Il ne sent point des taureaux la brûlante haleine; tant les herbes qu’il reçut ont des charmes puissants ! Il flatte d’une main hardie leurs fanons pendants. Il les soumet au joug, il les presse, il les guide, et plonge le soc dans un champ que le fer n’a jamais sillonné. Le peuple admire ce prodige. Les compagnons du héros, par des cris de joie, excitent son courage. Jason prend alors les dents du dragon de Mars dans un casque d’airain; il les sème dans les sillons qu’il vient d’ouvrir. Ces terribles semences sont imprégnées d’un venin puissant. La terre les amollit. Elles croissent, s’étendent, et forment une moisson d’hommes nouveaux. Comme l’enfant renfermé dans le sein de sa mère, s’y développe par degrés, et ne vient au monde qu’après avoir reçu la forme qui lui convient; ces semences confiées à la terre ne sortent de son sein fécond que lorsqu’elles ont pris une figure humaine. Mais, ô prodige encore plus grand ! ces hommes secouent avec fierté les armes qui sont nées avec eux.
« À l’aspect de leurs dards tournés contre le fils d’Éson, les Grecs perdent courage, et sont consternés. Médée elle-même, qui a travaillé à la sûreté du héros, frémit en le voyant seul attaqué par tant d’ennemis. Elle pâlit, ses genoux fléchissent, son sang refroidi s’arrête dans ses veines; et craignant que les sucs enchantés dont elle arma Jason n’aient pas assez de pouvoir, elle prononce des paroles magiques, elle appelle à son secours tous les secrets de son art. Jason lance un caillou pesant au milieu des guerriers. Ainsi soudain il détourne contre eux-mêmes les combats et la mort dont ils le menaçaient; soudain ces frères belliqueux, enfants de la Terre, s’attaquent, se détruisent, et périssent victimes de leurs propres fureurs. Les Grecs célèbrent à grands cris la victoire de leur chef. Ils s’empressent autour de lui; ils le serrent dans leurs bras. Et toi aussi, Médée, tu voudrais embrasser le vainqueur; la pudeur te retient : le vainqueur t’eût embrassée lui-même. Mais si le soin de ta renommée t’arrête, tu te réjouis du moins en secret, et ce sentiment t’est permis. Tu t’applaudis de tes enchantements; tu rends grâces aux dieux qui les ont fait naître à ta voix.
« Jason devait encore, par les herbes enchantées, assoupir le dragon vigilant, à la tête écaillée, aux dents de fer, à la langue aux triples dards, monstre horrible qui garde la toison. Le héros verse sur lui des sucs qui ont la même vertu que les eaux du Léthé. Trois fois il prononce des mots assoupissants, qui pourraient apaiser les flots tumultueux des mers, et suspendre les fleuves dans leur cours. Un sommeil jusqu’alors inconnu charge les yeux du monstre, et le héros enlève la toison. Fier de sa conquête, et plus encore de celle dont elle est le bienfait, il remonte sur son vaisseau, et arrive avec son épouse dans les ports d’Iolchos ».
Les Argonautiques (Chant I, vers 228 à 233), d’Apollonios de Rhodes, racontent pourquoi on appelait les Argonautes des Myniens:
« v. 228-233. Tel était le nombre de ceux qui s’assemblèrent pour aider Jason. Les peuples voisins les désignaient tous sous le nom de Minyens, car la plupart et les meilleurs d’entre eux pouvaient se glorifier d’être du sang des filles de Minyas : Jason lui-même avait pour mère Alcimédé, fille de Clyméné, la fille de Minyas« .
Les lamentations des Minyennes auxquelles Boccace fait allusion, sont les pleurs des mères et épouses des compagnons au moment de leur départ, comme le montre les vers suivants d’Apolonius de Rhodes, dans le même ouvrage: »Ainsi parlèrent les hommes çà et là dans la ville; et les femmes levaient les mains au ciel, demandant aux dieux, dans de nombreuses prières, de leur accorder l’accomplissement heureux du retour. Et, en pleurant, elles s’adressaient l’une à l’autre ces paroles de lamentation : — « Misérable Alcimédé, le malheur, quoique tardif, est aussi venu pour toi. Tu n’as pu mener jusqu’au bout une vie fortunée. Aison a, lui aussi, un sort bien pénible. Qu’il eût mieux valu pour lui d’être enveloppé dans des bandelettes sépulcrales et enseveli sous la terre, encore ignorant de cette mauvaise expédition! Plût au ciel que Phrixos, lui aussi, quand périt la vierge Hellé, eût été englouti avec le bélier dans les flots sombres! Mais non : ce bélier, monstre funeste, fit entendre les accents d’une voix humaine, pour causer ensuite à Alcimédé des soucis et des douleurs sans nombre! »
« Elles parlaient ainsi, alors qu’ils s’éloignaient pour partir. Déjà les serviteurs et les femmes servantes s’empressaient en grand nombre. La mère tenait son fils embrassé; une douleur aiguë pénétrait toutes les femmes; et, avec elles, le père, que la désastreuse vieillesse faisait rester enfoncé dans son lit, au point que la forme de son corps était seule visible, le père gémissait.(…)
C’est ainsi qu’elle se lamentait en gémissant, et les femmes servantes qui se tenaient auprès d’elle poussaient des cris : alors il s’adressa à sa mère, la consolant par des paroles douces comme du miel… »
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[i] Ovide – Les Métamorphoses – Livre VII Traduction (légèrement adaptée) de G.T. Villenave, Paris, 1806.
[ii] Apollonios de Rhodes Les Argonautiques Bordeaux 1892.
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