
Boccace De mulieribus claris Traduction Laurent de Premierfait Illustrations Robinet Testard FrançaisFrançais 599, fol. 60v, Sophonisbe BNF
Il s’agit du soixante-cinquième portrait de la galerie des cent-six Cleres et nobles femmes de Boccace, qui présente la reine de Numidie, Sophonisbe, fille d’Hasrubal Gisco et épouse du roi Syphax.
Tite Live raconte la capture de Syphax par l’armée romaine, la conquête de Cirta et de Sophonisbé par Massinissa[i] .
« [30,12] Capture de Syphax. Masinissa rencontre Sophonisbe
« Syphax courut alors sur les escadrons ennemis, dans l’espoir que la honte ou son propre danger arrêterait la fuite; mais son cheval fut grièvement blessé et le jeta à terre. On entoura le roi, on se rendit maître de sa personne et on le conduisit vivant à Laelius: spectacle plus doux pour Masinissa que pour tout autre. Cirta était la capitale des états de Syphax: ce fut là que se réunirent un grand nombre de ses soldats. Dans ce combat, le carnage ne répondit pas à la victoire, parce que la cavalerie seule avait donné; il n’y eut pas plus de cinq mille hommes tués; et l’on ne porte pas à la moitié de ce nombre celui des prisonniers faits à l’attaque du camp, où les vaincus s’étaient jetés en foule, dans l’effroi que causait la perte du roi.
« Masinissa déclara « qu’il n’y aurait en ce moment rien de plus beau pour lui que de revoir en vainqueur ses états héréditaires qu’il venait de recouvrer après un si long exil; mais que la bonne comme la mauvaise fortune ne permettait point de perdre un seul instant. (7) Il pouvait, si Laelius lui laissait prendre les devants avec sa cavalerie, et Syphax chargé de fers, surprendre Cirta et l’écraser dans son trouble et son désordre. Laelius le suivrait avec son infanterie à petites journées. »
« Laelius y consentit; et Masinissa, ayant paru sous les murs de Cirta, fit demander une entrevue aux principaux habitants. Ils ignoraient le sort du roi; aussi le récit de ce qui s’était passé, les menaces, la persuasion, tout fut sans effet, jusqu’au moment où on amena devant eux le roi chargé de chaînes. À cet affreux spectacle, des pleurs coulèrent de tous les yeux, et, tandis que les uns désertaient la place dans leur frayeur, les autres, avec cet empressement unanime de gens qui cherchent à fléchir leur vainqueur, se hâtèrent d’ouvrir les portes.
« Masinissa envoya des détachements aux portes et sur les points importants des remparts, pour fermer toute issue à ceux qui voudraient fuir, et courut au galop de son cheval s’emparer du palais. Comme il entrait sous le vestibule, il rencontra sur le seuil même Sophonisbe, femme de Syphax et fille du Carthaginois Hasdrubal. Quand elle aperçut au milieu de l’escorte Masinissa, qu’il était facile de reconnaître, soit à son armure, soit à l’ensemble de son extérieur, présumant avec raison que c’était le roi, elle se jeta à ses genoux:
« Nous sommes, lui dit-elle, entièrement à votre discrétion; les Dieux, votre valeur et votre heureuse fortune en ont ainsi décidé. Mais s’il est permis à une captive d’élever une voix suppliante devant celui qui peut lui donner la vie ou la mort, s’il lui est permis d’embrasser ses genoux et de toucher sa main victorieuse, je vous prie et vous conjure au nom de cette majesté royale qui naguère nous entourait aussi, au nom de ce titre de Numide que vous partagez avec Syphax, au nom des dieux de ce palais, dont je souhaite que la protection ne vous manque pas en y entrant comme elle a manqué à Syphax lorsqu’il s’en est éloigné; accordez à mes supplications la grâce de décider vous-même du sort de votre captive, selon les inspirations de votre âme, et de m’épargner les superbes et cruels dédains d’un maître romain.
« Quand je ne serais que la femme de Syphax, c’en serait assez pour que j’aimasse mieux m’abandonner à la discrétion d’un Numide, d’un prince africain comme moi, qu’à celle d’un étranger et d’un inconnu. Mais que ne doit pas craindre d’un Romain une femme carthaginoise, la fille d’Hasdrubal ? Vous le savez. Si vous n’avez pas en votre pouvoir d’autre moyen que la mort pour me soustraire à la dépendance des Romains, tuez-moi, je vous en supplie et vous en conjure. »
« Sophonisbe était d’une rare beauté; elle avait tout l’éclat de la jeunesse. Elle baisait la main du roi, et en lui demandant sa parole qu’il ne la livrerait pas à un Romain, son langage ressemblait plus à des caresses qu’à des prières. Aussi l’âme du prince se laissa-t-elle aller à un autre sentiment que la compassion: avec cet emportement de la passion naturel aux Numides, le vainqueur s’éprit d’amour pour sa captive, lui donna sa main comme gage de la promesse qu’elle réclamait de lui, et entra dans le palais.
Resté seul avec lui-même, il s’occupa des moyens de tenir sa parole, et, ne sachant décider, il n’écouta que son amour et prit une résolution aussi téméraire qu’imprudente. Il ordonna sur-le-champ de faire les préparatifs de son mariage pour le jour même, afin de ne laisser ni à Laelius ni à Scipion le droit de traiter comme captive une princesse qui serait l’épouse de Masinissa. Le mariage était accompli lorsque Laelius arriva. Loin de lui dissimuler son mécontentement, Laelius voulut d’abord arracher Sophonisbe du lit nuptial, pour l’envoyer à Scipion avec Syphax, et les autres prisonniers; puis il se laissa fléchir par les prières de Masinissa, qui le conjurait de ne pas décider quel serait celui des deux rois dont Sophonisbe suivrait la fortune, et d’en faire Scipion arbitre. II fit donc partir Syphax et les prisonniers, et, secondé par Masinissa, il reprit les autres villes de Numidie occupées encore par les garnisons de Syphax
[30,13] Syphax est amené au camp romain
« À la nouvelle qu’on amenait Syphax au camp, les soldats sortirent tous en foule, comme s’ils allaient assister à une pompe triomphale. C’était lui qui marchait en tête, chargé de fers; il était suivi de la troupe des nobles numides. Alors ce fut à qui grandirait le plus la puissance de Syphax et la renommée de son peuple, pour relever l’importance de la victoire: « C’était là le roi dont la majesté avait paru si imposante aux deux peuples les plus puissants du monde, aux Romains et aux Carthaginois, que le général romain, Scipion, avait quitté sa province d’Espagne et son armée, pour aller solliciter son amitié, et s’était transporté en Afrique avec deux quinquérèmes, tandis qu’Hasdrubal, général des Carthaginois, ne s’était pas contenté d’aller le trouver dans ses états, et lui avait donné sa fille en mariage: il avait eu à la fois en son pouvoir les deux généraux, celui de Carthage et celui de Rome. Si les deux partis avaient, en immolant des victimes, cherché à obtenir la protection des dieux immortels, tous deux avaient également cherché à obtenir l’amitié de Syphax. Telle avait été sa puissance que Masinissa, chassé de son royaume, s’était vu réduit à semer le bruit de sa mort et à se cacher pour sauver ses jours, vivant, comme les bêtes, dans les profondeurs des bois, du fruit de ses rapines. » Ce fut au milieu de ces pompeux éloges de la foule que le roi fut amené au prétoire devant Scipion. Ce ne fut pas non plus sans émotion que Scipion compara la fortune, naguère brillante, de ce prince à sa fortune présente, et qu’il se rappela son hospitalité, la foi qu’ils s’étaient donnée, l’alliance publique et privée qui les avait unis. Les mêmes souvenirs donnèrent du courage à Syphax pour adresser la parole à son vainqueur. Scipion lui demandait « quels motifs l’avaient déterminé à repousser l’alliance de Rome et même à lui déclarer la guerre sans avoir été provoqué. »
« Syphax avouait qu’il avait fait une faute et commis un acte de démence, mais que ce n’avait pas été en prenant les armes contre Rome: c’était là le terme et non le début de sa folie. Son égarement, son oubli de toutes les lois de l’hospitalité, de tous les traités d’alliance, avaient commencé le jour où il avait introduit dans son palais une femme de Carthage. Le flambeau de cet hymen avait embrasé sa cour; c’était là cette furie, ce démon fatal, dont les charmes avaient séduit son coeur et perverti sa raison; cette femme n’avait eu de repos que lorsqu’elle avait mis elle-même entre les mains de son époux des armes criminelles pour attaquer un hôte et un ami. Dans sa détresse, dans cet abîme de malheurs où il était plongé, il avait au moins la consolation de voir son plus cruel ennemi introduire au sein de sa demeure et de ses pénates ce même démon, cette même furie. Masinissa ne serait pas plus sage ni plus fidèle que Syphax; sa jeunesse le rendait même plus imprudent. II y avait, à coup sûr, plus d’irréflexion et de folie dans la manière dont il avait épousé Sophonisbe. »
[30,14] Scène de dépit amoureux
« Ce discours où perçait non seulement la haine d’un ennemi, mais la jalousie d’un amant qui voit sa maîtresse au pouvoir de son rival, fit une grande impression sur l’esprit de Scipion. Ce qui donnait du poids aux accusations de Syphax, c’était ce mariage conclu à la hâte et pour ainsi dire au milieu des combats, sans qu’on eût consulté ni attendu Laelius; cet empressement précipité d’un homme qui, le jour même où il avait vu son ennemie entre ses mains, s’unissait à elle par les noeuds de l’hymen et célébrait les fêtes nuptiales devant les pénates d’un rival. Cette conduite paraissait d’autant plus coupable à Scipion, que lui-même, jeune encore, en Espagne, s’était montré insensible aux charmes de toutes ses captives.Ces pensées l’occupaient, lorsque Laelius et Masinissa arrivèrent en sa présence. Après les avoir reçus tous deux pareillement avec les mêmes démonstrations d’amitié et les avoir comblés d’éloges en plein prétoire, il tira Masinissa à l’écart et lui dit:
« C’est sans doute parce que vous m’avez reconnu quelques qualités, Masinissa, que vous êtes venu d’abord en Espagne rechercher mon amitié, et que vous avez ensuite, en Afrique, confié et votre personne et toutes vos espérances à ma loyauté. Eh ! bien, de toutes les vertus qui vous ont fait attacher du prix à mon amitié, la continence et la retenue sont celles dont je m’honore le plus. Ce sont aussi celles que je voudrais vous voir ajouter à toutes vos autres excellentes qualités, Masinissa. Non, croyez-moi, non, nous n’avons pas tant à redouter à notre âge un ennemi armé que les voluptés qui nous assiègent de toutes parts. Quand on sait mettre un frein à ses passions et les dompter par sa tempérance, on se fait plus d’honneur, on remporte une plus belle victoire que celle qui nous a livré la personne de Syphax. L’activité et la valeur que vous avez déployées loin de mes regards, je les ai citées, je me les rappelle avec plaisir; quant à vos autres actions, je les livre à vos réflexions particulières et je vous épargne une explication qui vous ferait rougir. Syphax a été vaincu et fait prisonnier sous les auspices du peuple romain. Ainsi sa personne, sa femme, ses états, ses places, leur population, enfin tout ce qui était à Syphax, est devenu la proie du peuple romain. Le roi et sa femme, ne fût-elle pas Carthaginoise et fille du général que nous voyons à la tête des ennemis, devraient être envoyés à Rome pour que le sénat et le peuple décidassent et prononçassent sur le sort d’une femme qui passe pour avoir détaché un roi de notre alliance et l’avoir poussé à la guerre tête baissée.
« Faites taire votre passion; n’allez pas souiller tant de vertus par un seul vice, ni perdre le mérite de tant de services par une faute plus grave encore que le motif qui vous l’a fait commettre. »
[30,15] La mort de Sophonisbe
« Masinissa, en écoutant ce discours, sentait la rougeur lui monter au front, et même les larmes s’échapper de ses yeux: « il se mettait, dit-il, à la discrétion du général; il le priait d’avoir égard, autant que le permettait la circonstance, à l’engagement téméraire qu’il avait contracté, lui, Masinissa, en promettant à la captive de ne la livrer à qui que ce fût; » et, sortant du prétoire, il se retira tout confus dans sa tente. Là, sans témoin, il poussa pendant quelque temps des soupirs et des gémissements qu’il était facile d’entendre en dehors de sa tente; enfin un dernier sanglot lui échappant et comme un cri de douleur, il appela son esclave affidé, chargé de la garde du poison que les rois barbares ont l’usage de se réserver en cas de malheur, et lui ordonna d’en préparer une coupe, de la porter à Sophonisbe et de lui dire: « que Masinissa aurait voulu remplir ses premiers engagements, comme une femme a droit de l’attendre d’un époux. Mais dépouillé par une autorité supérieure du droit de disposer de son sort, il lui tenait sa seconde parole et lui épargnait le malheur de tomber vivante au pouvoir des Romains. Elle saurait en pensant au général son père, à sa patrie, aux deux rois qu’elle avait épousés, prendre une noble résolution. »Sophonisbe écouta ce message et prit le poison des mains de l’esclave: « J’accepte, dit-elle, ce présent de noces; et je l’accepte avec reconnaissance, si c’est là tout ce que mon époux peut faire pour sa femme. Dis-lui pourtant que la mort m’eût été plus douce, si le jour de mon hymen n’avait pas été le jour de mes funérailles. » La fierté de ce langage ne fut pas démentie par la fermeté avec laquelle elle prit la coupe fatale et la vida sans donner aucun signe d’effroi.
« Quand Scipion l’apprit, il craignit que le jeune et fier Masinissa, égaré par son désespoir, ne se portât à quelque résolution violente; il le fit venir sur-le-champ et le consola; mais en même temps il lui reprocha avec douceur d’avoir réparé une imprudence par une autre imprudence et donné à cette affaire un dénouement tragique que rien ne nécessitait.
« Le lendemain, pour distraire l’âme du prince des émotions qui la préoccupaient, il monta sur son tribunal et fit convoquer l’assemblée. Là il donna pour la première fois à Masinissa le nom de roi, le combla d’éloges, et lui fit présent d’une couronne et d’une coupe d’or, d’une chaise curule, d’un bâton d’ivoire, d’une toge brodée et d’une tunique à palmes. Pour rehausser l’éclat de ces dons, il ajouta: « que les Romains n’avaient point d’honneur plus grand que le triomphe, ni les triomphateurs d’ornements plus beaux que ceux dont Masinissa seul parmi tous les étrangers avait été jugé digne par le peuple romain. II paya ensuite un tribut d’éloges à Laelius et lui donna aussi une couronne d’or; il récompensa enfin d’autres officiers, chacun selon son mérite. Ces honneurs calmèrent l’irritation du roi et firent naître dans son coeur l’espoir prochain de s’élever sur les ruines de Syphax et de commander à toute la Numidie« .
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[i] Tite Live Histoire Romaine Livre XXX: Les événements des années 203 à 201
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