La richesse de Florence provient de la maîtrise de trois activités économiques intégrées: celles du commerce, de l’industrie de la laine et de la soie et des banques. Cette république commerçante a réussi à sortir du moyen âge, beaucoup plus tôt que le reste du monde, en privilégiant une organisation politique basée sur l’activité économique. Il s’agit probablement de l’un des seuls exemples au monde où une aristocratie a accepté volontairement de renoncer à ses privilèges dans le but de participer à la vie publique.
L’Art de Calimala
La richesse de Florence apparaît au douzième siècle avec les croisades. Florence, comme d’autres villes d’Italie, commence à fournir à l’Empire latin d’Orient, des draps d’Europe du nord qu’elle transforme en Toscane avant de les réexporter. Cette activité se pratique dans une ruelle de Florence où se regroupent une vingtaine de boutiques ou d’entrepôts, la rue de Calimala. Les commerçants de cette rue se sont rapidement coordonnés dans une Corporation de Calimala.
Les draps bruts sont importés de Flandre, de France, d’Angleterre et d’Espagne. A Florence, ils étaient teints pour leur donner la couleur attendue par les clients de tout le bassin méditerranéen que les flottes pisanes ou génoises se chargent d’acheminer pour le compte des Florentins en Afrique du nord, dans les îles de la Méditerranée, en Grèce ou en Asie Mineure. En se déterminant d’après la consommation d’alun, utilisé comme fixateur des teintures, l’industrie du drap à Florence, représentait environ 10% de la production mondiale.
Il y avait en 1300, vingt marchands de draps de l’Art de Calimala, qui importaient de France et d’ailleurs plus de 10 000 pièces de drap pour une valeur annuelle de 300 000 Florins. Ces draps étaient teints et coupés différemment avant de les réexporter vers les pays de la Méditerranée. « On leur faisait subir de nouvelles préparations : on les foulait, les teignait de nouveau, on les pliait différemment, en un mot on leur donnait la finesse, la couleur, le lustre, les dimensions que réclamaient les modes et les usages du temps. Les draps ainsi préparés étaient surtout envoyés à Tunis et dans tout le Levant. »[i]
Ils étaient transportés via les flottes marchandes de Gênes et de Pise.
L’Art de la Laine
Cette activité d’importation puis de réexportation des draps s’est pratiquée pendant quelques temps. Puis les florentins ont eu l’idée d’accroître la valeur ajoutée locale en important de la laine brute d’Espagne pour la transformer localement et approvisionner les marchés italiens ou à l’exportation.
Cette activité est devenue en moins d’un siècle, au XIIIème siècle, la plus importante de Florence. Elle faisait vivre environ 30 000 personnes en 1300.
D’après Giovanni Vilani (1276-1348), marchand et chroniqueur (la nuova croniqua), Florence comptait alors 90 000 habitants sans compter les nombreux villages environnants qui pouvaient porter sa population totale à 150 000 habitants[ii].
Il y avait environ 200 boutiques de l’Art de la laine faisant environ 80 000 pièces de draps d’une valeur globale de 1,3 million de Florins d’or. Le nombre de boutiques et d’ateliers avait diminué d’un tiers depuis trente ans et la production de 20% environ, mais la valeur s’était considérablement accrue en substituant aux importations de laine brute d’Espagne, la laine brute, de qualité, anglaise et écossaise.
Dessin Source non identifiée – Les habits en laine ou en drap au moyen âge sont portés par toutes les couches de la société. La distinction entre les classes se réalise par la couleur, objet des transformations de l’industrie florentine
« L’alun, indispensable comme mordant pour fixer les couleurs, était acheté aux mines voisines de la maremme toscane. Le pastel ou guado (en vieux français guède) servait à teindre en bleu. La garance (robbia), qui était cultivée en Toscane depuis le temps des Romains, donnait la couleur rouge, qu’on préférait pour les draps sur tous les marchés d’Asie. On teignait en pourpre avec l’orseille (oricella). Cette plante fut introduite du Levant par une famille de marchands, qui tira de là son nom, les Oricellari ou Rucellai. L’orseille, que ces marchands introduisirent dans la teinturerie florentine, est une sorte de mousse ou lichen qui croît sur certains arbres ; pour en tirer la couleur qu’elle contient, on la faisait fermenter dans l’urine ».
Les ouvriers teinturiers étaient utilisés tant par l’Art de la Laine que par celui de Calimala.
L’Art de la Laine avait son centre et lieu de réunion à Calimala, dans une tour crénelée, « Archivio des contratti » (Les Archives des contrats), sur les faces de laquelle était sculpté le mouton couronné porteur de la bannière à la croix de gueules, emblème de l’Art de la Laine, depuis 1308. C’est dans cette tour que résidaient les prieurs ou consuls de la laine.
L’art de la Soie
Une autre industrie est arrivée à Florence à la fin du XIIIème siècle, entre 1270 et 1300, celle de la soie. L’empereur de Byzance s’était approprié la technique de production depuis le sixième siècle et il avait spécialisé plusieurs sites de production, notamment Corinthe et Thèbes en Grèce. Ces centres furent attaqués par le seigneur normand Roger II de Sicile qui ramena les ouvriers de la soie à Palerme en 1147. Une fraction de ces ouvriers et tisserands serait remontée à Lucques vers la fin du XIIIème siècle d’où elle aurait émigré pour Florence en 1315 lors de la guerre civile qui ravagea cette république.
L’Art de la Soie ou Arte di Por Santa Maria parce qu’il se réunissait dans un atelier loué rue Por Santa Maria devint l’Art de la Soie dans les années 1370. Les industriels et commerçants de la Soie imposèrent à cette corporation (de tissus et d’orfèvres) le changement de nom. Il y avait au début du quinzième siècle à Florence plus de 80 ateliers de soieries et 7000 métiers à tisser.
L’Art de la Soie siégeait habituellement non loin de Calimala, à côté d’une ruelle dénommée vicolo della Seta. Ce quartier jouissait de grands privilèges : on ne pouvait y entrer en armes, on ne pouvait y être poursuivi pour dettes. Ceci montre le cas que faisait la république florentine de ceux qui appartenaient à l’art de la soie. Cette sollicitude s’explique par l’effondrement de l’Art de la Laine après la grande peste de 1348 et la nécessité de lui substituer une culture de plus forte valeur ajoutée.

Habit de soie porté par Lucrezia Landriani Maîtresse de Galeazzo Sforza et mere de Caterina Sforza (Medicis) Antonio del Pollaiolo Gemäldegalerie, Berlin
Au-delà de l’Arno, se trouve la rue des Velluti, où se fabriquaient les velours à partir de la soie. La famille qui, la première, entreprit cette industrie, s’y enrichit considérablement et en tira ce nom de Velluti qu’elle a conservé. Au XIVème siècle, il s’agissait alors d’étoffes de soie où des motifs végétaux ou géométriques se détachaient en velours sur un fond de satin ou, à l’inverse, en satin sur un fond velouté. Cette étoffe était la plus luxueuse de l’époque pour sa douceur au toucher
Le velours[iii] est né dans le Cachemire sous le nom de duvet de cygne, puis développé en Perse où les Italiens le découvrent, l’importent et en reprennent la technique. Lié à l’épanouissement de l’industrie de la soie dont il est le plus souvent tissé, le velours se répand dans les grandes villes italiennes de Gênes, Venise, Milan et Florence au XIVe siècle.

Chancelier Guillaume Jouvenel des Ursins (1401-1472) en habit de velours par Jean Fouquet Huile sur panneau Le Louvre
L’habit de velours est le mode de représentation choisi par l’aristocratie dans les tableaux car c’est l’habit le plus riche qui existe à l’époque. Portrait de Guillaume Juvenel des Ursins par Jean Fouquet Paris Musée du Louvre Inventaire n° INV 9619 Crédit photo © Réunion des musées nationaux – utilisation soumise à autorisation ; © Gérard Blot Copiright notice © Musée du Louvre, © Direction des Musées de France, 1999
Le velours est un tissage spécifique. La fabrication coûteuse du velours, le savoir-faire et la lenteur de son tissage ainsi que la cherté de ses matériaux de base en font l’étoffe la plus recherchée et la plus luxueuse de la fin du Moyen-Âge et de la Renaissance.
Le Commerce international de Florence
Florence participait, avec les autres cités Etats d’Italie comme Venise, Pise, Gênes au grand commerce avec l’Orient et l’Extrême Orient. Les ports d’arrivée des caravanes étaient, sur la mer Noire ceux d’Alexandrette et de Trébizonde et sur la côte phénicienne, celui d’Alep.
« Du levant, on tirait la soie, l’orseille, le sucre, le coton, et de l’extrême Asie, de la Chine, de la Tartarie, de l’Inde, où l’on se rendait alors par terre en caravane, on faisait venir les épices, les fourrures, les perles, l’ambre, dont on faisait des chapelets, les pierres précieuses, l’or en lingots ; on tirait aussi de Chine, en plus grande quantité encore que du Levant, la soie grège et le coton. On y portait comme échange des draps et des soieries, des velours, des brocarts d’or et d’argent, des cuirs, des toiles de Champagne et des Flandres, des vins, du caviar, des objets de quincaillerie allemande, des lingots d’argent »[iv].
Siège de Constantinople par Jean le Tavernier 1455 « Advis directif pour faire le passaige d’oultre mer, » composé en 1332 par le dominicain BROCARD l’Allemand, traduit en français, en 1455, par l’ordre de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, par Jean MIÉLOT, chanoine de Lille. Parchemin. – 252 feuillets. – 390 × 260 mm. – Reliure veau rac., au chiffre de Napoléon Ier Manuscrits occidentaux français 9087 Fol 207 v BNF
« De Trébizonde et d’Alexandrette, les caravanes se rendaient à Erzeroum et Tauris. Là les unes se dirigeaient sur l’Inde par la Perse et la vallée de Cachemire, les autres sur la Chine par le grand désert. Arrivées sur le Hoang-ho, elles rejoignaient Pékin, que les Italiens appelaient Cambalu et les Arabes Cambaleck. Une partie des marchandises destinées à l’Inde ou retirées de ce pays empruntaient aussi la voie du Golfe-Persique et de la Mer-Rouge. Pegolotti, associé et agent de la maison des Bardi (1315), a marqué dans une sorte de guide des marchands les étapes de ce lointain commerce, et désigné les caravansérails où l’on devait s’arrêter. »
La Terre Sainte par Jean le Tavernier 1455 « Advis directif pour faire le passaige d’oultre mer, » composé en 1332 par le dominicain BROCARD l’Allemand, traduit en français, en 1455, par l’ordre de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, par Jean MIÉLOT, chanoine de Lille. Parchemin. – 252 feuillets. – 390 × 260 mm. – Reliure veau rac., au chiffre de Napoléon Ier Manuscrits occidentaux français 9087 Fol 85 v BNF
La durée du trajet était de trois cents jours, un an avec les repos. On allait ainsi à travers toute l’Asie jusqu’au Cathay : c’est le nom qu’on donnait à la Chine. Le coût du voyage, aller et retour, est estimé de 600 à 800 florins d’or, et Pegolotti suppose que le traitant emporte pour 25,000 florins de marchandises, y compris des lingots d’argent. En arrivant en Chine, on échangeait ces lingots, et tout l’or qu’on avait contre des billets de banque au sceau de l’empereur régnant. Le voyage était sûr ; on n’était guère pillé ni mis à contribution le long du chemin.
Des marchands sur le Fleuve Jaune Marco Polo (1254-1324), Le Devisement du monde ou Livre des Merveilles Récit de 1299, copié à Paris vers 1410-1412. Enluminure par Maître d’Egerton. Manuscrit sur parchemin, 299 feuillets, 42 x 29,8 cm BnF, département des Manuscrits, Français 2810, fol. 51 © Bibliothèque nationale de France
Le commerce avec l’Europe, toute proche, transitait par la France. Les arts de Calimala et de la laine avait implanté en France dans de nombreuses villes, des succursales sous forme d’hôtelleries « où les envoyés, des maisons de banque et de marchands se reposaient, trouvaient un gîte assuré, recevaient leur correspondance, mettaient leurs marchandises en dépôt. Les hôteliers (ostellieri) étaient sous la surveillance des consuls ou agents de l’art de la laine à l’étranger, ainsi que les deux courriers pour les arrhes et les paiements qui partaient chaque année de Florence, délégués par les consuls de la laine. Le premier assistait aux transactions et fixait les arrhes entre les parties contractantes ; le second intervenait dans l’exécution des contrats, dont les paiements étaient couverts par des lettres de change. »
Le trafic reliait Florence à Pise, par charrettes ou par barges sur l’Arno. De Pise, les bateaux convoyaient les marchandises à Aigues Mortes d’où elles remontaient, par le Rhône, vers Lyon et les villes du nord de la France et d’Allemagne.
Les laines d’Angleterre et d’Ecosse arrivaient directement par mer de Londres ou de Southampton, touchant à Lisbonne et traversaient le détroit de Gibraltar. Elles pouvaient également être envoyées par mer de Londres à Libourne, sur l’estuaire de la Garonne, puis, de Libourne à Aigues-Mortes par voie de terre.
« Les draps achetés dans les Flandres étaient envoyés aux hôtelleries, empaquetés par ballots, protégés par une double enveloppe de feutre et de toile. Les ballots contenaient de dix à douze pièces chacun, mesurées et scellées du sceau de la corporation de Calimala. Une pancarte indiquait le prix de l’étoffe, la longueur et la largeur des pièces, le nom du fabricant, le lieu de provenance. Des foires où on les avait achetés, on expédiait ces draps à Narbonne ou à Montpellier ; là on les consignait entre les mains des officiers de la draperie, magistrats élus au nombre de six entre les marchands les plus estimés. La marchandise gagnait ensuite Florence par Aigues-Mortes. »
L’art de la Banque
Il existait au Moyen-Age trois catégories de banquiers :
- Les changeurs ;
- Les cambistes ;
- Les Lombards ou prêteurs sur gages.
Le mot « banque » vient à l’origine du terme « banco » qui servait à désigner les bancs sur lesquels les changeurs faisaient leurs opérations. Quand les banquiers n’étaient plus en état de poursuivre leurs paiements, on rompait leur banc pour informer le public de l’état de cessation des paiements du banquier concerné, soit en italien « banco rotto » ou banc rompu, qui aurait donné en français le terme banqueroute.
L’une des principales fonctions de la banque est le change : dans un monde incertain et où la sécurité des transactions n’est pas assurée, les banquiers ont inventé une nouvelle forme de circulation monétaire : la lettre de change et le billet à ordre, billet par lequel le débiteur s’engage à payer une créance à une date déterminée.
Les lettres de change au XIVème siècle n’étaient pas escomptées, mais achetées et vendues à un prix qui était déterminé par le cours du change d’une monnaie à l’autre. Au début de leur activité, les changeurs du moyen-âge se chargeaient « d’échanger des pièces d’or pour de l’argent ou des espèces étrangères pour de la monnaie locale. En rémunération de ses services, le changeur recevait une commission qui était fort modique et qui s’appelait l’avantage de change, en italien vantaggio, d’où viendrait le terme français d’agios [v]. Cette activité de change strict s’appelait le « cambium minutum ».
Mais très rapidement les activités de change se complexifièrent. Les changeurs se mirent à accepter en dépôt l’argent des marchands et des particuliers. Lorsque le débiteur et le créancier avaient tous deux un compte chez le même changeur, le paiement s’effectuait, non en espèces, mais « en écritures de banque », c’est- à-dire par transfert du compte du débiteur à celui du créancier.
Dans les grands centres commerciaux, comme à Bruges, tous les grands changeurs de la place avaient leurs comptes, les uns chez les autres, ce qui facilitait les règlements par compensation d’écritures [vi] . Le virement date de cette époque.
Le changeur et sa femme Marinus van Reymerswaele (1541) Musée des Beaux-Arts, Valenciennes
Les changeurs, à l’exception des banquiers du Rialto à Venise, ne s’occupaient généralement pas du commerce des lettres de change. Les bureaux des changeurs étaient avant tout des banques locales de dépôt et de virement.
Le commerce des Lettres de change était par contre le monopole des cambistes ou des marchands banquiers comme les grandes compagnies des Peruzzi ou des Médicis. Le contrat de change était au moyen âge une opération par laquelle un banquier appelé donneur, avançait une somme d’argent à un marchand, appelé preneur, et recevait en contrepartie un instrument payable à terme, en un autre lieu et une autre monnaie. Cet instrument qui s’appelait une lettre de change comportait automatiquement un crédit (généralement deux à trois mois) et un change. Comme le crédit ne pouvait pas être rémunéré, le seul bénéfice de l’opération était lié à l’avantage de change, généralement inscrit dans la lettre de change.
On comprend bien que ce type de document était généré par les opérations de négoce international et il permettait à un banquier comme les Médicis, installé à Londres, de payer, par un jeu d’écritures, un exportateur basé à Florence en esterlins anglais sur lesquels le banquier réalisait son avantage de change.
Une troisième catégorie de banquiers, les Lombards, faisaient du prêt sur gages à des petites gens. Le prêt à intérêt fut le seul à être autorisé par l’Eglise pour les seuls prêts sur gages, lors du concile de Latran en 1514.
L’activité de change se faisait alors en pleine rue : Le banquier était assis sur un banc (banco) devant une petite table (tavolino), sur laquelle était étendu un tapis vert, et avait devant lui un sac d’écus et un livre de compte. Le florin d’or de Florence, de 24 carats d’or, frappé en 1252 en souvenir de la bataille de Monteaperti, où le parti guelfe chassa le parti gibelin, était pris comme étalon.
Pour essayer les monnaies, le changeur utilisait une pierre de touche en frottant légèrement la pièce sur la pierre (de jaspe noir) : puis on attaquait les traces avec de l’acide. En comparant l’attaque de l’acide sur les traces avec de l’or d’autres titrages, on pouvait définir le titrage des pièces à changer.
Chacune des demeures des principaux marchands, avait à proximité une galerie couverte, appelée loge, une bourse dans laquelle se traitaient les affaires. Les loges des Albizzi, des Adimari, des Maggi, des Rucellai, des Peruzzi, des Mozzi, des Bardi, furent les plus célèbres.
Les Peruzzi étaient, avec les Bardi, les Acciajoli, les Bonaccorsi, les Scali et quelques autres, les principaux marchands et banquiers de Florence au début du quatorzième siècle.
A cette époque, vers 1330, on comptait à Florence vingt-quatre maisons de Banque-Changeurs. On battait chaque année à Florence entre 350 000 et 400 000 Florins d’or. On battait également vingt mille livres de petite monnaie.
La vie publique à Florence au XIVème siècle
A Florence à partir de 1282, le Priorat des arts instauré par la commune par la pression des Corporations permit aux Arts de prendre place parmi les huit prieurs de la Seigneurie. Il convient de rappeler qu’à Florence, l’exécutif ou la Seigneurie faisait l’objet d’un renouvellement tous les deux mois, par l’élection d’un Gonfalonier de justice et de huit prieurs.
Dès lors, « l’inscription à une corporation devient la condition indispensable pour exercer des droits politiques »[vii] . Cette alliance d’intérêts entre le peuple et les Corporations « brise l’hégémonie de l’aristocratie militaire et permet l’ascension politique des marchands-entrepreneurs qui devient la classe sociale émergente » des « mezzani ». A partir de cette époque les mariages se multiplient entre l’ancienne aristocratie guerrière et la classe bourgeoise montante.
Pour s’inscrire à une corporation, les candidats avaient le choix entre les sept arts majeurs (Calimala, Laine, Soie, Change, fourrures et Peaux, Notaires, Pharmaciens et Médecins) et les quatorze arts mineurs (artisanats,divers : chaussetiers, forgerons, bouchers, armuriers, etc…).

Blason de l’Arte della Lana en terracotta émaillée par Andrea della Robbia au Museo dell’Opera del Duomo
On ne pouvait occuper aucune fonction publique d’après l’article déjà cité, si l’on n’était inscrit dans un corps de métier. Dante, qui fut prieur de la république et ambassadeur à Rome, s’était fait, dit-on, inscrire dans l’ordre des pharmaciens, appartenant au groupe supérieur. Un noble, un gibelin, admis dans un corps de métier, perdait par là sa noblesse et devait changer de blason ; souvent même il modifiait son nom patronymique ; ainsi le voulait le peuple. Les Tornabuoni s’étaient d’abord appelés Tornaquinci ; les Bardi, d’abord nobles et partant gibelins, grands feudataires de la campagne florentine, s’étaient faits guelfes en entrant dans le corps des marchands. Comme on le pense, il y eut plus d’un récalcitrant, plus d’un noble qui s’obstinait à rester gibelin. Quelquefois aussi les deux partis essayèrent de se donner la main, de faire solennellement la paix, de prendre part ensemble aux affaires.
Nulle part ailleurs qu’à Florence on ne vit ainsi des membres de l’aristocratie s’organiser pour ne plus l’être et renoncer volontairement aux attributs hérités de leurs ancêtres !
La grande crise des années 1339 – 1348
En 1339 et en 1345, deux banques très importantes, celles des Peruzzi et des Bardi, firent faillite provoquant des faillites en chaîne de très nombreuses familles florentines.
Ces banquiers commerçants recevaient d’importants dépôts de leur clientèle qui avait une totale confiance en leur banquier. L’habitude avait été prise par ces banques de prêter de l’argent aux princes, en contrepartie du monopole du trafic à l’exportation qui donnait à ces banques un poids économique considérable dans les échanges.
Ces deux banques avaient prêté beaucoup d’argent au roi d’Angleterre pour la somme astronomique de 1,700 millions de Florins soit l’équivalent de toute la production Florentine d’exportation pour un an. Cet argent avait servi à Edouard III d’Angleterre pour financer ses expéditions contre la France sans résultats concrets (ni pillages ni rançons) de sorte qu’en 1345, l’Angleterre se trouva en défaut de paiements.
« La banque Bardi était à l’époque la compagnie commerçante la plus importante de Florence. Le noyau était formé par un groupe familial qui donnait son nom à l’affaire, mais des associés étrangers étaient admis. Les parts de tous ces associés formaient le capital social – déjà important – qui ensuite était gonflé de tous les dépôts qu’on leur remettait pour les faire fructifier. Les dépôts pouvaient décupler le capital social (intérêt en général de 8%). Ces compagnies avaient à leur service tout un monde d’employés et de représentants à l’étranger en tout 100 à 120 personnes pour les Bardi, dispersés entre les 25 succursales qu’ils possédaient en Italie, dans le Levant et au-delà des Alpes. Elles avaient une activité indifférenciée unissant à la fois l’industrie textile à Florence, le commerce de toutes sortes de marchandises et la banque sous toutes ses formes. [viii]»
En 1339, le roi d’Angleterre Edouard III décréta qu’il suspendait unilatéralement et définitivement les remboursements aux compagnies bancaires florentines auxquelles il devait 1,3 million de Florins d’or. Quant au roi de Sicile (dynastie angevine sur Naples) il fit de même pour 200 000 Florins, partagés pour moitié par la banque Bardi et la banque Peruzzi.
Le passif de la banque Bardi seule, s’éleva à 550 000 Florins d’or que la banque remboursa, suite à des actions devant la justice, à concurrence de 46% provoquant ainsi une perte de près de 300 000 Florins chez les déposants et la totalité de leurs biens pour les Bardi.
Il est à noter que moins de 18 mois après ces deux faillites retentissantes, le roi d’Angleterre remportait sa brillante victoire de Crécy sur les français. Bien que financièrement regonflé par les très nombreuses rançons, il ne parla pas d’honorer ses dettes aux deux banques florentines…….
Cette théorie de la responsabilité de l’Angleterre et de la Sicile dans le krach bancaire des années 1340, exposée par Vilani, un contemporain, est aujourd’hui complètement remise en question (voir l’article sur la grande crise financière de 1340 [ix]).
Cet article cite quelques référends de l’époque permettant de prendre conscience de l’importance des sommes en question. « Le chiffre d’affaires des Bardi était en 1318, de 875 000 florins par an. Pour avoir un point de comparaison, sachons que le pape Clément VI acheta en 1348 la ville d’Avignon pour 80 000 florins, tandis qu’en 1349, le roi de France payait pour Montpellier 133 000 florins. La France, le pays le plus riche d’Europe ne peut pas payer la rançon du roi Jean II Le Bon et ne réussit à lever en 1360 que 450 000 florins… ».
Cet article souligne tout d’abord la détérioration des finances publiques de Florence dont la dette passa de 50 000 Florins en 1300 à 450 000 en 1338 après la guerre contre les Scaligeri et à 600 000 après la guerre contre Lucques. En 1345, l’Etat florentin constata qu’il ne pouvait plus rembourser ses créanciers selon l’échéancier prévu : il décida de consolider sa dette au taux de 5% (maximum toléré par l’Eglise) mais il autorisa en contrepartie que les titres de créances sur l’Etat, jusqu’alors intransférables, deviendraient négociables. Or les principaux créanciers de l’Etat florentin étaient les grandes compagnies commerciales et bancaires qui auraient pu résister si elles n’avaient pas subi tour à tour plusieurs crises successives.
Par ailleurs, les banques florentines avaient structurellement un excédent de dépôts liquides alimentée par de gros dépôts de particuliers ou de commerçants de Naples et de Sicile. Une rumeur, en 1341, sur un possible renversement des alliances de Florence (le retournement de la politique étrangère de Florence survint en 1342), provoqua une panique chez les déposants de Naples et Sicile qui vinrent en masse retirer leurs dépôts. Les compagnies bancaires les moins solides firent banqueroute les premières, entraînant à leur suite d’autres banques, par le jeu des dépôts croisés interbancaires et des participations financières de chaque compagnie dans toutes les autres. « Un grand nombre de banques importantes suivirent la marche vers l’abîme: ainsi se succédèrent, au cours de l’année 1343, dans l’ordre chronologique, la faillite des d’ell Antella, des Cocchi, des Perondoli, des Bonacarsi, des Corsini, des Da Uzzano et des Castellani« [ix] .
En 1343, la place financière de Florence est la première du monde et les banques florentines sont très fortement intégrées les unes aux autres mais très peu avec des banques extérieures. Le krach de 1340 n’aura donc que très peu de répercussions à l’extérieur de Florence.
D’après Edwin Hunt dans son livre sur la faillite de la banque Peruzzi, les Bardi et les Peruzzi pouvaient très bien supporter les retards de paiement anglais. qui étaient chose assez courante et prévisible car les banquiers avaient un système coordonné d’information sur la situation économique de leur principaux débiteurs, très performant.
D’après Hunt, une partie du problème viendrait de la détérioration du commerce, base des échanges économiques de la banque. L’article note que la laine anglaise rapportait de moins en moins à partir des années 1320-1330, d’où une baisse drastique des bénéfices dans les livres de la banque Peruzzi. Sur cette crise commerciale se serait greffée une crise financière liée à la baisse des cours de l’or, sur le cours de laquelle étaient indexés les prêts et qui constituait l’étalon de toutes les valeurs financières: sa baisse impliquait une baisse généralisée des profits.
D’autres auteurs soulignent la baisse de la valeur argent du Florin-or: Florence faisait des avances en or aux souverains étrangers tandis que de l’argent entrait localement: l’immobilisation des créances en or et la baisse de valeur de l’or par rapport à l’argent, obligèrent Florence à émettre de la monnaie dévaluée à partir de 1340, agravant ainsi la crise financière d’une crise plus structurelle, de confiance dans la monnaie de Florence.
La juxtaposition de toutes ces crises avec un élément déclencheur, le retrait des dépôts des Siciliens et Napolitains, provoqua le krach bancaire de 1340 qui fut un séisme pour Florence, mais pour Florence seule, la superpuissance financière du Moyen-Age.
La faillite des Bardi et des Peruzzi entraîna bien vite celle des Acciajoli, des Bonaccorsi, des Cocchi, des Antellesi, des Corsini, des da Uzzano, et d’autres maisons de moindre renom. Ce fut pour la commune de Florence la plus grande ruine, le plus grand désastre qu’elle eût jamais éprouvé.
Deux ans plus tard, Florence fut confrontée à une crise bien plus grave encore : la grande peste noire toucha la ville en 1348. Florence perdit les deux tiers de sa population soit environ 60 000 morts qu’elle parvint à reconstituer partiellement avec l’exode rural des campagnes alentour.
En 1349, Florence se retrouvait avec 50 000 personnes environ, les ateliers dévastés, le commerce arrêté, les compagnies bancaires ruinées par le séisme des faillites bancaires Bardi et Peruzzi.
Le redressement économique de la fin du Quatorzième siècle
Mais le dynamisme économique de cette cité industrielle et commerçante était tel qu’elle parvint en à peine cinquante ans à revenir au plus haut niveau de richesse européen au début du XVème siècle, juste derrière Venise, la ville la plus riche d’Europe.
L’Art de la Laine choisit des options maximisant la valeur ajoutée en reconstituant les effectifs sur la base de la production de la meilleure qualité. En nombre d’ateliers et en nombre d’employés, l’Art de la Laine ne parvint jamais à retrouver son niveau d’avant 1339. Cependant, en valeur, les profits augmentèrent.
La Seigneurie mit à fond l’accent sur l’industrie de la soie, produite localement intégralement et qui fut encouragée par des mesures fiscales. Enfin, Florence encouragea les productions nouvelles comme le velours, à très forte valeur ajoutée.
La Banque fut également encouragée et, au début des années 1400, le nombre de banques était passé de 24 un siècle plus tôt, à 80. La faillite du système bancaire constitua même l’opportunité pour de petites banques, d’émerger en rachetant à bas prix des actifs de valeur: de cette époque datent l’émergence de petites banques comme celle des Alberti ou des Médicis (à ne pas confondre avec la banque Médicis fondée par Giovanni di Bicci).
Le redressement économique permit l’apparition de nouvelles banques, celles des Alberti, des Ricci, des Albizzi, des Strozzi, des Pazzi, des Medicis qui atteindront une grande puissance au siècle suivant.[x]
___________________________________
[i] Les Anciens Banquiers florentins, souvenirs d’un voyage à Florence L Simonin Revue des deux Mondes 1873
[ii] Histoire de la république de Florence Hortense Allart Paris Delloye 1843
[iii] Article L’histoire du Velours
[iv] Les Anciens Banquiers florentins, souvenirs d’un voyage à Florence L Simonin Revue des deux Mondes 1873 Article déjà cité
[v] Article de la revue PERSEE « Le contrat de change depuis la fin du treizième siècle jusqu’au début du dix-septième » Raymond de Roover Revue Belge de philologie et d’histoire Vol 25 pages 111 à 128. Le mot avantage en Italie est « vantaggio » d’où dérive, avec un sens différent, le mot agio.
[vi] Le Le contrat de change depuis la fin du treizième siècle jusqu’au début du dix-septième Persée
[vii] Les villes d’Italie du milieu du XIIe au milieu du XIVe siècle: économies .. Par Franco Franceschi,Ilaria Taddei. Lien
[viii] Faillite des banques Bardi et Peruzzi
[ix] Les crises bancaires en Italie au moyen-âge. Voir notamment le livre de Edwin Hunt (1994) « The medieval super companies : a study of the Peruzzi Company of Florence » Cambridge University Press.
[x] Cet article a été rédigé, outre les articles déjà cités, par deux ouvrages sur l’histoire de Florence Histoire de la république de Florence » Hortense Allart Paris Delloye 1843 et « Florence et ses vicissitudes 1215-1790 » par M.Delécluze Paris 1887.
[…] Pour en savoir plus sur la richesse de Florence, voir l’article sur ce Blog: Aux sources de la richesse de Florence […]