
Boccace De mulieribus claris Traduction Laurent de Premierfait Illustrations Robinet Testard Français 599, fol. 28, Mort de Polyxène BNF
Il s’agit du trente-et-unième portrait de la galerie des cent-six Cleres et nobles femmes de Boccace, qui aborde ici le mythe du sacrifice de Polyxène, la fille de Priam et Hécube.
Homère ne mentionne pas la fille cadette du roi Priam parmi les Troyens. La tragédie de Sophocle consacrée à Polyxène a été perdue. Le premier témoignage littéraire complet sur le sacrifice de Polyxène, comparable à celui d’Iphygénie, est celui d’Euripide avec sa tragédie d’Hécube, qu’il fait représenter vers 424 avant[i]:
« L’armée grecque était là réunie tout entière se pressant au tombeau pour assister au sacrifice. Le fils d’Achille prit Polyxène par la main et la fit monter au sommet du tertre. J’étais auprès de lui. Une élite de jeunes gens nous suivaient, choisis parmi les Grecs, pour retenir à deux bras ton agneau quand il bondirait. Le fils d’Achille prend une coupe d’or toute pleine, et la tend levée pour la libation à son père mort, puis me fait signe d’ordonner le silence aux soldats rassemblés.
Et moi, debout au milieu d’eux, j’annonce : « Achéens, silence ! Que tout le monde se taise, plus un seul mot! » La foule reste immobile. Lui dit alors : « Fils de Pélée, mon père, accepte de ma main ces libations qui apaisent et attirent les morts. Viens boire ce sang noir et pur, ce sang de vierge que nous t’offrons, l’armée et moi. Sois-nous propice. Permets-nous de lâcher la bride à nos vaisseaux. Accorde-nous d’accomplir tous heureusement le voyage d’Ilion vers notre patrie ».
Ovide, dans ses Métamorphoses (Livre XIII, vers 439 à 532), raconte toute l’histoire[ii]:
« Surpris par la tempête, les Grecs arrêtent leurs vaisseaux dans les ports de la Thrace; et, tandis qu’ils attendent une mer plus tranquille et des vents favorables, soudain la terre s’ouvre, et l’ombre du grand Achille apparaît, terrible et menaçante; tel que le héros était pendant sa vie, lorsqu’il osa, dans sa violence, tirer l’épée contre le fier Atride.
« Grecs, dit-il, vous partez, et vous oubliez Achille ! La mémoire de mes actions est ensevelie avec moi ! Qu’il n’en soit pas ainsi; et, afin que mon tombeau ne reste pas sans honneur, je demande, pour apaiser mes mânes, le sacrifice de Polyxène. »
[449] Il dit, et les Grecs, obéissant à l’ombre impitoyable, arrachent des bras de sa mère Polyxène, dernière consolation qui restait à sa douleur. Cette princesse, que son courage élève au-dessus de son sexe et de son malheur, est conduite en victime sur la tombe d’Achille. Digne fille des rois, elle arrive à cet autel barbare, et voyant les funestes apprêts du sacrifice, Néoptolème debout, qui tient le couteau sacré, et attache sur elle ses regards : « Répands, dit-elle, ce sang illustre et pur : que rien ne t’arrête; plonge le fer dans ma gorge ou dans mon sein (et en même temps elle présente l’une et l’autre). Polyxène craint moins la mort que l’esclavage. Mais aucune divinité ne peut être apaisée par ce sacrifice inhumain. Je voudrais seulement que ma mère trompée put ignorer ma mort. Ma mère trouble seule la joie que m’offre le trépas; et cependant, ce n’est pas ma mort qui doit l’affliger, c’est sa vie. Vous, ô Grecs, éloignez-vous : laissez-moi descendre libre chez les morts. Si ma prière est juste, ne portez point sur moi vos mains, et respectez mon sexe. Quels que soient les mânes que vous cherchiez à apaiser, mon sacrifice leur sera plus agréable, devenu volontaire. Si mes derniers voeux peuvent vous toucher, écoutez la fille de Priam et non votre captive. Rendez à ma mère mon corps sans rançon. Que l’or ne rachète point le triste droit du tombeau, accordez-le à ses pleurs. Autrefois elle avait des trésors, et s’en servait pour racheter ses enfants. »
Polyxène se tait : le peuple ne peut retenir ses pleurs, elle retient les siens. Le sacrificateur lui- même est attendri, et plonge à regret le couteau dans le sein qui s’offre à ses coups. La victime chancelle et tombe; et son front conserve encore une noble fierté. En tombant, elle songeait à ranger ses vêtements, et ce dernier soin est le triomphe de la pudeur.
« Les captives Troyennes reçoivent son corps : elles se rappellent avec douleur tous les fils de Priam égorgés, tout le sang qu’une seule famille a versé. Elles pleurent sur toi, jeune Polyxène, sur vous aussi, naguère épouse et reine, mère de tant de princes, gloire et image de la féconde Asie; maintenant mise à si bas prix dans le butin de Troie, qu’Ulysse vous dédaignerait pour son esclave, si vous n’étiez la mère d’Hector. Le nom d’Hector suffit à peine pour donner un maître à sa mère. Hécube presse dans ses bras ce corps sanglant où fut une âme et si pure et si grande. Elle pleure sur ces restes inanimés, comme elle avait pleuré sur sa patrie, sur ses enfants, sur son époux. Elle arrose de ses larmes l’endroit qu’a percé le fer. Ses lèvres pressent les lèvres de Polyxène; elle frappe son sein, qu’elle a si souvent meurtri dans ses longues douleurs, et, traînant ses cheveux blancs dans le sang glacé de sa fille, le coeur oppressé, elle éclate en longs regrets, et surtout en ces mots :
« Ô ma fille, cher et dernier objet de la douleur de ta mère ! il ne me reste plus rien à perdre, ô ma fille, tu n’es plus. Je vois dans ton sein ta blessure et la mienne. Le glaive a donc moissonné tous mes enfants ! il a aussi tranché ta vie. Je croyais du moins que ton sexe te préserverait du fer ennemi, mais ton sexe même n’a pu te défendre. Le destin qui a fait périr tous tes frères ne t’a point épargné ! Ce destructeur de tous les miens, l’impitoyable Achille, te donne aussi la mort. Quand il tomba sous les traits de Pâris et d’Apollon : « Enfin, m’écriai-je, Achille n’est plus à craindre ! » Je me trompais : il était encore redoutable pour moi. Sa cendre même dévore ma race, et je trouve un ennemi dans son tombeau. Mon sein n’a donc été fécond que pour assouvir la fureur du petit-fils d’Éaque ! Le superbe Ilion est tombé : sa chute achève le malheur de l’Asie, sans achever le mien. Ilion existe encore pour moi seule, et le cours de mes infortunes n’est pas terminé. Autrefois, reine puissante par mes richesses, par mes enfants, par mes gendres, par mon époux : maintenant, arrachée aux tombeaux de mes fils, pauvre esclave, traînée en exil, on me conduit à Pénélope, qui, me chargeant de vils travaux, et me montrant aux mères d’Ithaque, dira : « Voilà l’illustre mère d’Hector ! voilà l’épouse de Priam ! »
« Après tant de pertes cruelles, toi qui seule consolais les douleurs de ta mère, on te sacrifie aux mânes de l’implacable Achille. Je t’ai donné le jour pour être immolée en victime à notre ennemi. Pourquoi ne puis-je mourir ! et qu’attends-je encore ? Que me réserves-tu, vieillesse odieuse ? Que me réservez-vous, dieux cruels ? Ne prolongez-vous les tristes jours de ma vie que pour me faire voir de nouvelles funérailles ? Qui l’eût dit qu’après la chute de Pergame, Priam eût pu se croire heureux ! Il le fut par sa mort. Ô ma fille, il n’a point vu ton funeste trépas, et il perdit en même temps et le trône et la vie.
« Mais, ô fille des rois, ta pompe funèbre sera-t-elle digne de ta naissance, et ton corps reposera-t-il dans le tombeau de tes aïeux ! Non, telle n’est point la fortune de la maison de Priam. Les pleurs de ta mère, un peu de sable sur des bords étrangers, c’est tout ce qui te reste. Nous avons tout perdu. Et si je puis encore supporter le peu de jours réservés à ma vie, c’est pour Polydore, confié au roi de Thrace qui règne en ces contrées; Polydore, si cher à sa mère, et maintenant le seul de mes enfants ! Mais que tardé-je à laver dans l’onde le corps de Polyxène, et le sang qui souille son visage ! »
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[i] Site Méditerranées.net: Le sacrifice de Polyxène. Pour la traduction de l’article de Boccace sur Polyxène, voir sur le site Méditerranées.net l’article Boccace / Polyxène.
[ii] Ovide – Les Métamorphoses – Livre XIII Traduction (légèrement adaptée) de G.T. Villenave, Paris, 1806.
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