
Boccace De mulieribus claris Traduction Laurent de Premierfait Illustrations Robinet Testard FrançaisFrançais 599, fol. 52, Virginia BNF
Il s’agit du cinquante-sixième portrait de la galerie des cent-six Cleres et nobles femmes de Boccace, qui aborde ici l’arrestation, le procès puis le meurtre de Virginia par son père, pour la soustraire à l’opprobre. L’histoire est racontée par Tite-Live :
(III, 44) L’arrestation de Verginia
« La ville fut ensuite témoin d’un forfait enfanté par la débauche, et non moins terrible dans ses suites que le déshonneur et le meurtre de Lucrèce, auquel les Tarquins durent leur expulsion de la ville et du trône; comme si les décemvirs étaient destinés à finir ainsi que les rois et à perdre leur puissance par les mêmes causes.
« Appius Claudius s’enflamma d’un amour criminel pour une jeune plébéienne. La père de cette fille, Lucius Verginius, un des premiers centurions à l’armée de l’Algide, était l’exemple des citoyens, l’exemple des soldats. Sa femme avait vécu comme lui, et ses enfants étaient élevés dans les mêmes principes. Il avait promis sa fille à Lucius Icilius, ancien tribun, homme passionné, et qui plus d’une fois avait fait preuve de courage pour la cause du peuple. Épris d’amour pour cette jeune fille, alors dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, Appius entreprit de la séduire par les présents et les promesses; mais voyant que la pudeur lui interdisait tout accès, il eut recours aux voies cruelles et odieuses de la violence. Marcus Claudius, son client, fut chargé de réclamer la jeune fille comme son esclave, sans écouter les demandes de liberté provisoire. L’absence du père semblait favorable à cette criminelle tentative.
Virginie se rendait au forum, où se tenaient les écoles des lettres. L’attitude du décemvir, le ministre de sa passion, met sur elle les mains, et s’écrie que fille de son esclave, esclave elle-même, elle doit le suivre; si elle résiste, il l’entraînera de force. Tremblante, la jeune fille demeure interdite, et, aux cris de sa nourrice qui invoque le secours des Romains, on se réunit en foule. Les noms si chers de Verginius, son père, et d’Icilius, son fiancé, sont dans toutes les bouches. Leurs amis, par l’intérêt qu’ils leur portent, la foule par l’horreur d’un pareil attentat. se rallient à elle. Déjà Virginie est à l’abri de toute violence. Claudius alors s’écria qu’il est inutile d’ameuter la foule, qu’il veut recourir à la justice et non à la violence. Il cite devant le juge la jeune fille, que les défenseurs engagent à l’y suivre.
On arrive devant le tribunal d’Appius, et le demandeur débite sa fable bien connue du juge, qui lui-même en était l’auteur : il raconte que « la jeune fille, née dans sa maison, puis introduite furtivement dans celle de Virginius, a été présentée à celui-ci comme son enfant. Il produira des preuves à l’appui de ses assertions, et les soumettra à Verginius lui-même, plus lésé que nul autre par cette supercherie. » Les défenseurs de Virginie remontrèrent que Virginius était absent pour le service de la république; qu’il arriverait. dans deux jours, s’il était prévenu, et qu’en son absence il serait injuste de décider du sort de ses enfants. Ils demandent au décemvir que l’affaire soit renvoyée dans son entier après l’arrivée du père; qu’au nom de la loi, son ouvrage, il accorde la liberté provisoire, et ne souffre pas qu’une jeune fille soit exposée à perdre son honneur avant sa liberté.
(III, 45) L’intervention d’Icilius
« Appius, prenant la parole, avant de prononcer son arrêt dit « Que sa sollicitude pour la liberté est écrite dans cette même loi que les amis de Verginius invoquent à leur appui. Cependant elle ne saurait favoriser la liberté au point d’admettre la supposition des faits et des personnes. Certes, lorsqu’on réclame la sortie d’esclavage, comme chacun peut agir d’après la loi, la liberté provisoire est incontestable; quant à cette fille, soumise au pouvoir paternel, il n’est personne, le père excepté, à qui le maître doive la céder. Il est donc à propos qu’on fasse venir le père; cependant le demandeur ne peut faire le sacrifice de ses droits; il lui est permis d’emmener la jeune fille; il suffit qu’il promette de la représenter à l’arrivée de celui que l’on dit être son père. »
« Au moment où l’iniquité de ce jugement excitait plus de murmures qu’il n’enhardissait de gens à réclamer, Publius Numitorius, oncle de la jeune fille, et Icilius, son fiancé, se présentent. La foule leur ouvre un chemin, persuadée que l’intervention d’lcilius est le moyen le plus puissant pour résister à Appius, lorsque le licteur déclare « Que l’arrêt est prononcé, » et veut écarter Icilius, en dépit de ses cris. Le caractère le plus paisible se fût enflammé à une si criante injustice. « C’est par le fer, Appius, qu’il faudra m’éloigner d’ici, si tu veux couvrir du silence le mystère de tes desseins. Cette jeune vierge sera ma femme : je la veux chaste et pure. Réunis donc les licteurs de tous tes collègues, ordonne de préparer les verges et les haches; on ne retiendra point hors de la maison paternelle la fiancée d’lcilius. Non, malgré la perte du tribunat et de l’appel au peuple, les deux boulevards de la liberté romaine, nos femmes, nos enfants n’ont point été livrés encore au despotisme de vos passions. Exercez votre fureur sur nos corps et sur nos têtes, mais que la pudeur soit au moins respectée. Si l’on a recours à la violence contre cette fille, nous invoquerons, moi, pour ma fiancée, le secours des Romains qui m’entendent; Verginius, pour sa fille unique, celui des soldats; tous, l’assistance des dieux et des hommes, et tu n’obtiendras qu’en nous égorgeant l’exécution de ton arrêt. Je t’en conjure, Appius, considère deux fois où tu vas t’engager. Verginius, à son arrivée, verra ce qu’il doit faire pour sa fille. Qu’il sache seulement que s’il cède un instant à Claudius, il lui faudra chercher pour elle un autre époux. Quant à moi, je ne cesserai de réclamer la liberté de ma fiancée, et la vie me manquera plus tôt que la constance. »
(III, 46) Appius sursoit au jugement
« La multitude était émue, et la lutte paraissait imminente. Les licteurs entourent Icilius; tout se borne cependant à des menaces. Appius prétend « Que ce n’est pas Virginie que défend Icilius; mais que cet homme turbulent, et qui respire encore le tribunat, cherche à faire naître une émeute. Il ne lui en fournira point aujourd’hui l’occasion. Qu’il le sache bien toutefois : ce n’est pas à ses emportements, mais à l’absence de Verginius, au titre de père, et à son respect pour la liberté, qu’il accorde de suspendre ses fonctions de juge et l’exécution de son arrêt. Il demandera à Claudius de se relâcher quelque peu de ses droits, et de permettre que la jeune fille jouisse de la liberté jusqu’au lendemain. Si le père ne comparaît pas le jour d’après, il annonce à Icilius et à ses pareils que le législateur ne manquera point à sa loi, non plus que l’énergie au décemvir. Il n’aura nul besoin de réunir les licteurs de ses collègues pour mettre à la raison les auteurs de la sédition; il lui suffira des siens. »
« L’injustice ajournée, les défenseurs de Virginie se retirent et décident qu’avant tout le frère d’lcilius et le fils de Numitorius, jeunes gens pleins d’ardeur, gagneront de ce pas la porte, et courront en toute hâte chercher au camp Verginius. De cette démarche dépend le salut de sa fille, si le lendemain il arrive à temps pour la préserver de l’injustice. Ils obéissent, se mettent en marche, et courent à bride abattue porter au père ce message. Comme le demandeur insistait pour qu’on lui assurât par caution la comparution de la jeune fille, et qu’Icilius disait s’en occuper pour gagner du temps et donner de l’avance à ses courriers, la foule, de toutes parts, leva les mains, et chacun se montra prêt à répondre pour lui. Ému jusqu’aux larmes, « Merci, s’écria-t-il, demain j’userai de vos secours, c’est assez de répondants pour aujourd’hui. » Virginie est donc provisoirement remise en liberté, sous la caution de ses proches.
« Appius siège encore quelques instants, pour ne pas paraître occupé de cette seule affaire; mais comme l’intérêt de celle-là absorbait toutes les autres, personne ne se présentant, il se retira chez lui pour écrire au camp à ses collègues, « de n’accorder aucun congé à Verginius, et de s’assurer de sa personne. » Cet avis perfide arriva trop tard, ce qui devait être; et déjà, muni de son congé, Verginius était parti dès la première veille. Le lendemain, furent remises les lettres qui ordonnaient de le retenir; elles restèrent sans effet.
III, 47) Les accusations de Verginius
« À Rome, cependant, au point du jour, l’attente tenait, dans le forum, toute la ville en suspens, lorsque Verginius, dans l’appareil du deuil, conduisant sa fille, les habits en lambeaux, accompagné de quelques femmes âgées et d’une foule de défenseurs, s’avance sur la place publique. Il en fait le tour, et sollicite l’appui de ses concitoyens. Il ne s’en tient pas à implorer leur secours, il le réclame comme prix de ses services. « C’est pour leurs enfants, pour leurs femmes, que, chaque jour, il se montre sur le champ de bataille, et il n’est point de soldat dont on cite plus de traits d’audace et d’intrépidité. Mais quel avantage en résulte-t-il, si , tandis que la ville jouit de la plus parfaite sécurité, leurs enfants ont à souffrir les horreurs que pourrait amener une prise d’assaut ? » C’est ainsi qu’il haranguait les citoyens, en passant au milieu d’eux. De semblables plaintes s’échappaient de la bouche d’lcilius. Mais ce cortège de femmes en silence et en pleurs touchait plus encore que leurs paroles.
« Le caractère obstiné d’Appius se raidit contre ces dispositions, tant le délire, bien plus que l’amour, avait troublé son esprit; il monte sur son tribunal. Après quelques plaintes qu’articula le demandeur « Sur ce que, pour capter la faveur du peuple, on lui avait, la veille, refusé justice, » sans lui laisser terminer sa requête, et sans donner à Verginius le temps de répondre, Appius prend la parole. Le discours par lequel il motiva son arrêt peut se trouver fidèlement rapporté par quelques-uns de nos anciens auteurs; mais aucun ne paraît vraisemblable à côté d’un jugement si inique. Je me bornerai à rapporter simplement le fait, et à dire qu’Appius adjugea la jeune fille en qualité d’esclave.
« La stupeur fut le premier effet d’une décision si surprenante et si atroce; elle fut suivie de quelques instants de silence. Mais lorsque Claudius s’avança au milieu des femmes polir s’emparer de Virginie, il fut reçu avec des pleurs et des cris lamentables. Verginius, levant contre Appius son bras menaçant : « C’est à Icilius , dit-il , que j’ai fiancé ma fille, et non à Appius; c’est pour l’hymen, et non pour la honte, que je l’ai élevée. Tu veux donc, comme les brutes et les animaux sauvages, te jeter indistinctement sur le premier objet de ta passion ? Le souffriront-ils, ces citoyens ? Je ne sais; j’espère du moins que ceux qui ont des armes ne le souffriront pas. » Le groupe des femmes et celui des défenseurs repoussaient Claudius loin de la jeune fille; mais le silence se rétablit à la voix du héraut.
(III, 48) La mort de Verginia
« Le décemvir, dans la démence de la passion, s’écrie : « Que ce n’est point seulement par les injures d’lcilius la veille, ni par la violence de Virginius, dont le peuple romain vient d’être témoin, mais encore par des avis certains qu’il est convaincu de l’existence de conciliabules secrets, tenus toute la nuit dans la ville, pour exciter une sédition. Préparé à une lutte à laquelle il s’attendait, il est descendu au forum avec des hommes armés, non pour tourmenter de paisibles citoyens, mais pour réprimer, d’une manière digne de la majesté de son pouvoir, ceux qui troubleraient la tranquillité de Rome. Demeurer en repos est donc la plus sage parti. Va, dit-il, licteur, écarte cette foule; ouvre au maître un chemin pour saisir son esclave. » Au ton courroucé dont il prononce ces paroles, la multitude s’écarte d’elle-même, et la jeune fille délaissée demeure en proie à ses ravisseurs.
« Alors Verginius, n’espérant plus de secours : « Appius, dit-il, je t’en supplie, pardonne avant tout à la douleur d’un père l’amertume de mes reproches; permets ensuite qu’ici, devant la jeune fille, je demande à sa nourrice toute la vérité. » Cette faveur obtenue, il tire à l’écart sa fille et la nourrice près du temple de Cloacine, vers l’endroit qu’on nomme aujourd’hui les Boutiques Neuves, et là, saisissant le couteau d’un boucher : « Mon enfant, s’écrie-t-il, c’est le seul moyen qui me reste de te conserver libre. » Et il lui perce le coeur. Levant ensuite les yeux vers le tribunal : « Appius, s’écrie-t-il, par ce sang, je dévoue ta tête aux dieux infernaux. » Au cri qui s’élève à la vue de cette action horrible, le décemvir ordonne qu’on se saisisse de Verginius; mais celui-ci, avec le fer, s’ouvre partout un passage, et, protégé par la multitude qui le suit, gagne enfin la porte de la ville.
« Icilius et Numitorius soulèvent le corps sanglant, et, le montrant au peuple, ils déplorent le crime d’Appius, cette beauté funeste, et la cruelle nécessité où s’est trouvé réduit un père. Les femmes répètent, en les suivant avec des cris : « Est-ce pour un pareil destin que l’on met au monde des enfants ? Est-ce là le prix de la chasteté ? » Elles se livrent ensuite à tout ce que la douleur, d’autant plus sensible chez elles que leur esprit est plus faible, leur inspire en ce moment de plus lamentable et de plus touchant. Mais les hommes, et surtout Icilius, n’avaient de paroles que pour réclamer la puissance tribunitienne et l’appel au peuple; et toute leur indignation était pour la patrie« .
Le récit de Tite-Live ne s’arrête pas là. Revenu à l’armée, Verginius soulève les troupes, qui marchent sur l’Aventin, entraînant au passage le peuple de Rome. Les troupes s’installent au mont sacré et font pression sur le Sénat et les décemvirs qui vont accepter de démissionner, mettant fin au régime du décemvirat, en -449.
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[i] Tite-Live L’Histoire romaine de Tite Live Livre II : Les événements des années 509 à 468 II- 44 à 53.
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